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Classiques Garnier

[Introduction à la quatrième partie] Vers une poétique du roman métaphysique

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman
  • Pages : 551 à 552
  • Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 62
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406059073
  • ISBN : 978-2-406-05907-3
  • ISSN : 2260-7498
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05907-3.p.0551
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/06/2016
  • Langue : Français
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Le romancier dispose dune technique variée et souple : il décrit, il raconte, il commente ou tout au moins suggère des commentaires ; il donne la parole à ses héros, il entre dans leurs consciences, il adopte différents points de vue ; il est le maître de lespace et du temps, il se déplace à son gré, il précipite le cours des événements, le renverse, larrête, il saute sil lui plaît par-dessus une heure ou un siècle ; dautre part, les rapports quil soutient avec le public lautorisent à beaucoup de liberté []. Aussi lauteur a-t-il toute licence de traiter nimporte quel sujet et de le couler dans lintrigue de son choix ; il peut raconter lhistoire dune collectivité, dune famille, dune époque, peindre un caractère, une passion, une situation, évoquer un drame ; il peut sintéresser à des cas singuliers car il a le moyen et le loisir de les approfondir assez pour en dégager la vérité générale1.

Cest dans ces termes que Simone de Beauvoir décrit le modèle idéal du romancier, tel quelle le projette en 1945. Ce texte est significatif de la vision beauvoirienne du roman, autant par ce quil cherche à montrer que par le style du paragraphe – cet élan, cette vitesse que lécriture transmet. La succession des verbes daction qui définit la capacité dintervention du romancier dans son texte, son agilité et sa liberté de manœuvre, souligne bien la plasticité de la forme romanesque et linventivité du romancier – ce qui fait précisément la spécificité du genre pour Beauvoir.

Le romancier nest pourtant pas libre « de raconter ce qui lui plaît comme il lui plaît ». Il y a une contrainte, et de taille : le « souci du naturel2 », qui nexiste pas chez lauteur dramatique3. Loin de Beauvoir lidée de copier le monde réel comme le voulaient les naturalistes : tout 552se joue dans la manière de prendre appui sur lui. Du monde réel, « il faut en suggérer la présence de manière que la fiction, fût-elle héroïque, poétique, fantastique même, se déroule sur fond de monde4 ». Dans ce texte destiné à opposer roman et théâtre, Beauvoir se donne comme maîtres Kafka, Stendhal, Poe ou encore Dostoïevski, qui, tous, ont eu ce souci dimiter la contingence des événements vécus, lindécision et les incohérences du langage parlé, et de représenter les conduites et les sentiments des personnages sur des bases psychologiques.

Bien quelle nait pas écrit douvrage théorique sur le roman, Beauvoir a doublé son œuvre romanesque dune réflexion critique éparse sur le genre. Sa réflexion sur le roman métaphysique et sur la poétique du genre se développe selon trois axes essentiels : une appréhension et une compréhension de type phénoménologique de la création romanesque, une attention constante portée à la représentation de la vie intérieure dans le cadre dun roman du « courant de conscience », et linvention dune écriture qui prétende réaliser la synthèse (im)possible de luniversel et du concret.

Sans prétendre mener une analyse systématique et détaillée de la représentation du discours intérieur dans les romans de Simone de Beauvoir, nous tenterons danalyser, à travers une lecture précise de ses textes, la manière dont sarticulent les techniques décriture de la fiction et la représentation de la conscience du sujet5.

1 S. de Beauvoir, « Roman et théâtre », dans C. Francis et F. Gontier, ibid., p. 327-328. Cet article a paru dans la revue Opéra (no 24), le 24 octobre 1945.

2 Ibid., p. 330.

3 Beauvoir construit toute son analyse de la différence entre roman et théâtre sur ce « souci du naturel » qui préexiste à lécriture romanesque et qui fait apparaître le théâtre comme un univers préfabriqué. Cest le cas à propos des dialogues, par exemple : « [] dans le roman, on imite le naturel du langage parlé ; [] le dialogue théâtral ne peut, ni ne doit viser le naturel ; [] ici, comme pour la mise en scène et le jeu des acteurs, la rigueur permet datteindre une vérité esthétique qui dispense de tout réalisme » (Ibid., p. 330-331).

4 Ibid., p. 330. Je souligne.

5 Louvrage remarquable de Gilles Philippe, Le Discours en soi. La Représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre, issu dune thèse de doctorat soutenue à lUniversité dAmiens en décembre 1994, nous servira de référence pour les questions techniques (Paris, Honoré Champion, 1997).