Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Shakespeare et le théâtre de la vérité
- Pages : 187 à 188
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 45
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- EAN : 9782406096788
- ISBN : 978-2-406-09678-8
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09678-8.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2020
- Langue : Français
Introduction
Dire que le monde est un théâtre peut avoir comme première signification l’idée que, comme au théâtre, tout ce qui se donne du monde est illusoire et mensonger. De fait, le scepticisme renaissant, dans la critique du jugement que nous venons d’étudier, n’atteint pas seulement la philosophie à laquelle elle s’attaque, comme soumise à une errance historique et accidentelle. C’est la possibilité même d’établir un critère de connaissance qui est mise en doute, et donc la conscience comme faculté de compréhension. Cette première position a comme corollaire l’affirmation d’une distance infranchissable entre le sujet et le monde qu’il essaie de trouver, voire d’avec lui-même. Nous n’avons aucun rapport réel au monde qui nous entoure, parce que celui-ci ne se présente jamais que sous les dehors d’un apparaître qui peut être mensonger, ou ne renvoyer à rien de réel. C’est dans cette problématique de l’apparence que la remise en cause de l’accès à la vérité que l’on trouve chez Shakespeare tire sa spécificité. Le théâtre dit l’impossibilité de parler du monde, parce qu’il se présente toujours comme un simple apparaître. La scène devient ainsi une métaphore pour dire cette absence d’accès à l’être. « Tout n’est que jeu », la comparaison montainienne ne touche ainsi pas seulement l’hypocrisie sociale, mais est révélatrice d’une position métaphysique et d’une crise de la représentation, en tant qu’elle permettrait d’accéder au savoir. La crise qui a lieu à la fin du xve siècle porte, nous l’avons dit, sur le jugement, mais aussi sur la représentation. On entend par là que cette dernière est critiquée en tant que forme permettant d’atteindre la connaissance rationnelle. Ainsi, le théâtre semble doublement échouer à mettre au jour une vérité : tout d’abord, parce que la représentation elle-même est mensongère, elle redouble le phénomène de l’apparence en en proposant une seconde, qui n’est pas nécessairement plus rationnelle mais peut au contraire être le produit d’un mensonge. Ensuite, parce que, même s’il parvient à se faire le miroir fidèle de la réalité, il ne ferait que reconduire l’équivocité qu’on y trouve, que mettre en avant l’incapacité dans laquelle nous sommes à démêler le vrai et le faux.
188Cependant, justement parce que le théâtre exprime une incapacité vécue, il va également contribuer, par réciprocité, à déterminer les critères permettant de redéfinir ce que peut être un discours vrai. Chez Shakespeare, la pratique théâtrale, modèle d’une duplication illusoire de la réalité, permet aussi de distinguer plusieurs catégories de l’irréalité, rendant inopérante la distinction simple entre le vrai et l’apparence. Si le monde n’est qu’un théâtre, ce n’est peut-être pas que l’apparence dissimule le vrai et le rend inaccessible, mais que la pertinence de cette opposition est à revoir. Le théâtre shakespearien s’inscrit dans le débat consistant à fixer la valeur de la représentation, en insistant en l’occurrence sur la spécificité de la représentation théâtrale, reposant à la fois sur le passage à la scène et le jeu d’acteur. De fait, il semble s’y trouver une ambivalence quant à la valeur de la représentation comme expérience théâtrale : nous en avons vu l’exemple avec Hamlet, dans laquelle la scène de théâtre est à la fois le signe de l’échec d’une communication immédiate au réel, et est explicitement prise dans l’injonction à servir de révélateur. Nous allons voir comment le texte shakespearien discute le dégagement de la rationalité qui se fait par la représentation, par l’évaluation de trois façons de comprendre son action. L’imitation, l’exhibition, l’énonciation, sont en effet autant d’aspects de la représentation, discutés dans les pièces shakespeariennes comme autant de points d’appuis pour interroger la valeur de la mimesis telle qu’on la trouve à la Renaissance. Comment comprendre la dualité de la représentation théâtrale, qui masque ou déforme en même temps qu’elle révèle ? Quelles différentes fonctions est-elle censée assumer, et en quoi cela permettrait-il de la concevoir comme véridique ?