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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie] Le roman existentialiste, une forme historique et engagée

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman
  • Pages: 337 to 339
  • Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 703
  • Series: Essais, n° 13
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406099550
  • ISBN: 978-2-406-09955-0
  • ISSN: 2417-6400
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09955-0.p.0337
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-05-2020
  • Language: French
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De LInvitée aux Mandarins, près de quinze ans séparent la rédaction des deux romans. Fait remarquable, la question fondamentale du sens et de la valeur de lexistence se déplace. Cest lhistoire dune conversion que cette Deuxième partie tentera de reconstruire : de laffirmation de labsurdité dêtre – à travers lexpérience de la « nausée » – Beauvoir passe à la conscience du sens comme enjeu de lexistence. Dès 1945, avec la fin de la guerreet lécriture du Sang des autres, la question de la contingence change de statut : elle sapplique désormais à lêtre vivant en société, faisant lexpérience sociale de sa relation avec les autres, engageant sa liberté et sa faculté dagir. En 1946, un nouvel élément est intervenu dans la réflexion beauvoirienne : la découverte de son historicité, cest-à-dire la prise de conscience de linscription de lindividu dans une histoire collective qui le dépasse, et dans laquelle il possède sa part de responsabilité, thèse explicitement formulée dans lessai de 1947, Pour une morale de lambiguïté. Entre 1938 et 1945, à une époque où séveille véritablement son désir de romanesque, Beauvoir prend conscience de la nécessité de son engagement au monde, un engagement qui nest pas, dabord, politique, mais traversé dun projet de nature éthique portant la trace dune certaine vision de lhomme et du monde. Dune certaine manière, Le Sang des autres et Tous les hommes sont mortels manifestent littérairement les transformations idéologiques que Beauvoir a connues. Mais comment en est-elle arrivée là ? Au fil de quelles péripéties psychiques, intellectuelles et conceptuelles Beauvoir a-t-elle modifié son rapport au monde ? Par-delà ou en-deçà des positions collectives décrivain engagé, qui définissent un horizon à la fois historique et littéraire sur lequel appuyer lanalyse, il faudra distinguer ou plutôt identifier les valeurs singulières qui définissent léthique de lécrivaine et qui travaillent ses œuvres selon une logique qui leur est propre.

La recherche des origines de cette nouvelle quête va nous conduire au cœur des années existentialistes de lécrivaine, une période de son œuvre et de sa vie littéraire rapidement cataloguée sous létiquette d« existentialiste », avec ce quune telle appellation comporte de simplifications et dimages légendaires.

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On ne voit dordinaire rien de bien personnel ou dessentiel dans les œuvres publiées dans limmédiat après-guerre. Le Sang des autres, considéré comme le premier roman sur la Résistance française fut aussi le premier désigné comme « existentialiste ». Publié à quelques mois dintervalle de LInvitée et de Pyrrhus et Cinéas, il se permet, pour certains critiques, « trop de jeux de mots à la mode sur la conjugaison du verbe être » et illustre « trop docilement des vues théoriques posées antérieurement à [lui]1 ». Quant à Tous les hommes sont mortels, il na pas connu de réel succès destime. La philosophe lemporterait largement sur la romancière. Celle-ci ne reprendrait tout son sérieux quavec Les Mandarins, prix Goncourt en 1954, qui marquent sa consécration en tant quécrivaine.

Pourtant, les années 1939-1946 sont riches de réflexions et de transitions décisives, que le Journal de guerre et les Lettres à Sartre reflètent en partie. La complicité de Beauvoir avec Sartre, si elle paraît plus intense que jamais pendant la guerre – malgré une période de séparation –, puis dans les années existentialistes, cache, en réalité, lélaboration dune critique radicale du système sartrien. Lécho à limaginaire sinon à la terminologie sartriens ne doit pas masquer la constitution dun univers purement beauvoirien qui éclot véritablement après la guerre.

Lannée 1945 sonne pour Beauvoir lheure des comptes : le bilan moral et politique du conflit et de lOccupation donne lieu à un retour sur soi, un bilan personnel de sa propre conduite et de sa propre implication au cœur des événements.

Lengagement, en tant que « notion historiquement située », assigne à la littérature « un devoir dintervention directe dans les affaires du monde » et enjoint lécrivain à « quitter la posture disolement superbe qui était, par excellence, celle du purisme esthétique2 ». De cette manière, Beauvoir et Sartre satisfont tous deux « aux plus importants des impératifs, structurels et conjoncturels, imposés par lévolution du champ3 ». Lécrivaine semble avoir su jouer dun sens spontané de lopportunité, passant, comme le note Anna Boschetti à propos de Sartre, « de laccent 339mis sur la contingence et la solitude à laccent mis sur la liberté et lhistoire collective4 », et plongeant désormais son écriture dans les préoccupations morales et politiques de lengagement. La notion est pourtant à prendre avec précaution. Si engagement il y a, de quel type dengagement faut-il parler dans le cas de Beauvoir ? La notion dengagement littéraire ramène inévitablement vers lacception sartrienne du terme. Beauvoir offre-t-elle, au regard de la philosophie sartrienne, de nouveaux modes dinterprétation de la notion ?

Comme le note Emmanuel Bouju dans son avant-propos à LEngagement littéraire, « si lengagement désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans lentreprise, ce geste, entre caution et pari, semble devoir déterminer des choix décriture, contraindre des modes de lecture []5 ». Cest au cœur du fait littéraire que léthique de lécrivaine trouve sa place, la fiction apparaissant comme la voie royale dune telle littérature incarnant des valeurs singulières, et le roman comme le lieu textuel privilégié de lengagement.

Selon Benoît Denis, lengagement possède une dimension réflexive essentielle, qui interroge la littérature elle-même et qui « aboutit toujours plus ou moins à un questionnement sur lêtre de la littérature, à une tentative de fixer ses pouvoirs et ses limites6 ». À cet égard, il faudra dabord envisager la manière dont Beauvoir conçoit la littérature engagée dans son aspect théorique avant de voir ce qui rattache lengagement de lécrivaine à une poétique et à une esthétique de lœuvre engagée.

1 Voir Georges Blin, « Simone de Beauvoir et le problème de laction », Fontaine, no 45, octobre 1945, p. 716-730.

2 Benoît Denis, « Engagement littéraire et morale de la littérature », LEngagement littéraire, sous la dir. dEmmanuel Bouju, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2005, p. 31.

3 A. Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 39.

4 Ibid.

5 Emmanuel Bouju, « Avant-propos », LEngagement littéraire, op. cit., p. 11. Je souligne.

6 Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 297.