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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

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La vie réelle de lhomme est déterminée par la nature de son organisme physique et non par celle de sa personne. La vie idéale qui aurait correspondu à sa nature spirituelle, il ne peut latteindre, car elle contredit à la nature et aux conditions de sa vie physique. Prenant conscience de ces contradictions temporelles et les éprouvant au plus profond de lui-même, lhomme en arrive nécessairement à sentir quil est une énigme dans lunivers1.

La thèse générale de lautomatisme est dominante chez les défenseurs dune étude scientifique de lesprit, nourrie de physiologie cérébrale. La conférence de Huxley la rendue célèbre, et a déterminé le contenu des débats de philosophie de lesprit jusquà la fin du siècle. Toutefois, lautomatisme ne fait pas lunanimité : il ne sagit en rien dune thèse à laquelle tous adhèrent, malgré les efforts des automatistes pour montrer quil sagit de la seule option scientifiquement tenable. Bien entendu, les automatistes se voient opposer lobjection de lindépendance de lesprit vis-à-vis du corps, ainsi que celle de la liberté et de la responsabilité humaines, qui reposent en dernière instance sur lefficacité dune volonté libre. Mais les réticences et oppositions ne se fondent pas seulement sur des arguments de nature métaphysique et morale. Au sein même du monde scientifique, certaines voix sélèvent pour critiquer lépiphénoménisme. Cette critique montre dune part que lappartenance au mouvement de la philosophie psychophysiologique nimplique pas obligatoirement une adhésion à lautomatisme. Dautre part, ces critiques montrent aussi le caractère central et structurant de lautomatisme dans les débats concernant le problème corps-esprit dans la deuxième moitié du xixe siècle britannique. Quon la critique ou quon ladopte, 332la thèse épiphénoméniste structure les débats, en dicte les termes, exige une prise de position à son égard. Ainsi, cette partie a pour objet de montrer que le mouvement de la philosophie psychophysiologique ne se réduit pas aux seuls épiphénoménistes, mais est traversé par des débats et désaccords internes. Toutefois, la thèse épiphénoméniste est en position de force : les auteurs que nous allons présenter défendent des thèses différentes, mais ne réfutent pas ou ne se critiquent pas mutuellement. Ils ne prennent position que par rapport à lépiphénoménisme, et par rapport aux études métaphysiques de lesprit. Cela nous permet détablir que la thèse automatiste est un rouage central, mais non définitionnel, de la philosophie psychophysiologique.

Nous analyserons dans un premier chapitre les positions alternatives qui ont pour point commun de conserver lefficacité causale de la volonté. Alexander Bain et William Carpenter ne considèrent pas quune étude des phénomènes mentaux nourrie de physiologie cérébrale mène inéluctablement à la remise en cause de lefficience du mental. Alexander Bain ne prend pas ouvertement position vis-à-vis de lautomatisme, mais ses études de psychologie proposent un modèle alternatif dans lequel la volonté nest pas mise au ban. William Carpenter quant à lui rejette avec véhémence la thèse automatiste, quil considère comme contraire au sens commun. Il inverse la charge de la preuve en montrant que les épiphénoménistes considèrent lefficacité de la volonté comme une illusion, sans expliquer cette illusion. Dans un second temps, nous présenterons les critiques de lépiphénoménisme proposées par des auteurs qui ont en commun dadopter finalement la position moniste dune identité psychophysique. George Henry Lewes et George Romanes adoptent tous deux une position moniste, mais surtout ils partagent chacun avec Huxley des thèses philosophiques ou scientifiques centrales. George Henry Lewes rejette la différence entre les mouvements réflexes et les mouvements volontaires, considérant que ces mouvements doivent admettre un seul et unique modèle explicatif. George Romanes quant à lui adopte et défend lagnosticisme. Et pourtant, la grande proximité théorique avec Huxley ne mène pas ces deux auteurs à adopter lautomatisme, nous allons donc expliquer les raisons de ce rejet. Enfin, dans lépilogue, nous ouvrirons lanalyse à dautres personnalités du monde scientifique, qui ne font pas partie intégrante du mouvement que nous avons identifié, mais proposent tout de même une réfutation de lautomatisme. Cela 333nous permettra une nouvelle fois de montrer que lopposition souvent avancée et volontairement dramatisée entre religion et science doit être problématisée et affinée, et que le camp des « scientifiques » est tout sauf uni et unifié.

1 Nesmélov, Victor, La science de lhomme, cité par Zenkovsky, Basile, Histoire de la philosophie russe, tome II, Paris, Gallimard, 1955.