Carnet critique
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Salammbô dans les arts
- Auteurs : Azoulai (Juliette), Rey (Pierre-Louis), Postel (Alexandre)
- Pages : 337 à 363
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Gustave Flaubert, n° 8
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406062585
- ISBN : 978-2-406-06258-5
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06258-5.p.0337
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/01/2017
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français
Savoirs en récits I – Flaubert : la politique, l’art, l’histoire, textes réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot, Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2010 ; Savoirs en récits II – Éclats de savoirs : Balzac, Nerval, Flaubert, Verne, les Goncourt, textes réunis et présentés par Jacques Neefs, Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Manuscrits modernes », 2010.
Les deux volumes de Savoirs en récits sont consacrés à la relation de la littérature du xixe siècle aux savoirs : « savoirs » plutôt que « science » selon la distinction foucaldienne, rappelée par Stéphane Vachon, dans la mesure où les savoirs se formulent sous forme d’énoncés et engagent donc une pratique discursive. Le premier volume, édité par Anne Herschberg Pierrot, est entièrement consacré à Flaubert, auteur emblématique de cette proximité, voire de cette promiscuité, entre littérature et savoirs au xixe siècle ; comme l’expliquent les éditeurs dans leur « Avant-propos », Flaubert est en effet « l’un des écrivains pour lequel la matière, plastique, imaginaire, mentale, cognitive, des savoirs […] devient le plus profondément la matière même de l’écriture ». Le second volume, édité par Jacques Neefs, élargit le champ du questionnement du cas Flaubert à d’autres auteurs contemporains : Balzac, Nerval, Verne et les Goncourt. Toutes les contributions recueillies ici forment un ensemble cohérent et fécond, qui fait habilement dialoguer l’histoire des idées et la connaissance la plus intime des écrivains et des œuvres littéraires (de nombreux articles s’appuient sur l’étude de manuscrits et d’avant-textes), et d’où ressort une problématique essentielle : la littérature du xixe siècle reflète l’éclatement de l’unité du projet encyclopédique qui animait le xviiie siècle. La connaissance est désormais placée sous le signe de la fragmentation, de la multiplicité et de la discontinuité ; et les œuvres littéraires étudiées proposent une méditation mélancolique sur le désir de savoir propre à un siècle où le savoir est en miettes. L’appropriation littéraire des savoirs implique ainsi, d’une manière ou d’une autre, de se colleter avec le chaos des formations discursives, qui constituent 338l’épistémè de l’époque, afin de les « exposer » esthétiquement, que ce soit sous la forme du « capharnaüm » (pour reprendre un mot homaisien), du bric-à-brac ou de la « collection ».
Savoirs en récits I – Flaubert :
la politique, l’art, l’histoire
À partir d’une étude de la Correspondance, de Bouvard et Pécuchet et du Candidat, Françoise Mélonio (« Flaubert, “libéral enragé” ? ») entreprend de définir le mode d’appartenance de Flaubert à cet ensemble flou qu’est la pensée libérale. En se revendiquant d’un « libéral[isme] enragé » Flaubert assume un engagement politique qui est paradoxalement relié à un désengagement vis-à-vis du politique. Si Flaubert critique, comme les libéraux postrévolutionnaires, l’idolâtrie du « peuple souverain », dans lequel il voit un simple déplacement, tout aussi tyrannique, des doctrines du droit divin, s’il se déclare en faveur du « libre-échange », admirant la pensée économique de Bastiat, il n’en récuse pas moins le libéralisme de Guizot et des « doctrinaires », ainsi que le libéralisme décentralisateur des opposants au Second Empire. On trouve ainsi dans l’œuvre flaubertienne « tous les matériaux d’une Histoire comique du libéralisme ». Le Candidat, plus particulièrement, constitue un véritable « Dictionnaire des idées reçues de la politique qui fait une large place au discours libéral » : le programme du candidat libéral Rousselin est inconsistant, pompeux, opportuniste et contradictoire. La pensée libérale de Flaubert est plutôt à rechercher du côté d’un « libéralisme des mandarins », libéralisme inégalitaire, hostile au suffrage universel et favorable à l’émergence d’une élite de l’Esprit. Mais Flaubert ne se met au service d’aucun drapeau et son libéralisme s’exprime essentiellement dans sa « pensée romanesque ». L’esthétique libérale de Flaubert implique la représentation d’une « démocratie carnavalesque », dans laquelle des discours émiettés, hétéroclites ou même opposés, se confondent dans l’indifférenciation du cliché, qui est le pendant ironique de l’« indifférenciation démocratique subie ». Cependant l’impersonnalité flaubertienne ne donne pas seulement à entendre la voix cacophonique du « On », cette 339« tyrannie de la majorité », pour reprendre l’expression de Tocqueville. L’esthétique du romancier met également en œuvre une poétique de la « main invisible », c’est-à-dire la représentation d’un ordre immanent au désordre, d’une forme de transcendance procédant de l’immanence, car l’artiste est comme un « Dieu dans l’univers, présent partout, visible nulle part » : il harmonise dans l’ombre le chaos du monde.
Nicolas Bourguinat (« Quelques réflexions d’historien sur Salammbô ») montre comment Flaubert à travers l’écriture de Salammbô s’affronte conjointement à l’histoire antique, en tant que discipline, et à l’histoire présente, en se livrant à une réflexion sur le contemporain. Si, dans les années 1850-1860, l’école du désenchantement et le Parnasse renouent avec une fascination néo-classique pour l’antique, la culture française de cette époque est cependant marquée par le déclin des langues anciennes et par une distance croissante du lectorat vis-à-vis de l’héritage gréco-latin. En choisissant plus spécifiquement de traiter de l’Antiquité « barbare », Flaubert se place en outre à l’écart de toute connivence avec un lecteur humaniste et lettré. « On ne sait rien de Carthage » ; aussi n’est-il pas question de se retremper dans l’idéal d’une culture classique, mais bien plutôt de faire œuvre d’historien. Trois modèles s’imposent ainsi dans la démarche flaubertienne de restitution du passé : la méthode « inclusive », propre à Arcisse de Caumont ou à Fustel de Coulanges, qui entendent mêler histoire et archéologie dans une approche incarnée des sociétés anciennes, associant histoire du droit, histoire des croyances collectives, histoire de la vie religieuse et histoire de la culture matérielle ; la méthode « inductive », revendiquée par Renan ou Augustin Thierry, qui suppose de combler les lacunes documentaires par l’imagination à partir d’un principe logique d’harmonie et d’unité ; enfin la méthode « empathique » de Michelet, qui nécessite un ajustement de l’esprit historien aux mœurs et aux mentalités de l’époque qu’il étudie. Flaubert à travers l’incipit et l’excipit de Salammbô place son récit hors du temps historique dans le cadre d’un temps légendaire. L’ensemble du récit ne contient d’ailleurs aucune date, aucun point de repère par rapport à l’ère chrétienne ; l’auteur conserve toutefois une « fenêtre entrebâillée » sur l’Histoire à travers le personnage d’Hannibal enfant, qui inscrit la destruction de Carthage à l’horizon du roman, même si le récit de Salammbô se clôt sur une victoire punique. Par là se donne à lire la vision flaubertienne de l’Histoire comme cycle d’ascensions et de décadences. Car c’est bien à 340une réflexion sur la décadence des sociétés contemporaines que le récit de Salammbô invite son lecteur : l’impérialisme punique entretient des ressemblances avec « le tournant impérial » et capitaliste de l’Europe au milieu du xixe siècle : même obsession mercantile, même brutalité coloniale. Le mythe romantique des Barbares, tel qu’il est convoqué par Flaubert, rend cependant plus ambiguë l’idée d’un déclin inéluctable des sociétés modernes. Le partage entre civilisation et barbarie n’est pas bien tranché dans ce roman : « la frontière passe au sein de la cité qui se veut le foyer de la civilisation, et in fine, au cœur de chaque individu. » Dès lors les Barbares n’incarnent pas seulement la destruction fatale de la civilisation, mais également une occasion de régénération, que Carthage n’a pas su saisir.
Gisèle Séginger (« Écrire l’histoire antique : le défi esthétique de Salammbô ») s’intéresse à l’évolution intellectuelle de Flaubert en ce qui concerne sa vision de l’Histoire, car Salammbô n’est pas la première œuvre, ni la dernière, où l’écrivain tente de penser les rapports qui unissent esthétique et historiographie. Les textes de jeunesse (en particulier Rome et les Césars) témoignent d’une vision tragique et cyclique de l’histoire antique et du temps historique en général : une telle conception définalisée de l’Histoire, qui réduit à néant toute téléologie du devenir, est tributaire des modèles de l’historiographie classique et religieuse. Avec L’Éducation sentimentale de 1845, Flaubert explore un nouveau « régime d’historicité », dans lequel le temps est animé d’une logique positive de transformation : l’historiographie philosophique de Voltaire et de Montesquieu sert alors de modèle à Flaubert pour penser l’évolution des civilisations sur le mode d’un enchaînement des « époques », qui constituent des unités organiques – chaque siècle ayant sa physionomie propre, manifestant un « esprit » spécifique, à travers tous les aspects de la vie des sociétés (religion, art, mode, droit, psychologie, etc.). Cependant Flaubert restera écartelé entre ces deux modèles d’intelligibilité de l’Histoire et Salammbô témoignera d’une telle hésitation. L’Antiquité carthaginoise, comme la révolution de 1848 (pour L’Éducation sentimentale) et comme la période alexandrine (pour La Tentation de saint Antoine), séduit l’écrivain en ce qu’elle représente une époque de surabondance et de chaos, irréductible aux étroites synthèses mais permettant de rêver une « synthèse immense », d’ordre esthétique plus que scientifique. Salammbô est ainsi moins un roman historique, qu’un « roman sur l’histoire », qui 341déconstruit toutes les formes modernes de rationalité historique (finalisme, causalisme, déterminisme), et cherche à retrouver la cohérence et l’harmonie du monde punique, grâce à la puissance du légendaire susceptible de créer « un effet de monde » : la puissance polémique de l’œuvre, qui dénonce l’historicité des pensées de l’Histoire, est ainsi corrélée à la force poïétique d’un art qui revendique le caractère éternel d’une contemplation esthétique de l’Histoire.
Dans son article « Lectures du merveilleux médiéval : Gustave Flaubert et Alfred Maury », Florence Vatan revient sur la relation qui unit « La Légende de saint Julien l’Hospitalier » au savoir sur le merveilleux médiéval, tel qu’il est exposé par un penseur comme Maury au xixe siècle ; Flaubert partage en effet avec Maury un même goût pour l’érudition et un même dédain pour l’approche romantique du merveilleux médiéval, qui fait primer l’imaginaire et l’enthousiasme créateur sur la rigueur et le scrupule scientifique. On a souvent remarqué l’étroite intertextualité qui unit l’essai de Maury sur les Légendes pieuses du Moyen Âge (1843) à la « bêtise moyenâgeuse » de Flaubert. Florence Vatan se propose ici de montrer l’influence d’un autre texte de Maury sur le conte : Le Sommeil et les rêves (1861), qui assure la cohérence clinique de La Légende. En effet l’atmosphère d’onirisme qui baigne l’ensemble du texte peut s’éclairer à la lumière du travail de Maury sur les phénomènes du sommeil et leur parenté avec la folie ; toutefois le conte flaubertien « offre un démenti lumineux et subtil au dénigrement positiviste » du merveilleux. À la perspective iconoclaste, rationaliste et rigoriste de Maury, Flaubert oppose une « défense et illustration de l’enchantement littéraire », qui ne réduit pas le merveilleux médiéval au statut de pure illusion mais en exploite au contraire la richesse poétique.
Marie-Ève Thérenty (« Flaubert et l’histoire littéraire ») tente de cerner le rapport de Flaubert à une discipline qui se revendique comme nouvelle au xixe siècle : l’histoire littéraire. Cette nouvelle approche critique de la littérature entend prendre la relève de la critique rhétorique classique. Entre 1830 et 1880, La Revue des deux mondes constitue un « laboratoire de l’histoire littéraire ». Ampère, Villemain, Nisard, Sainte-Beuve et Taine constituent les grands noms de ce savoir émergeant, qui s’efforce de replacer les œuvres littéraires dans un contexte historique et biographique. Flaubert se montre hostile dans sa correspondance à cette école des historiens de la littérature, ceux qu’il appelle 342collectivement « la boutique » de Sainte-Beuve et dont il récuse les présupposés épistémologiques : l’assimilation de l’œuvre à la biographie de l’écrivain, la vision de l’œuvre comme document historique sur l’époque qui lui est contemporaine, la réhabilitation des écrits mineurs en tant qu’emblématiques de leur contexte historique. Plus largement, Flaubert s’insurge contre ce qu’il perçoit comme une absorption de la littérature par l’histoire. Si, pour sa part, il évoque le projet d’une « histoire du sentiment poétique », c’est dans une tout autre perspective qu’il la conçoit : il s’agit, en faisant abstraction du contexte historique et de la personnalité des écrivains, de retracer les évolutions du style au fil du temps, les cheminements de la « poétique insciente » de la littérature. Par ailleurs la correspondance de Flaubert témoigne d’un « imaginaire historique de la littérature qui n’est pas […] une pensée de l’histoire littéraire » : marqué par le « détournement historiographique et l’anachronisme », cet imaginaire tout à la fois découpe de grandes périodes dans l’histoire de la création artistique (l’Antiquité, l’époque classique, les temps modernes) et fait cohabiter dans une éternelle contemporanéité les grands génies de la littérature.
Pierre-Marc de Biasi (« Le musée imaginaire de Gustave Flaubert ») envisage le rapport de Flaubert à l’idée de patrimoine et de musée. Le xixe siècle est une époque qui voit émerger deux modes d’appropriation des œuvres d’art : la collection privée – Pierre-Marc de Biasi remarque que les termes « collectionner » et « collectionneur » n’apparaissent dans la langue française qu’avec Le Cousin Pons de Balzac alors que le mot « collection » est beaucoup plus ancien – et les collections publiques. À la différence de plusieurs écrivains contemporains (par exemple les Goncourt), Flaubert n’est pas un collectionneur, mais il fait un « usage intime des collections publiques » et a un goût particulier pour la visite des musées à Paris et à l’étranger, comme en témoignent ses carnets de voyages, véritables « musée[s] imaginaire[s] où les objets existent sous la forme de représentations verbales ». Cet intérêt pour le musée peut s’expliquer de plusieurs manières : il y a premièrement le lien affectif et intellectuel unissant Flaubert à sa nièce Caroline, qui fréquentait elle-même les musées pour s’exercer à la copie des maîtres ; deuxièmement le musée met en lumière de manière exemplaire le lien de l’art à la mort qui hante l’esthétique flaubertienne ; enfin la politique culturelle inhérente à toute entreprise de collection publique et de conservation 343des œuvres fait surgir quelques grandes questions éthiques sur l’art qui sont chères à l’écrivain : L’Éducation sentimentale dénonce ainsi le scandale qui consiste à transformer les œuvres d’art pour les besoins contingents de l’exposition. Les musées offrent en outre le modèle d’une désappropriation idéale de l’art et d’une autonomisation des œuvres par rapport à la sphère économique : c’est un « espace idéal où l’art quitte toute valeur vénale pour ne plus coïncider qu’avec une pure valeur d’usage ».
Dans « Arroi et désarroi : Flaubert et la tentation de l’art dans L’Éducation sentimentale » Nicole Savy approfondit le questionnement ouvert par Pierre-Marc de Biasi sur la relation de Flaubert à l’art de son époque ; c’est L’Éducation sentimentale, roman de « l’échec de l’art », qui constitue le support de cette interrogation. Reprenant l’étude de Pierre Bourdieu, Nicole Savy montre comment Flaubert élabore dans son roman une « sociologie du monde artistique contemporain, de ses réseaux de pouvoir et de ses enjeux », mais elle remarque que l’univers artistique décrit par le romancier, s’il est fidèle à la période contemporaine de l’écriture (les années 1860-1870), ne coïncide pas tout à fait avec l’époque de la diégèse (les années 1840-1850). Ce décalage permet à Flaubert de souligner le caractère de décadence propre à la modernité artistique : l’oxymore grinçant d’« art industriel » qui est au centre du roman (c’est le nom de la boutique d’Arnoux) manifeste le « désarroi esthétique » de Flaubert face au déclin de l’art à l’ère de la reproductibilité technique (lithographie, photographie, etc.) : l’art est en train de céder la place au « commerce des images ». Le roman flaubertien constitue ainsi une œuvre-musée qui expose « cette massive absence de vrai Beau » ; c’est le reproche que lui fait Barbey d’Aurevilly : « Son livre, c’est la boutique de son sieur Arnoux ». Mais l’art flaubertien réside précisément dans cette manière d’exposer, d’ordonner les tableaux les uns aux autres, de transformer le bric-à-brac de l’esthétique contemporaine en harmonie littéraire.
344Savoirs en récits II – Éclats de savoirs :
Balzac, Nerval, Flaubert, Verne, les Goncourt
L’étude de Stéphane Vachon (« Balzac, la science et Flaubert ») ouvre de nombreuses pistes de réflexion quant aux rapports de la littérature balzacienne aux savoirs, Flaubert servant de point de comparaison dans cette exploration du « projet cognitif » qui anime l’ensemble de La Comédie humaine. L’auteur commence par envisager un modèle savant capital aux yeux de Balzac : celui des sciences naturelles ; il montre notamment comment l’écrivain recherche du côté de l’anatomie comparée de Cuvier un modèle épistémologique qui lui permette de comprendre les ensembles, en saisissant des relations d’harmonie et de correspondance entre la partie et le tout. Mais à cette ambition totalisatrice s’ajoute chez le romancier une aspiration à l’unité qui l’oriente également vers les théories transformistes de Geoffroy Saint-Hilaire, dans lesquelles il trouve un « principe de liaison » : Cuvier ne permettait d’atteindre qu’à des totalités closes, à travers un étiquetage des espèces, c’est-à-dire une compartimentation de la Nature ; Geoffroy Saint-Hilaire révèle l’unité de composition organique des animaux. Balzac, usant ainsi du paradigme saint-hilairien de l’analogie, applique à l’homme ce que le naturaliste a démontré pour l’animal et postule l’existence de lois unitaires de la vie sociale. D’une manière générale, en dehors du strict cadre des sciences naturelles, Balzac privilégie dans son œuvre des savoirs permettant de relier dans une même unité la « connaissance historique du visible » et la « connaissance philosophique de l’invisible ». C’est ce qui le conduit à sonder toutes sortes de « pseudo-sciences » (comme la physiognomonie, la phrénologie, le magnétisme), dont Flaubert se moque dans Bouvard et Pécuchet. Balzac use de ces « faux savoirs » en vue d’un effet purement esthétique ; ils constituent un « modèle sémiologique », permettant de relier le dedans et le dehors, l’endroit et l’envers, le psychique et le physique à l’intérieur d’un même système herméneutique. Là résiderait un point de divergence fondamental, d’après Stéphane Vachon, entre Balzac et Flaubert : tandis que Balzac ambitionne de faire œuvre de synthèse à partir des savoirs accumulés, Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, dénonce la bêtise qui consiste à tenter d’accéder à un « savoir 345principiel » et pratique un exercice de déconstruction et d’atomisation des savoirs – démarche qui est toutefois partiellement esquissée dans La Peau de Chagrin et dans Les Martyrs ignorés. Les deux épistémologies flaubertienne et balzacienne sont en outre configurées par des méthodes de composition et des pratiques documentaires fort différentes chez ces deux passionnés d’érudition. À la fin de son article, Stéphane Vachon revient à Balzac et montre comment le personnage récurrent du « chercheur d’absolu » conduit l’auteur de La Comédie humaine à retracer dans ses œuvres l’histoire des différentes disciplines abordées : esprit extraordinairement lucide, le héros balzacien épris d’absolu, qu’il soit chimiste, artiste ou philosophe, est inclassable et atypique, et par là reconfigure autour de lui le champ du savoir précédemment acquis. Pour autant, son savoir à lui est impossible à exposer, car l’auteur, derrière son personnage, ne saurait prétendre livrer à son public la clé de l’absolu ; c’est pourquoi les savants balzaciens ne communiquent, ni ne transmettent leur savoir, qui n’est évoqué que sur mode elliptique (« Eurêka » à la fin de La Recherche de l’Absolu) ou fragmentaire (Le Traité de la Volonté de Louis Lambert). L’objet du romanesque balzacien se situe ainsi en amont du savoir dans le désir de savoir, dans cette énergie de la pensée qui conduit le plus souvent à détruire le penseur en même temps que son travail. L’écrivain se place par là dans un lieu indécis et précaire, entre « la toise du savant et le vertige du fou » (Théorie de la démarche).
Jean-Nicolas Illouz (« Les religions de Nerval ») commence par replacer Nerval dans l’histoire de sa génération, hantée par le désenchantement. « Mi-fervent, mi-sceptique », l’écrivain est, comme la plupart de ses contemporains, écartelé entre l’idéologie des Lumières, qui réduit la religion au statut d’illusion collective, et la réaction ultramontaine, qui entend restaurer l’ensemble des croyances chrétiennes : aussi recherche-t-il de nouvelles formes religieuses, capables de répondre et de donner corps au « désir que les hommes ont des dieux ». Jean-Nicolas Illouz se propose ainsi de parcourir la « gamme de[s] spiritualités […] inquiètes » qui forment le cœur de l’imaginaire nervalien. C’est tout d’abord chez le Nerval feuilletoniste que le critique décèle les traces d’un intérêt pour les utopies politico-religieuses ; tantôt sérieusement, tantôt ironiquement, Nerval dépeint dans ses feuilletons diverses « théologies humanitaires », dans lesquelles l’homme, nouveau dieu qui se réalise dans l’histoire, doit accomplir une régénération sociale afin de faire advenir 346l’ère messianique. Le Voyage en Orient est, quant à lui, tout entier animé par le désir d’une palingénésie religieuse – l’exploration des religions orientales permettant de rêver une réunion du passé et de l’avenir, de l’Orient et de l’Occident, du paganisme et du christianisme. Mais le voyage n’est pas le seul mode de cette quête religieuse, qui s’approfondit également dans le travail d’érudition propre aux Illuminés : Nerval y retrace « une archéologie du désenchantement moderne », en remontant à ses sources historiques, depuis la Renaissance jusqu’aux Lumières ; mais cette histoire de la déchristianisation occidentale coïncide avec une « généalogie », plus souterraine et plus complexe, d’une hétérodoxie mystique et ésotérique, qui, du néoplatonisme à l’illuminisme, manifeste la persistance d’une spiritualité païenne par-delà les vicissitudes du rationalisme et du scepticisme. Aurélia montre l’intrication profonde du paganisme, du christianisme et de l’illuminisme, ordonnés dans un réseau de correspondances qui dessine les linéaments d’un syncrétisme à la fois universel et personnel, car la religion du narrateur se situe à la frontière de la foi et de la folie. Enfin Les Chimères sont, comme leur titre l’indique, marquées du sceau du disparate et de l’hétéroclite, relevant d’une « mixture semi-mythologique et semi-chrétienne ». Mais la menace d’éclatement qui pèse sur ces assemblages est contrebalancée par deux puissances unificatrices : la mythologie personnelle du poète et la forme du sonnet. Le désir propre au sujet écrivant et l’écriture elle-même deviennent alors les moteurs d’une machine à fabriquer de nouveaux dieux, dans une démarche poétique proprement romantique, conjoignant « surnaturalisme et ironie » (Baudelaire), fragment et totalité, mais aussi mystification et démystification.
Dans la continuité de son livre Salomé, entre vers et prose, Bertrand Marchal (« Savoirs, mythes et religions dans Hérodias ») retrace la généalogie du personnage de Salomé dans Hérodias, à partir de quatre types d’archéologie : archéologie livresque (la bible et la Symbolique de Creuzer), archéologie architecturale (le portail de la cathédrale de Rouen), « archéologie in vivo » (la rencontre des danseuses orientales, Kuchiuk-Hanem et Azizeh), « archéologie de l’intime » (l’épisode biographique de la promenade mélancolique au petit matin après le bal du marquis de Pomereu, véritable « scène primitive » qui nourrira l’ensemble de l’œuvre flaubertienne). Cette enquête sur la généalogie documentaire et imaginaire de Salomé fait affleurer deux scénarios, que le conte met en 347équivalence : un scénario psychologique qui relie la danse et la mélancolie et un scénario mythique qui conjoint danse et décapitation. Cette coïncidence des deux scénarios permet d’éclairer le sens du conte, en tant qu’il interroge précisément le problème du sens et de l’interprétation. En effet la mélancolie est traditionnellement reliée à l’impossibilité d’un savoir ultime dévoilant le sens qui gît derrière les apparences ; or la danse de Salomé constitue justement une ostension du voile, en tant qu’il ne dévoile rien. Contre les prétentions du savoir critique contemporain qui, de Dupuis à Müller, entend dissiper les nuages de la mythologie pour révéler la pure lumière de la vérité religieuse, Flaubert, comme Mallarmé dans son Hérodiade, choisit le parti d’un « discours impliqué », nébuleux parce que lui-même saturé de mythes : esthétique mélancolique qui est celle du Sphinx décapité auquel aucun secret ne peut plus être arraché, mais aussi esthétique de la grâce – celle de la Chimère dansante, dont l’envoilement compliqué appelle et tout à la fois conjure le dévoilement.
Dans son article « Itinéraire d’une croyance : Hérodias », Cécile Matthey s’intéresse au thème de la « théophorie », ce transport du « fardeau sacré », qui court dans chacun des Trois contes et plus particulièrement dans le dernier. Elle montre comment l’introduction de la figure de Cybèle, à laquelle Hérodias est comparée, permet de tracer un lien entre le naturalisme des religions païennes et orientales et la spiritualité chrétienne autour du motif de la translation du divin. Comme le culte de Cybèle, le christianisme est une religion qui s’exporte, en suivant l’itinéraire d’un transport concret des reliques ou des objets sacrés. À travers son excipit, Hérodias met en exergue la liaison intime qui relie la spiritualité religieuse au corps humain : l’homme qui transporte ainsi la croyance à la force de ses muscles constitue dans sa chair non seulement le desservant d’un culte mais aussi le véhicule du divin. Comme l’a démontré Jeanne Bem à propos d’Un cœur simple (voir « La fête de Félicité », Dix-neuf/Vingt, no 7, mars 1999), la théologie de l’incarnation est ainsi au centre de la réflexion flaubertienne sur la religion dans Trois contes.
Agnès Bouvier (« L’orgie des savoirs : le festin de Salammbô et le Banquet des savants ») met au jour une matrice générique du premier chapitre de Salammbô : la littérature symposiaque et plus particulièrement le Deipnosophistes d’Athénée, qui fait du repas et de la nourriture non seulement le cadre des conversations mais leur objet même – un même appétit de connaître et de déguster reliant ainsi la succession des mets au 348cours érudit des discours sur la gastronomie. Le festin des mercenaires au début de Salammbô constitue le double négatif du Banquet d’Athénée, car les Barbares sont à la fois gloutons et ignorants ; c’est la description du festin, et non les paroles des convives, qui est dès lors porteuse d’un discours savant : l’inventaire gastronomique constitue un microcosme qui reproduit le macrocosme du monde antique, avec ses coutumes, ses croyances et ses particularismes divers ; et Flaubert peut ainsi entrer en matière sans avoir à passer par le détour d’un « chapitre explicatif » ; les savoirs sur l’Antiquité se livrent alors à travers les saveurs antiques.
Sarga Moussa (« Flaubert et Du Camp au désert ») compare les expériences de Flaubert et du Camp lors de leur traversée du désert arabique en mai 1850 ; deux approches différentes du désert se donnent à lire dans le Nil de Du Camp et dans la correspondance de Flaubert ainsi que dans ses notes de voyage. Deux épisodes permettent de resserrer l’étude comparée de ces deux rapports esthétiques au désert. Une tempête de sable, décrite dans Le Nil comme une « épreuve qualifiante » sur le modèle de l’épopée, permet à Du Camp de se camper en voyageur héroïque et intrépide, tandis que Flaubert face au même événement insiste sur le caractère terrifiant et jouissif du spectacle naturel, selon une esthétique du sublime, qui met l’accent sur le trouble et la dissolution du sujet spectateur. L’agonie d’un chameau est dépeinte avec indifférence et fatalisme par Flaubert, dans un style qui préfigure l’art de l’impersonnalité, tandis que Du Camp anthropomorphise l’animal pour en faire un être sacrificiel et christique, selon une esthétique du pathos, qui annonce l’engagement « social » et humanitaire de sa littérature.
Jules Verne est l’un des auteurs qui emblématisent le mieux l’avidité de savoir propre à la littérature du xixe siècle ; sous l’influence de son éditeur Hetzel, l’œuvre de Verne s’est vouée à recueillir et à transmettre un savoir de type encyclopédique, dans une double visée à la fois didactique et récréative. La robinsonnade constitue l’un des sujets le plus à même de répondre à ces deux défis : docere et placere. Jacques Noiray (« Le traitement des savoirs dans L’Île mystérieuse ») à travers une étude de L’Île mystérieuse montre comment le romancier décline trois modes de savoir, qui correspondent aux trois parties du roman : savoir technique, savoir moral, savoir métaphysique. Dans chacune de ces parties, la dimension didactique du texte est portée par de multiples procédés (dialogues, descriptions, commentaires du narrateur) contribuant à une 349« dispersion de la charge d’enseignement ». Le savoir technique est au cœur d’une histoire qui s’apparente à une épopée de la reconquête du monde physique ; le personnage de l’ingénieur Cyrus Smith, « véritable homo faber d’une nouvelle histoire de l’humanité », incarne à ce titre une forme de science totale, qui allie le savoir et le savoir-faire. Le savoir moral implique la mise en lumière de la vocation sociale de l’humanité, accentuée par le cadre menaçant de la robinsonnade, et la définition de l’homme comme homo politicus, ne pouvant s’accomplir que par le groupe, à travers la communauté fraternelle ; enfin la quête métaphysique, qui anime les personnages à la recherche des mystères de l’île, met temporairement en péril la puissance de l’esprit positif et rationnel, dévoilant un nouveau versant de l’humain comme homo religiosus. Si la révélation des secrets de l’île coïncide avec un désenchantement rationnel du monde, la catastrophe naturelle finale (l’explosion de l’île) ouvre toutefois sur un nouveau type de savoir : l’expérience tragique de la finitude humaine. Renouvelant le mythe de Sisyphe, la Robinsonnade présente l’histoire de l’humanité comme celle d’un éternel recommencement, toujours assujetti à la puissance « indifférente ou hostile, qui s’appelle Dieu ou la Nature ». L’exaltation de l’esprit humain, de son savoir et de sa vertu, a ainsi partie liée avec le constat pessimiste de ses limites. Le positivisme de l’épos se double d’une sagesse du mythos, qui interdit toute forme d’hybris, et le récit de Verne relativise in fine le pouvoir de la science, sans invalider le recours à l’action.
Jean-Louis Cabanès (« Collages et éclats de savoir dans le Journal des Goncourt ») interroge le rapport instauré dans le Journal entre la notion de « document intime », dont les frères Goncourt se sont voulus les inventeurs, et la question du savoir. Quel type de savoir, de connaissance et de rapport à la vérité s’élabore au sein d’une écriture diaristique qui se revendique comme une collecte, ou mieux comme une collection, de documents ? Jean-Louis Cabanès commence par étudier la pratique du collage qui structure la première partie du Journal, comme le carnet préparatoire à La Fille Élisa : ces deux textes formés de documents disparates, juxtaposés et soumis à un montage, conduisent le critique à mettre en rapport écriture de l’intime et genèse littéraire, au sein d’une même esthétique et d’une même épistémè documentaires. Le savoir de l’intime dont les frères Goncourt se pensent comme les détenteurs est de l’ordre d’un savoir partiel, qui mêle et recoupe une matière hétéroclite : 350anecdotes, portraits, descriptions, projets littéraires, conversations, les « Mémoires de la vie littéraire » incorporent des énoncés de toutes sortes et les métamorphosent en savoirs : le Journal se fait collection d’archives en vue d’une sociologie des lettres, d’une histoire des comportements, des sensibilités et des sociabilités. Jean-Louis Cabanès montre notamment comment l’histoire littéraire beuvienne, dans la liaison qu’elle défend entre esthétique et biographie, constitue un soubassement intellectuel de l’œuvre des Goncourt. Mais ce travail de collectionneur, s’il se veut le fondement de savoirs historiques nouveaux, implique lui-même une certaine posture de savoir, une certaine forme d’expertise, qui consiste à distinguer et à sélectionner les documents en fonction de leur caractère plus ou moins révélateur. On peut déceler ainsi dans l’écriture des « bichons » plusieurs postures de « connaisseur » : celle du confesseur, celle du « phonographe », celle du policier, celle du promeneur-rêveur, celle de l’esthète. L’expertise revendiquée par les frères Goncourt implique ainsi un « narcissisme de l’expert », qui exhibe ses « capacités d’herméneute », et qui s’arroge un « savoir regarder », par lequel il congédie, dans un discours polémique, les détenteurs autorisés du savoir. L’orgueil aristocratique de l’écriture testimoniale se joint ainsi au snobisme du collectionneur dans une métaphysique du discontinu et une poétique de l’éclat : la beauté et la vérité résident dans des indices ponctuels, des détails précieux qui gisent, obscurs, dans le monde prosaïque et dont les frères Goncourt se font les receleurs et les joaillers.
Juliette Azoulai
351Flaubert. Éthique et esthétique, sous la direction d’Anne Herschberg Pierrot, « La Philosophie hors de soi », Presses Universitaires de Vincennes, 2011.
Le titre du recueil (réitéré pour intituler sa quatrième partie) était suffisamment vaste pour couvrir toute une palette d’articles divers, solidement informés et pour la plupart d’une réelle nouveauté. Si on a tant cherché, au xixe siècle, à conjoindre ce que Victor Cousin définissait comme le Vrai, le Beau et le Bien, c’est le signe que, depuis un siècle au moins, leur union n’allait pas de soi. À ce souci, Flaubert apporte sa réponse. « Ce qui est beau est moral, voilà tout, et rien de plus », écrit-il à Maupassant dans une lettre citée par Anne Herschberg Pierrot dans l’Avant-propos du volume, quand d’autres disaient plutôt : « Ce qui est moral est beau ». L’éthique ne doit pas conditionner l’écriture : c’est l’écriture elle-même qui doit se hausser au rang d’éthique. L’incompréhension majeure dont souffre Flaubert auprès de ses contemporains (à commencer par George Sand) vient de ce manque qu’il a élevé en principe : il ne prend pas parti, donnant mission à son œuvre, avec ses ambiguïtés (sa polyphonie), de le faire à sa place. Ses réactions contre l’ordre moral, dont il a été une victime, laissent logiquement perplexe. « Bases de la société. Id est : la propriété, la famille, la religion – le respect des autorités. / En parler avec colère si on les attaque » : cet article du Dictionnaire des idées reçues, cité dans l’Avant-propos, moque d’un même élan conservateurs et contestataires.
Situant Flaubert dans la littérature romanesque de son époque, Pierre Bergounioux montre comment son œuvre marque un tournant parce que, « dans le même temps qu’elle reflète avec une extrême exactitude l’existence contemporaine et la conscience qui lui est assortie, elle confère à ce reflet une puissance agissante, dévastatrice, comme un renversement de la fonction fondatrice de l’image spéculaire ». Je ne comprends pas pourquoi Pierre Bergounioux écrit, après avoir rappelé l’ascension d’Homais et de Lheureux, que « rien de ce qu’on entreprend, chez Flaubert, n’aboutit ». Eux, au moins, réussissent pleinement. Au 352demeurant, qu’Homais affecte le « genre artiste » ne dément pas son caractère bourgeois : Monsieur Prudhomme aussi se veut artiste, tandis que Baudelaire, à la même époque, s’applique à s’habiller comme tout le monde (voir Roberto Calasso, La Folie Baudelaire, Gallimard, 2011). Je ne comprends pas non plus comment on peut s’acharner à ce point sur Mme de Rênal (voir déjà dans Flaubert. L’Empire de la bêtise, Cécile Defaut, 2011), accusée ici de vivre agréablement « de la plus-value extorquée par son butor de mari aux ouvrières de la manufacture ». Mme de Rênal est une « riche héritière », que son mari veut croire innocente afin de ne pas manquer l’héritage. Elle rêve, malgré elle, à un veuvage heureux qu’elle vivrait à Paris entre Julien et ses enfants. Authentique héroïne stendhalienne, elle n’a que faire de la fabrique de clous.
Jacques Rancière interprète l’éthique au sens de Spinoza (voir à ce sujet Gustave Flaubert, 6. Fiction et philosophie, Lettres modernes Minard, 2008) comme « une adhésion à une puissance de la nature qui ne poursuit pas de fins et ne se soucie pas de nos fins », commandant « une certaine morale de l’écriture où la puissance de la phrase doit s’égaler à la puissance de vie universelle ». « À ce point, l’esthétique s’identifie exactement à une éthique, la construction des phrases au mode d’être des choses dans leur vérité. » Le rapprochement de Madame Bovary avec Seven Lamps of Architecture (1853), de John Ruskin, et Leaves of Grass (1855), de Whitman, montre comment les trois livres expriment « une certaine identité entre la puissance de l’art et la puissance d’une vie qui est d’abord principe de dé-hiérarchisation ». À l’opposé de Whitman, Flaubert ne croit pas au progrès, mais tous deux ouvrent vers une poésie nouvelle et impersonnelle, et trouvent le bonheur des mots dans « la puissance d’expression qui est propre aux choses dénuées de langage ».
Les grands livres, l’écrivain n’a pas à les inventer (puisqu’ils sont déjà en lui), mais à les traduire, dira Proust. « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (Le Temps retrouvé). Flaubert a traduit Salammbô du carthaginois. Mais qui connaît le carthaginois ? Agnès Bouvier montre grâce à une impeccable étude savante comment Flaubert s’est servi de la Bible de Cahen pour forger sa langue, avec des étrangetés comme le zaïmph. Le traducteur-romancier a droit à sa part d’imagination.
« Qui a tué Madame Bovary ? », s’interroge Françoise Gaillard. Il ne s’agit pas de renouveler les fantaisies policières inspirées à Philippe 353Doumenc par le dénouement pourtant limpide du roman, mais de savoir pourquoi Flaubert devait mettre à mort son héroïne. Il le devait « au nom d’une double nécessité d’ordre esthétique : la défense d’une nouvelle écriture romanesque et la lutte contre la banalisation de l’esthétique qui s’annonce avec le développement de l’art industriel ». La question, stimulante (posée à propos de Stendhal, elle ferait de lui un serial killer), m’en suggère une autre : que se serait-il passé si Flaubert n’avait pas tué son héroïne ? D’abord, il aurait pris le risque suicidaire d’entrer en littérature avec un roman qui n’aurait pas fait la pyramide (si on admet que la pointe de la pyramide est dirigée vers le dénouement). Ensuite, le lecteur aurait droit à une Emma vieillissante se demandant (ou demandant à sa levrette) ce qu’elle a eu de meilleur : la première visite de Charles aux Bertaux ? La première conversation avec Léon au Lion d’or ? Ou cet instant où Rodolphe l’a renversée dans l’herbe ? La réponse ne fait guère de doute. Au reste, si on postule que les personnages de romans sont punis pour les défauts qu’ils illustrent, Frédéric est lui aussi puni par le romancier. Moins gravement, il est vrai.
Delphine Jayot examine les « portraits », c’est-à-dire les représentations d’Emma aux yeux des lecteurs, de 1857 à nos jours. « Sensuelle ou romanesque », mais encore « demi-mondaine » ou « Messaline », elle a imposé un type incertain (« une Bovary ») dans les cinquante ans qui suivirent la publication du volume. Le « bovarysme » va réconcilier toutes ces figures. De type, madame Bovary passe en effet à l’état de mythe littéraire et de mythe féminin. Le « bovarysme », terme forgé en 1865 par Barbey d’Aurevilly pour caractériser un personnage masculin de Charles Bataille (il l’orthographie « bovarisme »), a été théorisé en 1892 grâce un ouvrage célèbre de Jules de Gaultier, sur lequel porte l’analyse de Per Buvik. Celui-ci montre de façon probante comment la « puissance supérieure à la vie » accordée par Flaubert à son héroïne l’entraîne du côté de la morale nietzschéenne.
Dans une étude superbement écrite, Loïc Windels aborde conjointement la mélancolie de Flaubert et celle de Baudelaire. De même que le cliché est progressivement mis à distance dans les vers des Fleurs du mal, de même, à la stéréotypie romantique qui oriente d’abord la mélancolie dans L’Éducation sentimentale se substitue progressivement une stéréotypie bourgeoise ; mais tandis que la modernité de Baudelaire se définit par l’excès du romantisme, celle de Flaubert se définit par le refus du romantisme. 354On ne peut en quelques lignes donner une idée de cette très riche analyse, qui se conclut par les destinées différentes des deux écrivains, l’un ne trouvant d’issue que dans l’exil (« comme pour se prouver qu’ailleurs, c’est toujours le même pire »), tandis que l’ermite de Croisset « avait saint Antoine comme un rempart pour combattre l’acédie ».
La méthode des probabilités adoptée par Déborah Boltz pour tracer un parallèle entre Ruskin et Flaubert inspire d’abord de la méfiance. Comment Flaubert aurait-il pu ignorer… ? Il peut très bien avoir entendu parler de… ? Puis les doutes se dissipent et c’est grâce à une irréprochable investigation que Déborah Boltz tisse entre les deux écrivains des rapprochements qui ne doivent pas qu’à la rencontre d’intérêts esthétiques communs. Joseph-Antoine Milsand, auteur de L’Esthétique anglaise. Étude sur John Ruskin (1864), publié dix mois avant La Philosophie de l’art de Taine (chez le même éditeur), éclaire le « Ruskin, critique d’art – demander à Taine » que Flaubert inscrit sur le Carnet 13. « L’art ne doit être qu’un compte rendu », si on en croit Ruskin, résumé par Milsand. Flaubert avait toutes raisons de se battre avec ce principe, funeste plutôt que faux, lui qui, selon Barbey d’Aurevilly critique de L’Éducation sentimentale, prend « perpétuellement l’exactitude dans le rendu pour le but de l’art, qui ne doit en avoir qu’un : la Beauté ». Quand, annotant le livre de Milsand, Flaubert écrit : « L’école positiviste, réaliste française met un chou bien rendu au-dessus de toutes les pensées, de toutes les affections et est moins inspirée par l’amour du vrai que par le besoin de ravaler toute la partie morale de notre être », il rejoint, dirait-on, les critiques qui ont éreinté sa Bovary. Au sujet de Pellerin, réduit pour finir à une fonction de photographe, il note : « […] sa théorie tend à ravaler la Plastique à laquelle il n’a pu atteindre ». L’éthique d’une part, l’esthétique de l’autre sont ainsi, à ses yeux, pareillement en danger d’être « ravalées ».
Nietzsche n’a pas lu continûment Flaubert, mais Jean-Michel Rey montre combien ses rares notes et quelques réflexions du Cas Wagner questionnent les postulats philosophiques plus encore qu’esthétiques du romancier. C’est une forme d’« autosadisme » qui aurait poussé Flaubert à se complaire dans la « bêtise bourgeoise ». En épinglant son « manque d’estime », voire une « haine » de soi en même temps qu’il lui reconnaissait son « excès de personnalité », Nietzsche a su déceler un paradoxe de Flaubert qui a égaré plus d’un de ses contemporains. 355Et si madame Bovary avait été tout simplement punie d’avoir été trop « nietzschéenne » ?
On retrouve Sade dans les deux derniers articles du recueil. Mais « quel Sade ? », interroge Pierre-Marc de Biasi. Il est possible que Flaubert ai lu tout Sade (celui du moins qui avait été publié à son époque), ce « De Sade complet » qu’il invite Théophile Gautier à découvrir chez lui, jusque sur les tables de nuit (au bas de la page 192, lire « 30 mai 1857 » au lieu de « 30 mai 1870 »). Jules Janin a pu lui servir d’intercesseur. Peut-être l’empathie avec Sade dont Flaubert ne cessera de témoigner n’est-elle pas due à un choix. Elle lui vaudra de la part de Sainte-Beuve, à la publication de Salammbô, le soupçon d’« une pointe d’imagination sadique » (l’adjectif entre à cette occasion dans la langue française). Plus subtilement sans doute que ne l’aurait décelé Sainte-Beuve, la fréquentation de Sade sert Flaubert quand il compose L’Éducation sentimentale où se joue un face-à-face entre Nature et Histoire. Sa familiarité avec Sade est confirmée par l’article de Florence Pellegrini, qui repère dans son œuvre et dans ses manuscrits le parcours des objets « sadiques », repris, détournés, parodiés pour trouver des correspondants dans les objets proprement flaubertiens.
Pierre-Louis Rey
356357Flaubert. L’empire de la bêtise, sous la direction d’Anne Herschberg Pierrot, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2012.
Ce recueil d’articles réunis par Anne Herschberg Pierrot se propose de traiter la question de la bêtise chez Flaubert, en tant que thème dominant de son œuvre et en tant que territoire littéraire où Flaubert règne en maître. Les contributions recueillies s’intéressent en effet non seulement aux déclinaisons de la bêtise dans le corpus flaubertien mais aussi à la postérité et à l’héritage de la bêtise flaubertienne chez des auteurs du xxe siècle : Proust, Ourednik, Sarraute, Ionesco, Barthes.
« Oh, Puissance de la bêtise ! » se lamentait Flaubert dans sa correspondance. Face à ce pouvoir hégémonique, l’écriture ne peut entrer que dans une « dissidence » (Pierre Bergounioux, Pierre-Marc de Biasi) paradoxale, car, selon la formule de Barthes, « comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? », et, par là, produire un nouveau stéréotype ou une nouvelle doxa. L’écrivain ne saurait bâtir un empire d’intelligence dans l’empire de la bêtise, mais il doit accepter l’empoissement, la promiscuité, voire l’écrasement, de la bêtise collective. Comme l’explique Pierre Pachet, il n’y a pas de surplomb possible de la conscience face à la bêtise, et surprendre la bêtise en soi sous la forme du « Suis-je bête ! » ne permet pas de la tenir en lisière. Les divers articles de ce recueil s’intéressent ainsi à la problématique de la représentation de la bêtise, qui est au cœur de toute esthétique et même de toute politique littéraires, car la bêtise est tout à la fois ce qui engage l’écrivain et ce dans quoi il est engagé.
Or ce qui frappe en premier lieu c’est l’incroyable labilité de la notion de bêtise. Oscillant entre bêtise active et bêtise passive (Pierre-Marc de Biasi), entre pétrification et viscosité – ces deux aspects de la Méduse (mythique et animale) selon Roland Barthes (Anne Herschberg Pierrot) –, entre volonté de savoir et renoncement à connaître, entre « jusqu’au-boutisme » (Florence Pellegrini) et « à-quoi-bonisme » (Pierre Senges), la bêtise est à la fois une chose et son contraire, touchant aussi bien le docteur que l’analphabète, l’individu que la foule. Et la « faculté 358pitoyable » que Bouvard et Pécuchet développent de « voir la bêtise » installe les deux bonshommes dans une distance mélancolique mais aussi dans une proximité ironique vis-à-vis de la bêtise contemporaine (Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs). En effet, il existe une bêtise du jugement en termes binaires – bêtise versus intelligence –, celle-là même que pointe Proust, dans une veine toute bergsonienne : la distinction intelligence/bêtise dans la bouche des personnages proustiens constitue le révélateur d’une rhétorique sociale complexe, pernicieusement enfermée dans l’épidictique (Elisheva Rosen).
Si la bêtise est, comme le pense Roland Barthes, une affaire de forme, si elle est, selon Nathalie Sarraute, une question d’« usage de la parole » (Françoise Gaillard), alors le problème de la littérature face à la bêtise est celui de la mise en scène des discours, ou autrement dit, de l’ironie. L’indirect libre flaubertien ne joue pas exactement le même rôle que les dialogues au discours direct chez Nathalie Sarraute (Françoise Gaillard). Le suspens narratorial chez Flaubert contraste avec les commentaires du narrateur proustien (Elisheva Rosen). La « discursivité » du texte d’Europeana, cette œuvre inclassable de Patrik Ourednik, qui procède par assemblage aléatoire de paroles, offre un autre rapport, plus théâtral, à la représentation de la bêtise (Florence Pellegrini). Et Barthes, dans son Roland Barthes par Roland Barthes propose à l’intérieur même d’une écriture personnelle un « déplacement polyphonique de l’énonciation », qui rappelle Flaubert (Anne Herschberg Pierrot). Tous ces auteurs ont cependant en partage la conviction selon laquelle « l’écriture est une partie rusée que l’on joue avec, et contre, les lieux communs » (Françoise Gaillard).
Mais qu’est-ce qu’un « lieu commun » ? Littéralement, écrit Nathalie Sarraute, c’est « là où l’on se rencontre » (Isma). C’est le lieu où les individualités s’assemblent en troupeaux, s’absorbent dans le grand On, se regroupent en une majorité oppressive pour constater que « les minorités [ont] toujours tort » (Flaubert). La bêtise peut alors tourner à la « stupidité féroce » : L’Éducation sentimentale et Salammbô sont emblématiques de cette puissance de la bêtise sociale, capable des pires horreurs (Jacques Neefs). De nombreux articles de ce recueil sont également sensibles à ce rapport très étroit de la bêtise à la violence et à la terreur, car la bêtise n’est pas qu’une affaire de discours. L’usage bête de la parole va de pair avec une performativité de la bêtise, où le dire et le faire se confondent ; 359l’horreur de la bêtise politique dénoncée par Flaubert trouve ainsi un écho troublant dans l’expérience des totalitarismes au xxe siècle, qui ont compromis les intellectuels dans la folie meurtrière et la déraison (Claude Mouchard, Pierre Pachet). Proust, dans un pastiche peu connu de Bouvard et Pécuchet intégré au recueil Les Plaisirs et les Jours (1896), fait communier les deux copistes dans un même antisémitisme, dévoilant ainsi une face particulièrement inquiétante de la bêtise à la veille du xxe siècle (Elisheva Rosen).
L’empire de la bêtise peut ainsi prendre un sens non seulement politique mais également métaphysique, comme le notent Pierre-Marc de Biasi et Claude Mouchard, en devenant la figure même du Mal. « Le diable n’est pas autre chose », écrivait Flaubert ; et Baudelaire, dans le premier vers du poème « Au lecteur » des Fleurs du mal, met sur le même plan « la sottise » et « le péché ». En révélant le caractère universel de la bêtise, la littérature se fait récit d’Apocalypse. Or, face au « Déluge » de la bêtise cosmique, l’écrivain peut-il faire figure de nouveau sauveur ? L’œuvre littéraire ne peut construire qu’une eschatologie paradoxale, qui « ne rachète rien » (Claude Mouchard). Si la bêtise constitue pour Flaubert la « Bête de l’Apocalypse » (Pierre-Marc de Biasi), l’Arche construite par l’écriture emporte elle aussi des bêtes effroyables et monstrueuses, comme le Catoblépas (Jacques Neefs) ; et « l’homme-plume », cet étrange Noé, est lui-même guetté par le devenir-bête, sous la forme de l’« embêtement » acédiaque ou de la « simplicité » sainte (Pierre-Marc de Biasi, Françoise Gaillard).
Juliette Azoulai
360361Bouvard et Pécuchet : Archives et Interprétation, textes réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs, éd. Cécile Defaut, 2014.
Ce recueil d’articles a pour ambition, affirment Anne Herschberg Pierrot et Jacques Neefs dans leur avant-propos, de « compliquer » le lien entre archive et interprétation dans le cas du dernier roman de Flaubert. Non pas que la question, jusqu’ici, n’ait été traitée que de manière simpliste. Mais la récente mise en ligne des brouillons et manuscrits du roman (sous la direction d’Yvan Leclerc) ainsi que d’une grande partie des dossiers documentaires de l’écrivain (sous la direction de Stéphanie Dord-Crouslé) ouvre de nouvelles perspectives.
Une première partie, « Mémoires de l’archive », dresse l’historique de la question. Marie-Odile Germain retrace les vicissitudes de l’archive flaubertienne à la Bibliothèque Nationale, depuis le premier don de Caroline Franklin Grout en 1914 jusqu’à la numérisation du manuscrit de L’Éducation sentimentale. L’article de Stéphanie Dord-Crouslé permet de mesurer la complexité du dossier de genèse de Bouvard et Pécuchet : manuscrits, « notes de notes », notes de lecture antérieures au projet mais réutilisées par l’écrivain, annotations en marge d’ouvrages consultés sans prise de notes… Ces données sont évidemment précieuses à l’interprète : une citation de Voltaire en apparence assez anodine (il est question de fruits arrosés dans un jardin), destinée au second volume, gagne à être rapportée à un commentaire de lecture du jeune Flaubert, s’indignant que la campagne soit une chose dont on a « cruellement abusé sous le point de vue vertueux ». À titre de comparaison, on apprend avec Pierre Fournié comment Michelet, plongé dans les « catacombes manuscrites » des Archives nationales dont il dirigea la section historique de 1830 à 1852, usa dans son Histoire de France de la masse documentaire mise à sa disposition : usage non pas démonstratif ou didactique, mais essentiellement affectif et sensuel. Jacques Neefs, achevant cette première partie sur un mouvement réflexif que n’auraient pas renié les « deux bonshommes », se fait enfin l’archiviste des études sur l’archive flaubertienne, et rappelle comment, de Jean Seznec à Norioki Sugaya en passant 362par Michel Foucault, de nombreux travaux critiques ont constitué le texte flaubertien en objet épistémique singulier.
La deuxième partie, « L’écriture des savoirs », propose, à travers cinq cas particuliers, d’affiner le lien entre archive et interprétation. Étudiant le passage où Bouvard et Pécuchet rêvent à la création du monde, Gisèle Séginger montre comment les débats des personnages – Buffon versus Cuvier – sont structurés par une « archive secrète » : celle du contexte épistémologique des années 1870 (dans les dossiers préparatoires figurent ainsi des notes sur un livre de Paul Janet intitulé Les Causes Finales) ; mais aussi celle, plus intime, que constitue « Les Fossiles » de Louis Bouilhet. Norioki Sugaya se penche quant à lui sur la genèse d’une expérience physiologique de Bouvard et Pécuchet (la balance et la baignoire) : on découvre comment l’écrivain a progressivement modifié ce passage, de manière à ce que chacun des deux personnages conduise l’expérience « la mieux adaptée à la potentialité comique de son physique », selon une logique du « tableau » propre à la poétique flaubertienne. Tout n’est pas pour autant réductible à cette recherche d’intensité picturale : l’étude de la fonction narrative du passage, de la poétique de l’ellipse et de l’écriture du sensible révèle une intéressante complexité sémantique. Florence Pellegrini entreprend d’analyser la séquence, très fréquente dans le roman, « ; – et », puissant agent de déstabilisation narrative. Taro Nakajima, parcourant le chapitre ix, souligne l’hétérogénéité de la critique rationaliste de la religion : le travail des allusions et des citations (parfois fictives) opère ainsi une « transition épistémologique » entre deux discours différents, celui de Voltaire et celui de Renan. Enfin Atsushi Yamazaki montre comment, dans le chapitre viii, le savoir (ou non-savoir) du dualisme – et en particulier le « bricolage argumentatif » élaboré par Flaubert dans ses notes sur Voltaire – s’incarne et se prolonge dans les thèmes, narrativement et poétiquement féconds, de la pesanteur (qui se substitue à la notion voltairienne de « gravitation ») et du mouvement, dont la dialectique culmine avec la chute de la statue de saint Pierre, brillamment analysée.
La troisième partie du recueil, « Bouvard et Pécuchet et les sciences », rassemble des méditations plus générales. Françoise Gaillard affirme ainsi que Bouvard et Pécuchet échouent à comprendre le virage philosophique opéré par la modernité : pour preuve, ils croient au principe de causalité et à l’unité du réel, que la modernité einsteinienne et nietzschéenne 363déconstruit. Michel Pierssens établit un lien entre l’importance du hasard dans Bouvard et Pécuchet et une tendance profonde du xixe siècle, défini comme « un siècle de désordres » (révolutions, thermodynamique, psychopathologie) ; le traitement du Temps dans le roman flaubertien – temps troublé, désynchronisé – manifestant cette « transcendance narrative de l’aléa ». Hugues Marchal de son côté approfondit la question du scepticisme flaubertien : non seulement cet ultime roman révèle les contradictions et les apories du discours scientifique, mais Flaubert, empilant les savoirs usés et périmés dans un « acte de kamikaze », rejette les méthodes de « littérarisation des savoirs » élaborées par ses contemporains (récapitulation chez Hugo ou anticipation chez Verne). Esquissant un pas de côté, Jean-Claude Bonnet, relisant Bouvard et Pécuchet à la lumière de Diderot et de Mercier, décèle une continuité fondée sur la pratique de l’hybridation et du « soulignage ».
Deux textes littéraires viennent clore l’ouvrage, relançant, à leur manière, le cycle de l’archive et de l’interprétation. Pierre Senges, adaptateur de Bouvard et Pécuchet, et donc d’une certaine manière copiste, jette un regard paradoxalement personnel sur « l’esprit d’imitation » et « l’adieu au personnel » inhérents à l’écriture flaubertienne. Jacques Jouet invente un brouillon oublié du célèbre incipit, la chaleur du boulevard Bourdon variant, au gré des états du manuscrit, entre -133o et 99o.
Alexandre Postel