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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Savoirs et savants dans la littérature. (Moyen Âge-xxe siècle)
  • Auteurs : Alexandre-Bergues (Pascale), Guérin (Jeanyves)
  • Pages : 9 à 13
  • Collection : Rencontres, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812444180
  • ISBN : 978-2-8124-4418-0
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4418-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2010
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Au point de départ de cette réflexion collective, on trouve les savoirs tels que la littérature aime à les représenter, à travers un personnel où tantôt se confondent, tantôt se distinguent le savant, l’érudit, le philosophe, le professeur, l’intellectuel…Le savant, c’est, en effet, à l’origine, l’érudit, le lettré, celui que Julien Benda a appelé le « clerc », avant que le terme ne prenne le sens plus spécifique de scientifique, sens qui est le sien de nos jours. La littérature française et plus largement européenne a fait un large usage de ce type de personnages. Le programme du colloque en témoigne et on pourrait mentionner bien d’autres figures, de Prométhée à Faust, d’Icare à Newton ou de Minerve à Oppenheimer… Ce sujet, dans la littérature occidentale, semble remonter aux origines de la littérature.

Il sera question, dans ce recueil, de philosophes grecs, Aristote et Démocrite. L’antiquité fournirait bien d’autres exemples de ces « maîtres de vérité1 ». Dès le début du ve siècle avant J.-C., la tragédie s’interroge avec Prométhée enchaîné sur la dimension transgressive d’un savoir humain multiforme qui met l’homme en concurrence avec les dieux. Chez Eschyle, Prométhée n’a pas seulement révélé aux hommes l’art du feu. Il leur a aussi enseigné comment travailler le bois, domestiquer les animaux. Il leur a transmis la science des astres, celle des nombres, celle des lettres, la médecine, l’art de la navigation et l’art de la divination… Technicien, médecin, astronome, mathématicien, Prométhée incarne des savoirs de tous ordres qui menacent la

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suprématie divine, d’où le châtiment que Zeus lui inflige. Ces figures du savoir hantent aussi, plus tardivement, les dialogues platoniciens, peuplés de sophistes et de rhéteurs en tous genres, mais aussi de mathématiciens et de savants, tels Théétète ou Thalès. Ces personnages y sont l’occasion d’une réflexion sur le savoir : ainsi le Théétète a pour objectif de définir la science à partir des différentes formes – géométrie, astronomie, harmonie, calculs- qu’elle peut prendre. Ils sont aussi l’occasion de réfléchir à la place qui est faite au sage ou au savant dans une cité qui a condamné Socrate à mort. Cette place ne va pas de soi : les dialogues platoniciens le montrent, parfois au détour d’une anecdote, amusante mais révélatrice. On se rappelle celle que raconte, à propos de Thalès, Socrate dans le Théétète : « Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit- on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds2 ». Dans l’Athènes des ve et ive siècles avant J.-C., en effet, sages et savants incarnent au théâtre des types comiques. Dans Les Nuées, Aristophane tourne en dérision Socrate, qu’il met en scène suspendu dans un panier dans les airs, occupé à scruter le ciel ou à mesurer combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes. Un siècle plus tard, le statut de ces personnages aura changé : on verra les défunts, commerçants, banquiers, artisans, se faire représenter par la statuaire sous les traits du philosophe et du sage et les puissants rechercheront la compagnie et l’enseignement des hommes de savoir.

Dès l’antiquité grecque, on le voit, les détenteurs de savoirs sont pris pour objets de représentation et de réflexion par la littérature et les arts. On voit s’y dessiner déjà les grands enjeux qui ont été examinés au cours de ce colloque : la nature et le statut de ces savoirs et de ces savants, l’articulation entre savoir,

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science, connaissance, entre savoir et littérature, entre savoir et société, savoir et histoire… Le choix a été fait d’un long parcours diachronique et trans-séculaire qui, sans prétendre à l’exhaustivité, présente l’avantage de décloisonner et d’ouvrir plus largement la réflexion et les discussions. Il s’ouvre sur le Moyen Age et la Renaissance et s’achève sur le xxe siècle avec des contributions qui portent sur la littérature française et européenne, allemande en particulier, abordée à travers les textes écrits et les illustrations qui peuvent les accompagner.

« Savoirs et savants » : ce pluriel se justifie à plus d’un titre. Les études recueillies dans ce volume inventorient en effet diverses figures du savoir : le philosophe, nous l’avons vu, mais aussi le politique (Alexandre le Grand, Danielo dans Le Rivage des Syrtes), l’enseignant (l’instituteur, le professeur de latin, l’universitaire), le chercheur scientifique (Pasteur, Pierre et Marie Curie), l’alchimiste, l’ingénieur, le médecin, qui occupe une place de choix dans cette savante galerie. Cette coupe transversale permet aussi et surtout de dessiner la configuration mouvante de savoirs multiformes dont la littérature interroge les contenus et la légitimité. L’œuvre littéraire apparaît comme un des lieux où se mène une réflexion sur la nature du savoir et les modalités de la connaissance. Les contributions réunies dans ce volume montrent remarquablement comment on passe d’une conception encyclopédique du savoir, qui se perpétue de l’ère humaniste jusqu’aux siècles classiques, à la réalité d’une autonomisation de savoirs distincts que consacre la fin du xixe siècle. On trouvera dans ces pages quelques-unes des étapes qui jalonnent cette évolution majeure : valorisation croissante du savoir empirique par rapport au savoir théorique à travers les figures du conquérant (Maud Perez- Simon), du savant autobiographe (Caroline Trotot), ou du médecin (Ariane Bayle, Catriona Seth), transformation de l’alchimie en chimie expérimentale (Véronique Adam), partage entre savoir

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laïc et savoir religieux (Antoinette Gimaret), mise en crise de l’encyclopédisme dans le roman baroque (Nancy Oddo), déclin du poème scientifique en vers à la fin du xixe siècle (Hugues Marchal), genre dont le succès suscita nombre d’éditions illustrées jusqu’en 1830 (Nicolas Wanlin), confrontation du mage et de l’ingénieur (Adélaïde Jacquemard). À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le savoir littéraire revendique sa légitimité, que ce soit en absorbant le discours scientifique (Bertrand Marquer), ou, au contraire, en dissociant connaissance scientifique et connaissance poétique (Pascale Alexandre-Bergues), ou encore en tentant de transposer en littérature la méthode des sciences exactes (Laurence Dahan-Gaida). Fait significatif, le savant se fait rare dans le théâtre du xxe siècle (Jeanyves Guérin). Confrontés à l’ignorance fondamentale de l’homme, les savoirs deviennent chez un Audiberti prétextes à la rêverie et à des manipulations ludiques en tous genres (Yannick Hoffert).

De façon générale, on constate que la littérature a, très tôt et jusqu’au xxe siècle, servi la remise en cause du savoir sous ses différentes formes. Rabelais subvertit le discours savant de l’intérieur par le biais de l’obscène (Peter Frei). Le rire prêté au philosophe confère au personnage une sagesse relativisée et consciente de ses limites (Alice Vintenon). La poésie épidictique du xviie siècle célèbre les savants mais rappelle la vanité du savoir humain (Philippe Chomety). On raille l’érudition livresque (Marie-France David-de Palacio) ou, plus sérieusement, on fustige la faillite de doctrines acheminant vers le totalitarisme (Cécile Leblanc). On stigmatise la trahison des figures d’autorité (Jean-Claude Larrat), on évoque la dangereuse collusion du savoir et du pouvoir (André-Alain Morello), on suspecte la mystérieuse aura que garde encore au xxe siècle l’homme de science (Alexandra Roux).

Le parcours proposé dans ce volume est loin d’être exhaustif. Si limité soit-il, il témoigne des liens étroits, tantôt fusionnels tantôt

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tensionnels, noués entre littérature et sciences. Il dessine aussi les grandes lignes d’une évolution qui conduit à la configuration actuelle des savoirs, partagés en territoires balisés, spécialisés et cloisonnés : trop peut-être ?

Pascale Alexandre-Bergues
et Jeanyves Guérin

[1] Cette formule est empruntée à Marcel Détienne : Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero, 1967.

[2]Théétête, 174 a-b.