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Classiques Garnier

Principes d’édition

9

Introduction générale
à lédition des Œuvres complètes
de Senancour

Dans les « Observations » qui ouvrent Oberman dès sa première publication en 1804, Senancour dédiait son étrange récit à des « adeptes » et se disait convaincu que « de semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit ». Rarement une préface naura autant pesé sur le devenir dune œuvre que notre histoire littéraire, lorsquelle veut bien sen souvenir, présente comme trop exigeante, pour ne pas dire austère et même ennuyeuse, pour prétendre intéresser un grand nombre de lecteurs. Il est vrai quen rompant délibérément avec les conventions romanesques, et notamment avec les facilités dune histoire damour, Senancour sinterdit de jouer la carte de la séduction. Mais cest pour proposer une fiction spéculative, à bien des égards expérimentale, pour autant quelle cherche à inventer une nouvelle poétique du récit, susceptible de retenir lattention du lecteur désireux comme lui de progresser dans la connaissance du genre humain, en épousant une pensée qui se construit peu à peu, au fur et à mesure quelle affronte sans la masquer lépreuve de la contradiction, du doute et du désespoir face à lopacité du Moi et du monde. Car loin de senfermer dans lanalyse complaisante et nombriliste dun mal-être aimanté par la passion du vide que le lecteur, demblée exclu, ne pourrait partager1, Senancour se soucie de lembarquer avec lui dans une aventure intellectuelle dont 10laridité toute relative est traversée par dauthentiques extases au contact de la nature et dont lambition, ou au moins la quête de transparence, la poursuite intransigeante de la vérité, garantie par le cours erratique des idées qui ne se laissent pas figer en système, restent de nature à susciter admiration et émotion.

Du reste, loin davoir continûment distillé lennui autour de lui et asséché le vivier des lecteurs, Senancour a toujours pu compter, à intervalles réguliers, sur des inconditionnels prêts à maintenir vivante la mémoire de son œuvre et à en faire progresser la connaissance. Sainte-Beuve, George Sand, Liszt, Proust ont été en leur temps de ceux-là, relayés au siècle suivant par des critiques dont les essais ont éclairé la personnalité, la vie de Senancour, la genèse de sa pensée, loriginalité de son esthétique. Dans cette bibliographie, dont on trouvera un premier aperçu à la fin de ce volume, il convient sans conteste de distinguer la monumentale thèse de Béatrice Didier (LImaginaire chez Senancour, José Corti, 1966), complétée par un ouvrage sur Senancour romancier. Oberman, Aldomen, Isabelle (sedes, 1985) et par de très nombreux articles : le tout offre sur lensemble de lœuvre de Senancour une somme critique à ce jour encore inégalée, qui est à lorigine de bien des manifestations scientifiques et des travaux universitaires consacrés à cet auteur. On doit également à Béatrice Didier davoir poursuivi le travail éditorial entamé dès le début du xxe siècle par Gustave Michaut et par Joachim Merlant2 en publiant diverses versions dOberman3, mais aussi en faisant découvrir dautres textes de Senancour, son ultime roman Isabelle (publié en 1833 et réédité chez Slatkine Reprints en 1980), la dernière version des Rêveries (datée de 1833 et proposée à Nantes chez léditeur Le Passeur en 2001) et ses Libres méditations, reproduites dans leur dernier état chez Droz en 1970, avec un important dossier de variantes reprenant le texte de 1819 et celui de 1830. Le projet de publier les Œuvres complètes de Senancour est né du désir de prolonger pour le compléter ce chantier éditorial, afin que soit enfin accessible dans son intégralité et dans sa diversité la 11production de cet auteur. Cest une entreprise qui na jamais été réalisée, même du vivant de Senancour. Ce dernier avait pourtant espéré cette édition et, fidèle à ses habitudes de relecteur et de correcteur minutieux de ses ouvrages, il les a jusquà la fin de ses jours copieusement annotés en vue de cette ultime publication. Sainte-Beuve et George Sand, qui avaient assuré dans les années 1830 la fortune romantique dObermann en préfaçant les rééditions du roman, furent pressentis pour diriger la publication intégrale de lœuvre, mais ils durent renoncer, faute davoir pu trouver un éditeur4. Depuis ce temps, en dépit des publications que nous avons rappelées, auxquelles il faut ajouter la réédition par André Monglond en 1925 aux Presses françaises dAldomen, premier roman par lettres de Senancour (an III), et malgré la mise en ligne récente dans plusieurs bibliothèques numériques des textes de Senancour, le lecteur, et a fortiori le chercheur curieux de son œuvre, se heurtent toujours à la difficulté de trouver ses textes, dispersés et souvent privés de la présentation et de lannotation nécessaires au moins pour les situer dans lunivers intellectuel où se meut cet infatigable compilateur, dont les innombrables lectures nourrissent la création. Ainsi, ses brochures politiques qui commentent lactualité des années 1814-1815, ses Observations sur le Génie du christianisme sorties en 1816, ses différents Résumés (Résumé de lhistoire de la Chine, 1824, Résumé de lhistoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples, 1825, Résumé de lhistoire romaine, 1827), son Petit vocabulaire de simple vérité (1833) nont jamais été repris depuis leur première publication. Il nen va pas de même pour ses premières œuvres, Les Premiers Âges. Incertitudes humaines. Rêveur des Alpes (1792) et Sur les générations actuelles. Absurdités humaines. Rêveur des Alpes (1793) ainsi que pour son unique pièce de théâtre Valombré (1807) qui ont été rééditées avec des introductions stimulantes dans les années 1960-19705, 12mais dont lapparat critique demande à être actualisé. Quant à lessai De lamour, dont Senancour a laissé pas moins de quatre versions, très différentes lune de lautre (1806, 1808, 1829, 1834), il est un bon exemple des lacunes qui ont perduré dans lédition de lœuvre de Senancour, puisque deux versions seulement, celle de 1829 et celle de 1834, ont fait lobjet de nouvelles publications (au Mercure de France en 1911 pour lune, au Club français du livre en 1955 pour lautre). Il est aussi exemplaire du défi que représente lédition dune œuvre que Senancour ne cesse de remanier en profondeur, dans la mesure où il la comprend comme la réalisation toujours imparfaite et toujours inachevée du grand livre sur le sort de lhumanité quil rêve décrire.

En outre, cette édition des Œuvres complètes de Senancour va être loccasion de révéler limportance de sa contribution journalistique, qui na jamais été rassemblée et qui na donc jamais été éditée. Or, linventaire non exhaustif quen a dressé Béatrice Didier dans la bibliographie de sa thèse montre que, de 1811 à 1834, Senancour a très régulièrement collaboré à des ouvrages collectifs et à des revues, Le Mercure de France (de 1811 à 1819), le Journal de Paris (1815), Le Constitutionnel (de 1815 à 1829), LObservateur des colonies (en 1820), La Minerve littéraire (en 1820-1821) puis LAbeille (en 1821-1822), Le Mercure du xixe siècle (de 1823 à 1827), la Revue encyclopédique (en 1828-1829), La France littéraire (de 1832 à 1834), mais aussi LÉmulation de Fribourg (en 1843-1844). Senancour leur a donné des recensions douvrages publiés (par exemple, un compte rendu des Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël dans LAbeille en 1821, un compte rendu de lAntigone de Ballanche dans Le Constitutionnel en 1816, ou, dans le même journal, en 1818, un compte rendu de lEssai sur lindifférence en matière religieuse de Lamennais), des notices nécrologiques (sur Napoléon, par exemple, en 1821, dans LAbeille), et surtout un nombre conséquent darticles sur le devenir de la littérature, dans lesquels il révèle les principes esthétiques qui ont guidé sa création (« Du style dans les descriptions », Le Mercure de France, 1811, ou « Extrait dune dissertation sur le roman », ibid., 1812), il prend position sur le romantisme (« Considérations sur la littérature romantique », Le Mercure du xixe siècle, 1823), il règle ses comptes avec ses rivaux (Chateaubriand en tout premier lieu, par exemple, dans « Des succès en littérature », Le Mercure de France, juillet 1813), voire samuse à parodier les genres à la mode (« Petit voyage romantique », LAbeille, 1821, 13ou « Songe romantique », Le Mercure du xixe siècle, 1823). Il y a là incontestablement des textes de première importance susceptibles déclairer dun jour nouveau les enjeux du débat critique contemporain, encore mal connu. Enfin, cette édition des Œuvres complètes va pouvoir bénéficier de laccès au texte intégral des Annotations encyclopédiques que permet la mise en ligne récente de ce manuscrit sur le site de la bibliothèque de luniversité Harvard6. Il sagit là dun volumineux cahier dans lequel Senancour a consigné des notes de lecture pendant quasiment toute sa vie, de 1795 à 1840. Ce document très précieux nous fait découvrir un Senancour polymathe, tout à son ambition démesurée de collecter un savoir total qui va pouvoir ensuite irriguer ses œuvres. Il nous permet didentifier les sources de Senancour et de suivre sa formation intellectuelle pendant toutes ses années de production littéraire.

Ainsi conçue, nous espérons que cette édition des Œuvres complètes de Senancour élargira la connaissance de ses écrits au-delà de son seul roman resté célèbre, Oberman, qui souffre pourtant dêtre lu comme un texte isolé, dans la mesure où Senancour lui-même le conçoit comme un moment dune production littéraire et dune réflexion philosophique amorcées dans ses premiers écrits et continuées dans les essais qui vont suivre. Cest cette unité de lœuvre, qui développe au fil des ouvrages et de leurs incessantes variations sur quelques thèmes clés un véritable itinéraire, esthétique, moral et spirituel, que lédition intégrale veut avant tout restituer. Ce faisant, elle doit permettre de redécouvrir le témoignage de premier plan que livre lensemble des textes de Senancour sur lévolution des genres et des idées au seuil du xixe siècle. Les travaux critiques consacrés aux Rêveriessur la nature primitive de lhomme et à Oberman ont déjà montré que létude de ces deux livres simposait pour retracer lhistoire des genres de la rêverie et de la description, et surtout, pour suivre lévolution ultime du roman épistolaire, dont Senancour teste en quelque sorte les limites, en le vidant de sa matière romanesque et en louvrant à la confidence ainsi quau débat didées. On sait également, depuis les lectures proposées par Sainte-Beuve et par George Sand, que Senancour a donné avec Oberman lexpression jugée la plus authentique et la plus radicale de lennui qui a nourri 14le « mal du siècle ». La prise en compte de lintégralité de ses écrits, où domine la réflexion philosophique à partir des thèmes politiques, moraux, métaphysiques hérités du xviiie siècle, doit à présent montrer combien cette œuvre est cruciale pour comprendre la réception des Lumières au siècle suivant et pour illustrer linflexion souvent tragique, parce que pessimiste, quy prend la pensée des philosophes (et notamment de Rousseau, dont Senancour a été présenté comme le « dernier disciple7 »). Elle doit révéler la présence de Senancour dans des domaines où on ne lattendait pas : par exemple lHistoire, au cœur de ses différents Résumés, mais aussi la polémique politique, à laquelle il prend part en écrivant des brochures destinées à réfuter les arguments du royaliste Chateaubriand et à défendre Napoléon, dont il alimente de ce fait le mythe romantique. Au fil de la lecture de ses ouvrages, on découvre également ses aptitudes pour lanalyse rationnelle des idées et des sentiments (lamour, par exemple, examiné dans lessai quil lui consacre daprès la méthode initiée par les Idéologues, dont il confirme ce faisant la profonde influence sur les écrivains du début du siècle), ainsi que son ambition jamais abandonnée de travailler à la réforme morale de lhumanité, dont il déplore la dénaturation, à coup d« absurdités » religieuses. Lapport de Senancour à lhistoire de la pensée religieuse au début du xixe siècle est en effet déterminant. Ses Observations sur le Génie du christianisme fournissent un commentaire serré du livre de Chateaubriand qui nourrit efficacement le débat sur la légitimité de lapologétique poétique que lauteur de René avait tentée. On retrouve dans toutes ses œuvres la dénonciation des diverses formes de fanatismes et de superstitions dont les philosophes des Lumières lui avaient donné lexemple, mais ce combat incessant qui léloigne du christianisme se double chez lui dune quête non moins obstinée de religiosité, dune soif dabsolu caractéristiques de lattitude romantique et de la curiosité contemporaine pour toutes les formes de spiritualité. À partir dOberman, lœuvre de Senancour constitue un objet de prédilection pour étudier la genèse dune mystique romantique dinspiration résolument syncrétiste. Considérés sous cet angle, les Résumés quil publie dans les années 1820 (Résumé de lhistoire de la Chine et Résumé de lhistoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples) sont intéressants, dans la mesure où ils sont autant de jalons dun itinéraire spirituel alliant lérudition à la 15méditation, cherchant Dieu dans le voyage immémorial à travers toutes les sagesses, dont dautres exploreront la voie (Nerval, par exemple, qui fut un lecteur assidu des ouvrages de Senancour). Quant aux articles donnés à la presse littéraire, ils révèlent loriginalité dune esthétique qui cherche à promouvoir un autre romantisme, misant sur lalliance de la raison et de limagination pour atteindre les plus hautes vérités. Cest dire encore que, loin den être restés au ressassement de lennui débilitant auquel on cherche toujours à restreindre son œuvre, les textes de Senancour proposent un parcours intellectuel diversifié, traversé par une inquiétude qui ne tarit pas lénergie de la quête, qui la relance bien plutôt au gré de méditations dont la note souffrante nexclut pas le lyrisme discret et parfois même, lhumour.

Fabienne Bercegol

1 Cest la thèse exposée par Pierre Bayard qui prend lexemple dOberman pour montrer comment un texte théorique peut programmer cyniquement lennui de son lecteur, en senfermant dans lanalyse dun sujet (en loccurrence, la « passion du vide ») trop spécifique pour pouvoir lintéresser. Voir son article « Comment ennuyer le lecteur ? » et la réponse de Jean-François Perrin « Comment ne pas décourager le lecteur ? (à propos de P. Bayard, Senancour, Marivaux) », consultables sur le site Fabula. Les références complètes des ouvrages cités dans les notes sont données dans la bibliographie en fin de volume.

2 Gustave Michaut procura une édition dObermann (version de 1840) en deux tomes : t. I, Paris, Cornely, 1912 et t. II, Paris, Hachette, 1913. Joachim Merlant proposa pour sa part une édition des Rêveries sur la nature primitive de lhomme (version de 1799 avec variantes), dont il ne put publier que le tome I (Paris, Société des Textes Français Modernes, 1910).

3 La version de 1804 au Livre de Poche en 1984, lultime version dObermann, restée non imprimée, que Senancour destinait à la publication de ses Œuvres complètes, chez Champion en 2003.

4 On sait que George Sand avait pensé à Buloz pour cette édition générale et que Senancour fut sensible à cette démarche. Lui-même aurait aimé confier cette édition à Sainte-Beuve ou à son ami Ferdinand Denis, comme latteste cette lettre de 1836 à ce dernier : « Si je ne la [lédition générale] fais jamais, puisse-t-elle être faite un jour sous votre direction ou bien sous celle de Monsieur de Sainte-Beuve sil a plus de temps. Tout cela est vague, il y a moi, il y a ma fille, il y a le sort qui en sait bien plus ». Ultime pis-aller, il envisagea même de se contenter de réunir en « six volumes un peu forts » les œuvres quil jugeait les meilleures. Voir : Béatrice Le Gall (Didier), LImaginaire chez Senancour, t. I, p. 552 et t. II, p. 489.

5 Les Premiers Âges…, éd. Roger Braunschweig, Genève, Slatkine Reprints, 1968 ; Sur les générations actuelles…, éd. Marcel Raymond, Genève, Paris, Droz, Minard, 1963 ; Valombré, éd. Zvi Lévy, Genève et Paris, Droz-Minard, 1972.

6 http://pds.lib.harvard.edu/pds/view/15361047?n=13&printThumbnails=no. Béatrice Didier en avait déjà donné une transcription partielle (environ un tiers) dans le tome II de sa thèse LImaginaire chez Senancour (p. 307 sqq.).

7 Par Zvi Lévy, dans son essai Senancour, dernier disciple de Rousseau.