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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Demblée, il faut saluer laudace et loriginalité du livre de Gaye Çankaya Eksen, qui procède à un rapprochement entre deux philosophes que tout semble séparer. Le système déterministe de Spinoza et lexistentialisme de Sartre reposent sur des conceptions de lêtre et la liberté, qui sont incompatibles, au point que leur vision de léthique et de la politique peuvent paraître sans commune mesure.

Dès le xviie siècle, Spinoza est tenu pour le champion de la nécessité et le fossoyeur du libre arbitre, de sorte que les commentateurs du xxe siècle ont eu généralement tendance à inscrire la philosophie sartrienne de la liberté dans la lignée de celle de Descartes et à ranger le philosophe hollandais du côté de ses adversaires. Dans les années 60-70, il nétait pas rare de lire Spinoza à travers la grille du structuralisme et de le situer dans ce mouvement de pensée qui, de Lévi-Strauss à Althusser, en passant par le premier Foucault et Lacan, sopposait radicalement aux thèses sartriennes et notamment celle du libre arbitre.

Gaye Çankaya Eksen prend ainsi le lecteur à rebours en lobligeant à sortir des schémas de pensée préétablis et à regarder les textes autrement. Le choix de confronter Spinoza et Sartre ne résulte pas pour autant dun décret arbitraire de sa part : elle a été invitée à opérer ce rapprochement à la suite des analyses dAlexandre Matheron dans Individu et communauté chez Spinoza. Le commentateur emprunte à Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, les catégories de réciprocité négative et positive pour décrire la contagion affective chez Spinoza et il se demande, dans une note, sil ne faudrait pas concevoir une analogie entre le passage sartrien de la série au groupe et le passage de létat de nature à létat civil dans la problématique classique.

Gaye Çankaya Eksen situe donc ses analyses dans le prolongement des pistes de réflexion ouvertes par Alexandre Matheron et elle est amenée sur cette base à penser une analogie entre le passage de la série au groupe et les conceptions de Spinoza. Cet ouvrage peut ainsi être 12considéré comme un bel hommage à celui qui a largement contribué au renouveau des études spinozistes et qui continue dirriguer et de vivifier la recherche aujourdhui.

Si le rapprochement entre les deux auteurs nest pas le fruit dune pure fantaisie, il nest pas évident pour autant. Gaye Çankaya Eksen reconnaît demblée que Sartre se réfère très peu à Spinoza et que les points de rencontres entre leurs théories sont rares. Elle récuse à juste titre lidée dune filiation entre eux et échappe aux écueils méthodologiques propres à ce genre de démarche, qui consistent à se cantonner à la recension un peu plate des ressemblances ou des différences. Son propos ne consiste ni à assimiler les théories spinoziste et sartrienne de façon intempestive ni à faire linventaire de leurs différences. Il repose sur une connaissance approfondie et rigoureuse des deux auteurs et sur une démarche équilibrée évitant de conférer une position hégémonique à lun ou à lautre et de senfermer dans la posture facile de réfutation de lun par lautre.

Loin dinstaurer des passerelles inédites et de tisser dimprobables correspondances, ce livre a uniquement pour objet de se pencher sur une problématique commune aux deux auteurs : la production et le maintien dune communauté libre. Spinoza et Sartre sont situés dans la grande lignée des penseurs qui se fondent sur la thèse « de lémancipation perpétuelle de lindividu dans et par la communauté », et il sagit de mettre au jour la démarche parallèle qui les conduit. Lobjectif est donc moins de définir une communauté de pensée entre eux que de présenter leurs théories comme deux manières de résister à la théorie contractualiste de la société politique. Si communauté il y a, elle repose davantage sur une communauté dexclusion que sur une véritable parenté.

La première partie du livre se présente comme une réponse à la question suscitée par la lecture dAlexandre Matheron. Elle vise à montrer que la problématique classique du passage de létat de nature à létat civil chez Hobbes nest analogue ni au passage de la série au groupe chez Sartre ni au passage de létat de nature à létat civil chez Spinoza. Largumentation repose pour lessentiel sur la réversibilité du passage de la série au groupe et du groupe à la série, sur leurs oscillations, leur continuité dynamique, leur absence de fixité, et le maintien de la liberté individuelle. Ces thèses sartriennes rompent avec la conception hobbesienne du passage de létat nature à létat civil comme dépassement, 13acte rationnel irréversible, soumission et transfert de la liberté naturelle en vue détablir un pouvoir politique fixe et stable. Elles sapparentent à la pensée spinoziste du maintien du droit naturel dans létat civil, de la résistance des individus pouvant se retirer de létat civil sous le coup de lindignation. À cet égard, Spinoza se distingue lui aussi de Hobbes, comme il le rappelle dans la lettre L, car il nintroduit pas de rupture entre létat de nature et état civil. Toutes ces analyses sont écrites dune main ferme et emportent pleinement ladhésion.

Certes, on pourrait se demander si la communauté de pensée qui se constitue entre Spinoza et Sartre par exclusion de la doctrine contractualiste en est vraiment une. En effet, on pourrait en douter, en prenant appui sur le scolie de la proposition 32 de la partie IV de lÉthique : « [] qui dit que le blanc et le noir conviennent seulement en ceci que ni lun ni lautre nest rouge, affirme absolument que le blanc et le noir ne conviennent en rien [] Les choses qui ne conviennent quen négation, autrement dit en ce quelles nont pas en réalité ne conviennent en rien. » Gaye Çankaya Eksen surmonte cette difficulté parce quelle ne se borne pas à un rapprochement par la négation ; elle met en avant une possible communauté dapproche fondée sur la conception de lindividu ou de la chose singulière, quelle prenne la forme du conatus spinoziste ou de la liberté sartrienne, qui demeure et résiste à sa dissolution dans létat civil suite à un transfert du droit.

Dès lors chez les deux auteurs, le maintien de la concorde et de la paix en société dépend de la production continue du désir de vivre ensemble pour être libre. Il implique donc larticulation dune réflexion éthique et dune réflexion politique, car il ne sagit pas simplement de sinterroger sur le choix dun type de régime politique, mais sur le rapport de lindividu à soi et aux autres, qui est au cœur du désir de vivre ensemble. Cette démarche implique la prise en considération de lingenium des individus et du peuple pour construire et organiser la vie commune et elle repose sur lexpérience dune liberté et dun accroissement de puissance qui devient une fin ultime.

Cest pourquoi la deuxième partie du livre est consacrée à larticulation de la liberté singulière et de la concorde politique à travers une éthique de la générosité. Cest autour du concept de générosité en effet que se nouent léthique et la politique chez les deux auteurs, parce que cette vertu est la condition de possibilité dune société vivant véritablement 14en paix. Il est intéressant de constater que, chez lun comme chez lautre, léthique de la générosité va jouer un rôle décisif. Bien que Sartre se refuse au départ à proposer une hiérarchie des valeurs, dans les Cahiers pour une morale, il les classe en fonction de leur degré de manifestation de la liberté et il place la générosité au sommet. Pour Spinoza, la paix mêle des déterminations politiques et éthiques, elle réside dans la force dâme, la fortitudo, qui se définit par les deux désirs actifs de fermeté et de générosité. Cette démarche implique un processus réflexif, car il sagit de parvenir à une conscience et une contemplation de soi. Chez Sartre également, il sagit dopérer la conversion à la réflexion pure et de faire montre de générosité, comme création de soi pour autrui. La générosité sartrienne articule donc le principe de conservation de soi et dalliance avec autrui propres à Spinoza.

De très belles pages sont ainsi consacrées à lanalyse de ce concept et à la mise en évidence de cette logique commune à lœuvre chez les deux auteurs. Cette logique commune du reste nexclut pas les différences. Affect actif chez Spinoza, la générosité reste une passion pour Sartre, celle du don de soi. Dès lors les rôles ne seraient-ils pas étrangement inversés, puisque lactivité la plus grande, au lieu dêtre lapanage dune philosophie de la libre volonté, semble se nicher au cœur dune pensée prétendument marquée par la fatalité ? Bien quelle ne soit pas lobjet du livre, la question est ouverte et mérite dêtre posée.

Il faut en définitive remercier chaleureusement Gaye Çankaya Eksen de nous arracher à lopposition classique du libre arbitre sartrien et de la nécessité spinoziste pour nous inciter à penser en parallèle la constitution de la communauté et nous inviter à la comprendre avec elle comme une composition dynamique des singularités, toujours à construire ou à inventer, parce que toujours menacée de ruine et de décomposition.

Chantal Jaquet

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne