Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Shakespeare et le théâtre de la vérité
  • Pages : 115 à 117
  • Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 45
  • Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
  • EAN : 9782406096788
  • ISBN : 978-2-406-09678-8
  • ISSN : 2260-8311
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09678-8.p.0115
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/10/2020
  • Langue : Français
115

Introduction

Lhypothèse dun scepticisme shakespearien a déjà été largement discutée1. Notre propos nest pas ici tant de revenir sur ce débat, que dévaluer comment la forme théâtrale que Shakespeare développe a pu sarticuler à cette position, pour la nourrir ou répondre au défi quelle propose. Il sagit donc ici dexaminer la possibilité dun lien entre la théâtralisation et une certaine conception de la vérité, et la façon dont elle est dite. Linfluence du scepticisme sur le théâtre shakespearien est tout dabord une donnée historique, mais la convergence des textes antiques et des débats théologiques va permettre le développement dun scepticisme spécifique à la modernité. Si le débat porte à lorigine sur la fiabilité de la connaissance, notamment sensorielle, laccent sera ensuite mis sur les conditions de ladhésion du sujet à une réalité, perçue comme apparence illusoire, adhésion qui est fondamentale dans le cadre dramatique. Par ailleurs, comme le signale R. Popkin, cette nouvelle position du scepticisme engage une interrogation sur la nature de la certitude, dans la mesure où elle a pu donner lieu à deux interprétations très différentes, à savoir le refuge dans la foi en matière religieuse, ou la recherche dune place pour la raison dans la connaissance2. On assiste alors bien à une redéfinition des conditions du jugement, mais 116aussi de la certitude que peuvent apporter les apparences issues de la perception3. On la vu, le discours philosophique, comme modèle de discours prétendument universel et limpide, est remis en cause par le texte shakespearien. La vérité ne se dit pas de la manière dont les maîtres de sagesse voudrait quelle le fasse, mais semble requérir une position plus ambiguë, plus artificielle. Cest le sens de cet artifice que nous cherchons ici à évaluer : dans quelle mesure implique-t-il denvisager lexpérience de la parole vraie sous un jour nouveau ? Pour répondre à cette question, il nous faut prendre en compte les marques dun scepticisme shakespearien, cest-à-dire les aspects sous lesquels la vérité semble résister à lénonciation ou à la pensée dans ses textes. Il sagira ainsi non seulement dévaluer linfluence effective du courant sceptique sur les thèses de Shakespeare, mais aussi de voir en quoi la forme théâtrale influe sur sa façon de concevoir ces résistances, et la réponse quelle peut lui fournir. Lartifice théâtral se révèle ici être révélateur, parce quil permet denvisager le doute face au réel de deux points de vue qui, nous le verrons, sont dépendants. Tout dabord, lincertitude dun individu face à un savoir présenté comme vérité, ou à une réalité quil doit juger, peut être affectée par le problème de la confiance : lillusion théâtrale permet alors dinstancier le problème dune réalité volontairement présentée autrement quelle ne lest. En même temps, sans artifice, sans illusion, aucune présentation nest possible. Sur les planches comme dans lexpérience du jugement donc, la mise en scène se révèle être à la fois nécessaire à la rationalisation, et ambiguë dun point de vue moral. Si elle est le vecteur de la rationalisation, elle dit aussi le risque de mensonge, de prétention, que toute représentation nous fait courir. Le savoir est donc mis en cause en premier lieu dun point de vue moral, mais on le voit, cette ambiguïté renvoie, plus fondamentalement, à un doute sur la nature de la réalité et notre possibilité à la connaître. Lambiguïté morale du savoir renvoie alors au sentiment dun désordre du monde : si la connaissance peut être transformée, comme nous le verrons, en un instrument de domination, qui déforme le monde selon les désirs de celui qui le maîtrise, cest que précisément le jugement 117des individus est déjà sujet au doute, habité par la possibilité que nous ne soyons pas capables de saisir la cohérence et la rationalité du monde. Il nous faut voir ainsi comment létude de lartifice théâtral et de son déploiement nous permet de passer du reproche moral à lencontre du savoir au sentiment de notre incapacité à latteindre.

1 Voir notamment Lars Engle, Shakespearean Pragmatism, Chicago, The Universty of Chicago Press, 1993, et John Lee, Shakespeares Hamlet and the controversies of self, Oxford, Oxford University Press, 2000. On peut également citer lœuvre de G. Bradshaw, in op. cit., sur lequel nous reviendrons plus tard dans la mesure où, en dépit de la présentation de son ouvrage, sa position me semble relever autant dun criticisme que dun scepticisme shakespearien.

2 R. Popkin insiste sur le fait que le scepticisme renaissant a rarement eu pour conséquence la promotion de lathéisme. Cette position à la Renaissance est selon lui : « une position philosophique qui soulève des doutes au sujet de ladéquation ou de la fiabilité de lévidence offerte pour justifier une proposition » / « A philosophical view that raises doubts about the adequacy or reliability of the evidence that could be offered to justify any proposition », R. Pokin, op. cit., p. xxi, nous traduisons. La redéfinition dun rôle propre à la raison est fondamentale dans la naissance de la science moderne.

3 Cette réélaboration est particulièrement présente dans lAngleterre jacobienne. Voir à ce sujet Barbara J. Shapiro, Probability and Certainty in Seventeenth Century England. A study of the relationships between science, religion, history, law, and literature, Princeton University Press, Princeton, 1983, qui insiste sur la spécificité anglaise de la réception du scepticisme du second humanisme, en particulier relativement au concept de certitude.