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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Shakespeare et le théâtre de la vérité
  • Pages : 273 à 275
  • Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 45
  • Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
  • EAN : 9782406096788
  • ISBN : 978-2-406-09678-8
  • ISSN : 2260-8311
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09678-8.p.0273
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/10/2020
  • Langue : Français
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Introduction

Les différents éléments que nous avons mentionnés comme conduisant à la redéfinition de la vérité dans le théâtre de Shakespeare conduisent à présenter celui-ci à plus dun titre comme un drame de la vérité. On peut y voir tout dabord un motif narratif : parmi les pièces que nous avons étudiées, nombreuses sont celles dont la reconnaissance dune vérité dissimulée, niée ou simplement ignorée est le ressort même de laction et constitue le nœud de lintrigue. Les pièces sont ainsi lhistoire de laccès à une vérité. Cette dernière y est donc aussi présentée comme lobjet dun drame parce quelle fait problème : elle a dès lors une fonction structurelle au sein de la pièce, parce que cest autour delle que tout se joue, et quelle fait drame. Les personnages peinent à la découvrir, et le scepticisme est donc présent dans ces pièces comme un doute difficile à écarter, une tentation sans cesse présente à lesprit des personnages et des spectateurs : peut-être la vérité nest-elle pas atteignable, et dans ce cas tout ce qui se vit sur cette scène est dépourvu de sens. La vérité est alors également le produit dune dramatisation, dune mise en intrigue visant à ressaisir des apparences semble-t-il absurdes dans leur rationalité, et elle se présente comme un enjeu aussi bien épistémique questhétique, dans la mesure où cest la recherche de la vérité, avec ses exigences, qui va guider la mise au point des dispositifs dramatiques dans la pièce, et quinversement ceux-ci vont délimiter le champ possible de cette recherche. Dire que la vérité est lobjet dun drame signifie enfin quelle constitue un enjeu pratique, par ses effets, sur les personnages, mais aussi sur les spectateurs pour lesquels lacceptation de la vérité représente également un drame, une histoire qui a ses étapes et ses péripéties. La vérité est ainsi le produit non seulement dune découverte, mais encore dune histoire ou dune narration. Elle se met en scène, ou plus exactement se joue, au sens où elle est lobjet dun pari et dune action théâtrale, et où on en fait lexpérience.

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Le paradigme du théâtre permet ainsi de former lidée dune vérité qui se construit plus quelle ne se découvre : puisque, ainsi que nous lavons vu, il est impossible de définir la vérité simplement à partir de ladéquation dun discours avec un état donné du monde, mais que le théâtre ne saurait pour autant se dispenser dune référence à un certain type de vérité, il convient dexpliquer comment la pensée adéquate va pouvoir se former en lui, à partir de lexpérience de la réalité scénique. Laccent se trouve ainsi déplacé, chez Shakespeare, de la vérification dune idée à lexamen de son processus de création, du phénomène au personnage. La scène se trouve ainsi présentée comme un espace dexpérimentation, parce que la seule évaluation possible du discours vrai ne réside pas dans son rapport à une réalité toujours fluctuante, mais dans le mode de production de lidée vraie, dans le mécanisme de compréhension qui la rend intelligible, autrement dit dans lactivité de la pensée. Si le drame shakespearien a ainsi contribué à lélaboration de la subjectivité moderne, cette invention est avant tout tributaire dune nouvelle caractérisation de la pensée vraie, à partir dun acte personnel.

Le théâtre shakespearien se présente dès lors comme un genre critique. Lexpérience de la vérité en train de se jouer a pour résultat de faire naître chez le spectateur ou le personnage qui suit les étapes dune révélation un affect paradoxal, dans la mesure où il éprouve en lui-même une passion détonnement voire de malaise, qui va le conduire dans un second temps à la pensée critique. Chaque expérience, chaque témoignage, est contrebalancé sur scène par son contraire, ou tout au moins par le doute quune autre perspective est peut-être possible, que ce à quoi nous assistons nest peut-être quune apparence. Une telle idée, ainsi que nous allons le voir, ne se présente en réalité pas comme un obstacle à lappréhension de la vérité, mais bien plutôt comme un prérequis à sa recherche. La scène se voit qualifiée dune certaine rationalité, parce quelle permet de circonscrire un espace dans lequel une expérience véridique est possible, et que laffect du spectateur y est correctement mobilisé. La scène renvoie à une perception qui est toujours non seulement équivoque, mais encore paradoxale, dans la mesure où elle enjoint le spectateur à se méfier de ce quil a sous les yeux, tout en sappuyant sur cette expérience immédiate comme vecteur de son doute. Le trait propre de lexposition dramatique apparaît alors comme la capacité à interroger ce que lon a sous les yeux, à en accepter diverses versions 275contradictoires. Le théâtre se présente ainsi comme véritable modèle de la pensée vraie parce quil en constitue un terrain dexercice et de formation : il se donne comme pratique critique, et manifestation dune pensée en acte. La reconnaissance de léquivocité de la philosophie, du savoir, et de lexpérience du monde lui-même à travers la scène, aboutit sur une pensée fondée sur la contradiction, dont il sagit de faire lépreuve en retardant lassentiment du sujet jusquà lépilogue du drame de la vérité. Lusage du paradoxe va de fait se retrouver central dans le théâtre shakespearien, non seulement comme motif récurrent, mais comme aspect dramatique structurant : par la confrontation avec celui-ci, le spectateur va être amené à remettre en cause non seulement les idées reçues, mais encore et surtout sa propre implication dans le drame présenté sur scène. Sil y a une catharsis shakespearienne, cest-à-dire un processus de rationalisation du monde par lintermédiaire du phénomène esthétique, elle est essentiellement fondée sur un recul critique que les éléments dramatiques contribuent à éveiller chez le spectateur. Celui-ci se trouve dès lors à la fois en position de réception et daction devant le drame, posture intermédiaire que le personnage permet de penser : cest lui qui servira ultimement dopérateur conceptuel pour élaborer un sujet capable de pensée en acte.