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Classiques Garnier

Le prologue du présent livre et l’excuse de l’auteur

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Le Prologue du présent livre
et lexcuse de lauteur

Mais moy : je nay descrire aultre soucy

Sinon crier mercy, mercy, mercy (Delie, 18).

Ces vers de notre poète forment la conclusion dun dizain qui constituerait, de prime abord, son apologia pro vita sua. Alors que dautres poètes cultivent les grands genres – le récit historique, le triomphe, la satire, lélégie amoureuse, la comédie – Scève ne serait capable, selon son propre dire, que de sapitoyer sur son sort en demandant grâce à sa bien-aimée (et à ses lecteurs). Certains de ces lecteurs ont pris au pied de la lettre ce cri de cœur, et ne classent Scève que comme « poet of love ». Lorsque Ferdinand Brunetière, dont on peut saluer linitiative, cherchait en 1894, devant les cinq Académies, à réhabiliter solennellement ce poète méconnu, presque oublié, il ne parla que de Delie1 : « Je ne vous parlerai pas de ses premières œuvres » ; ni de ses autres écrits, « Poésie de circonstance, poésie doccasion ! Passons rapidement sur le reste… » Et tout en cherchant à convaincre son public érudit de la qualité du recueil de 1544, il ne cacha pas la difficulté de sa tâche :

II ny a pas en français de vers plus obscurs ou plus ténébreux que ceux de Maurice Scève [] ; il ny a pas de poème plus inintelligible que sa Délie.

Lédition en cours de ses œuvres complètes est en train de révéler la fécondité de notre écrivain, et de situer dans un contexte plus large un poète souvent considéré comme un isolé : « Solitude qui se résout en préciosité2 ». Michèle Clément a ouvert la voie avec sa belle édition de Microcosme3, qui 8confère à Scève les titres de poète épique, biblique, philosophique, parfois hermétique, qui trouve un nouveau moyen dexpression dans le long poème encyclopédique. Lédition des Blasons, dArion, des Psaumes et de Saulsaye, procurée elle aussi par Michèle Clément4, vient de mettre en lumière la variété des talents de ce jeune poète qui, au cours de douze années, cherchait à se lancer en sessayant au concours poétique, à la poésie de cour, aux vers religieux et à la pastorale. Trois autres volumes vont paraître, qui traceront ses débuts comme traducteur (I. La Deplourable fin de Flamette), son apogée comme auteur dun canzoniere (III. Delie), et ses éventuelles parutions dans dautres domaines, avec deux pièces attribuables (VI. Petit œuvre damour et gaige damytié ; Paradoxe contre les lettres).

Le présent volume a pour tâche dillustrer deux aspects de lactivité du Lyonnais pendant presque trente ans, depuis son premier distique signé en 1535, jusquà sa dernière publication, un sonnet imprimé en 1563, au moment où Lyon venait de subir un sac dévastateur et où on ne sait presque plus rien de son existence. Le premier aspect de son activité est son rôle de premier plan, mais presque anonyme, comme orchestrateur et réalisateur des festivités montées à Lyon en septembre 1548 pour recevoir le roi Henri II, toute sa cour et la troupe dambassadeurs. Sil avait fait ses débuts dans ce rôle en 1540 pour lentrée dIppolito dEste, Scève allait déployer une énergie et une richesse de talents remarquables pour mener à bien un programme de monuments, de cortèges, de banquets, de spectacles et de naumachies, pour le compte dune municipalité fortement endettée. À la tête dune équipe dhumanistes et dartistes, comme le sera Jean Martin à Paris en 1549 ou Claude Chappuys à Rouen en 1550, il élabora un programme thématique, épigraphique, poétique et iconographique, qui tissa ensemble la tradition lyonnaise, les ambitions du cardinal de Ferrare et les intérêts des marchands étrangers résidant à Lyon, le tout pour convaincre le roi de favoriser la ville et son commerce. Les rapports enthousiastes des ambassadeurs témoignent de léclat des spectacles.

Deux mois plus tard, les consuls firent de nouveau appel aux compétences de notre poète pour rédiger un récit détaillé des divers éléments du festival, estimant que les bulletins et canards précédents, quils cherchèrent à supprimer, navaient ni raconté la vérité ni suffisamment exalté la dévotion de la ville envers son roi et les sacrifices faits 9pour laccueillir triomphalement. Lidée dun prestigieux livret illustré, imprimé en français et en italien, correspond au désir des consuls de promouvoir dabord limage de Lyon comme ville antique, Capitale des Trois Gaules, capable de recréer un triomphe romain, et aussi de Lyon comme ville cosmopolite, plaque tournante du grand commerce et du monde de la banque. Le poète sy avère un prosateur de talent, qui déploie un riche vocabulaire et une notable puissance descriptive. La comparaison avec dautres témoignages contemporains des fêtes révèle aussi que cet apologiste de Lyon a changé plusieurs détails de ce qui sétait passé au profit des initiatives lugdo-lyonnaises, et quil a surtout minimisé la contribution du cardinal de Ferrare et de la colonie florentine. Le traducteur italien de son texte allait contribuer quelque peu à rétablir léquilibre.

Le nom de Scève comme responsable de ce livret (publié sans nom dauteur) disparut rapidement5 et ne fut restauré quau début du xxe siècle. La critique scévienne avait enfoncé le clou, soit en ignorant complètement cet ouvrage, soit en le jugeant une anomalie ou une pièce de circonstance négligeable. Les goûts ont évolué depuis, et le livret a pu reprendre une place honorable dans le corpus du poète, comme une expression de ses propres talents comme narrateur et imprésario, ainsi que de lattachement des Lyonnais à leurs pénates, au moment où la ville atteignait le zénith de sa gloire commerciale et culturelle, avant le rude choc de 1562. La floraison récente des études sur les livrets de fêtes en Europe est en train de faire ressortir loriginalité de ce grand festival multiforme, alliant théâtre, musique, costumes, architecture, naumachies, poésie, épigraphie et cérémonies religieuses : ce format, avec son livret prestigieux, allait devenir la norme et trouver immédiatement des émules à Rome, Paris, Anvers, et Rouen.

Le second volet de cette édition, plus modeste mais non moins éclairant, est la contribution de Scève aux ouvrages de ses amis, les pièces liminaires en latin ou en français qui rythment sa carrière comme membre, puis chef de file, du sodalitium, pièces descorte parfois presque anonymes (signées M.S. ou M.SC.). Il sagit dune vingtaine de pièces parues entre 1535 et 1563, adressées à quatorze destinataires, présentes dans quatorze ouvrages, tous imprimés à Lyon, dont six sortent des presses de J. de Tournes. Ces petits poèmes sont révélateurs de la place 10de Scève dans le réseau lyonnais de poètes, dimprimeurs, de juristes, de propagandistes – et dun naturaliste (Rondelet). On peut tracer lévolution de son style : dabord néo-latiniste qui cultive les distiques élégiaques, puis auteur de dizains marotiques, et ensuite de sonnets italianisants, avec un retour momentané au néo-latin en 1554. Sil ne publie quà Lyon, et ne sadresse principalement quà ses concitoyens, on le voit de temps en temps souvrir vers un public plus large − dabord dans le recueil pour le Dauphin François (1536), puis dans les pièces descorte pour les Marguerites de la Reine de Navarre (1547), republiées par la suite à Paris. On entrevoit ici un auteur de province en marge de la cour, mais qui cherche à y avoir ses entrées au moment des nombreux séjours du Roi à Lyon. La « découverte » en Avignon en 1533 du tombeau de Laure par notre jeune étudiant, et son retentissement européen, en constitue le premier pas, suivi de près par la participation prépondérante de Scève au tombeau du Dauphin. Le passage à Lyon en 1540 dIppolito dEste, et puis le séjour dHenri II en 1548, allaient lui offrir de nouvelles occasions pour se distinguer. Sa présence proéminente dans le paratexte des Marguerites (textes VIII-IX) laisserait supposer quil était pour le moins bien en cour auprès de la Reine de Navarre et de son entourage, et non seulement un personnage clé dans latelier de J. de Tournes ; à moins quil ne fût lui-même léditeur de ces deux recueils de Marguerite, comme la suggéré Michèle Clément6 ? Mais on na trouvé aucune trace, à la différence dautres poètes, des grandes faveurs dont lauraient comblé ses éventuels mécènes à la cour.

Bien quancré dans son milieu et dans la société lyonnaise, notre poète faisait partie dautres cercles, et plusieurs confrères lui adressèrent des éloges, et le classèrent dans le palmarès des poètes contemporains, même lorsquil navait encore presque rien publié. Il reçut des compliments de la part de Jean Visagier, de Nicolas Bourbon, dEustorg de Beaulieu, de Charles Fontaine, de François Habert, de Guillaume Des Autels, de Claude de Taillemont, de Thomas Sébillet, même de Joachim Du Bellay, mais nous navons pas trace de ses réponses. Le présent volume fait état de la poignée de dédicaces ou dautres pièces descorte signées par lui au cours de trente ans.

Il ne sisole pourtant pas complètement des joutes et querelles qui animent le débat poétique sous François Ier, et on le voit par deux fois 11entrer en lice. Dabord en 1537, au plus fort de la dispute entre Marot et Sagon, qui divisait les poètes que Scève connaissait bien, il mit son grain de sel avec un distique latin clairement hostile au Normand (texte II). La portée de son intervention, signée M. S., était pourtant assez limitée, ne figurant que dans une seule édition lyonnaise, et nétant reprise dans aucune autre édition ni à Lyon ni à Paris. De même, difficile den dire plus de son intervention en 1539 dans la querelle entre Marot et Dolet (texte IV). Il est peu probable que, ayant appuyé Marot en 1537, il ait changé de camp deux ans plus tard : toujours est-il que dans lépigramme latine quil adressa à Dolet avant la naissance de son fils, il lui souhaite davoir raison de ses détracteurs, quil traite de chiens, de mordaces, et de fèces : et parmi ces détracteurs il faut compter des amis de Scève, dont Marot, Ducher et Visagier. On ne sait si cette intervention eut des conséquences pour notre poète, mais on peut en douter, à en juger par le fait que les deux mentions de Scève chez Marot ne sont pas rayées de lédition imprimée par Dolet en 1543, même si les deux psaumes traduits par Scève disparaissent du dernier psautier publié par Dolet en 15447.

Certaines pièces de contact laissent planer un petit doute sur le sérieux de notre poète, connu par ailleurs pour ses blasons, son énigme lubrique et sa participation aux fêtes de la Basoche lyonnaise. Le quatrain quil donna en 1535, par exemple, aux Forcianæ quæstiones dOrtensio Lando, ouvrage publié avec fausse adresse et faux nom dauteur, et republié à létranger, laisse supposer que Scève était dans le secret de lidentité de ce Hortensius Appianus, qui persista et signa en 1536 dans le Recueil pour le Dauphin. La même question se pose pour sa participation à la mystification concernant le tombeau de Laure (texte VII) : nous sommes persuadés que notre poète est lauteur des pièces prétendument trouvées dans le tombeau, qui finirent par duper le roi et ses poètes de cour, et qui furent publiées en 1545 à grand renfort de preuves tout aussi inauthentiques. La question de son rôle dans le volume des Euvres de Louise Labé (texte XIII ci-dessous) reste controversée. Sagit-il dun véritable hommage à une poétesse ? Ou bien Scève a-t-il participé dans latelier de Jean de Tournes à un canular monumental ? Ou encore, nétait-il pas responsable de linclusion dans le florilegium de son sonnet, originairement destiné peut-être à une autre personne ? Quant au sonnet quil donna en 1555 au libelle de Simeoni (texte XIV), que Giudici baptise 12« la cosa più grossolana scritta da Scève », rien nindique que notre poète ait ajouté une foi aveugle aux bizarres vaticinations du Florentin, dont il ne fait même pas mention : son sonnet porte sur le déclin de Rome et sur lespoir patriotique dune reconquête par Henri II de la Gaule cisalpine, espoir partagé par bon nombre des poètes de cour.

On sest également posé la question du rapport entre la pièce descorte donnée par Scève et louvrage quelle accompagne. Devant le nombre de sollicitations de ses amis, on sest demandé sil avait eu le temps dapproprier son poème aux circonstances. Dans certains cas, par exemple les textes X, XV et XVI, on a soupçonné quil navait pas compris le livre, ou ne lavait même pas lu. Nous ne trouvons pas ce soupçon justifié. En revanche, à la différence de la « simplicité » qui caractérise ses premières publications8, il faut avouer que la pièce liminaire quil donne est parfois dune telle densité et dune obscurité si érudite, quon a du mal à saisir immédiatement la pertinence à louvrage.

On a souvent évoqué la réticence de Scève à signer ses écrits. Dans le présent volume, nous donnons le texte de quelques petits poèmes qui pourraient lui appartenir. Parmi les pièces associées au tombeau de Laure (texte VII), nous en proposons deux qui seraient susceptibles de correspondre au poème de Scève signalé par Jean de Tournes que le poète, trop modeste, aurait refusé de lui communiquer. De même, nous lui attribuons, avec la prudence qui simpose, un sonnet à la fin des Marguerites (texte IX), mais sans pouvoir expliquer pourquoi il ne laurait pas signé comme les deux autres.

Tous les spécialistes de Scève ont une énorme dette de reconnaissance envers les pionniers lyonnais qui avaient frayé le chemin. Cest désormais au tour dun nouveau sodalitium de prendre le relais en complétant lédition monumentale de lœuvre de ce très grand écrivain.

St Benets Hall

Oxford.

1 Ferdinand Brunetière, « Un précurseur de la Pléiade, Maurice Scève », https://www.academie-francaise.fr/un-precurseur-de-la-pleiade-maurice-sceve.

2 Robert Sabatier, Histoire de la poésie française – La Poésie du xvie siècle, vol. 2, Albin Michel, 2014 (1975).

3 O. C., Classiques Garnier, tome V, 2013, (rééd. 2016).

4 O. C., Classiques Garnier, tome II, 2019.

5 Il en sera de même pour Saulsaye dès 1548 : Scève, O. C., II, p. 30, 215.

6 Ibid., p. 27-29.

7 Ibid., p. 136.

8 Ibid., p. 9.