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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Stylus : la parole dans ses formes. Mélanges en l’honneur du professeur Jacqueline Dangel
  • Auteurs : Baratin (Marc), Lévy (Carlos), Utard (Régine), Videau (Anne)
  • Pages : 9 à 24
  • Collection : Rencontres, n° 11
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782812443633
  • ISBN : 978-2-8124-4363-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4363-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/02/2011
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Les travaux qui constituent ce volume sont l’hommage offert à Jacqueline Dangel par ses disciples, ses collègues, ses amis, pour la remercier d’avoir, par ses articles, ses livres, son enseignement, par l’organisation de multiples colloques et d’innombrables directions de recherche, marqué tant sur le plan international que national les études sur l’histoire littéraire de Rome, dont elle a exploré avec autant de rigueur que d’originalité les facettes les plus diverses.

L’extrême diversité de ces études rendait difficile une présentation synthétique. Nous avons choisi de distinguer un certain nombre de catégories, conscients néanmoins du caractère quelque peu artificiel de ce découpage, qui, de surcroît, semble aller à l’encontre de l’effort de Jacqueline Dangel pour faire dialoguer les multiples approches permettant de comprendre ce que les Romains ont pensé et écrit de ce que nous appelons le style.

Nous avons néanmoins estimé que ce découpage permettrait de donner au recueil une architecture claire : loin d’occulter le foisonnement des thèmes et des idées qui s’y entrelacent, cette construction ne pourra dans notre esprit que mettre en valeur la volonté de dépassement des cadres préexistants – l’une des principales leçons que Jacqueline Dangel nous transmet.

Puisse-t-elle considérer que ces Mélanges sont avant tout le témoignage de notre amitié, de notre affection et de notre admiration.

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Grammaire

De même que, dans le cortège des disciplines qui organisent le savoir antique, la grammaire se présente en premier, à l’origine et comme au principe de toutes les autres, ce recueil ne pouvait s’ouvrir que sur cet auxiliaire indispensable du concept de style, et d’abord sur l’histoire de cette discipline, sur la façon dont les Anciens l’ont inventée, pensée, imaginée, vécue, avec une évocation des figures du dernier et du plus célèbre grammairien de l’Antiquité, Priscien : alors que chez ses prédécesseurs la figure est usuellement une faute « excusable », ou « admise », en raison notamment de la notoriété des auteurs chez qui on la trouve, Marc Baratin montre que Priscien renouvelle cette conception en s’inspirant des textes théoriques rhétoriques, pour mettre au point une liste de figures qui sera la base des « figures de construction » de la grammaire médiévale et humaniste, à partir desquelles se sont constituées les règles les plus fondamentales de la grammaire classique.

Poursuivant dans ce domaine des grammairiens, et s’attachant à l’un des auteurs phares de l’enseignement de Jacqueline Dangel, Guillaume Bonnet montre la diversité et la complexité des regards portés sur Accius dans les textes grammaticaux : enseignant la norme du sermo Latinus qu’attestent les auctoritates, les grammairiens artigraphes font le départ entre variantes paradigmatiques, instructives et formatrices, et variantes lexématiques ou sémantiques, qui n’ont qu’un intérêt lexicographique ; cette place d’auctor occupée par Accius révèle que les grammairiens se sont intéressés à cet auteur en raison de l’éclat littéraire dont il a brillé au temps de Cicéron.

Cette richesse qu’offrent les citations des grammairiens conduit Bruno Bureau à interroger les références à Virgile dans le commentaire de l’Eunuque de Térence attribué à Donat ; ainsi peut-il montrer que le choix et l’agencement de ces citations construisent un véritable dialogue littéraire, en intertextualité, entre les deux univers de la « Nouvelle Comédie » et de l’épopée, dialogue qui permet au grammairien de faire ressortir par cette mise en perspective la dimension éthique du texte térentien, porteur, sous le masque du rire, de valeurs comparables à celles que l’on trouve dans le genre le plus noble.

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Ainsi conduits vers les rives de la philologie, nous aborderons avec Carl Deroux le problème si complexe du poème 68 de Catulle, dont l’établissement même, la composition, les personnages, sont jusqu’à présent autant d’énigmes philologiques : une analyse détaillée du texte, et notamment d’un nam brachylogique dont la fonction stylistique s’avère décisive, permet de montrer le rôle central de la mort du frère de Catulle, événement nodal qui donne son sens à cette recusatio.

Philologue encore, Frédérique Biville s’intéresse au réalisme trivial du Satiricon, en s’interrogeant sur le sens de l’insulte Cassandra caligaria que Trimalcion jette à sa femme Fortunata au plus fort d’une altercation : cette assimilation d’une ancienne esclave à Cassandre, et les brodequins dont elle se trouve parée, permettent, au travers d’un portrait croisé de ces deux femmes que tout paraît opposer, de reconstituer les scènes vives et théâtrales qui forment l’imaginaire de Trimalcion, et le conduisent à cette formule aussi forte qu’incongrue.

Un autre champ lexical est exploré par Paul-Marius Martin, qui consacre son étude à l’insulte gladiator, à propos de laquelle il signale une évolution sémantique importante. Jusqu’à Verrès, celle-ci pouvait être considérée comme banale. Après trois ans de guerre servile, cela n’était plus possible. Cicéron, plus encore que ceux qui étaient nés à Rome, était conscient de l’horreur que représentèrent ces violences. Il choisit donc de donner à cette injure un caractère d’exceptionnelle gravité, la réservant à ceux qui menaçaient l’État dans ses fondements mêmes.

La sémantique est également représentée par Jean-François Thomas, qui parcourt les sens de fabula, « conversation », « pièce de théâtre », « récit mythologique », « légende », « mythe », pour déterminer pourquoi ce terme ne s’applique pas aux mythes latins et autres exempla ; le fabulaire latin comprend finalement deux niveaux : toute res ficta admise comme telle est une fabula, mais ce qui doit servir de modèle pour la conquête de la gloire dispose d’une vérité axiologique qui fait qu’il n’est plus question de l’interpréter comme res ficta, et partant comme relevant du domaine de la fabula.

Pour clore sur la grammaire proprement dite, Alessandro Garcea examine un « genre mineur » que les taxinomies des manuels de rhétorique tardifs n’évoquent pas, ces lettres dont le sujet porte sur un point de grammaire à éclaircir, une précision sur une tournure obscure, une question d’orthographe, un problème de phonétique, etc. : de ce

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genre qui s’est développé à la suite de la lettre à sujet littéraire, il dresse l’inventaire et classe celles des lettres qui nous restent, selon les points abordés, pour en synthétiser la fonction.

Déjà si près de la rhétorique, ce recueil doit faire toute sa place à un domaine auquel Jacqueline Dangel a donné un éclat particulier : la métrique. Nous commencerons par un point aussi technique que passionnant (pour prendre ces deux adjectifs que la métrique sait réunir !) : la césure. Application d’abord des doctrines esthétiques relatives au langage en général, la césure s’est introduite dans la métrique à partir de l’hexamètre : Jesús Luque Moreno en retrace l’historique chez les théoriciens du vers dans l’Antiquité, jusqu’à l’époque byzantine, et pose la question de son autonomie, de sa fonction et de son sens dans ces textes théoriques.

Soucieux de maintenir la métrique dans le cadre de l’étude du rythme, Antoine Foucher appréhende dans une perspective diachronique la poésie tragique de Sénèque et les subtilités de la versification dramatique qu’elle met en œuvre et qui sont absentes du vers saturnien, et par là du carmen, notamment prélittéraire. Versification tragique et carmen sont-ils pour autant inconciliables ? Au contraire, la fusion progressive du saturnien, à l’origine essentiellement verbal, dans le moule des mètres a permis à l’époque impériale la reproduction des données structurelles du carmen latin sous la forme de l’hiératisme du mètre trochaïque.

Rhétorique

La métrique nous entraîne vers ce « raffinement de l’architecture de la phrase et du choix des mots » que Giovanna Galimberti Biffino observe chez Fronton dans le concept d’elegantia, principe constructif de cet ensemble que constitue l’oratio, et dont elle détaille les diverses composantes. Nous sommes là au cœur de la rhétorique, dans la dimension qui fait de la stylistique contemporaine son héritière directe.

Mais la spécificité de la rhétorique antique n’est-elle pas son intime articulation à la philosophie ? Pierre Chiron apporte une nouvelle preuve de l’importance de la rhétorique stoïcienne en en montrant les

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échos dans le traité Du style du Ps.-Démétrios de Phalère. Sans doute ne s’agit-il parfois que d’une empreinte superficielle, simple effet de la culture générale de l’auteur, mais des emprunts réellement techniques apparaissent également, même s’ils sont éventuellement adaptés. Le Ps.-Démétrios de Phalère se révèle ainsi un témoin précieux de la place tenue par le Portique dans le syncrétisme qui marque l’époque hellénistique en matière d’esthétique.

Dans le domaine latin cette fois, la réévaluation récente d’un texte longtemps tenu pour le parent pauvre des œuvres rhétoriques cicéroniennes, les Partitiones oratoriae, appelle l’examen complémentaire de la relation entre rhétorique et philosophie qu’illustre ce texte. Carlos Lévy montre ainsi que les préceptes sur lesquels Cicéron fonde cette œuvre viennent du cœur même de l’Académie, au terme d’une mutation dont Philon de Larissa semble bien l’auteur. Le manuel de Cicéron se retrouve ainsi au centre de questions historiques et philosophiques qui ne sont pas encore toutes éclaircies.

Etendant son enquête à la réception des textes théoriques rhétoriques, et plus particulièrement des schémas argumentatifs dont ils présentent l’analyse, Lucia Calboli Montefusco prend l’exemple des Rhetoricorum Libri V de George de Trébizonde pour montrer la subtile originalité avec laquelle les sources antiques ont été aménagées, interprétées et réorganisées dès le début de la Renaissance.

Dans la même perspective, Gualtiero Calboli s’intéresse de son côté aux débats qui dans les milieux humanistes se sont focalisés sur la Rhétorique à Hérennius et sur les tribulations de son attribution : comment et à quelle date Cicéron a-t-il cessé d’être considéré comme l’auteur de ce texte, comment et pourquoi s’est construite l’attribution à Cornificius ?

Théâtre

L’étude du théâtre antique occupe une place de toute première importance dans l’œuvre de Jacqueline Dangel : depuis l’édition du théâtre d’Accius dans la Collection des Universités de France jusqu’aux multiples études qu’elle a consacrées aux tragédies de Sénèque, il n’est

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pratiquement aucun aspect de la dramaturgie latine qu’elle n’ait exploré en profondeur. Très variés sont donc les travaux consacrés au théâtre dans ce volume, tragédie et comédie.

Du côté de la tragédie grecque, Jacques Jouanna, prenant comme point de départ le thème du « je reviendrai », par lequel un personnage annonce son départ et son retour dans quatre des sept tragédies conservées d’Eschyle, étend ensuite son étude à la configuration du lieu théâtral chez cet auteur. Il montre notamment comment l’introduction de la skenè, lui permet de mettre en œuvre diverses solutions pour faire entrer le chœur.

Dans la continuité de la tragédie grecque, Giuseppe Aricò étudie un certain nombre de problèmes liés aux sources du théâtre d’Accius. Pour ce qui est de l’Astyanax, il émet l’hypothèse du recours à une tragédie perdue, en même temps que le poète romain aurait utilisé bon nombre d’éléments des Troyennes d’Euripide, qu’il aurait réinsérés dans une structure nouvelle, en leur donnant une tonalité beaucoup plus pathétique. Ce qui, dans cette même œuvre, était relatif au drame de Polyxène se retrouve dans les Troyennes, tandis qu’il est impossible de déterminer à partir de quelle source Accius a composé son Hécube.

Après Accius, Sénèque. À propos de l’Agamemnon, Jean-Pierre Aygon met en évidence la présence de topoi empruntés à l’Énéide, mais qui se trouvent intégrés dans une structure qui n’est plus celle de la narratio épique, donnant lieu ainsi à un jeu transgénérique constituant la véritable originalité de la pièce. Sénèque a rendu plus complexe la personnalité de Clytemnestre et il a, en bon Stoïcien, attribué une pluralité de causes à la chute du héros, à l’intérieur de la structure contraignante du destin.

La nature du lien existant entre l’œuvre philosophique de Sénèque et son théâtre tragique demeure un thème de riches discussions. Giancarlo Mazzoli, partant des vers 14 à 21 des Troyennes de Sénèque, montre que le thème qui y est développé constitue un puissant élément d’unité liant les deux aspects de l’œuvre du Cordouan. Le tempérament tourmenté de celui-ci le conduit parfois bien loin de la vision du monde comme « demeure des dieux et des hommes » qui était celle des maîtres du Portique. Dans les Troyennes, le paysage a une fonction structurale précise. Il complète le drame en ne laissant émerger du chaos de la cité détruite que trois constructions seulement qui sont toutes trois des signes de mort.

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Toujours dans cette même orientation, Isabelle Jouteur, étudie la scène de l’anamnèse de la Sphynx dans l’Œdipe de Sénèque, analysant la transformation du monstre redoutable en figure d’avertissement chargée d’une valeur parénétique, moyen par lequel le dramaturge invite le spectateur à chasser ses démons intérieurs. L’esthétique ainsi mise en œuvre est celle d’un « expressionnisme du mal », qui vient compléter les exhortations du philosophe lorsqu’il veut persuader son disciple Lucilius de repousser ses vaines terreurs.

La comédie ne pouvait être absente de cette partie des Mélanges. Dans les Nuées, v. 218-238, Socrate dit au malheureux Strepsiade qui n’y comprend rien : « Si j’étais resté par terre pour observer d’en bas l’en-haut, je n’aurais jamais fait de découvertes, non, car la terre, forcément, attire à elle la sève de la pensée. Il arrive aussi exactement la même chose au cresson ». Ce passage, à beaucoup d’égards énigmatique, fait l’objet de la contribution de Paul Demont qui en montre tous les enjeux scientifiques, médicaux, mais aussi littéraires.

En ce qui concerne Plaute, Gérard Salamon, établissant le corpus des injures auto-adressées dans le théâtre de Plaute, souligne qu’elles sont peu fréquentes et qu’elles ne correspondent pas à une réelle prise de conscience de personnages. Ceux-ci, en raison des conventions théâtrales, sont incapables de se corriger. Loin de signaler une évolution, les injures participent du jeu comique et contribuent à ancrer encore plus profondément dans un type donné le personnage qui les profère.

Histoire littéraire

Tout en ouvrant des perspectives nouvelles, Jacqueline Dangel a toujours été très attentive au mouvement pour ainsi dire naturel du temps de la création littéraire. Plusieurs des études que nous présentons nous ont semblé devoir être incluses dans la catégorie de l’histoire littéraire.

Jacques-Emmanuel Bernard, analysant la correspondance des Tullii avec Cicéron, en démontre toute la complexité. La situation sociale de l’esclave-affranchi n’y est évidemment jamais oubliée, mais elle se trouve toujours abordée avec bienveillance. La connivence qui naît du « lien

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essentiel » que constituent les études, la conscience qu’a Cicéron des multiples aspects de la personne humaine, tout cela fait que l’indignité du statut juridique et social, sans disparaître pour autant, se trouve relativisée parce qu’elle est insérée dans le réseau d’un humanisme à la fois culturel et philosophique.

Dans un registre plus sémantique, Aline Estèves, étudiant la guerre civile dans la correspondance de Cicéron, s’intéresse tout particulièrement au verbe horrere et au lexique de l’horror. Elle en montre la fonction à la fois épidictique et idéologique. Cicéron utilise ce registre à des fins rhétoriques et politiques, non pour dénoncer directement l’inhumanité de la guerre.

Vincent Zarini, explorant le champ lexical de l’indignatio dans la poésie de Juvénal, montre comment celui-ci est mis au service d’une rhétorique de la colère, dont il définit les principales caractéristiques. Toutefois, cette rhétorique n’est pas la seule dont le poète fasse usage. Une analyse précise de son œuvre permet de mettre en lumière une évolution qui le conduit de la véhémence satirique à une forme de sagesse, peut-être moins féconde poétiquement.

Dans un autre registre, celui de l’histoire, Dominique Briquel, à propos de l’épisode de la guerre de Porsenna, se livre à une analyse critique de la communis opinio reprochant à Florus un trop grand nombre d’erreurs. Il révèle comment ce qui pourrait apparaître comme un défaut de rigueur correspond, en réalité, au souci de l’histoire de donner à son récit une plus grande cohérence.

Les phénomènes d’intertextualité aboutissant à l’œuvre de Virgile, ou dérivant de celle-ci, sont multiples. Séverine Clément-Tarantino prend comme point de départ le constat que Virgile est le plus cité des poètes évoqués par Quintilien. Une analyse serrée de ces citations montre comment l’auteur de l’Institution oratoire sait les intégrer à sa démonstration en les décontextualisant et comment s’établissent entre le rhéteur et le poète des harmoniques qui permettent d’aboutir à une meilleure compréhension de l’un et de l’autre.

Philippe Heuzè, lui, revient sur une quaestio uexatissima : quels mots Virgile lui-même a-t-il placés au début de l’Énéide ? Un examen exhaustif des témoignages de la tradition antique, l’analyse de plusieurs auteurs en intertextualité et la critique d’un certain nombre d’interprétations proposées dans la littérature secondaire le conduit à préférer l’ouverture retenue par la tradition.

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Trois études concernent des périodes plus tardives. Blandine Colot, consacrant son article au problème de la langue chez Lactance et Augustin, montre comment le premier s’est attaché à fonder la légitimité du christianisme dans la langue chrétienne. Augustin, lui, grâce au travail de ses prédécesseurs, pouvait vivre dans un monde pensé uniquement en termes chrétiens. Cela ne l’a pas pour autant empêché de poursuivre le travail de réflexion sur la langue qu’avait entrepris Lactance. La langue latine a pu devenir ainsi le lieu de contrôle du sens.

Sur le thème du sapiens numquam solus, Aires Nascimento présente une vaste méditation à propos de la solitude, principalement, mais non exclusivement centrée sur la littérature médiévale. Il s’intéresse au De uita solitaria de Pétrarque, mais aussi à la réflexion sur ce même thème de N. Trivet, pour qui Virgile est une sorte de saint profane.

Enfin, Mireille Huchon met en lumière un aspect peu connu de l’activité érudite et littéraire de Rabelais. En 1541, fut édité à Lyon, chez Sébastien Gryphe, un livre qu’avait publié à Bâle en mars 1541 le médecin Alban Thorer et qui regroupait les textes d’Apicius, De re culinaria, de Bartolomeo Platina, De tuenda valetudine, natura rerum et popinae scientia, de Paul d’Egine, De facultatibus alimentorum, et de Jean de Damas, De condituris variis. Il y a tout lieu de penser que Rabelais joua un rôle important dans cette publication. De ce fait, les passages qu’il a consacrés à la nourriture et aux festins doivent être resitués dans la perspective de la réception de cette œuvre.

Mythe et poésie

La réflexion sur les multiples significations du mythe a toujours été l’une des préoccupations majeures de Jacqueline Dangel. On ne sera donc pas surpris par le nombre d’études consacrées au mythe, notamment dans sa relation à la poésie, et à la poétique comme moyen d’expression privilégié du mythe. La poésie romaine plonge ses racines dans la tradition hellénistique, et plus particulièrement alexandrine.

Alain Billault souligne la singularité de l’Idylle III de Théocrite, dont l’étrangeté a été relevée par de nombreux commentateurs, certains

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même allant jusqu’à parler d’absurdité. Entre autres bizarreries, le fait que le chevrier qui s’exprime dans cette pièce conduit tout seul à la campagne un kômos, usage urbain et collectif, ou encore qu’il n’hésite pas à se comparer aux amoureux les plus prestigieux de la mythologie. En réalité, ce qui est au centre du poème, c’est le chant lui-même, la poésie dont l’idylle n’est que la mise en scène.

À propos de la réception d’un thème de la poésie alexandrine, Jeanne Dion, partant de cette évidence que la lyrique antique est autant musique que parole, montre comment, dans la présentation de la syrinx, Théocrite et Virgile privilégient la musique, tandis qu’Ovide ou Achille Tatius accordent plus d’importance à la parole, aux signes, aux récits. Chez Théocrite, le carmen figuratum transforme le poème en calligramme, chez Virgile, la syrinx a été mise en relation avec la mystique néopythagoricienne des nombres, tandis que, pour Ovide, la métamorphose de Syrinx en roseaux embrassés présage le retour d’Io à son état naturel, puis sa transformation en Isis. Achille Tatius, enfin, transforme l’instrument de musique en signe pour juger de la pureté des jeunes gens, une sorte de jugement de Dieu.

Pour Bénédicte Delignon, la recusatio qui ouvre la sixième Églogue diffère sensiblement de l’intertexte callimaquéen et les infidélités de Virgile à son modèle doivent retenir l’attention autant que les marqueurs d’intertextualité : c’est Tityre qui en est l’acteur et non ego, elle est fondée littérairement sur la polémique élégiaco-épique qui constitue l’arrière-plan littéraire, et non sur celle des homérides, elle concilie le refus d’une poésie de l’éloge et la présence d’un éloge effectif. Elle exprime ainsi à la fois la spécificité poétique de Virgile et elle donne la parole aux sujets historiques les plus graves. La bucolique devient alors un « chant total ».

Toujours à propos de la réception de l’alexandrinisme, Lucienne Deschamps, étudiant les anthroponymes des Bucoliques de Virgile, montre qu’ils témoignent à la fois de l’érudition du Mantouan et de son goût pour le lusus savant, mais qu’ils sont aussi révélateurs d’autres enjeux. Même lorsqu’il reprend les noms de bergers présents chez Théocrite, il le fait autrement que le poète grec, car il tient à exprimer l’originalité de sa conception du genre. En affirmant sa préférence pour l’idéal apollinien sur celui, dionysiaque, incarné par Antoine, Virgile a sans doute voulu donner également une indication de sa préférence politique en ce moment crucial pour la res publica.

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D’une manière générale, le nombre d’études consacrées à Virgile est considérable, comme si, après une époque qui a vu la présence massive des élégiaques, le retour du balancier privilégiait à nouveau un poète qui semblait moins intéresser les nouvelles générations. Pour Franck Collin la neuvième Bucolique recèle un message poétique de grande importance. Elle associe à la fois l’enracinement dans la terre aimée et le thème de la survie au-delà de la finitude humaine. Virgile a quitté sa patrie, mais il est resté lié à elle et le dépassement incessant est la condition du renouvellement du chant. Le poète ne peut pas ne pas rendre compte de la mort, mais le poème est par lui-même une victoire sur le néant.

Pour Alain Deremetz, chaque fois que le récit comporte une prédiction, Virgile délivre un message métapoétique, de modalités et de contenu différents, concernant la composition de l’œuvre. L’auteur cherche ainsi à attirer l’attention du lecteur sur sa stratégie narrative et sur ses spécificités par rapport à d’autres poètes épiques. L’analyse de la prédiction d’Hélénus et de celle de la Sibylle, dans les livres III et VI respectivement, qui « font système entre elles et présentent chacune une mise en abyme d’une partie de l’œuvre » permet de confirmer cette orientation exégétique.

Quelle est la portée exacte du pythagorisme dans le chant VI de l’Énéide ? Pour Annick Loupiac, l’influence de cette doctrine est présente à tous les niveaux. La construction même de ce chant, qui n’est pas sans évoquer la tripartition varronienne, l’importance de l’arithmologie (recours au nombre d’or), le souci de pureté qui anime les personnages et l’auteur lui-même, les ouvertures eschatologiques apparaissent comme le tribut poétique de Virgile à la doctrine qu’avait renouvelée Nigidius Figulus.

Michèle Ducos met en lumière toutes les allusions à l’histoire romaine que contient l’évocation du Tartare dans Énéide, VI, 608-627. Le désordre apparent de l’énumération ne doit pas faire oublier la structure forte qui le sous-tend. Les crimes, si divers dans leur forme, se réduisent tous à des outrages commis à l’encontre des deux vertus fondamentales dont le poète augustéen exprime ainsi la suprématie : la pietas et la iustitia.

Sylvie Franchet d’Espèrey montre que le monologue d’Anchise (Énéide, VI, 752-783) est à la fois une prophétie, un dialogue (avec Énée muet, mais présent) et un catalogue. Ce texte, destiné avant tout à exalter Rome et Auguste, se caractérise par une forte présence auctoriale. Inaugurant une tradition qui se révélera très féconde, le poète fait irruption dans son texte pour arrêter l’histoire.

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À propos de la description du palais de Latinus (Énéide, VII, 170-192), Alexandre Grandazzi estime que lecture archéologique et esthétique ne s’opposent pas nécessairement. Plusieurs localisations ont été proposées, qui donnent au lieu son aura de mystère, mais c’est la résidence et la curie-bibliothèque du Palatin qui apparaît en filigrane du texte virgilien. De ce fait, la réception des envoyés d’Énée par Latinus dans son palais évoque aussi la réception de l’Énéide par Auguste dans la bibliothèque palatine.

Peut-être moins nombreux qu’on ne l’eût pensé, les élégiaques sont évidemment présents dans ces recherches sur mythe, poésie et poétique. Critiquant la récente édition par S. J. Heyworth des Élégies de Tibulle, Marc Dominicy lui reproche d’avoir transformé l’élégie II, 2 de texte autonome en une suite de fragments à la cohérence problématique. Rejetant cette démarche hypercritique, il essaie d’en comprendre les ressorts et il propose un certain nombre de corrections pour résoudre les difficultés que soulève la version transmise, montrant qu’elles se laissent résoudre à moindres frais.

Dans l’élégie I, 20, Properce s’adresse à Gallus et raconte la fin tragique d’Hylas, qui, aimé d’Héraclès, perdit la vie après avoir été enlevé par les nymphes alors qu’il était allé puiser de l’eau, ou se désaltérer à une source, dans la forêt. Jeu de miroirs d’une infinie complexité, où se répondent les personnages mythiques et les personnages réels, cette élégie, étudiée par Hélène Casanova-Robin, est aussi celle où le paysage a le plus clairement pour fonction d’être le miroir de l’âme. À cette réactivité de l’image s’oppose la vanité de l’appel. La voix d’Héraclès reste sans écho lorsque le corps d’Hylas se fracasse sur les flots, symbole du dialogue qui n’a pu être noué entre les amants.

À propos de la relation entre l’amour et la mort chez ce même poète, Anne Videau montre que l’étreinte amoureuse est moins jouissance libertine que moyen de mourir au monde du negotium, celui de l’activité politique et guerrière. Dans le même temps, le héros élégiaque attend de Cynthie une fusion unificatrice qui fasse oublier la dislocation provoquée par la guerre civile. L’amante se substitue donc à l’unité de la res publica disparue, mais elle ne peut assurer durablement cette fonction que si le livre qui porte son nom prend le relais de sa présence physique.

Lucain et l’épopée flavienne qui, dans ces dernières années notamment, ont été au centre de la réflexion de Jacqueline Dangel, sont étudiés

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par deux de ses disciples, Régine Utard et Eleonora Tola, ainsi que par Fernand Delarue.

S’intéressant à un personnage secondaire du livre VI de la Pharsale, Scéva, Régine Utard en montre toute l’importance symbolique. Dans le contexte terrifiant de la guerre civile, le courage exceptionnel dont fait preuve ce guerrier devient l’instrument de transformation d’un être humain en bête féroce, tourmentée par ces passions négatives du stoïcisme que sont l’ira et le furor. La guerre n’est donc pas seulement un événement extérieur, elle s’est installée au cœur même des hommes, elle est ce moment où la rationalité du monde semble se mettre elle-même en danger.

La description de la sinistre Erichto et de ses sinistres prédictions, au livre VI de la Pharsale, constitue pour Eleonora Tola une « répétition par inversion » des prédictions dans l’Énéide. En accentuant jusqu’à l’extrême un certain nombre d’éléments du modèle virgilien, Lucain parvient à une nouvelle poétique et à une nouvelle conception de l’histoire. La guerre, thème épique par excellence, n’est plus le moyen de parvenir à la gloire, mais la construction de l’enfer sur terre.

Dans la Thébaïde de Stace, Hypsypile, est un « personnage hors norme ». « Lemnienne docile, fille héroïque et reine incertaine », écrit Fernand Delarue, elle est enfermée en elle-même jusqu’au moment où la perte d’un être cher, Opheltès, lui rendra la possibilité de communiquer avec elle-même et avec les autres. Hantée par l’image des Furies, elle apparaît comme l’expression du problème de la responsabilité si présent chez les philosophes stoïciens contemporains de Stace, ce qui permet à Fernand Delarue de qualifier la Thébaïde de « fable mythologique sur la responsabilité humaine ».

La poésie néolatine est présente dans ces Mélanges, à travers la figure de Camille Morel, évoquée par Perrine Galand-Hallyn. Issue d’un milieu de parlementaires-humanistes, cette jeune fille écrivit en 1560, à treize ans, un long poème pour déplorer la mort de son ami, Joachim du Bellay. Cette œuvre, dans laquelle la toute jeune poétesse fait dialoguer ses parents à propos de la disparition de leur illustre ami reflète les lectures antiques de Camille, elle contient des échos du genre de la consolation et elle est imprégnée d’un stoïcisme qui se concilie bien avec l’inspiration chrétienne du poème.

Nombreux et venus de tous les horizons ont été les étudiants étrangers qui ont travaillé avec Jacqueline Dangel. Cette ouverture sur le

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monde est symbolisée par l’article de Wei-jong Yeh, qui comporte deux aspects, étroitement liés. Dans une première partie, il compare les caractéristiques métriques et prosodiques des poésies latine et chinoise, mettant en lumière les évidentes différences, mais aussi quelques points communs. Dans la seconde partie, il fait état des difficultés rencontrées dans sa pratique de traducteur de l’Énéide et il expose les moyens mis en œuvre pour les surmonter.

Esthétique

Abordons enfin franchement ce qui est la discipline centrale autour de laquelle s’organisent tous les travaux de Jacqueline Dangel, la stylistique. Georges Molinié nous ouvre le chemin, en s’interrogeant non pas tant sur la spécificité de la stylistique du latin que sur ce qu’elle a de commun, de partageable, avec la stylistique française ou la stylistique générale : à décrire ainsi ce qui se pense inévitablement sous la forme d’une stylistique comparée « verticale » (génétiquement verticale, bien sûr), on ne peut aboutir qu’à cette « architecture » qu’on appelle l’esthétique. Ce sera le titre de cette dernière partie.

Giana Petrone retrace la généalogie du thème que la pensée médiévale a résumé dans la formule : finis coronat opus, dont elle suit le développement dans le théâtre, d’Euripide à Sénèque, et dans la rhétorique de Démosthène à Cicéron. Il s’agit là d’un topos dont les répercussions à la fois philosophiques et littéraires sont considérables.

L’esthétique à Rome est sans doute d’abord un décor : convaincus de la puissance morale des formes mises sous les yeux des foules soumises à leur pouvoir, les maîtres de Rome ont abordé le décor de la vie des hommes comme un enjeu de pouvoir. Gilles Sauron le montre en évoquant les nombreux témoignages qui révèlent l’effet produit sur les peuples soumis par les ensembles monumentaux de Rome et des provinces et par leurs décors peints ou sculptés.

Cette promenade savante appelle bien sûr la référence aux muses, et Hélène Karamalengou explore la fonction sémiotique de leur invocation, qui donne sens chez les poètes lyriques augustéens à la présentation du

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texte poétique comme véritable objet d’art : qu’il s’agisse de Melpomène chez Horace, ou de Calliope chez Properce, la muse tend à effacer les anciennes oppositions génériques, et, conférant aux images qu’elle suscite une portée poétologique, permet d’affirmer une identité de la création poétique conforme aux aspirations du nouvel âge.

Suivant un chemin parallèle, Thierry Barbaud retrace le parcours d’Orphée à travers les constructions poétiques qui en font une figure organisatrice : dès Pindare, Orphée, de manière réflexive et allégorique, pense le monde et le décrit en mimétisme cosmique. Mais ce parcours n’est pas seulement celui d’une laudatio cosmique qui se mue en deploratio lyrique : le voyage d’Orphée est surtout un voyage générique, lié au projet poétique de chaque auteur, jusqu’à Ovide, qui conduit l’enchanteur au terme de sa légende.

Établissant un pont entre les spécificités esthétiques de l’Antiquité et celles des Modernes, Pierre Laurens pose une question essentielle : l’élégie antique se définissant par un contrat passé entre une matière (la poésie amoureuse ou plus largement personnelle) et une forme (le distique élégiaque), comment la musique élégiaque a-t-elle pu survivre à la disparition de cette forme, liée à la métrique quantitative latine ? Répondre à cette question, c’est montrer qu’il y a bien toujours, dans l’élégie moderne, un contrat passé entre le temps du rêve, de l’imaginaire, du chant de l’âme, et une forme structurellement identique au distique élégiaque, mais dans des codes poétiques différents, et faite de récurrences sonores et verbales, de parallélismes et d’isochronismes.

La voie est ainsi ouverte au trajet paradoxal qui conduit Jean Soubiran de l’alexandrin français à l’hexamètre latin : passage de l’autre côté du miroir, translation du théorique au pratique qui ne peut être ici qu’un accès au poétique, en l’occurrence au poème symboliste, sous sa forme la plus délicatement inspirée du vers épique latin.

Inversant en revanche cette perspective, Gilles Declercq, à travers l’œuvre de Pascal Quignard, se livre à une réflexion sur la fonction littéraire de l’objet pur réduit à sa quintessente matérialité, sordidissima res dont l’ekphrasis sert de matrice à l’inventio fabulaire, monstration du détail minuscule qui ouvre la porte des mondes disparus, leçon de choses qui invente le roman dans le moment même où le roman l’invente.

À travers une méditation sur le mythe de Cérès, tel qu’il est rapporté dans les Métamorphoses, sur la peinture d’Elsheimer et sur l’utilisation

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poétique qui est faite par Y. Bonnefoy de l’auteur antique et du peintre moderne, Pierre Brunel s’interroge sur le sens que peut avoir le mythe pour l’homme contemporain. « Quelque chose en nous leurre l’esprit », écrit Bonnefoy. Est-ce que le mythe qui, à l’époque de l’atomisation postmoderne, demeure la source secrète de vérités essentielles, peut être considéré comme participant néanmoins de ce « leurre » ?

Les personnages de lecteurs ne sont pas si fréquents dans la littérature, note Michel Murat, qui nous offre une vaste réflexion sur ce thème, à partir de l’immersion des deux « cloportes », Bouvard et Pécuchet, dans le monde de la lecture. Il montre ainsi la position médiane de Flaubert, entre le monde de Balzac, où la réception sociale de l’œuvre joue un rôle essentiel et dans lequel la lecture engage la valeur des hommes, et la phase ultérieure, celle de Huysmans, Rimbaud, Mallarmé, où le livre se referme ou disparaît.

Une conclusion naturelle s’impose, évidente et lumineuse, grâce à Alain Michel, qui reprend le parcours des écoles philosophiques de l’Antiquité, pour y suivre le rapport entre langage et vérité, à travers ces conceptions différentes de la causalité et du temps qui s’organisent autour de la place de la raison, du rôle des apparences, du vertige du doute. Ce trajet s’éclaire ici d’un parcours parallèle où se retracent les constructions religieuses de l’Antiquité, et qui fait surgir le symbolisme spirituel de l’amour universel, essentiellement attaché à l’amour mystique unissant Dieu et sa créature.

Marc Baratin, Carlos Lévy, Régine Utard et Anne Videau