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Classiques Garnier

Conclusion de la deuxième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Sur les francophonies et leurs littératures. Approches interculturelles
  • Pages : 151 à 153
  • Collection : Bibliothèques francophones, n° 13
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406150954
  • ISBN : 978-2-406-15095-4
  • ISSN : 2494-7563
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15095-4.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/10/2023
  • Langue : Français
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Conclusion
de la deuxième partie

Comment une littérature dominante fondée sur une langue dempire se constitue-t-elle ? Voilà la question qui se pose en filigrane depuis le début de notre étude. Sy ajoute une autre question portant sur les forces de résistance dune telle littérature pendant les périodes de crise, car dans lHistoire de France, les défaites capables de provoquer des évolutions peu propices à la culture rayonnant à partir de Versailles ou de Paris ne manquent pas. Encore de nos jours, les médias soulignent le danger émanant de laméricanisme anglophonisant et des étapes par lesquelles le français peut être réduit au statut dune langue sur la défensive. Lexemple du Québec et des autres francophonies du Canada en dit long.

Nous constatons demblée quune littérature peut fonctionner comme une arme avec laide du hasard et lengagement dune majorité réunie autour dun pouvoir. Cest à Norbert Elias que revient le mérite davoir compris et expliqué les mécanismes de la prise de pouvoir par un ensemble dindividus à lintérieur dune société humaine cherchant à se démarquer dun univers extérieur considéré comme différent sinon hostile. Son analyse sociologique du processus de civilisation fait de la France un cas particulier caractérisé par une centralisation au sein dunités sociales dispersées, concentration dabord limitée à une multitude de petites unités seigneuriales, par la suite entraînée vers un grand mouvement de convergence aux conséquences relativement durables.

La conception proposée par Norbert Elias se complique, semble-t-il, par la présence dun aspect « anamorphique » dans la biographie du savant1. La tête de mort menaçant lunivers opulent des ambassadeurs, dans le tableau de Holbein, rayonne dune intensité métaphorique qui 152fonctionne apparemment aussi dans le cas du jeune Elias, auquel la guerre et les nazis ont imposé, selon notre hypothèse de travail, le changement de position voulu par le fameux tableau. Lémigré a essayé de vaincre le crâne-monstre en étudiant de près cet essor de la civilisation dont lHistoire de France présente un modèle inégalable quant à son ampleur et lévidence de ses structurations. Peu à peu, pourtant, lhistorien génial a dû être assailli par des doutes quant à la faculté de ses conceptions à limiter ou abolir les guerres. À cet égard, les conclusions de son discours de 1985 sur la condition humaine paraissent plutôt refléter un désarroi (Cf. Elias, 1985).

Les exemples choisis dans lhistoire de la littérature française pour illustrer le processus de civilisation analysé par Elias signalent tout dabord la manière dont le centre sapplique à intégrer les altérités surgissant dans sa sphère dinfluence. La figure du héros gascon, dAlexandre Dumas à Edmond Rostand, en passant par le Tartarin de Daudet, suit les péripéties dun processus visant à lassimilation culturelle qui se prolongera dans le contexte dune colonisation pourvoyant la littérature française dune imagerie de pays exotiques.

Dans les analyses suivantes, nous avons confronté la culture de lhonnête homme du xviiie siècle, telle quelle se manifeste dans le comportement dun baron cultivé, avec la protestation discrètement anticonformiste de Jean-Jacques Rousseau et la position dun paysan occitanophone totalement incompatible avec « la civilisation ». Ainsi, nous découvrons toute la complexité de lépoque des Lumières où la marche triomphale du système culturel prédominant se poursuit impitoyablement, tout en rencontrant parfois les résistances dun peuple.

Victor Hugo représente le point culminant du processus de civilisation au siècle du romantisme prométhéen. Limpact de ses œuvres monumentales est dautant plus fort quil se fonde sur la fascination de la nature sauvage et des monstres dangereux quil sagit de mettre hors détat de nuire. En fin de compte, même les protestations sataniques des « petits romantiques », de Pétrus Borel à Lautréamont, servent la gloire de la série des génies de lhumanité dont le poète-mage croit posséder le secret.

Viendra le temps où, au cours du xxe siècle, lassaut des forces incommensurables bravant lidéal de la maîtrise par la raison et lordre se fera plus puissant, peut-être irrésistible. Ce sera alors le moment où Michel 153Houellebecq fera le tour des modalités visant à transformer ou, à la limite, à abolir la civilisation telle quon croit la connaître aujourdhui. Selon le romancier, les sciences, en premier lieu naturelles, lui fournissent les instruments rendant possibles les bouleversements planétaires rêvés. Cependant, on peut toujours compter sur la souveraineté dun narrateur qui tire les ficelles de la petite existence quotidienne et des troubles émotionnels de petits protagonistes sachant vivre et mourir selon les principes de lhonnêteté traditionnelle.

1 Lauteur de ces lignes ne sait pas si Norbert Elias a connu le tableau dHolbein, si ce tableau la inspiré. Il a voulu créer un instrument de compréhension en mettant son espoir dans lutilité de cette construction, un peu comme des gens ont créé le terme de métaphore en espérant lutiliser pour éclairer certains aspects du réel.