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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Nous sommes entrés dans un monde que les amateurs dacronymes qualifient de VICA (volatile, incertain, complexe et ambigu). Ces qualificatifs, initialement conçus par les analystes de larmée américaine, il y a une trentaine dannées, pour caractériser la situation géo-stratégique de lépoque, paraissent encore plus pertinents actuellement. Cela vaut a fortiori pour la sphère économique qui prend une part croissante dans la vie des sociétés contemporaines, et, plus particulièrement de la finance qui, au lieu dêtre une composante économique parmi dautres, est devenue la référence de léconomie et, au-delà, de la société globale. On parle ainsi de « financiarisation de léconomie », voire de « financiarisation de la société », dépendance au carré qui a pu être qualifiée de « double encastrement1 ».

Depuis une douzaine dannées – pour lessentiel pour faire face à la crise financière mondiale de 2008 – les banques centrales du Japon, puis des USA et de lUE, ont mis en œuvre des politiques financières « accommodantes » dites non conventionnelles, se traduisant par une baisse durable des taux directeurs et un rachat quasi sans limites des créances bancaires (quantitative easing).

La plupart des grandes firmes cotées ont largement bénéficié de ces politiques monétaires accommodantes leur assurant des financements (crédits bancaires ou obligations) quasiment sans restriction et à un coût très faible, diminuant leur coût moyen du capital et modifiant leurs structures de financement. Pour autant, les investissements productifs effectués ces dernières années par les grandes firmes concernées nont pas été exceptionnels, se situant dans la fourchette moyenne des années précédentes. De ce fait, maints entreprises et groupes disposent dune trésorerie pléthorique en attente dinvestissements. En revanche, on observe une montée significative des rachats dactions de sociétés cotées par elles-mêmes, surtout 16aux États-Unis où ce type dopération est moins contrôlé quautrefois ; ce qui se traduit par un soutien des cours boursiers et une accentuation de leffet de levier, voire à un double effet de levier lorsque ces rachats dactions ont été financés par le recours à un endettement supplémentaire.

Les facilités de financement, sajoutant aux largesses fiscales dispensées notamment par lactuelle administration américaine, ont permis dexcellents résultats nets, boostant dautant les cours en bourse.

Ces différents éléments se conjuguent et peuvent aboutir à des profils de sociétés cotées, avec de bonnes performances comptables et boursières, et des bilans atypiques comprenant à la fois une trésorerie surabondante à lactif et un endettement considérable au passif.

Cette situation, dont maintes firmes dans le monde se contenteraient, parait préoccupante quant à sa signification profonde, sa qualité intrinsèque et sa pérennité. Les performances comptables et a fortiori boursières ne sont plus directement liées au modèle économique suivi mais aux opérations financières effectuées (recours à la dette, rachats dactions…) ; rien nassure que ces effets favorables se retrouveront à lavenir sauf à en favoriser la reconduction via les politiques monétaires (pour le coût de la dette) ou via des interventions directes sur le marché du titre (pour les rachats dactions).

Lœuvre de Jacques Ninet se situe dans le débat ouvert sur la signification de ces politiques monétaires accommodantes, sur leur portée réelle et leur pérennité. Le présent ouvrage, proposé par les Éditions Classiques Garnier en format de poche, reprend le texte de lessai publié en 2017 par lauteur en format standard chez le même éditeur (dans la collection « Bibliothèque de léconomiste »). Cet essai était lui-même fondé sur les observations, analyses et commentaires produits par Jacques Ninet, depuis de nombreuses années, pour les différents fonds dinvestissements et autres organismes financiers dans lesquels lintéressé a exercé des responsabilités. En effet, lauteur de ce livre nest pas un « académique » de profession, même si ses activités réitérées dans le « petit monde » de lAlma Mater pourrait en remontrer à maints collègues universitaires2. Mais, cest justement son expérience professionnelle éprouvée qui, à nos yeux, constitue une qualité majeure de son essai et nous incite à prendre au sérieux les analyses présentées et les interrogations exprimées.

Que nous dit en effet lauteur dans son introduction ?

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Le trou noir que jévoque est le trou déflationniste, matérialisé par les taux dintérêt négatifs, dans lequel léconomie occidentale a plongé et dont elle ne peut plus ressortir, ce qui met directement les Banques centrales en grand danger. (p. 13)

Et comment conclut-il son essai ?

Last but not least, les projets de dérégulation affichés par Donald Trump pourraient parachever la reconquête par la sphère financière dune liberté qui naura été finalement que fort peu bridée après la crise de 2008. Mais dans un monde qui parait inexorablement plus dangereux, toute cette assurance reconquise pourrait savérer un redoutable trompe-lœil et précipiter la rechute dans le trou noir. (p. 241)

Cétait écrit en mars 2017. Aujourdhui, au-delà de maints évènements ponctuels, lessentiel de largumentaire développé par Jacques Ninet na pas pris une ride. Cela justifie la décision de léditeur den favoriser la diffusion pour cette nouvelle édition en livre de poche et cela incite les lecteurs à en prendre connaissance et à participer, tant comme acteurs éventuels que comme citoyens, à ce débat majeur pour nos économies et nos sociétés.

1 « La sphère financière a idéologiquement conquis le pouvoir de sautoréférencer en encastrant léconomique qui avait lui-même encastré le sociétal » Fimbel E. ; Karyotis C. (2012), se référant à Polanyi K. (1944) et Granovetter M. (1985).

2 Le signataire de ces lignes peut personnellement en témoigner, ayant noué avec Jacques Ninet une coopération scientifique et personnelle de grande qualité.