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Classiques Garnier

Préface

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Préface

La société arabo-musulmane médiévale nayant manifesté, en dépit de sa connaissance de la Poétique dAristote1, aucun intérêt pour le drame, la tragédie ou la comédie, le genre dramatique arabe possède une histoire unique en son genre : il a en effet pour spécificité de ne pas se situer dans le prolongement dune littérature écrite classique antique ou médiévale et de napparaître en Orient, sous la forme du théâtre à loccidentale, que dans la seconde moitié du xixe siècle, à limitation des œuvres européennes, principalement de Molière et dans une période de confrontation du monde musulman avec des cultures étrangères dominantes… Ainsi, lacte de naissance, en 1847, prend la forme dune inspiration libre de LAvare de Molière, intitulée al-Baīl et due à laudace du premier dramaturge arabophone, le Libanais Mārūn Naqqāš.

Le répertoire moliéresque était cependant déjà connu au Proche-Orient dès le xviie siècle. Première voie dintégration de Molière dans le monde turco-ottoman, les missions et communautés françaises inaugurent les premiers divertissements à leuropéenne dans le palais de France à Istanbul, où sont représentées, du vivant de Molière, plusieurs pièces, parmi lesquelles Le Dépit amoureux, Le Cocu Imaginaire et LÉcole des Maris, comme le rapporte le diplomate Antoine Galland, connu pour son adaptation française des Mille et une Nuits :

Lundi 13 février.

Son Excellence ayant invité à dîner Messieurs le Résident de Gennes et le Secrétaire dAngleterre, il leur donna ensuite le divertissement de LÉcole des 10maris, des Quatre Trivelins et du Cocu imaginaire, dont la représentation dura depuis quatre heures jusquà huit heures du soir2.

Ces pièces furent jouées exclusivement en langue française et à Constantinople, devant un public surtout constitué de diplomates étrangers et de lélite chrétienne de lempire ottoman. Il fallut attendre le xixe siècle pour que le public turcophone puisse aussi prendre connaissance des comédies de Molière3. Le Karagöz, spectacle de marionnettes destiné à toutes les classes sociales, est connu pour sa grande adaptabilité aux évolutions sociétales. Il nest donc pas étonnant quau début du xixe siècle, il tende à refléter limportance des influences étrangères dans la société ottomane de lépoque : à partir de 1840, sont introduites, dans ces pièces populaires burlesques, des traductions libres de petites scènes de Molière, « considérablement augmentée[s] de calembours et de mots obscènes, revue[s] pour la circonstance et adaptée[s] à lesprit de lauditoire, ad usum turcorum4 », amenant ainsi le public populaire proche-oriental à sapproprier lhumour moliéresque, sans avoir conscience de sa provenance. Dès la fin du xixe siècle, Adolphe-Marie-Antoine Thalasso sétonne dentendre, dans la rue, des enfants, pourtant issus du milieu populaire, jouer une scène de LAvare quils avaient entendu au spectacle de Karagöz de la veille et dont ils ignoraient lorigine étrangère. Lauditoire proche-oriental est prêt à accueillir des adaptations entières de Molière.

Pourtant, la première pièce arabe, al-Baīl, librement inspirée de LAvare, constitue une étape décisive, moins dans lintroduction de Molière sur la scène proche-orientale déjà habituée aux traductions turques, arméniennes ou grecques des pièces du dramaturge français, que dans ladoption dun nouveau genre de spectacle audiovisuel, le théâtre. Si plusieurs formes parathéâtrales existaient5, il sagissait surtout 11de modes de représentations traditionnels, caractérisés par une certaine spontanéité et une interactivité avec le public soulignée notamment par Charles Rolland à propos du Karagöz : ils se distinguent en outre le plus souvent par labsence de trame figée, par un humour caustique et une description critique de la société, qui en font des espèces de comédies de mœurs.

Ces caractéristiques empêchent dassimiler ces traditions autochtones à une véritable théâtralité, fondée sur la présence déléments essentiels et de règles spécifiques, tels que la présence dun espace théâtral6 et dun décor spécifique, la distinction spatiale entre émetteur et récepteur excluant linteractivité chère aux spectacles arabes antiques et médiévaux, la distribution des rôles à des acteurs multiples et astreints et la définition précise des rôles, un texte fixe qui astreint à des répétitions plus ou moins disciplinées, limportance des notions dhistoricité et dabstraction fondamentales dans le théâtre européen, qui joue le rôle dun miroir et raconte lhistoire de la société devant un spectateur érigé en observateur objectif et sans rapport avec les événements racontés7.

Dès la naissance du théâtre arabe, lobjectif fut de créer une théâtralité à la fois moderne et spécifique à lidentité arabe. Le théâtre arabe eut donc, dès les origines, à jongler entre deux conceptions antithétiques du spectacle : le théâtre à loccidentale, avec ses règles figées et ses cadres 12fixes – notamment la distinction spatiale entre acteurs et spectateurs8, la définition préalable et immuable des rôles9 et la non-participation du public –, dune part, et la libre improvisation sur un sujet prédéterminé et linteractivité des spectacles participatifs arabes, dautre part. Il en résulte un véritable syncrétisme entre deux pôles culturels, syncrétisme qui sopère diversement selon les auteurs qui sélectionnent les éléments allogènes ou autochtones daprès les objectifs de leur création. Ainsi, dès sa naissance, ayant importé des structures exogènes, au travers de lacculturation des civilisations colonisées et de limitation des œuvres européennes, le théâtre arabe nhésita cependant pas à se fonder sur lintégration déléments issus des traditions autochtones, tant sur le plan thématique que structurel et formel.

Sa double formation en « Langue et littérature arabes » de lUniversité de Lorraine et en « Études théâtrales » de lUniversité Paris-Nanterre donnait à Ons Trabelsi toutes les compétences pour mener à bien cette recherche sur le théâtre adapté de Molière, en étudiant aussi bien les questions textuelles que dramaturgiques et scéniques. Contrairement à dautres études sur la question, cette monographie ne se contente en effet pas dexaminer les aspects linguistiques et thématiques des adaptations proprement dites des œuvres de Molière, mais relève aussi les différents modes dinspiration moliéresque dans les compositions originales de dramaturges arabophones, quil sagisse de réécriture textuelle ou dadoption de procédés décriture théâtrale ou de mise en scène. Partant dune interrogation sur le caractère éminemment tunisien de ladaptation dune œuvre étrangère, Ons Trabelsi a ainsi pu forger une problématique originale, autour de la question du processus dintégration à une culture dun élément exogène, assimilé au point de devenir un élément constitutif de la culture daccueil. Son étude permet de comprendre les processus et mécanismes mis en œuvre par des dramaturges libanais, égyptiens et tunisiens pour créer des œuvres appropriables par un public arabe, qui finit par les considérer comme partie intégrante de son patrimoine culturel.

Interrogeant la capacité dadaptation du théâtre à un nouveau public, une nouvelle aire politico-sociale et une autre idéologie, cette étude sera, à nen pas douter, dune extrême utilité pour la compréhension de 13linfluence de Molière, non seulement sur la naissance, mais aussi sur le développement du théâtre arabe dans une perspective comparatiste et interculturelle, dautant plus que les questionnements y présidant, en plus dêtre pertinents et fouillés, restent éminemment contemporains, à une époque où le multiculturalisme et la mondialisation culturelle sont accusés de pousser à luniformisation et à lappauvrissement des cultures.

Laurence Denooz

1 « Abū Bišr Mattā (m. 940), que intentó en el siglo X verter la Poética al siriaco, interpretó los términos “tragedia” y “comedia” como madī (panegírico) y hiğā (sátira), lo que demuestra que los árabes no tenían idea de los géneros que Aristóteles discutía en su texto y esta interpretación ha conducido a error a los comentarios posteriores como al-Fārābī (m. 950), Avicena (980-1037) y Averroes » in Delgado,Pilar Lirola, Aproximación al teatro egipcio moderno, Grenade, Grupo de Investigación Estudios Arabes Contaporáneos, 1990, p. 31.

2 Galland, Antoine, Journal dAntoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672 1673), t. II, publié et annoté par Charles Schefer, Paris, éd. Ernest Leroux, 1881, p. 36.

3 Kurt, Çiğdem Williams, « Molière en Turquie (17e-19e siècles) », dans La Revue de la BNU no 22 (2020), p. 108-109.

4 Thalasso, Adolphe, Molière en Turquie. Étude sur le théâtre de Karagueuz, Paris, Éd. Tresseet Stock, 1888, p. 18.

5 Toutes les civilisations orientales, même les plus anciennes, contiennent des manifestations scéniques, qui contribuent à lacceptation par les Arabes de lidée de lorigine occidentale du théâtre arabe sous sa forme actuelle, Delgado reconnaît que le théâtre à proprement parler nexiste pas dans les civilisations arabes autochtones. Elle cite dautres modes de représentations divers, suivant la religion et les goûts contemporains et nationaux : le zār, les derviches, les Muabbaīn qui réalisent les improvisations comiques (al-fuūl al-muḍḥika, al-muākāt al-haziliyya), différents types de conteurs dhistoires (al-akawātī, al-maddā, al-muqallid), Sudūq al-dunyā, al-quradātī, al-awī, la taziyya, la maqāma, le ayāl al-ill, le muayyila, le qarāqūz, et enfin les marionnettes (al-arāis), in Delgado,Pilar Lirola, op. cit., p. 30. Ces manifestations sont parfois qualifiées de théâtralité primitives et populaires (Mundūr, Muammad, Fī l-masra al-mirī al-muāir, le Caire, Dār Naha Mir, 2020, p. 20-30, Badawī, Mohmed Mustafa, Early Arabic drama, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 7, ou de « parathéâtre » (Khaznadar, Chérif, in Tomiche, Nada, Le théâtre arabe, Paris, Unesco, 1969, p. 39-45).

6 Rappelons que les premières représentations théâtrales arabes proprement dites eurent lieu dans le salon personnel de Mārūn Naqqāš, en présence dinvités faisant partie de son cercle proche.

7 Jachymiak, Jean « Sur la théâtralité », dans Littérature, sciences, idéologie, no 2, 1972, p. 49-58-, 1972. – Lailousavona, Jeannette(éd.), « Théâtre et théâtralité : essais détudes sémiotiques », in Études littéraires, Québec, (décembre), p. 383-558, 1980. – Pavis, Patrice, Dictionnaire du théâtre. Termes et concepts de lanalyse théâtrale, 2e éd., Paris, Messidor / éd. Sociales, 1987, p. 395-397.

8 Tomiche, Nada, op. cit., p. 23-24.

9 Ubersfeld, Anne, op. cit., p. 73.