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Classiques Garnier

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Avertissement

Depuis le début des années 1990, jai de manière quasi continue livré par écrit des commentaires sur lévolution des marchés financiers et ses racines macro-économiques. Initialement à orientation très professionnelle (au sein de sociétés dAsset management telles que Fimagest –« En direct des marchés »), ces commentaires ont peu à peu pris une tournure plus fondamentale en bénéficiant de mon immersion dans la recherche académique. La distanciation croissante avec les contraintes commerciales des « lettres de marché » diffusées par les professionnels de la finance à destination de leur clientèle, au profit de lélaboration dune vision personnelle non conformiste, sest déroulée en trois temps. Dabord dans le cadre du bureau détude Technical Future, en partenariat avec Gonzague del Sarte (Commentaires du jour, 1998-2002), puis pour le compte de Sarasin France (Fil Conducteur mensuel : 2004 à 2009) et enfin en tant que directeur de la recherche puis conseiller de La Française (Flashes et Cahiers de la recherche : 2009-2017). Je dois souligner que jai bénéficié pendant toutes ces années, de la part des entreprises financières qui memployaient, dune totale liberté de pensée et de plume.

Il ma paru naturel dans un premier temps dessayer de rassembler lessentiel de ces écrits, comme un témoignage au fil du temps de lanalyse sans complaisance des évènements économiques et financiers et des alertes quelles inspiraient. Une première compilation des textes publiés entre 1998 et 2002 a ainsi été réalisée. Intitulée « Carnets de déroute », en référence au krach de la nouvelle économie, elle a été présentée sans succès à quelques éditeurs, probablement peu convaincus de lutilité dune approche à la fois historique et critique de ce qui paraissait alors encore comme un simple accident de parcours. « Rien nest joué », telle était pourtant la conclusion de ce manuscrit, au plus bas de la crise des « technos », le 14 octobre 2002. Elle exprimait la conviction que cette crise et le rebond à venir nétaient que les épisodes dun vaste mouvement en 12cours. Il y aurait donc une suite à ce manuscrit, avec la détermination de tirer parti de cet échec littéraire pour en réussir, cette fois, la diffusion.

Cest donc cette suite qui voit le jour ici. Les évènements financiers quelle relate, dune gravité égale à celle des années 1929-1932, offrent avec lentrée des taux dintérêt en territoire négatif, lopportunité dune critique radicale du modèle daccumulation financière qui gouverne le monde depuis le début des années 1980. Phénomène strictement impensable il y a encore cinq ans et présenté dans le monde académique jusquà une période très récente comme irréalisable, labaissement des taux de rendement sous le zéro prend depuis 2012 la forme dune avancée irrésistible, à la manière dune glaciation. Seule réponse à la répétition des crises de marché et à la montée inexorable de lendettement, cette évolution consacre laberration du capitalisme financier, par la négativité de la rémunération de lépargne et donc du temps. Et ce nest pas le moindre paradoxe que la disparition de la récompense du temps coïncide en ce début de xxie siècle avec la montée de lincertitude radicale quant à lavenir de lhumanité.

Je ne pouvais que saisir cette occasion dopérer la synthèse des dizaines de textes écrits entre 2004 et 2016, pour montrer que, comme jen ai lintuition depuis longtemps, cest lhystérie financière elle-même qui in fine provoque son effondrement. Cette prophétie a été parfois très dure à tenir, car elle est de celles qui ne peuvent saccomplir que sur un temps très long, un temps pouvant comporter des périodes où tout semble sarranger. En lespèce, la réactivité de la finance, sa plasticité, sa résilience ont permis à ses thuriféraires de continuer à croire en ses vertus et aux économistes mainstream de persévérer dans leurs erreurs fondamentales.

Les économistes mainstream sont ceux qui croient à la rationalité universelle de lhomo économicus, à « la main invisible » du marché – la maximisation du profit de chacun conduit à loptimisation du bien-être général – et à ses capacités auto-régulatrices, à limmuabilité du cycle et à la théorie du ruissellement (lenrichissement des plus riches ruisselle vers les plus démunis). Symétriquement, ils ne croient pas au caractère systémique des crises, qui sexpliquent uniquement selon eux par des inconduites (les subprimes) ou des erreurs (la politique monétaire américaine en 1929, celle du Japon au début des années 1990) pas plus quà linstabilité financière. Mais aujourdhui, cest bien linstabilité financière chronique qui a conduit léconomie mondiale dans une impasse, un véritable trou noir, dont les taux négatifs sont le révélateur incontestable.

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Jai exercé une activité denseignement et de recherche pendant trente ans par passion, en complément dune vie professionnelle qui ma en général plutôt comblé. Il ny a donc, dans les critiques parfois virulentes que jadresse à la science économique et à son courant dominant, aucune sorte de revanche personnelle. Quant aux « économistes de marché », ils sont contraints par lambigüité de leur mission, qui est à la fois déclairer – les opérateurs – et de rassurer-les clients et prospects. Le « track record » de leurs pronostics est, pour la plupart dentre eux et pour cette raison, dune pauvreté sur laquelle il nest pas nécessaire de sattarder.

Le Trou noir

Le livre de Jacques Sapir (2005), « Les trous noirs de la science économique », fait partie de ceux qui mont permis de comprendre en quoi la théorie de léquilibre général (TEG) était erronée. Le terme trou noir correspondait chez lui, me semble-t-il, à lidée de lacune, en loccurrence à lincapacité dintroduire le temps et la monnaie dans cette théorie. Dans le présent ouvrage, je me réfère plutôt à la définition du trou noir en astrophysique. Un trou noir est un objet céleste si compact que lintensité de son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement – comme la lumière – de sen échapper. Le trou noir que jévoque est le trou déflationniste, matérialisé par les taux dintérêt négatifs, dans lequel léconomie occidentale a plongé et dont elle ne peut plus ressortir, ce qui met directement les Banques centrales en grand danger.

Effet Iatrogène

Le terme iatrogène qualifie une prescription thérapeutique censée améliorer létat général qui produit une détérioration de cet état. Ce terme médical paraît tout à fait approprié pour qualifier nombre dinnovations 14financières (comme les options complexes ou la titrisation) et plus encore les thérapies monétaristes appliquées aux économies occidentales depuis une vingtaine dannées.

Statistiques et graphiques

Beaucoup de statistiques et de graphiques présentés dans ce livre traitent des États-Unis. Il ny a aucun atlantisme caché derrière cela, seulement laubaine dune grande disponibilité de données sur longues périodes. Celles-ci ne sont de plus altérées par aucun élément de rupture structurelle, à linverse de lEurope où les rétropolations antérieures à leuro sont biaisées par les dévaluations qui ont jalonné lhistoire des monnaies européennes. En second lieu les États-Unis sont à la fois le pays-phare du capitalisme financier et celui où les inégalités sont les plus manifestes, donc celui où la démonstration sera la plus convaincante et en tous cas totalement affranchie des polémiques spécifiques à propos dun éventuel « mal français ». Sauf mention particulière les graphiques ont été composés sur Excel à partir des données sources mentionnées.

Jai essayé autant que possible déviter demployer le vocabulaire du « globish » financier mondial. Dans certains cas toutefois, labsence de traduction aisée où le caractère vraiment commun du mot issu du jargon mont conduit à le conserver. Ces mots et leur définition/traduction figurent dans le glossaire à la fin de louvrage.

Je remercie Jacques Léonard, Roland Pérez et Henri Zimnovitch, qui mont accueilli dans lUniversité et permis de confronter mon expérience professionnelle avec le savoir académique (et réciproquement) ainsi que quelques chroniqueurs exemplaires par leur rigueur et leur indestructible indépendance, parfois au détriment de leur carrière, tel Stephen Roach, ancien chief economist de Morgan Stanley.