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Classiques Garnier

Comptes-rendus de lecture

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L institution du travail. Droit et salariat dans l histoire, Claude Didry, La Dispute, 2016.

Héloïse Petit

CLERSE – UMR CNRS 8019

Université de Lille 1

Dans cet ouvrage, Claude Didry propose une nouvelle lecture de lhistoire sociale du salariat post-révolutionnaire. Il retrace plus de deux siècles dhistoire, en mettant constamment en perspective le droit et son usage. Lauteur sappuie pour cela sur des travaux dhistoriens, sociologues, juristes et parfois économistes, ainsi que sur ses propres recherches en sociologie du travail, alliant des méthodologies différentes (de létude de matériaux historiques à des analyses quantitatives ou qualitatives pour les périodes plus récentes). Dans une première partie (chapitres 1 et 2), Claude Didry nous invite à repenser radicalement lhistoire sociale du salariat au xixe. La seconde partie (chapitres 3 et 4) propose une lecture de la naissance du droit du travail et des conventions collectives comme vecteur démergence de collectifs de travail au niveau de létablissement ou de lentreprise. La dernière partie (chapitres 5 et 6) sappuie sur ce rôle structurant donné à lentreprise pour avancer une lecture des mutations du salariat depuis les années 1960. Louvrage constitue donc une chronologie de linstitution du salariat tout en posant au fur et à mesure les jalons dune lecture originale de la relation salariale. Le dernier chapitre pose les enjeux de cette relecture historique, notamment au regard de la dynamique contemporaine du salariat. Dans cette note de lecture, je présenterai ces différentes parties successivement.

Le premier chapitre propose un nouveau regard, tout à fait stimulant, sur le monde ouvrier du xixe siècle. La chronologie souvre sur la volonté révolutionnaire dabolir toute trace de féodalisme ou de subordination dans les relations de travail. Il en découle la création dun contrat de louage douvrage dont lobjectif est bien de sapprocher du mythe de la « libre » contractualisation attaché à la figure du contrat de vente. Cette volonté libérale de sortie du modèle corporatiste sest également traduite par les décrets dAllarde et la loi Le Chapelier entravant toute forme 158dorganisation collective des ouvriers. Lhistoire sociale retient classiquement de ce tournant lémergence dune phase de marchandisation du travail (Castel, 1995 ; Boissonnat, 1995). Il sensuit limage dune révolution industrielle bâtie sur lexploitation ouvrière à grande échelle. Claude Didry nuance ce propos en démontrant que la période est celle dune entre-exploitation ouvrière plutôt que dune exploitation ouvrière par le patronat. Il sappuie pour cela sur une analyse approfondie du Code civil et des jugements et activités prudhomales. Selon lauteur, à force de prôner la liberté contractuelle de louvrier, la Révolution aurait favorisé lémergence dun monde ouvrier constitué dassociés potentiels liés par des architectures complexes de contrats de louage douvrage. Si le groupe des ouvriers reste soudé, cest uniquement par son opposition au groupe des commerçants et par la référence à des règles dusage communes (ancêtres des conventions collectives selon lauteur) que lon voit référencées dans les jugements prudhomaux. Claude Didry propose ensuite une analyse approfondie des canuts Lyonnais pour illustrer la construction dune culture commune tissée sur un maillage de relations de sous-traitance en chaîne.

Le second chapitre poursuit cette grille danalyse et propose une analyse critique de la multiplication des relations de louage douvrage. Le cas des ouvrières à domicile, qui alimentent les rayons des grands magasins alors en développement, est particulièrement bien décrit. Poussé à lextrême, le louage douvrage ne laisse plus aucune indépendance ou liberté dagir au preneur dordre. Ces cas extrêmes sont qualifiés de « marchandage » et interdits par décret dès 1848. Mais les principes législatifs mettent parfois longtemps à prendre forme et lauteur montre que ce décret ne deviendra effectif que par un arrêt de 1901. Entre les deux, la révolution industrielle sest bâtie sur la multiplication des relations de louage douvrage. Claude Didry souligne alors quon est déjà dans le capitalisme sans que le contrat de travail, et par là le salariat, nait encore pris forme.

Le troisième chapitre, intitulé « La révolution du contrat de travail », est un des plus originaux de louvrage. Il déconstruit la thèse dun contrat de travail héritier du contrat de service (Cottereau, 2002), et avance lidée dun contrat construit dans la volonté dune rationalisation juridique, rapportant à une seule forme contractuelle une multiplicité de relations. Lauteur étudie les forces centrifuges ayant contribué à lémergence dune forme unique de contrat de travail. Ces forces sont dordre intellectuel 159et institutionnel. Dun côté, lémergence dune nouvelle génération de députés socialistes (Jaurès, Millerand et Groussier notamment), les travaux de sociétés savantes (surtout la Société dÉtudes Législatives) ou dintellectuels (Émile Durkheim notamment) contribuent à renouveler complètement la façon denvisager les relations de travail. Du point de vue institutionnel, Claude Didry retrace évidemment la mise en place dun Code du travail en 1910. Mais il souligne également le rôle du décret Millerand de 1899 sur les conditions des marchés publics dont limpact en même temps que leffectivité sont démultipliés par leffort de guerre. Lauteur se focalise ensuite sur la législation sur la durée du travail de 1919 qui, contrairement aux lois précédentes, sapplique très largement (et non seulement aux femmes et aux enfants), y compris à des populations jusque là dominées par le tâcheronnat. À suivre lauteur, cest là le grand tournant dans linstitution dun salariat, et ce pour trois raisons : le travail est défini par sa durée et non plus par son objet ou son fruit ; la rémunération au temps prend le pas sur une rémunération à la tâche et, socialement, le travail devient une activité délimitée, distincte des activités familiales ou de loisir.

Selon Claude Didry, la naissance du contrat de travail est la source dune autre transformation fondamentale : linscription du salarié dans un collectif de travail. En même temps que le contrat de travail se diffuse comme forme demploi prépondérante, un certain nombre de règles et dinstitutions se mettent en place en se calant sur le périmètre de cette forme demploi. Suivant lauteur, on peut citer les prémices dune protection sociale ou la constitution dun tribunal de prudhommes unifié à lensemble des salariés. Dans le quatrième chapitre, lauteur développe plus avant lanalyse de lémergence et le rôle croissant de collectifs intermédiaires. Il étudie tout dabord les débuts dun syndicalisme unifié avec la naissance de la CGT. Il détaille surtout ensuite le rôle pivot que prennent létablissement et la branche comme lieux de construction de collectifs de travail, notamment lors de la mise en place de conventions collectives. La modification des structures productives en même temps que la dynamique du cadre juridique sassocient alors pour faire émerger une forme nouvelle dinstitution du travail.

Le cinquième chapitre propose une relecture novatrice du passage de la période de laprès Seconde Guerre mondiale (les Trente Glorieuses) à la période récente. Claude Didry prend le contrepied des lectures focalisées sur 160le « tournant » constitué par les années 1970 en soulignant lenracinement des transformations récentes dans la dynamique propre de nos très grandes entreprises, telle quengagée dès les années 1960. Deux lignes argumentaires sont développées. Dans un premier temps, lauteur donne une place cruciale au général de Gaulle et aux prémices de la construction européenne dans lémergence de « champions nationaux » (à lappui de mouvements de fusions et acquisitions qui nous paraissent aujourdhui si représentatifs de la période récente). Cest ainsi sous limpulsion de lÉtat et dans un contexte douverture de léconomie nationale, que la compétitivité est érigée comme but ultime des stratégies dentreprises. Plutôt quun collectif de travail à organiser, voire à rationaliser, les salariés commencent à être considérés comme des ressources stratégiques à mobiliser. Cest bien dans cet esprit que lauteur lit la mise en place des pratiques de participation ou dinformation – consultation des salariés. En parallèle de ce tournant de la compétitivité, sur la même période, Claude Didry souligne lémergence dune nouvelle forme de chômage comme préfiguration dune nouvelle forme demploi. La multiplication des restructurations comme dynamique normale du tissu productif induit un nouveau regard sur le chômage. Il devient un chômage structurel, daccompagnement des mutations du tissu productif. Claude Didry lit alors linstitution dun système dindemnisation du chômage, des préretraites ou du droit à la formation professionnelle comme des contreparties nécessaires à laccroissement dun chômage dont on comprend quil sera présent en continu. Ces outils de reconversion des travailleurs ou de collectivisation de la gestion des sureffectifs peuvent alors être considérés comme un moyen indirect et complémentaire de soutenir nos « champions nationaux ».

Dans les dernières sections du chapitre, Claude Didry développe ce qui, selon lui, découle de la crise des années 1970. La cristallisation du CDI (contrat à durée indéterminée) en un contrat « rigide » est la conséquence de la fin de l« équilibre demploi ». Les règles encadrant les ruptures de CDI et linstauration des CDD (contrat à durée déterminée) et intérim comme contrats « atypiques » datent des années 1970 ; ils ne sont pas lhéritage des Trente Glorieuses mais bien une réaction face à la multiplication des vagues de licenciements. Lauteur sattache également à souligner ici que les mobilités professionnelles nont pas augmenté ces dernières années, du moins pas pour tous, mais se seraient focalisées sur certains profils : les plus jeunes et les plus âgés. Comme le souligne 161Claude Didry, ces différents développements atténuent grandement la portée des thèses sur lobsolescence de notre Code du travail, quelles soient portées par des juristes (Boissonat, 1995 ; Supiot, 1999) ou économistes (Blanchard et Tirole, 2003 ; Cahuc et Kramarz, 2005).

Le dernier chapitre offre un regard complémentaire sur les pratiques de restructurations dentreprises. Claude Didry y développe une analyse des enjeux et moyens daction des salariés face aux vagues de suppressions demploi. Les années 1960 voient émerger des luttes sociales dun genre nouveau : les plans patronaux ne sont plus une fatalité à laquelle saffronter mais une stratégie à critiquer. Lémergence dun droit du licenciement collectif va dans ce sens en institutionnalisant la gestion collective des restructurations. Claude Didry recompose ici les nombreux apprentissages institutionnels auxquels a donné lieu la loi de 1993 précisant les conditions dexistence dun « plan social ». Dans un dernier temps, ce chapitre souligne un point crucial des transformations récentes des structures productives face auquel lapprentissage institutionnel achoppe pour linstant à trouver des solutions : la perte de sens du niveau « établissement », et même « entreprise », comme espace de dialogue social (Petit et Thèvenot, 2006 ; Lyon-Caen et Urban, 2012). Ce dernier point souligne si nécessaire en quoi le cadre institutionnel du salariat est constamment sous tension, et doit le rester face aux transformations continues du tissu productif.

Le chapitre conclusif offre un retour sur le positionnement scientifique de lauteur. Claude Didry précise les conclusions principales tirées de sa démarche à commencer par le rôle pivot de la naissance du contrat de travail et des débats qui lont accompagné comme élément fondateur du salariat. Lorsquil se traduit par la reconnaissance dun lien individuel entre chaque travailleur et un unique employeur, ce contrat est également au cœur de la constitution dun collectif de travail. Lauteur précise ensuite ce quil considère comme le défi central du salariat contemporain : lidentification de lemployeur. Si le contrat de travail permet encore (selon lauteur) dinstituer le salarié, il nest plus la réponse adéquate à lidentification de la finalité du travail : pour qui le salarié travaille-t-il ? Le chef détablissement ? Dentreprise ? De groupe ? De donneur-dordre ? La recomposition du tissu productif et la diffusion denjeux financiers plutôt quindustriels ont remodelé la demande de travail sans que les institutions nen aient encore pris la mesure. Claude Didry propose alors quelques conjectures pour une sécurité sociale industrielle.

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À titre de conclusion, je préciserai ce qui me semble constituer les deux apports fondamentaux de cet ouvrage. Il permet tout dabord détablir une filiation entre le contrat de travail et le contrat de louage douvrage quand il est plus classique de souligner la filiation avec le contrat de « louage de domestiques et ouvriers ». Ce nouvel angle de vue est permis par la méthode adoptée par lauteur : se plonger dans les débats préalables et contemporains à linstauration du contrat de travail. Ensuite, Claude Didry montre comment linstauration du contrat de travail et des conventions collectives est le moment de linstauration du caractère collectif de la relation de travail. Il en découle une focalisation sur le niveau de lentreprise comme creuset des mutations du salariat. Si lon remonte à la Révolution, on voit dailleurs que cest bien la focalisation sur lorganisation de la production plutôt que sur la forme contractuelle qui permet à Claude Didry de souligner la filiation entre contrat de travail et contrat de louage. Lauteur sort dune vision a-historique de lentreprise pour faire des formes dorganisation du travail le fil rouge de sa lecture du salariat.

Depuis plusieurs décennies, lhistoire sociale du salariat a eu tendance à se figer dans les termes posés par Cottereau (2002), Castel (1995) ou Boissonnat (1995). Mais lhistoire est vivante et cest ce que nous rappelle le travail de Claude Didry. Elle est et doit être constamment relue au regard des questionnements contemporains. Dans ce contexte, le livre de Claude Didry offre une relecture fort à propos puisquil adopte le prisme de lentreprise et de ses reconfigurations dans un contexte où les configurations récentes du tissu productif mettent à mal le cadre institutionnel du travail. On peut toutefois introduire une distance avec les conclusions de lauteur sur deux points : tout dabord, on peut craindre que la référence prégnante au cadre juridique occulte une part des forces économiques et sociales en présence : celles qui ne se traduisent pas en droit. Dautre part, si lauteur se positionne clairement par rapport à dautres travaux dessinant des fresques du salariat (et dabord ceux de Robert Castel et Jean Boissonnat), il aurait été intéressant que les différentes parties de louvrage ouvrent davantage le regard sur les débats propres à chaque période. Au-delà de ces quelques limites, je terminerai en soulignant quen économie comme en sociologie, cet ouvrage fait date en ce sens quil est aujourdhui une lecture indispensable pour quiconque sintéresse à lhistoire du salariat.

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Références bibliographiques

Blanchard O., Tirole J., 2003, Protection de lemploi et procédures de licenciement., Paris, La Documentation Française.

Boissonnat J., 1995, Le Travail dans vingt ans, Paris, Odile Jacob, La Documentation Française.

Cahuc P., Kramarz F., 2005, De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle, Paris, La Documentation Française.

Cottereau A., 2002, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales Histoire, sciences Sociales, 57-6.

Castel R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.

Lyon-Caen A., Urban Q. (éd.), 2012, La crise de lentreprise et sa représentation, Paris, Dalloz.

Petit H., Thèvenot N. (éd.), 2006, Les nouvelles frontières du travail subordonné, Paris, La Découverte.

Supiot A. (dir.), 1999, Au-delà de lemploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion.

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Libérer le travail. Pourquoi la gauche s en moque et pourquoi ça doit changer, Thomas Coutrot, Seuil, 2018.

Dominique Méda

IRISSO – UMR CNRS 7170

Université Paris-Dauphine/PSL

Voici un livre très important, écrit par un des meilleurs spécialistes de la question du travail en France. Il nous offre une réflexion puissante et précise sur les conditions de travail en France, leur importance pour la vie démocratique et sur la possibilité de transformer radicalement lorganisation du travail pour libérer le travail et lentreprise.

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Une mise au point extrêmement précieuse
sur les conditions de travail

Le livre est clairement engagé et lauteur défend une thèse nette : la gauche sest trompée en acceptant de voir les mauvaises conditions de travail et la subordination compensées par des augmentations de salaire ou en pensant que le capitalisme pourrait être domestiqué grâce aux nationalisations et aux opérations de planification ou de redistribution. Car le travail nest pas seulement un espace et un temps où lon passe le plus clair de sa vie, cest aussi une activité qui engage tout lêtre humain et le marque profondément. Les conditions dexercice du travail sont donc déterminantes. Or, elles sont très médiocres, notamment en France.

Thomas Coutrot, responsable depuis de longues années de la remarquable série des enquêtes « Conditions de travail » à la Direction de lAnimation de la Recherche, des Études et Statistiques (DARES) au Ministère du Travail, est sans doute lun des meilleurs connaisseurs de ces questions en France. Il rappelle dabord les principaux résultats des différentes enquêtes (Conditions de travail françaises et européennes, Sumer1, Risques Psychosociaux et Conditions de travail…) : « le travail contribue au bien-être psychologique pour un actif sur trois, mais au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées ». Thomas Coutrot voit dans ces résultats la conséquence de lorganisation et de la gouvernance néo-libérales du travail, mais aussi de loubli par la gauche de la prise en considération de lactivité de travail. Car sa principale thèse est celle-ci : travailler, cest se confronter à la résistance du réel. Le travail vivant, cest lactivité réelle de la personne au travail, qui demande une inventivité et une capacité dinnovation permanentes, bien au-delà du travail prescrit. Mais si le travail peut rendre heureux, il reste une souffrance pour beaucoup de salariés et même dindépendants.

Une Étude inÉdite sur les liens
entre conditions dexercice du travail et dÉmocratie

Quelles sont les conséquences de ces médiocres conditions de travail, et plus particulièrement de la diminution régulière de lautonomie au travail ? Thomas Coutrot présente, dans le chapitre 9 de louvrage, 165les résultats de létude empirique quil a consacrée aux liens entre conditions de travail et comportement électoral : lautonomie au travail apparaît nettement plus faible là où le vote FN aux élections présidentielles de 2017 est élevé. Ainsi dans les communes où Marine Le Pen a eu les meilleurs scores le 7 mai 2017, 48 % des personnes en emploi disent que « leur travail consiste à répéter une même série de gestes ou dopérations » mais seulement 31 % dans les communes qui ont le plus voté Emmanuel Macron ou François Fillon. « Sabstenir ou voter à lextrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères quune contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique » conclut Coutrot. Dès lors, les typologies construites à partir de lenquête européenne sur les conditions de travail permettant de distinguer différentes formes dorganisation du travail, les unes « apprenantes » qui laissent une large place à lautonomie et la prise de décision des travailleurs, les autres en « lean management » ou tayloriennes, qui les réduisent, sont particulièrement intéressantes à analyser. Où se sont-elles développées et sous quelles influences ?

Une réflexion passionnante sur la possibilité
de libérer le travail et lentreprise

Dans certains pays – notamment les pays scandinaves – les organisations du travail « apprenantes » sont plus développées, les salariés ont plus dautonomie, participent davantage aux décisions qui concernent leur travail, sont plus consultés lors de changements. Cest là que lapproche sociotechnique a laissé des traces durables, et quont notamment été expérimentées les équipes autonomes au cours des années 1970. Si le patronat français est très vite parvenu à freiner limplantation des organisations apprenantes, le pouvoir et limplication des syndicats dans les questions dorganisation du travail sont parvenus, dans les pays scandinaves, à modifier en profondeur le processus de décision sur ces questions, même si, là aussi, le tournant néo-libéral a fait son œuvre.

Quel espoir y a-t-il dès lors, aujourdhui, de transformer durablement lorganisation du travail ? Faut-il céder à la mode de lentreprise libérée ? Non, répond Thomas Coutrot en rappelant les critiques qui ont accompagné le déploiement de cette mode managériale et ses fortes limites. En 166revanche, les travaux de Frédéric Laloux2 et de Brian J. Robertson3, deux promoteurs de nouvelles formes dorganisation du travail, semblent, à ses yeux, de nature à aider à penser un modèle dentreprise post-hiérarchique, autogouverné ou holacratique, susceptible dapporter un début de réponse à la question de savoir comment faire reculer la division entre conception et exécution du travail, division que même les adeptes des coopératives ne sont pas parvenus à formuler. Coutrot dessine alors les linéaments de lentreprise auto-gouvernée comme « commun productif » permettant de penser la liberté du travail dans des organisations de toutes tailles, qui lui semblent totalement congruents avec les principes de conception permettant la gestion durable dune ressource, exposés par Elinor Ostrom.

Il ne reste plus quà introduire ces principes dans le monde daujourdhui, où domine notamment la théorie de la valeur pour lactionnaire et la subordination du travail. Comment faire ? Cest là que Thomas Coutrot fait intervenir Moishe Postone4 et sa thèse (inspirée bien sûr de Marx) de la double face du travail, valeur dusage et valeur déchange, qui permet de comprendre le phénomène de laliénation des travailleurs mais qui occulte, selon Coutrot, la question de la subordination. Il ne faut pas seulement sabstraire de la loi de la valeur mais plus généralement du travail abstrait. Thomas Coutrot voit dans le déploiement du travail collaboratif et léthique du care, mais aussi dans la gouvernance démocratique de lentreprise et le recul de la subordination, les moyens de sortir du piège de la domination du travail mort sur le travail vivant. Plus généralement, le « délibéralisme » proposé par lauteur suppose linstauration dune coopération commerciale internationale au lieu du libre-échange, la fermeture des marchés internationaux de capitaux et la relocalisation sélective des productions. Le salaire à vie proposé par Bernard Friot constitue une des conditions permettant de rendre cette organisation viable.

Quand, comment, pourquoi ?

Le projet proposé par Thomas Coutrot est séduisant, cohérent et fait écho à plusieurs autres travaux proposés par plusieurs chercheurs ces 167dernières années. Comme ceux-ci, il échoue néanmoins à dessiner les étapes et les conditions précises de sa mise en réalisation, tant il est éloigné du contexte contemporain (que lon pense aux décisions commerciales prises par Trump) et des mesures récentes prises par le gouvernement français, qui vont à lencontre de toutes ces propositions. Le point central me paraît être, de ce point de vue, la révolution que représenterait pour les syndicats français la décision de semparer des questions dorganisation du travail, dune part, et den faire, avec dautres syndicats (et aussi pourquoi pas la Confédération Européenne des Syndicats et la Confédération Syndicale Internationale) un point central de revendication et daction. Plus précisément encore, il me semble que lidée développée en Suède en 1976 dans la loi sur la codétermination, imposant à lemployeur de négocier avec les syndicats les changements organisationnels qui affectent les conditions de travail ou les termes de lemploi, et réitérée dans le projet du syndicat de la presse, Utopia, décrivant en détail ce que les syndicats doivent exiger lors de lintroduction de nouvelles technologies ou de changements organisationnels dans les journaux, dessine une voie praticable et riche. Au moment où lon écrit cet article, la loi Pacte (Plan daction pour la croissance et la transformation des entreprises) est en discussion à lAssemblée nationale et propose des modifications tout à fait minimes de ce point de vue. Une autre voie que nouvre pas Thomas Coutrot est celle qui consisterait à proposer une nouvelle comptabilité dentreprise, à linstar de celle proposée par Jacques Richard par exemple (Comptabilité Adaptée au renouvellement de lEnvironnement) et qui saccompagnerait nécessairement dune remise en cause de la théorie de la valeur pour lactionnaire.

Enfin, si le salaire à vie paraît diablement compliqué à mettre en œuvre, une dernière interrogation porte sur lidée générale du travail que défend Thomas Coutrot : dans certains cas source de souffrance, mais en soi, pleinement épanouissant. Cest là quà mon avis souvre une série de questions que javais contribué à poser en 1995 en rappelant que lidée du travail pleinement épanouissant nest peut-être, après tout, quun mythe. Un mythe certes utile, un mythe en partie conforté par Marx (« Supposons que nous produisions comme des êtres humains… nos productions seraient autant de miroirs tendus lun vers lautre… »), mais un mythe peut-être finalement trop embarrassant. Autrement dit, et contrairement à ce que suggère Thomas Coutrot, ce nest pas parce 168que le chômage constitue une insupportable souffrance que le travail est, en soi, un bonheur. Encore faut-il que ce travail soit de qualité – ce que Coutrot ne nie pas –, quil noccupe pas toute la place mais laisse à dautres activités la possibilité de se développer, bref quil népuise pas la gamme diversifiée des activités humaines. Cest dailleurs bien ce que suggérait Postone lorsquil défendait lidée dun Marx pour lequel, dans la société post-capitaliste, le travail ne serait plus central.

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L impact de la financiarisation sur les entreprises, et plus particulièrement, sur les relations de travail, Olivier Favereau, Rapport pour le Bureau International du Travail, Genève, 2016.

Thomas Dallery

CLERSE – UMR CNRS 8019

Université du Littoral Côte dOpale

Au sein des grandes institutions internationales, le Bureau International du Travail (BIT) détonne. Les analyses économiques quil produit sont souvent à contre-courant de ce que produisent la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International (FMI) ou lOrganisation pour la Coopération et le Développement Économique (OCDE). Au lieu de reprendre à son compte les traditionnelles rengaines de lorthodoxie économique, le BIT donne régulièrement la parole à des thèses hétérodoxes qui ne se satisfont pas du monde tel quil va.

Le rapport dOlivier Favereau se situe bien dans cette veine. Dans une démarche ambitieuse, il se propose darticuler trois temps de réflexion, tous aussi intéressants les uns que les autres. Dans un premier temps, il dresse un bilan rétrospectif de lévolution de nos économies depuis les années 1970. Il sagit notamment de montrer quels sont les faits stylisés de ce quon appellera la financiarisation, mais aussi de voir comment ont évolué les entreprises et les relations de travail. Reconnaissons demblée quil y aurait là matière à constituer un ouvrage entier avec 169ce seul premier travail ! Dans un deuxième temps, le rapport dOlivier Favereau sengage dans une démarche analytique consistant à mettre en évidence les relations entre le phénomène de financiarisation dune part, et les transformations de lentreprise et du travail dautre part. Avec cette analyse, Olivier Favereau sefforce de réunir des recherches qui sont traditionnellement séparées : sil existe des analyses de la financiarisation dun côté et des analyses de lévolution des relations de travail dun autre côté, il est rare que ces deux littératures dialoguent. Lun des apports essentiels du rapport du BIT est de montrer, à laide des outils de léconomie des conventions, comment la financiarisation a structuré une nouvelle norme de gestion des entreprises et, plus globalement, une nouvelle norme de la relation de travail. Olivier Favereau ne se contente pas de nous dire doù nous venons et pourquoi nous en sommes là, mais il sessaie même, dans un troisième temps, à envisager lavenir. La démarche prospective sappuie cette fois sur plusieurs scenarii proposant chacun son lot de solutions pour enrayer les dynamiques les plus néfastes de la financiarisation.

Dailleurs, la financiarisation, quest-ce que cest au juste ? Il est de coutume parmi les économistes de poser simplement lidée que la financiarisation désigne la place croissante prise par la finance dans le fonctionnement de nos économies. La financiarisation peut donc avoir des effets à la fois au niveau macroéconomique, mais aussi au niveau microéconomique : sous son emprise, la dynamique de la croissance et de lemploi est modifiée, mais la gouvernance des entreprises et lexercice concret du travail dans lentreprise le sont aussi. Dans la première moitié du rapport, Olivier Favereau recense les conséquences de la financiarisation sur ces deux niveaux. Mais si les conséquences macroéconomiques de la financiarisation sont évoquées, elles sont plus listées que décortiquées en profondeur. Les faits stylisés relatifs à la financiarisation déroulent un scénario bien connu : la finance a été dérégulée dans les différents pays entre les années 1970 et 1980 ; les activités financières ont profité de la variabilité nouvelle des taux dintérêt et des taux de change pour prendre leur essor ; les pouvoirs publics se sont mis dans les mains de la finance en généralisant le financement de marché de la dette publique ; lunification des marchés sorganise pour permettre dacheter et de vendre à tout moment tout type dactif, ce qui induit un raccourcissement de lhorizon de placement ; la finance 170en vient à tourner sur elle-même, sans ne plus sintéresser à léconomie réelle que lorsquil sagit dy prélever le maximum de ressources, par exemple sous la forme des rachats dactions… Dans la liste des différents faits stylisés, il est dommage que certains révèlent les effets de la financiarisation, là où dautres mettent davantage en lumière les causes du phénomène. Cest peut-être là le regret principal que lon peut avoir vis-à-vis de cette première partie du rapport : quil ne sétende pas suffisamment sur ces causes institutionnelles, ces réformes politiques qui ont provoqué le mouvement de financiarisation. Le point de départ, cest que la finance a été dérégulée par des acteurs politiques (Reagan aux États-Unis, Thatcher au Royaume-Uni, Bérégovoy en France). La place manquait sûrement pour une telle analyse dans le rapport, mais il aurait été intéressant davoir une discussion des arguments avancés par les partisans de la dérégulation financière. Quen attendaient-ils réellement comme avantages ? Avaient-ils conscience quils mettaient le politique dans la main des marchés financiers ? Certaines des réponses peuvent se trouver, dans le cas français, dans louvrage de Benjamin Lemoine5 qui étudie justement la mise en marché de la dette publique, lune des modalités de la financiarisation.

Si le rapport dOlivier Favereau se veut une analyse globale de la financiarisation et de ses effets, le cœur de létude porte sur lentreprise. Il sagit notamment de voir comment elle a subi ce que lauteur appelle une « grande déformation » dans ses deux piliers juridiques que sont le contrat de société dune part, et le contrat de travail dautre part. Pour étayer son affirmation, Olivier Favereau procède à nouveau à lidentification de faits stylisés recouvrant les évolutions des entreprises et des relations de travail. Lautonomie des managers vis-à-vis de la finance a été réduite par la mise en place de dispositifs incitatifs alignant lintérêt des managers sur celui des actionnaires. Dans le même temps, les salariés se sont vus davantage flexibilisés et précarisés par le développement de nouvelles normes de gestion de lemploi (développement des contrats atypiques, individualisation des rémunérations, facilitation des licenciements…), au point que ce sont finalement eux qui portent le risque inhérent à lentreprise. La souffrance au travail, la montée des inégalités, léclatement des chaînes de valeur au niveau international ou la moindre capacité des 171États-nations à contrôler leur conjoncture économique sont aussi évoquées par Olivier Favereau comme des faits stylisés décrivant lévolution des entreprises et des relations de travail.

Si, à ce stade du rapport, la causalité nest pas encore avancée par lauteur, la juxtaposition des faits stylisés de la financiarisation dun côté, et des faits stylisés de lévolution des entreprises et des relations de travail dun autre côté produit déjà un certain effet. La deuxième partie du rapport développe largument selon lequel cette « grande déformation » des entreprises et cette perte de sens du travail peuvent être ajoutées directement au passif de la financiarisation. Pour ce faire, Olivier Favereau mobilise ce qui était resté trop largement dans lombre dans la première partie du rapport : les justifications théoriques dune part, et les dispositifs pratiques dautre part, qui ont permis dopérer lensemble de ces changements. La financiarisation de lentreprise sest en effet imposée parce quelle disposait dune légitimité inspirée par les théoriciens de lagence : lentreprise appartiendrait à ses actionnaires, et les managers seraient donc les mandataires dune relation contractuelle dans laquelle les actionnaires seraient les mandants. Ou, pour le dire sans le jargon de cette théorie : les managers doivent obéir aux actionnaires car ce sont eux les propriétaires de lentreprise. Cette thèse, incarnée par Milton Friedman, sest imposée dans les années 1970. Il convient ensuite de mettre en place des institutions qui permettront aux actionnaires de faire en sorte que les managers ne profitent pas de leur position à la direction des entreprises pour détourner à leur profit une richesse qui devrait normalement revenir aux actionnaires : on crée ainsi les principes de la gouvernance actionnariale pour établir, sur une base morale, que lentreprise doit être dirigée dans lintérêt des actionnaires, car ce sont eux les propriétaires de lentreprise. Pour que son pouvoir de justification soit complet, il faut aussi être en mesure de légitimer cette gouvernance sur la base de lefficacité. Cest ce à quoi sattèle la thèse de lefficience des marchés : plus les marchés financiers auront de place dans léconomie, meilleure sera lallocation des ressources. La boucle est donc bouclée dans lordre des idées : les principes de bonne gouvernance sallient à la thèse de lefficience des marchés financiers pour justifier une ouverture toujours plus grande des marchés et une soumission toujours plus poussée des entreprises aux intérêts actionnariaux. Sauf que, comme le rappelle justement Olivier Favereau, le droit de propriété des actionnaires 172sur lentreprise nexiste pas, tout simplement parce que lentreprise na pas dexistence en droit (au contraire de la société). Les théoriciens de lagence ont donc créé une idée puissante, mais non-pertinente. Cest ce quOlivier Favereau appelle « la déformation du contrat de société ».

Mais, au-delà de la force des idées, le rapport dOlivier Favereau souligne aussi que la financiarisation a été rendue possible par lutilisation de dispositifs pratiques. La financiarisation sest accompagnée dune frénésie de pratiques dévaluation, ce qui permet de gouverner par les nombres. Le collectif de travail sen retrouve fractionné à la fois dans le temps et dans lespace : dans le temps, car la performance permet de justifier dinterrompre les relations de travail ; dans lespace car les mesures sont individualisées, ce qui fragilise les collectifs. Parmi les dispositifs concrets dévaluation systématique, la comptabilité à la « juste valeur » se range en bonne place. Mais dautres outils sont au service de lobsession de lévaluation, avec des effets qui se font sentir dans lexercice du travail lui-même : « Le principal chaînon entre la financiarisation et les relations de travail est donc une nouvelle modalité de gestion du travail salarié en entreprise, centrée sur le couple reporting[] / gestion par objectifs [] » (p. 51). Concrètement, les salariés se voient assignés des objectifs quantitatifs ex ante (objectifs quantitatifs qui peuvent conduire à une déshumanisation du contenu du travail), et la direction des organisations sassure de la réalisation de ces objectifs par la mise en place dun reporting pour suivre lévolution des performances quantitatives des salariés. Le chiffre se pose sur les relations humaines dans lentreprise, que ce soit au niveau de la conception des tâches à réaliser ou des évaluations a posteriori. Surfant sur lair du temps des années 1980-1990, les salariés se voient en outre incités à faire preuve dautonomie, desprit dinnovation et de créativité pour atteindre ces objectifs chiffrés. Les cadres intermédiaires sont alors piégés dans cette situation inconfortable où ils reçoivent les exigences de rentabilité de leur direction qui ne fait que relayer les desiderata des actionnaires, tout en étant confrontés à la nécessité dimposer à leurs subordonnés ces objectifs reçus den haut. Pour les plus lucides dentre eux, les cadres intermédiaires sont donc aux premières loges de labsurdité du système imposé par la financiarisation dans lentreprise : des objectifs sans cesse revus à la hausse, un contenu du travail de plus en plus dénaturé. Pour les plus loyaux dentre eux, cest lépuisement professionnel qui guette. 173Alors quon leur vendait les idéaux dautonomie et dinventivité, il nest pas étonnant dès lors quil sagisse de lune des fonctions les plus touchées par le désenchantement au travail… En résumé, Olivier Favereau propose ce quil appelle une fractale du néo-libéralisme : « de même que léconomie réelle est gouvernée par la finance et que lorganisation économique complexe quest lentreprise est gouvernée par la “société de capitaux”, de même la personne humaine est gouvernée par lhomo oeconomicus » (p. 62). La financiarisation a bouleversé et le fonctionnement macroéconomique, et le fonctionnement des entreprises, mais aussi le fonctionnement des individus dans leur rapport au travail : si on résume le schéma, on pourrait dire simplement que le salarié est gouverné par les impératifs des marchés financiers, et que la financiarisation contribue à modifier lindividu lui-même, en cherchant à le modeler selon les besoins du système financier. Cest ici une prise de conscience vertigineuse que nous offre le rapport du BIT : et si la promotion du salarié adaptable et innovant nétait que la projection sur lindividu de lunivers des marchés financiers qui valorisent toujours la liquidité et la nouveauté ?

Au sortir de ce deuxième temps du rapport, Olivier Favereau esquisse un troisième mouvement, nécessairement moins abouti que les précédents puisquil sagit de dessiner des perspectives sur le futur du capitalisme. Pour qui voudrait changer la course du système, la tâche sannonce ardue, étant donné que « nous avons affaire désormais, avec la financiarisation, à un régime on ne peut plus solidement installé aux niveaux simultanément macro-économique, managérial, et anthropologique » (p. 65). Mais Olivier Favereau sattaque à ce quil identifie comme le point faible du système : sa conception de lentreprise. En particulier, il pense que le droit peut permettre de modifier le statut de la société, donc de lentreprise, donc la dynamique de lensemble du système. Concrètement, la voie proposée est celle de la généralisation dune codétermination qui redonnerait une place au travail dans la direction des entreprises. Cest ensuite de cette première conquête que découleraient les autres (reprise en main par la politique des marchés financiers notamment). On peut regretter que ce scenario de sortie de la financiarisation par une forme de socialisation de lentreprise ne soit pas plus étoffé. Mais, comme le reconnaît lauteur, il ne cherche quà fixer « une procédure » et laisse le soin aux acteurs de déterminer le contenu de ce scenario. Parmi les 174récentes préconisations du rapport Notat-Sénard6, certaines vont dans le sens désiré par Olivier Favereau. Ce mouvement ne nous mène sûrement pas assez loin, mais il va au moins dans la bonne direction, ce qui nest pas fréquent ces temps-ci… En effet, comme le notait Polanyi en son temps, des sociétés ne peuvent tolérer longtemps de confier au Marché le soin de régir les trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. Le risque, cest de produire des réactions violentes des sociétés. Les expériences totalitaires des années 1930 étaient des reprises en mains brutales par un politique investissant lensemble des sphères de la société pour inverser cette tendance à la marchandisation des débuts du XXème siècle. Passées les Trente Glorieuses qui ont été une période de démarchandisation, nous sommes entrés depuis les années 1970 dans un nouveau mouvement de marchandisation. Si, plutôt que de céder au pessimisme ambiant, Olivier Favereau préfère laisser entrevoir dans ses scenarii prospectifs des sorties par le haut de la financiarisation, noublions pas que le scenario du pire nest pas écarté, comme le montre le retour de certaines tentations totalitaires.

Pour conclure, il nous faut remercier Olivier Favereau davoir produit un tel rapport. Non seulement il donne à voir une analyse complète du processus de financiarisation, mais il sefforce toujours de conserver lapproche la plus pédagogique possible, réservant aux spécialistes le soin dapprofondir ses analyses en consultant les nombreuses références distillées au fil du texte, sans pour autant sacrifier à la finesse des raisonnements. La synthèse qui conclut le rapport (p. 69-72) vaut à elle seule le détour pour quiconque souhaiterait comprendre les enjeux de la financiarisation. On ressort de la lecture de ce rapport du BIT avec un sentiment mélangé : attristé davoir vu défiler le récit implacable de quarante années de « grande déformation » du système économique ; enrichi par les analyses pleines dérudition dOlivier Favereau ; combattif à lidée des luttes qui attendent ceux qui souhaitent sortir de la financiarisation.

1 Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels.

2 Frédéric Laloux, 2015, Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Diateino.

3 Brian J. Robertson, 2016, La révolution Holacracy. Le système de management des entreprises performantes, Alisio.

4 Moishe Postone, 2009, Temps, travail et domination sociale, Éditions Mille et une nuits.

5 Lemoine, B. 2016, Lordre de la dette. Enquête sur les infortunes de lÉtat et la prospérité du marché, Paris, La Découverte.

6 Notat, N. et Sénard, J. D., 2018, Lentreprise, objet dintérêt collectif, Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de lÉconomie et des Finances, du Travail.