Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Séditions et Révoltes dans la réflexion politique de l’Europe moderne
- Auteur : Merle (Alexandra)
- Résumé : Après avoir situé l’ouvrage dans l’ensemble des travaux récemment consacrés à l’étude des révoltes dans l’Europe moderne, l’introduction met en valeur sa spécificité : l’analyse des interactions entre certaines de ces révoltes et la réflexion politique menée dans des écrits de nature variée, débattant de leurs causes, des moyens d’y remédier et de les prévenir, de leurs effets néfastes ou régénérateurs. Les 21 contributions, articulées en quatre parties, sont ensuite présentées en détail.
- Pages : 7 à 19
- Collection : Constitution de la modernité, n° 32
- Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- EAN : 9782406127932
- ISBN : 978-2-406-12793-2
- ISSN : 2494-7407
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12793-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/07/2022
- Langue : Français
Introduction
De nombreux travaux ont été consacrés aux épisodes de contestation souvent violents et durables qui ponctuent l’histoire des monarchies et des États européens de l’époque médiévale et de l’âge moderne : qualifiés en leur temps de « séditions », de « tumultes », de « troubles » ou de « rébellions », suivant les intentions plus ou moins dépréciatives du locuteur et le registre du discours1, et souvent rassemblés dans l’historiographie sous le terme de « révoltes2 », introduit tardivement dans la langue vernaculaire, ces conflits qui dressent une partie ou la totalité des sujets contre l’autorité qui les gouverne – généralement un monarque, ou son représentant – sont d’importance très variable.
Les historiens se sont attachés à étudier, au-delà du déroulement de ces révoltes et de leur issue, leur nature exacte et l’appartenance sociale de leurs principaux acteurs3, leurs causes souvent multiples 8et leurs racines idéologiques, sans négliger leur inscription dans la mémoire d’une communauté et leurs représentations4. Certaines, exceptionnelles par leur durée, par la gravité des actes qui y furent accomplis – un régicide par exemple – et/ou par leurs conséquences sur la forme du gouvernement, sont revêtues d’une valeur fondatrice et identitaire, et célébrées à ce titre dans les historiographies nationales. C’est le cas du soulèvement des provinces flamandes contre l’autorité espagnole, de celui du Portugal contre Philippe IV, plus volontiers qualifié de « restauration » dans l’historiographie portugaise, ou de la Révolution anglaise, pour nous limiter à l’époque antérieure à la Révolution française, celle qui nous intéresse ici.
L’intérêt que ces révoltes suscitent encore aujourd’hui dans les territoires où elles se sont déroulées5 s’est accompagné depuis longtemps de nouvelles interrogations avec un changement d’échelle, visant à identifier des caractéristiques communes6 ou des phénomènes de « contagion » entre des contestations éloignées dans l’espace ou dans le temps, parfois même au-delà des espaces européens7.
9Parmi les entreprises collectives qui ont été menées au cours des dernières années, le programme consacré à la « Culture des révoltes et des révolutions » soutenu par l’ANR8 s’est tout particulièrement intéressé aux écrits et autres « productions culturelles » qui ont accompagné différents mouvements contestataires exprimant une volonté de rupture politique avec l’ordre en place, survenus en Europe de la fin du Moyen Âge jusqu’au début du siècle des Lumières, pour les légitimer ou leur insuffler une plus grande envergure, ou bien au contraire pour les combattre. Les travaux réalisés au sein de ce programme, empruntant à l’histoire culturelle et à l’histoire sociale, ont été attentifs à l’inscription des révoltes et de leurs manifestations dans l’espace9 et se sont efforcés d’analyser leur médiatisation10 par l’écrit, l’image11 et l’oralité12. Une attention particulière a été portée au lexique employé par les différents acteurs13 et aux processus de transfert, de réappropriation et de réactivation d’une révolte à l’autre : un volet consacré à la mémoire des révoltes, complétant des recherches antérieures, a en effet mis en valeur, outre l’existence de mémoires plurielles14, l’importance des effets de remémoration avec de possibles réorientations au cours du temps, généralement porteuses d’une signification politique, ou encore le rôle performatif que peut jouer l’évocation d’une révolte dans la préparation d’un autre mouvement de contestation, y compris dans un autre espace socio-culturel.
Le présent volume s’inscrit dans la continuité de ces travaux et répond au souhait de mener des recherches plus approfondies, en croisant les 10apports des historiens avec ceux des spécialistes de la pensée politique15, sur les interactions entre des épisodes contestataires et la réflexion menée sur le pouvoir et son exercice, que ce soit dans la temporalité dans laquelle s’inscrivent ces événements ou avec une certaine distance.
La recherche s’est intéressée depuis longtemps aux fondements idéologiques des contestations et à l’expression du droit de résistance contre une autorité perçue comme abusive, tyrannique, dans la pensée politique médiévale et moderne. La somme offerte il y a une vingtaine d’années par Mario Turchetti permet de prendre la mesure de la place qu’ont occupée la définition de la tyrannie et le débat sur le tyrannicide dans la pensée européenne depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine16, et un grand nombre de travaux ont montré que la notion de « droit de résistance » – débouchant parfois sur un « devoir de révolte17 » ou « devoir d’insurrection18 » – traverse les siècles, jusqu’à nos jours19 ; certains de ces travaux ont été consacrés à des moments de l’histoire et à des contextes où ces thématiques furent particulièrement développées, ou à des auteurs connus pour leurs positions tranchées. Ainsi, les écrits des juristes italiens des xive et xve siècles20, ceux des 11« monarchomaques » au temps des guerres de religion en France21, ceux de Mariana et de Suárez en Espagne22, ou de Locke23 dans l’Angleterre du xviie siècle, pour citer seulement quelques exemples, jouissent d’une grande notoriété et ont été très étudiés, en particulier par les philosophes et les spécialistes d’histoire des idées24.
La présence dans les arts de gouverner de longs développements sur les possibles dérives du pouvoir, contribuant à définir ce que doivent être les qualités du bon gouvernant et ses relations avec les gouvernés, ne s’accompagne pas toujours de la formulation d’un droit de résistance des sujets face à de tels abus ; en outre, une telle formulation, qui a sans doute un effet dissuasif sur le prince ou le gouvernant, peut aussi répondre dans certains cas à la volonté de disqualifier toute révolte effective, en encadrant strictement la résistance légitime25. Il n’en demeure pas moins que ces conceptions sur la licéité de la désobéissance aux lois injustes, voire de l’éviction par la force du gouvernant inique, ont servi de socle à des révoltes d’importance très diverse, et dans certains cas il a été possible de retracer avec exactitude la filiation entre des écrits théoriques précis et l’appareil de justification déployé par les révoltés. Ainsi, nombre de travaux ont été consacrés à la culture politique des comuneros castillans, inspirés par les thèses soutenues par les humanistes de la fin du xve siècle26, à celle des sujets du duc d’Urbino soulevés contre 12leur souverain en 157327, ou aux fondements théoriques de la première révolution d’Angleterre : le régicide de Charles Ier a été rendu possible par la publication massive de pamphlets et de traités qui diffusaient des théories contractualistes et en appelaient au droit de résistance, comme l’a bien montré Jason Peacey28. Plus généralement, les recherches portant sur le discours politique aux xviie et xviiie siècles dans l’espace anglophone, y compris en Amérique, ont attiré l’attention sur les relations entre les événements qui se déroulèrent en Angleterre entre 1640 et 1660 et la pensée de Locke29.
Pour la plupart, les écrits théoriques sur le bon gouvernement, s’ils évoquent avec plus ou moins de précision les excès tyranniques du mauvais gouvernant et la réponse que les sujets sont susceptibles d’y apporter, traitent aussi des moyens de prévenir les révoltes, de la plus ou moins grande probabilité de leur éclosion selon la forme du gouvernement – ainsi, l’un des arguments volontiers retenus contre la timocratie ou contre le gouvernement aristocratique est qu’ils sont propices à la sédition30 – et des remèdes à appliquer pour les réprimer. Ce sujet, dont l’articulation avec le discours sur la résistance est en soi digne d’analyse, prend certainement une importance croissante à l’époque moderne, de même que la réflexion sur les facteurs de désunion, de discorde ou de déclin d’une monarchie – la forme de gouvernement réputée la plus stable de toutes –, parmi lesquels les dissensions religieuses sont toujours distinguées31. Dans les Politicorum sive Civilis doctrinæ libri sex de Juste Lipse et le traité sur la raison d’État 13de Giovanni Botero, tous deux publiés pour la première fois en 1589, et dans les œuvres d’une infinité d’auteurs qui reçurent leur influence à travers l’Europe, les révoltes se transforment en obsession, au point que l’art de gouverner semble consister, en grande partie, à les éviter ou à les déjouer pour permettre la « conservation » de l’État.
Les questions fréquemment débattues sur les modalités d’une répression efficace – par exemple, faut-il, et peut-on, châtier la multitude ou seulement les chefs d’une rébellion ? –, pour récurrentes qu’elles soient dans la réflexion politique depuis l’Antiquité, sont susceptibles d’être mises en rapport avec des épisodes concrets. L’expérience de la révolte, de son succès ou de sa répression, parfois très récente, nourrit des raisonnements eux-mêmes destinés à orienter une action politique future, et les théoriciens du politique s’emparent des outils des juristes. Ainsi, la langue de la jurisprudence est présente dans les écrits théoriques qui abordent les problèmes que pose, pour l’autorité, la répression des désobéissances et des révoltes ; Diego Quaglioni32 l’a constaté dans les textes de Machiavel et de plusieurs de ses contemporains, qui s’adossent au contexte des troubles que connut l’Italie entre la fin du xve siècle et la première moitié du siècle suivant. Au cours des dernières années, les recherches sur les interactions entre pratiques répressives des États modernes et réflexion sur le sujet se sont multipliées33.
Dans la continuité de ces travaux, le présent volume s’intéresse aux effets de l’action contestataire sur la réflexion et les conseils dispensés aux gouvernants et/ou diffusés dans l’espace public, par le biais de discours de nature politique, qui peuvent différer par la forme. La recherche s’étant sans doute davantage intéressée aux sources théoriques des revendications des révoltés qu’aux conséquences des soulèvements et des révoltes sur la pensée politique, on a souhaité privilégier ici, outre les délibérations menées au cœur des événements, les réflexions théoriques menées en réponse à une expérience précise de la révolte, qu’elles s’y réfèrent ouvertement ou non, débattant des causes des mouvements de contestation, des moyens d’y remédier et de les prévenir, de leurs effets néfastes ou au contraire régénérateurs – la révolte étant parfois perçue comme mécanisme de transformation et d’amélioration des institutions.
14Les contributions rassemblées dans la première partie s’attachent aux usages de concepts politiques dans des écrits de nature variée composés dans le contexte de mouvements de révolte, parfois au cœur des événements, dans le but très concret de guider ou de justifier une action politique. Les études de cas menées ici, concernant des épisodes d’importance diverse – depuis un soulèvement contre l’autorité d’un vice-roi, vite réprimé, jusqu’à la révolte des Flandres – et dont certains se situent dans les possessions lointaines des monarchies européennes, permettent en premier lieu d’observer les incertitudes et l’embarras des autorités au moment d’appréhender et de qualifier les faits, avant d’arrêter une stratégie pour y remédier. Angela Ballone, qui étudie les interprétations du « tumulte » de 1624 contre le vice-roi du Mexique, au cours duquel une institution locale mit en place un nouveau gouvernement sans l’aval du roi, met en valeur l’évolution des discours et des analyses auxquels ces événements donnèrent lieu dans les échanges avec la couronne, jusqu’au pardon général. Javier Revilla Canora, quant à lui, s’intéresse aux violences perpétrées en 1668 contre la personne d’un autre vice-roi, en Sardaigne, et à la qualification des faits tant de la part des autorités espagnoles que dans une masse de documentation postérieure à la restauration de l’ordre, émanant de personnages impliqués dans ces événements et touchés par la répression qui suivit. Dans les deux cas, la documentation produite au moment des faits et tout au long du processus menant à la restauration de la concorde contient force interrogations et polémiques sur la pertinence de l’emploi des termes de sédition et de lèse-majesté. Marina Torres Arce, pour sa part, montre comment, dans la Sicile du début du xviiie siècle, au temps de la guerre de Succession entre les partisans des Bourbons et ceux de l’archiduc Charles de Habsbourg, le lexique de la désobéissance et de la loyauté, employé dans les échanges avec la couronne à propos de troubles récents, contribue à la négociation avec le nouveau pouvoir en suggérant, sous les protestations de fidélité, la possibilité de la résistance.
Dans certains cas, il est aisé de déceler dans les papiers d’État et autres mémoires la trace de courants de pensée et de sources bien précises. La sécession flamande, dont on a signalé plus haut la place privilégiée dans les travaux consacrés aux révoltes, et qui offre au chercheur une masse documentaire considérable, constitue un exemple idéal. Lisa Kattenberg, qui a consulté les délibérations des instances de 15gouvernement espagnoles à propos des Flandres sur une longue durée, relève l’impact de la réception de Lipse, dès la fin du xvie siècle, dans les débats de la « junta de noche » sur les effets respectifs du châtiment et de la clémence ; elle note l’importance croissante que prennent les notions de raison d’État et de nécessité dans les propos des conseillers au xviie siècle. Alberto Scigliano de son côté, s’intéressant au contraire à des écrits destinés à diffuser largement une interprétation favorable de cette même révolte, identifie dans certains d’entre eux une utilisation de l’Ancien Testament qui relève de l’« hébraïsme politique ». Il signale l’importance de l’exégèse anti-monarchique à laquelle se livre Petrus Cunaeus dans le De Republica Hebraeorum, publié à Amsterdam en 1617, et dont la traduction en anglais joua un rôle notable, parmi d’autres écrits, dans l’entreprise de justification de la révolte anglaise contre Charles Ier. Ce dernier exemple, mettant en valeur des phénomènes de circulation déjà suggérés par des travaux antérieurs, précède un ensemble d’études concernant la réflexion menée à distance sur des révoltes survenues dans d’autres espaces politiques.
Les débats sur un événement concernant un État voisin peuvent être motivés par la nécessité très concrète de prendre parti, mais aussi par la conscience de similitudes de situation exploitables. Ainsi, la « Scottish Reformation », révolte religieuse et politique menée avec succès à partir de mai 1559 par les « Lords of the Congregation » avec le soutien du réformateur calviniste John Knox et de l’Angleterre, contre le pouvoir de l’Église romaine et de Marie de Guise, qui exerçait la régence au nom de sa fille Marie Stuart, eut de nombreux échos hors d’Écosse. Éric Durot montre que l’impact de cette révolte en France ne se limita pas à la circulation de manifestes rédigés en latin par les révoltés, qui purent inspirer les huguenots français ; les événements d’Écosse stimulèrent la réflexion et jouèrent le rôle d’un « laboratoire politique », permettant aux cercles de pouvoir d’évaluer les effets de différentes mesures, de réexaminer la qualification de l’hérésie comme crime de lèse-majesté et les conséquences de la liberté de conscience.
En France, toujours, mais au siècle suivant, dès la défenestration de Prague la révolte de Bohème suscita de nombreux commentaires, dont Camille Desenclos retrace l’évolution, en mettant en rapport les interprétations offertes par les « occasionnels », puis par des formes de discours plus élaborées, avec les choix diplomatiques et politiques que 16dut faire le gouvernement. Toutefois l’intérêt suscité par une situation de crise peut aussi être indirect : ainsi, la révolte de Naples (1647), qui figure parmi les convulsions du xviie siècle les plus commentées dans toute l’Europe, est souvent comparée aux autres grandes révoltes de la décennie dans le but de distinguer des causes communes, et notamment pour mettre en avant la responsabilité des ministres, ainsi que le montre Giuseppe Mrozek. D’autres situations de crise ancrées dans l’espace politique italien ont permis de poser un problème d’intérêt général ; c’est le cas de l’Interdit fulminé par le pape à Venise au début du xviie siècle, qui plaçait les Vénitiens devant un choix entre fidélité à l’autorité civile et salut, invitant par là à réfléchir aux rapports entre le politique et le spirituel, comme le rappelle Giovanni Florio.
Les commentaires inspirés par certains épisodes de contestation et de révolte peuvent être à la source d’évolutions significatives de la réflexion menée sur les rapports entre gouvernants et gouvernés dans une littérature de nature plus théorique. Vincent Challet discerne dans plusieurs ouvrages composés en France à la fin de l’époque médiévale l’impact des révoltes que connut le royaume dans la seconde moitié du xive siècle, au sens où ces épisodes amenèrent à prendre en compte les usages politiques de la miséricorde et à étoffer le débat sur les relations entre gouvernants et gouvernés, et tout particulièrement sur la place de la ponction fiscale dans la distinction entre le bon roi et le tyran. Selon Vincent Challet, cette réflexion ne fut pas sans conséquences sur l’évolution des pratiques de la monarchie en matière d’impôt, ce qui laisse percevoir ce jeu d’interactions entre expérimentation et théorisation dont l’étude est un des fils conducteurs de ce volume.
À l’époque moderne, où les moyens d’assurer la conservation de l’État, et donc la prévention des dissensions porteuses de révoltes, occupent une place considérable dans tout traité sur l’art de gouverner, certains contextes ont été particulièrement propices à la réflexion théorique. Dans les études rassemblées ici, Francesco Toto met en évidence l’impact de la Révolution anglaise sur la pensée de Hobbes, et plus précisément sur le Behemot, et les contributions respectivement consacrées par Jean-Louis Fournel, Jacques-Louis Lantoine et Gaëlle Demelemestre à de célèbres œuvres de Campanella, Spinoza et Althusius confirment toute la portée qu’a eue la situation des Flandres. C’est dans le contexte des guerres de religion en France que Guez de Balzac et Naudé, dont parle 17Sara Decoster, ont réfléchi à la prévention de la sédition ; de même, la Fronde a eu des échos chez Pascal, analysés par Isabelle Brancourt ; la « révolution de Masaniello » à Naples a inspiré la pensée politique jusqu’au xviiie siècle, comme en témoigne l’œuvre de Vico dont Pierre Girard montre les liens avec l’interprétation des événements dans la Partenope liberata de Donzelli.
La trace ou le poids de ces divers événements dans l’élaboration d’une pensée est certes variable selon les cas. Ainsi, Vincent Grégoire, révélant le rôle joué par l’échec d’une tentative d’émancipation de colons de Virginie, sous le règne de Charles II Stuart, dans la genèse de la pensée de Locke, n’en signale pas moins l’écart considérable qui sépare les projets très concrets des insurgés – animés par le désir de s’approprier les terres des indiens plus que par des ardeurs réformistes – de la construction par Locke d’une doctrine coloniale fondée sur le droit naturel de punir et le droit d’appropriation sans consentement. D’autres théoriciens se réfèrent non pas à une révolte particulière mais à un ensemble d’événements et d’observations pour examiner une question de fond – par exemple la légitimité des interventions pour appuyer le soulèvement des sujets d’un autre prince, question qui traverse toute la littérature juridique et politique, de Machiavel et Guichardin, au temps des guerres d’Italie, à l’école de Salamanque, et de Botero à Théodore de Bèze ou à Grotius, comme le montre Fabrice Micallef – ou formuler des règles de conduite générales. C’est ce que tentent de faire d’une part Saavedra Fajardo, dans certaines « empresas políticas » consacrées à la sédition et aux moyens de la prévenir, analysées par Adrian Guyot, et d’autre part les penseurs italiens de l’âge baroque, tels que Botero, Boccalini, Ammirato et Frachetta, étudiés par Romain Descendre.
La première préoccupation de la plupart des auteurs consiste à recenser et hiérarchiser les causes des révoltes et à identifier les catégories de sujets les plus susceptibles de se soulever contre leur prince. Dans cette nomenclature de dangers potentiels, les écrits de l’époque moderne accordent une attention prononcée aux dissensions religieuses et aux activités de ceux qui peuvent les favoriser. Hobbes met ainsi en lumière, en raisonnant à partir de la Révolution anglaise, le rôle de l’université et des prédicateurs dans la diffusion de doctrines séditieuses, et Spinoza note lui aussi l’éloquence des sermons parmi les facteurs de déclenchement des révoltes, du moins lorsqu’il s’agit de soulever la 18plèbe. Tous deux montrent toutefois à l’œuvre, dans l’éclatement d’une contestation, une combinaison de causes idéologiques et de facteurs liés aux institutions et à leur fonctionnement ; Spinoza attire aussi l’attention sur la disposition naturelle de l’homme à la sédition et sur la portée des passions. Campanella pour sa part, dans son analyse de la révolte flamande, accorde moins d’importance à la religion qu’à la nature même des Flamands, et à leur attachement à la liberté. Botero de son côté, lorsqu’il inventorie les possibles fauteurs de troubles, met en garde son lecteur contre les sujets « non naturels » et les riches appauvris, plus dangereux selon lui que la plèbe.
L’identification des facteurs de révolte les plus communs est, dans la plupart des textes, le prélude à la recherche de remèdes préventifs, tels que le contrôle de la prédication pour empêcher la diffusion d’opinions séditieuses, envisagé chez Spinoza par exemple, parmi d’autres moyens, comme le montre Jacques-Louis Lantoine, et la reconquête de l’empire sur les consciences ou la capacité à faire croire, plus efficaces selon Hobbes que la simple réduction au silence des séditieux. Sara Decoster retrace, chez Guez de Balzac puis chez Gabriel Naudé, la genèse de la notion de « coup d’État », action extraordinaire et violence d’État permettant de tuer dans l’œuf les oppositions naissantes, et le débat sur la légitimité de son emploi. Certains auteurs, comme Saavedra Fajardo dont Adrian Guyot analyse les Empresas políticas, publiées pour la première fois en 1640, se heurtent à la variété des cas et avouent leur impuissance à dégager des remèdes universels : conclusions sans doute en concordance avec l’orientation de la pensée politique en ce milieu de xviie siècle, où la confiance en la possibilité d’extraire des lignes de conduite de l’histoire passée commence à décliner, et où de plus en plus d’auteurs sont persuadés de la nécessité d’une casuistique.
Bien que la majorité des textes dont il est question ici visent ostensiblement à aider le prince et ses ministres à assurer la stabilité de l’État et condamnent la révolte – de manière particulièrement véhémente lorsqu’il s’agit des œuvres de Pascal et du chancelier d’Aguesseau, étudiées par Isabelle Brancourt –, certains peuvent paraître ambigus et c’est notamment le cas du traité de Gabriel Naudé dont Sara Decoster met en valeur le potentiel subversif, bien qu’il ne soit pas en principe destiné à une diffusion dans l’espace public. Par ailleurs, l’influence d’un contexte agité mène aussi à affiner la définition du droit de résistance et 19à repenser les rapports du politique et du religieux, comme le font les auteurs calvinistes dont Gaëlle Demelemestre analyse les positions dans la controverse sur le ius circa sacra, dans un contexte de craintes d’une déstabilisation par les puissances catholiques. Romain Descendre pour sa part soumet à examen l’idée reçue selon laquelle la pensée de l’époque baroque se caractériserait par le refus de la révolte, au détriment du droit de résistance issu d’un héritage juridique particulièrement imposant en Italie : Frachetta, notamment, qui distingue nettement les séditions, définies comme des conflits civils, des révoltes et des rébellions, ménage une place pour les révoltes causées par la tyrannie du gouvernant. Le droit de résistance n’est donc pas entièrement laissé de côté, même si c’est la résistance au prince hérétique qui est valorisée. Chez Campanella, selon Jean-Louis Fournel, la révolte est en définitive un instrument d’analyse pour penser le gouvernement juste et la liberté. Enfin, pour clore ce volume, Pierre Girard étudie la pensée de Giambattista Vico qui, au xviiie siècle, présente le conflit et la discorde non comme des pathologies qu’il faudrait résorber, mais comme des éléments moteurs de l’évolution des nations. Cette conception du rôle de la révolte dans le « cours des nations » a pu être inspirée par le récit que fait Donzelli, dans la Partenope liberata, de la « révolution de Masaniello », qui aspirait non à un retour à un équilibre perdu, mais à la construction d’un nouvel ordre garantissant la liberté de l’homme.
Alexandra Merle
Université de Caen-Normandie
1 Parmi les termes qui appartiennent au lexique de la répression, la « sédition » (du latin « seditio », défini d’abord comme « désunion, division, discorde », puis comme « soulèvement, révolte » dans le Dictionnaire de Félix Gaffiot) vient du langage juridique et s’emploie pour formuler une accusation d’une extrême gravité ; au contraire, parler simplement de « troubles » ou employer dans les différentes langues vernaculaires des termes tels que « alteraciones » (en espagnol, pour qualifier le soulèvement de Saragosse en 1591), suggère l’intention d’ôter de l’importance à l’événement. Sur ces questions, voir par exemple, pour l’Italie du xive au xviie siècle, Provasi, 2018 et, dans ce volume, les précisions données par Romain Descendre sur la variété des termes employés par Giovanni Botero dans ses écrits.
2 D’autres termes sont aussi utilisés par les historiens contemporains : ainsi, une des publications les plus importantes d’Angela De Benedictis sur les révoltes dans les territoires italiens à l’époque moderne reprend dans son titre les mots de l’époque, « tumulti », et « moltitudini ribelli » (De Benedictis, 2013b). De même, Angela Ballone reste fidèle, dans un ouvrage récent, à la dénomination de « tumulto » qui a été donnée au xviie siècle aux événements de Mexico en 1624 (Ballone, 2018).
3 On peut penser d’abord à la distinction entre révoltes urbaines et révoltes rurales (voir par exemple le volume dirigé par Fortea Pérez et Gelabert, 2008, et tout particulièrement la contribution de Luis Antonio Ribot), à des différences résultant du caractère populaire ou au contraire aristocratique des soulèvements, et à des évolutions liées aux tensions religieuses de l’époque moderne et aux transformations socio-économiques et administratives ; ainsi, pour Francesco Benigno le ministériat qui s’impose dans les États européens au xviie siècle est responsable de nouvelles formes de protestation. Il faut toutefois préciser que les révoltes résultent souvent d’une conjonction de causes et de facteurs.
4 Ainsi, un grand programme de recherche, dirigé par Judith Pollmann, a été consacré entre 2008 et 2013 à la mémoire de la révolte des Flandres : « Tales of the Revolt : Memory, oblivion and identity in the Low Countries, 1566-1700 ».
5 Par exemple, la révolte des Comunidades de Castille, qui eut lieu au tout début du règne de Charles Quint, après avoir connu d’intéressantes fluctuations dans la mémoire « officielle » entre l’époque des Habsbourg et le xixe siècle (voir Merle, 2018), est aujourd’hui l’objet d’un grand nombre de publications, de rencontres scientifiques et de célébrations. La ville qui fut le théâtre de la défaite des révoltés le 23 avril 1521, Villalar, rebaptisée « Villalar de los comuneros » (dans la province de Valladolid), commémore l’événement chaque année et une série de grands congrès y ont été organisés depuis 2009 sous l’impulsion d’István Szásdi León-Borja de l’Université de Valladolid ; tout récemment, le 500e anniversaire (« V Centenario de los Comuneros ») a donné lieu à une série de volumes et de colloques.
6 Francesco Benigno (1999) a consacré un ouvrage aux révoltes de la décennie 1640-1650 survenues en Catalogne, au Portugal, à Palerme et à Naples, en Angleterre et en France (la Fronde). Ces mêmes révoltes (sauf celles de Palerme et de Naples) étaient déjà l’objet d’une analyse conjointe dans un ouvrage collectif dirigé par Robert Forster et Jack P. Green en 1970, qui s’intéressait aussi à la révolte des Flandres et à un soulèvement dans la Volga en 1733. Signalons également, parmi les ouvrages collectifs plus récents qui combinent études transversales sur les notions et les outils juridiques et études de cas dans divers territoires européens à l’époque moderne (principalement France, Italie, Autriche, Angleterre, Espagne), le volume dirigé par De Benedictis et Härter, 2013, et sur les révoltes dans les possessions des Habsbourg d’Espagne, Hugon et Merle (éd.), 2016.
7 C’est le cas de l’enquête récemment menée autour de Gregorio Salinero sur les « paradigmes rebelles » à l’époque moderne, qui inclut le Nouveau Monde : Salinero, García Garrido, Pāun (éd.), 2018. Voir aussi, pour une étude du langage de la grâce royale dans les possessions américaines et européennes de la monarchie espagnole, Bautista y Lugo, 2020.
8 ANR-13-BSH3-0006-02, janvier 2014-juin 2017.
9 Bravo et D’Amico, 2017.
10 Haffemayer (dir.), 2018.
11 Haffemayer, Hugon, Sordet, Vellet (dir.), 2016.
12 Les chansons ont été particulièrement étudiées, dans un espace européen : voir Guillorel, Hopkins, Polley (dir.), 2017.
13 Aubert et Jettot (dir.), 2017. Les révoltés eux-mêmes recourent la plupart du temps au lexique de la fidélité (à une autorité supérieure à celle qui se trouve contestée), ce que traduit fort bien le titre en anglais de l’ouvrage d’Angela De Benedictis, Neither Disobedients nor Rebels. Lawful Resistance in Early Modern Italy (2018), dont le titre original adoptait plutôt le lexique des autorités (Tumulti, 2013b).
14 Une volonté d’occultation ou de dénégation a été maintes fois constatée, que ce soit de la part des autorités ou des anciens révoltés qui travaillent à effacer les traces d’un manquement à l’obéissance.
15 Ce volume rassemble la plupart des contributions présentées lors d’un colloque international organisé conjointement à Séville, en mai 2017, par le programme « Cultures des Révoltes et des Révolutions » (ANR-13-BSH3-0006-02) dirigé par Alain Hugon (Université de Caen Normandie), le LabEx COMOD (Constitution de la Modernité), l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM, UMR 5317) et le programme El modelo policéntrico de soberanía compartida (siglos XVI-XVIII). Una vía alternativa en la construcción del estado moderno financé par le MINECO (HAR 2013-4537-P) et dirigé par Manuel Herrero Sánchez (Université Pablo de Olavide, Séville) – continué depuis par un autre programme intitulé Res Publica Monárquica. La Monarquía hispánica, una estructura imperial de repúblicas urbanas (REXPUBLICA. PGC2018-095224-B-100) financé par le Ministerio de Ciencia e Innovación grâce à des fonds européens. Nous remercions vivement la Escuela de Estudios Hispanoamericanos d’avoir accueilli cette manifestation.
16 Turchetti, 2001. Voir aussi Cottret, 2009.
17 Voir le célèbre titre d’Arlette Jouanna, 1989.
18 Fontana, 1999.
19 Zancarini, 1999. Voir aussi Bouvignies, 2004, De Benedictis, 2002, De Benedictis et Lingens (éd.), 2003 et, plus récemment, la mise au point de Desmons, 2015.
20 Les juristes italiens des xive et xve siècles consacrent en effet beaucoup d’attention à l’identification du tyran et à la réflexion sur l’attitude que les sujets doivent adopter à son égard. Bartolo de Sassoferrato est souvent cité, de même que Coluccio Salutati, qui selon Turchetti « est peut-être le seul auteur du Moyen Âge à consacrer un chapitre entier au problème du tyrannicide » (Turchetti, 2001, p. 301) dans le De tyranno achevé en 1400. D’autres écrits antérieurs, tels ceux de Jean de Salisbury et de saint Thomas, sont également très commentés pour leur traitement de la résistance au tyran. Ainsi, la Summa theologiæ établit que la rébellion contre une autorité tyrannique n’est pas une sédition, puisque le véritable séditieux est le tyran qui provoque la discorde entre les sujets.
21 Contexte propice à la rédaction de textes tels que Vindiciæ contra tyrannos de Junius Brutus (1579). Voir Jouanna, 1989.
22 Sur le célèbre De rege et regis institutione du jésuite Juan de Mariana et sa défense du tyrannicide – licite non seulement dans le cas du tyran d’usurpation mais aussi à l’encontre d’un monarque légitime tombé dans la tyrannie (ou tyran d’exercice), en dernier recours – voir Sánchez-Seco, 2009 et Merle, 2014. Sur Francisco Suárez, parmi un grand nombre de travaux nous renvoyons à ceux de Font Oporto, 2013, 2017 et 2019.
23 Voir notamment l’étude désormais classique de Franklin, 1978.
24 The Cambridge History of Political Thought (1450-1700) dirigé par J. H. Burns (1991), constitue un ouvrage de référence. Voir en particulier les chapitres 7, « Calvinism and Resistance Theory, 1550-1580 » (Robert M. Kingdon) et 8, « Catholic Resistance Theory. Ultramontanism and the Royalist Response, 1580-1620 » (J. H. M. Salmon) et toute la troisième partie, « Absolutism and Revolution in the Seventeenth Century » (Blair Worden).
25 Pour Alessandro Fontana, « la fonction essentielle du droit de résistance paraît avoir été d’un côté, celle de disqualifier la révolte tout en mettant en garde les souverains contre les dangers des abus du pouvoir » (Fontana, 1999, p. 28).
26 Voir notamment Joaquín Jerez, 2007, ainsi que Rus Rufino et Fernández García, 2020.
27 Villard, 2006.
28 Peacey, 2004. Voir aussi, sur les accusations de tyrannie à l’encontre de Charles Ier, Haffemayer, 2016.
29 Citons par exemple le workshop organisé à Bologne les 2 et 3 octobre 2013, « Rebellion, Resistance and Revolution between the Old and the New World », qui met en corrélation les écrits théoriques avec la Révolution anglaise, et avec la guerre d’Indépendance en Amérique, en analysant principalement la pensée de Locke et de Hume.
30 C’est ce que note par exemple Juste Lipse : Politicorum, Livre VI, chapitres 1 et 4.
31 Rappelons que la dénonciation des dissensions religieuses comme ferment de sédition fait aussi partie du discours du clergé – et en particulier de l’Inquisition – contre l’hérésie. Selon le manuel de l’inquisiteur Nicolau Eymerich, rédigé au xive siècle et imprimé en 1503 à Barcelone, puis enrichi par Francisco Peña sur ordre de Rome en 1578 : « Par l’effet de l’hérésie la vérité catholique s’affaiblit et s’éteint dans les cœurs ; les corps et les biens matériels dépérissent, naissent les tumultes et les séditions, la paix et l’ordre public sont troublés. De sorte que tout peuple, toute nation qui laisse éclore l’hérésie en son sein, qui la cultive, qui ne l’extirpe pas aussitôt, se pervertit, court à la subversion, peut même disparaître » (Le Manuel des inquisiteurs, p. 74-75).
32 Voir, parmi un ensemble important de travaux, Quaglioni, 2011, et De Benedictis, 2016.
33 Par exemple, De Benedictis, Härter (dir.), 2013. Récemment a été organisée une rencontre internationale intitulée « La repressione nei conflitti politici. Teorie, discorsi e pratiche (XVI-XX secolo) », Università degli Studi di Teramo, 30/04/2020.