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Classiques Garnier

Préface Musonius Rufus, ou de l’anonymat en philosophie

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PRÉFACE

Musonius Rufus, ou de l’anonymat en philosophie

Je ne suis pas sûr que Valéry Laurand ait entendu parler de Musonius Rufus avant le jour où je lui proposai de faire sa thèse sur ce philosophe. Je crois même savoir que cela lui apparut comme quelque chose d’intermédiaire entre la provocation et le canular. Et s’il avait eu quelque doute sur ce qui l’attendait en acceptant un sujet aussi atypique, le fait d’avoir été confronté durant des années à la question « Musonius qui ? », lui apprit que travailler sur Musonius constituait déjà en soi un acte de courage intellectuel, un vigoureux coup de pioche dans la « sédimentation du on ». Du point de vue de la doxa historienne en effet, Musonius a tout pour ne pas être considéré comme philosophe. D’abord, il est Romain et chacun sait qu’en philosophie aussi, les Romains n’ont fait que copier les Grecs. « Musonius Rufus », au demeurant, ce n’est vraiment pas un nom de philosophe, on l’imaginerait beaucoup mieux en proconsul cupide s’emparant des richesses d’une province. Ensuite, il ne reste que peu de chose de son œuvre, des diatribes pour l’essentiel transmises par Stobée, dont certaines paraissent dès leur titre consternantes de banalité (« Qu’il faut mépriser la peine », « Du meilleur viatique de la vieillesse ») ou carrément farfelues (« Du mobilier », « De la coupe des cheveux »). La cause est donc entendue, Musonius n’a donc rien à voir avec la philosophie. Mais il se trouve bizarrement qu’il fut aussi « le maître d’Épictète », sorte d’épithète homérique qui lui est rituellement accolée. Le maître d’un philosophe, et qui plus est d’un très grand philosophe, peut-il ne pas avoir été lui-même philosophe ? Qui fut le maître de Musonius ? Aucun témoignage ne nous le révèle. Par ailleurs, comment un Romain a-t-il pu enseigner la philosophie à un Grec, et même à des Grecs, puisque, quand il fut exilé dans l’îlot de Gyaros, dans les Cyclades, on venait de loin pour l’entendre parler1 ? Erreur de casting, dirait-on aujourd’hui,

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inversion de la normalité, retour donc à la case départ et à la salutaire question : « qui fut donc Musonius Rufus ? »

Un point de rupture, d’abord. À la philosophie romaine, on reproche depuis longtemps d’avoir longtemps été un simple dire : « Quand la façon de dire est grecque, pas la façon de faire », pour reprendre une formule de Florence Dupont2. Cicéron, dit-on, prêcha la fermeté d’une âme vertueuse, alors qu’il ne fut qu’inconstance et Sénèque ne vit pas d’inconvénient à admirer la pauvreté cynique du haut de l’immense fortune qu’il avait accumulée. Avec Musonius, il devient beaucoup plus difficile de tenir un tel discours, car il se permet de pulvériser littéralement ces catégories. Il est d’origine étrusque, mais sa romanité est profondément grecque, sans que rien ne permette de deviner une quelconque tension identitaire. « Du Musonius philosophe au Musonius Chevalier Romain, membre de l’opposition sénatoriale à Néron, il n’y a aucune solution de continuité », écrit fort justement Valéry Laurand. Parce qu’il estime que « le philosophe qui est assurément le maître sans aucun doute et le guide des hommes en toutes les choses qui conviennent à l’homme selon la nature », Musonius n’attend pas que l’empereur lui envoie l’ordre de se donner la mort, il s’engage partout avec la même fougue, au nom d’un idéal totalement assumé de rationalité universelle. La réciprocité inhérente à la doctrine des beneficia ne l’empêcha pas de dire son fait à Vespasien, qui pourtant avait chassé de Rome tous les philosophes, sauf lui précisément, bel exemple de cette parrhèsia qui suscite aujourd’hui un si grand intérêt3. Itempestiua sapientia, sagesse inopportune, dira Tacite4, à propos de sa tentative, en 69, d’exhorter les légionnaires à renoncer à la guerre. Parole d’homme libre, plutôt, de citoyen responsable, qui, convaincu cependant par la modération de certains soldats et par la violence de quelques autres, finit par renoncer à une mission dont il avait compris que, dans un tel contexte, elle n’avait tout simplement pas de sens. Caton, le grand adversaire de César, s’était donné en stoïcien une mort platonicienne, estimant sans doute qu’avec la dictature l’état de

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la cité devenait tel qu’aucune action conforme à la vertu n’y était plus possible5. Musonius, lui, pense qu’il est toujours possible d’agir. Il croit imperturbablement à l’efficacité du logos, à la fois raison et parole, alors même que les empereurs sous lesquels il vécut, Néron et Vitellius, en particulier, étaient loin d’avoir l’intelligence de César, lequel n’avait pas hésité à épargner quelques uns de ses pires ennemis pour asseoir une réputation de clémence qui lui était politiquement nécessaire. Rupture donc avec une pratique romaine de la philosophie, dans laquelle celle-ci était indissociable du loisir, de l’otium, distance aussi par rapport à l’idée selon laquelle le suicide serait la forme ultime de l’exercice de la liberté. Le cynisme de Varron fut celui d’un homme de cabinet, jouant en érudit avec le genre littéraire de la satire. Celui de Musonius retrouve les lieux pour ainsi dire naturels de l’inspiration cynique : la rue, les places publiques, l’errance, le cri de protestation. Cicéron, défenseur dans le De officiis d’un stoïcisme très convenable, n’y va pas, lui, par quatre chemins6 : le cynisme est absolument condamnable parce qu’il s’oppose à la uerecundia, à la fois pudeur morale et bienséance sociale. Le moins qu’on puisse dire est que celle-ci ne paraît pas avoir été un obstacle pour Musonius dans l’élaboration de sa propre interprétation cynique du stoïcisme, ou stoïcienne du cynisme.

Rupture donc, mais aussi approfondissement. Dans la version de l’oikeiôsis stoïcienne, autrement dit de la sociabilité naturelle, telle qu’elle est exposée par Caton au livre III du De finibus cicéronien, l’essentiel est l’adaptation de l’être vivant à sa nature, dès la naissance. On entre dans sa propre nature comme on découvre une demeure que l’on va habiter aussi longtemps que l’on sera en vie. Cicéron avait socialisé la métaphore de la maison, oikos en grec, inhérente au terme même d’oikeiôsis, en choisissant pour le traduire conciliatio et commendatio, deux mots appartenant au vocabulaire latin des relations sociales7. L’individu se définit par sa nature, mais il n’existe que par sa capacité à négocier sa singularité à l’intérieur du genre. Paradoxalement, cet aspect transactionnel de l’oikeiôsis disparaît dès que Caton parle de l’origine de la société. Au cœur de celle-ci, nous est-il dit, l’amour des parents pour

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les enfants8, premier des cercles concentriques de la sociabilité, ce qui fait que la naissance d’un enfant est toujours une cosmogenèse sociale. Or, pour que cet enfant naisse, il faut que, d’une manière ou d’une autre, un couple se constitue, ce qui ne semble absolument pas intéresser Caton. Lucrèce s’était montré beaucoup plus attentif à cet aspect, lorsque, décrivant l’humanité primitive, il avait défini trois modalités primitives de l’accouplement : le désir mutuel, la violence ou la vénalité9. Chez Cicéron, on observe, au contraire, une étrange inversion : le couple n’existe que parce que l’enfant est né. Musonius est le premier à faire du mariage un véritable enjeu philosophique. Comme le souligne Valéry Laurand, chez lui, la relation à soi-même passe toujours par la médiation de l’autre. Bien sûr, Sénèque avait écrit un De matrimonio, mais celui-ci, à en juger par les fragments qui nous sont parvenus, se contentait de condamner le libertinage ambiant et d’affirmer avec force la normativité à la fois naturelle et sociale du mariage, hybride de la réflexion des premiers stoïciens sur ce sujet et des lois d’Auguste sur le mariage10. Musonius va beaucoup plus loin, la question qui se trouve au cœur de sa réflexion sur le couple est celle-ci : comment deux êtres peuvent-ils ne plus en former qu’un seul ? « Elémentaire ! », répondra tout lecteur du Banquet platonicien, toutefois le monde de Musonius reste fondamentalement celui de l’immanence stoïcienne, le mythe n’y est pas l’explication probable de ce qu’on ne peut connaître, mais l’annonce imparfaite de ce qui va être connu… et vécu. Il est inutile de revenir ici sur ce que V. Laurand explique si bien à propos de la krasis, du mariage comme expérience humaine de la théorie stoïcienne du mélange total, ou encore au sujet de la théorisation par Musonius de la relation maître-disciple, si difficile à assumer en milieu romain que Cicéron en fut réduit, dans les Tusculanes, à mettre en scène un interlocuteur anonyme et pratiquement muet. En revanche, nous dirons un mot sur la réflexion musonienne sur le politique, thème que V. Laurand, auteur d’un livre à la fois profond et limpide sur la politique des stoïciens, était mieux à même que quiconque de traiter11. Des trois grands penseurs qui ont

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précédé Musonius, le premier, Lucrèce, a stigmatisé l’activité politique comme étant une source de passions, à l’opposé de l’ataraxie recherchée et pratiquée par l’épicurisme. Cicéron, lui, dans le De re publica et le De legibus, a conçu la réflexion platonico-aristotélicienne comme un moyen d’étayer conceptuellement un mos maiorum, une tradition ancestrale, qui n’avait plus l’énergie nécessaire pour s’imposer mimétiquement. Quasiment contemporain de Musonius, Sénèque, paraît avoir écrit le De clementia au moins autant pour contrecarrer les potentialités perverses qu’il entrevoyait chez son impérial disciple que pour faire l’éloge de la mansuétude affichée par celui-ci. Dans ces deux derniers cas, il y avait une centralité de Rome, perçue comme l’ébauche historique de la cité universelle, à tel point que Cicéron, dans le De legibus, n’hésite pas à en faire l’espace, le seul espace où la loi naturelle se serait incarnée. On peut discuter de beaucoup d’aspects de la politique de Musonius, être surpris du mépris qu’il lui arrive de manifester pour la participation aux affaires de la cité, se demander ce qu’il pouvait attendre de ses interventions auprès des empereurs, mais une chose semble sûre : avec lui s’effectue, avant même l’accentuation des menaces barbares, le détachement de la cosmopolis par rapport à la vocation impériale romaine. Comme toute cité, Rome a une place qui lui est structurellement assignée en tant que regroupement d’êtres humains, autrement dit, pour reprendre la belle définition qu’en propose Valéry Laurand « cette communauté que le hasard ou la fortune a voulu de telle sorte et à tel endroit et que la nature de l’homme exige ». Comme dans toute cité, la vie du Romain n’a de sens que par rapport à l’universalité philosophique. Comme dans toute cité… L’unicité du destin romain, tant chantée par les poètes et à qui les philosophes avaient entrepris de donner une expression philosophique, n’a plus de sens avec Musonius. Dans le De clementia, la perfection du philosophe n’est évoquée qu’au second livre, comme arrière-plan des qualités, et plus discrètement des failles, que Sénèque attribue à un empereur qu’il présente en cosmocratôr, en souverain universel. Rien de tel chez Musonius à qui de telles prudences et de telles confusions sont tout simplement étrangères, quelles que soient les allusions que l’on a pu vouloir trouver entre les lignes. La cosmopolis n’a pas besoin d’être référée à une cité en particulier ni le roi-philosophe à Vespasien.

Qu’est-ce qu’un grand philosophe ? Musonius Mozart assassiné par l’injustice de la transmission des textes ? A-t-on trop vite attribué au

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disciple, Épictète, ce qui revenait au maître ? Autant de questions que suscite ce destin singulier. Il s’est pourtant produit dans ces trois dernières décennies quelque chose de surprenant. Alors qu’il pouvait être considéré comme un astre définitivement mort de la pensée antique, Musonius a recommencé à briller, d’une lumière certes très discrète, perceptible seulement par quelques regards exercés, mais réelle. Dans ce domaine aussi Foucault et Hadot furent des précurseurs12. Grâce à Ilaria Ramelli, nous disposons maintenant d’une édition et d’une traduction des fragments facilement accessible13. D’importants articles lui sont consacrés, sa notice, rédigée par M.-O. Goulet-Cazé14 occupe un nombre conséquent de pages dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques. Ce stoïcien si passionnément rationnel intrigue, son indignation nous le rend proche, sa pensée de la cité-monde rationnelle parle à nos esprits préoccupés par une mondialisation qui l’est si peu, sa philosophie du concret dans la relation aux êtres comme aux choses brise le masque de bronze si facilement posé sur le stoïcisme romain. Il manquait toutefois, en tout cas en France, une monographie qui restituât à la fois l’œuvre, la pensée et le penseur. Restaurateur précis jusqu’à la méticulosité, mais sans jamais perdre de vue la totalité de son objet, Valéry Laurand nous présente dans une prose aussi intelligente et érudite que formellement splendide un Musonius vraisemblable, profond et attachant à la fois. Un philosophe et sans doute même un grand philosophe.

Carlos Lévy

1 Philostrate, Vie dApollonios, VII, 16.

2 F. Dupont, « L’altérité incluse. L’identité romaine dans sa relation à la Grèce », dans F. Dupont et Emmanuelle Valette-Cagnac éds, Façons de parler grec à Rome, Paris, 2005, p. 257.

3 Voir notamment M. Foucault, Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, 2009

4 Histoires III, 81

5 Voir Plutarque, Vie de Caton, 58, 1, où il est notamment raconté que celui-ci lut le Phédon dans la nuit qui précéda son suicide.

6 Cicéron, Off. I, 148.

7 Voir sur ce point C. Lévy, Cicero Academicus, Rome, 1992, p. 378-387.

8 Cicéron, Fin. III, 62. Sur l’oikeiôsis sociale voir notamment G. Reydams Schils, The Roman Stoics, chap. v, « Mariage and Community », Chicago, 2005, p. 143-176.

9 De rerum natura, V, 964-5.

10 Voir Ch. Torre, Il matrimonio del « sapiens » : ricerche sul « De matrimonio » di Seneca, Gênes, 2000.

11 V. Laurand, La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005.

12 Voir, en particulier, M. Foucault, Lherméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, 2002 et P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, 20022

13 I Ramelli, Diatribe, frammenti e testimonianze ; Musonio Rufo, Milan, 2001.

14 M.-O. Goulet-Cazé, « Musonius Rufus », Dictionnaire des philosophes antiques, t. IV, p. 555-572.