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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Christophe Miqueu me témoigne son amitié en me demandant de présenter son ouvrage qui, pourtant, pourrait se passer de présentation du fait de sa grande clarté. C’est pour moi l’occasion de le remercier pour sa participation très régulière au groupe qui, au sein de notre centre de recherches (Sciences, philosophies, humanités, Université de Bordeaux) travaille depuis plusieurs années au commentaire et aux traductions des œuvres de Hobbes.

L’intérêt de son travail est de proposer et de défendre une triple révision historiographique.

Voici la première. Les historiens qui ont peu à peu mis en évidence l’existence d’une tradition républicaine remontant à la Renaissance italienne ont eu tendance – John Pocock d’abord et Quentin Skinner à un moindre degré – à l’opposer au discours qui a longtemps occupé seul le devant de la scène dans l’histoire des idées, le discours juridique centré sur l’individu détenteur par nature de droits fondamentaux, le contrat social et la souveraineté. C’était exagérer la continuité du républicanisme de la Renaissance au xxie siècle et, en particulier, manquer un fait décisif : la crise de la citoyenneté du fait de la montée, à l’aube des temps modernes, d’un fort individualisme. Dans la seconde moitié du xviie siècle, la tâche des républicains serait de repenser la république et la citoyenneté à partir d’une nouvelle anthropologie – valorisant l’individu et ses affects – et de la reformulation moderne du droit naturel. Christophe Miqueu ouvre ici un chantier essentiel, tenant à l’ambivalence de cette notion d’individu. Il peut s’agir en effet du sujet désirant défini par sa singularité, risquant toujours de préférer ses intérêts particuliers (affectifs ou économiques) au bien commun, ou de l’homme sans qualités, porteur de droits indépendants de toute particularité. Est-ce donc la même chose pour le républicanisme moderne de rencontrer le sujet intéressé ou le sujet juridique fictif du droit naturel moderne ?

La seconde révision concerne Hobbes. Le moment hobbésien, dit Christophe Miqueu, est celui où la nouvelle anthropologie de l’individu

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et le développement du droit naturel moderne mettent en crise la citoyenneté. Devant cette crise, Hobbes hésite : faut-il réduire complètement le citoyen au sujet qui obéit à son souverain, faut-il au contraire maintenir, au moins en partie, l’idée d’une liberté spécifique du citoyen qui obéit à des règles auxquelles il a lui-même consenties ? L’intérêt de cette approche est d’éviter de réduire la politique de Hobbes à une apologie de la sujétion dont la crainte serait le principal ou même pour certains, l’unique ressort, comme dans le gouvernement despotique selon Montesquieu. Là encore Christophe Miqueu intervient dans un débat interminable. Hobbes est très vite devenu, y compris parfois pour Locke et Spinoza, en tout cas dans leurs entourages immédiats, le défenseur de cette politique de la crainte et de la conservation de la vie en un sens élémentaire, au détriment de l’aspiration à une vie proprement humaine et à une paix civile qui ne soit pas le silence de sujets terrorisés. La révision opérée par l’auteur incite à penser que la critique de Hobbes par Locke et Spinoza ne se réduit pas à une opposition caricaturale entre despotisme et libre république. Il faudra y revenir.

J’en viens à une troisième révision, peut-être la plus innovante. Elle consiste, bien sûr, à rapprocher Locke et Spinoza, et surtout à rattacher Locke à la tradition républicaine, thèse qui n’a pas été souvent défendue. Christophe Miqueu est conscient des risques qu’il court : celle d’une étude comparée de deux auteurs qui semblent n’avoir jamais été en relation directe l’un avec l’autre. C’est ici que l’analyse contextuelle est décisive. L’Angleterre et les Provinces-Unies sont au xviie siècle, à des moments différents et selon des modalités différentes, les terrains d’expériences politiques décisives pour toute pensée républicaine.

Je ne reviendrai pas sur la précision de cette analyse comparée toujours attentive aux particularités et aux différences, qui tiennent aux expériences respectives (anglaise et hollandaise) et aux contextes théoriques des deux politiques (théologie morale de la loi naturelle ou ontologie de l’immanence). Là encore, l’auteur laisse une tâche à ses lecteurs : systématiser ce qu’il leur suggère en pointillé, l’ouverture de deux voies pour le républicanisme moderne : du côté de Locke, les effets de la rencontre problématique du droit naturel et du républicanisme ; du côté de Spinoza, beaucoup plus étranger à la problématique usuelle du droit naturel, les effets de la rencontre avec Machiavel. Dans la première voie, la protection contre les abus de pouvoir est assurée par la distinction entre la communauté instituante et le gouvernement institué : extérieur aux institutions, le peuple surveille et critique les gouvernants, ce qui

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prépare la résistance quand elle devient nécessaire. Dans la seconde voie, la même protection est obtenue grâce à des procédures immanentes à l’ordre politique, des dispositifs par lesquels, comme plus tard chez Montesquieu, le pouvoir arrête le pouvoir.

Jean Terrel, professeur des universités, Bordeaux 3