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Classiques Garnier

[Introduction de la quatrième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Témoignage et prophétie. Le rêve de la femme de Pilate
  • Pages : 159 à 160
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 96
  • Série : Classique/Moderne, n° 9
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406101154
  • ISBN : 978-2-406-10115-4
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10115-4.p.0159
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/02/2021
  • Langue : Français
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La femme de Ponce Pilate est donc devenue un personnage à part entière. Sa discrète présence sest habitée. On la reconnaît dans des tableaux ; elle tient des rôles au théâtre et au cinéma. Ce que raconte le verset de Matthieu a fait signe : il a dessiné en quelques mots un monde où souvrent des possibles, et limaginaire sen est emparé. Dans les arts et dans la littérature, la femme de Pilate est toujours caractérisée par sa retenue : témoin à la vaine parole, elle est celle qui sait mais qui reste à la périphérie de la grande histoire. En exprimant son intime souffrance, elle sest mesurée au pouvoir et à la foule, à lopposé du monde doù elle surgit. Alors quelle simpose toujours davantage dans les représentations, comment cette intériorité est-elle mise en scène ?

Au début de son Évangile, Luc évoque lautorité des témoins oculaires (Lc 1, 2). Ceslas Spicq explique que

Dans Lc. I, 2, lautoptès, distinct du simple informateur qui sintercale entre lémetteur dun message et son destinataire, est le témoin qualifié qui sengage en affirmant et ce quil a vu et sa conviction, rendant ainsi la certitude possible. Il se porte garant de la vérité de lÉvangile. On doit donc comprendre ce terme au sens technique comme élément majeur de la documentation ou de linformation concernant les faits que lhistorien se propose de décrire. Le témoin oculaire, qui a assisté aux événements, donne une relation conforme à la réalité. Depuis Hérodote, les historiens grecs distinguaient dans leurs sources dinformation ce quils avaient entendu dire et ce quils avaient vu personnellement. (Spicq, 1991, p. 243)

Ce que la femme de Pilate a vu en rêve en fait lun de ces témoins engagés : elle est garante de la vérité de lÉvangile car elle, qui est païenne et peut-être sympathisante du judaïsme, annonce quelque chose de lordre de la souffrance à propos de Jésus. Elle fait donc partie des témoins bibliques, dautant plus quelle se montre à la hauteur de lautoptès lucanien, témoignant en faveur du Fils de Dieu, témoin par excellence, « véridique et fidèle » (Jér 42, 5 ; Sg 1, 6 ; Ps 19, 8…) Parmi les témoins bibliques, il y a donc ceux qui vont devenir « serviteurs de la Parole », dès lÉvangile – cest le témoignage apostolique (Feuillet, 1973, p. 241-259) –, mais aussi des personnages en marge, dont la parole sera restée confidentielle. La femme de Pilate rejoint un 160autre personnage testimonial, Cassandre. Ne se dessine-t-il pas là une poétique de la voix féminine qui peine à se faire entendre ? Véronique Léonard-Roques et Philippe Mesnard attirent lattention sur ces autres voix des récits mythiques :

Dune part, il existe une autre voix que celle des vainqueurs qui, dans le contexte du récit mythique de la guerre de Troie, sest fait entendre avant même que la gloire ne les consacrât ; cette voix marque ainsi son appartenance à une temporalité différente que celle des épisodes guerriers qui senchaînent, elle les anticipe, les prédit, voire les prend à rebours, ce qui, brouillant codes et normes, la rend inaudible à ceux à qui, néanmoins, elle sadresse. Dautre part, cette autre voix est appelée à migrer, errer, se perdre pour revenir, ressassant pour léternité lépreuve subie, contrairement à lhistoire des héros ou des monstres dont la mort et les récits qui la portent sont promis à des destins historiques linéaires, mais rigides. (Léonard-Roques et Mesnard, 2015, p. 11)

De même, la voix de la femme de Pilate est inaudible à son époux. Chacun vit sa propre temporalité : Pilate, pragmatique, ancré dans le présent, efficace ; son épouse, onirique, visionnaire, vaine. Elle, sort du texte immédiatement, ayant voulu écrire une autre histoire ; lui, poursuit son rôle. Marginalisés tous deux par lexil, leur histoire sera racontée dans des textes qui ne font pas partie du canon : des histoires variables, incertaines.

Mais Cassandre et la femme de Pilate sont plus que des témoins, comme ceux qui, plus que davoir « seulement vu [], se sont trouvés [] emportés dans la tourmente dévénements extrêmes dont ils ont fait lexpérience sans en tirer aucune gloire » (ibid., p. 12) :

Depuis son émergence dans la Grèce antique, Cassandre visionnaire du désastre incarne dans son corps même leffondrement et la défaite. Elle opère en figure testimoniale en sauto-désignant comme sujet attestant de la catastrophe à laquelle elle a assisté, cest-à-dire comme témoin en quête dun destinataire recevant et acceptant son témoignage. [] Dans la typologie des figures de la violence extrême, Cassandre, figure de la vaincue, voire du dernier témoin, se trouve donc à occuper un positionnement énonciatif emblématique de la position du « mineur » (selon la terminologie de Gilles Deleuze) qui lui permettrait de porter la parole de ceux qui, précisément, sont privés des moyens de la reconnaissance, voués à la servitude ou à la mort. (ibid., p. 12-13)

Comment nous la révèlent ses portraits ? Sa féminité simpose de plus en plus à limaginaire, et la révèle comme figure spirituelle : celle de la grâce ?