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Classiques Garnier

Éditorial Le sériephile et son alien

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Saison. La revue des séries
    2023 – 1, n° 5
    . varia
  • Auteur : Taïeb (Emmanuel)
  • Pages : 9 à 12
  • Revue : Saison. La revue des séries
  • Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
  • EAN : 9782406150756
  • ISBN : 978-2-406-15075-6
  • ISSN : 2780-0377
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15075-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/07/2023
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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ÉDITORIAL

Le sériephile et son alien

Stupeur et tremblements : la librairie de la Cinémathèque française ne possède pas de rayon livres sur les séries. Çà et là, dispersés, quelques ouvrages seulement pourront parler au sériephile. Alors même quil peut ne faire quun avec le cinéphile, habiter la même grammaire narrative, la même mise en scène et les mêmes récits. Lhonnêteté invite à dire que dans nombre de librairies généralistes, les étagères dédiées au cinéma, à la culture ou à la « pop culture » sont souvent faméliques ; cannibalisées par les livres de fiction et leurs événements factices, comme la « rentrée littéraire ». Le fossé est donc étonnant entre linsistance des médias autour du « phénomène des séries », lattente que certaines dentre elles suscitent, les enjeux financiers et de production quelles charrient pour les chaînes et les plateformes, et le plus faible écho quelles rencontrent dès quelles quittent leur médium originel. Aussi massives dans leur diffusion et aussi anciennes que la télévision – même si elles sen sont affranchies – on ne peut plus sérieusement dire que les séries soient de « nouvelles entrantes » sur la scène audiovisuelle. Et dans leur sororité avec le cinéma, on voit bien, dans le cas américain, comment elles ont pu devenir un nouvel Hollywood, attirant des réalisateurs et des réalisatrices désireux de construire plus ou moins librement des récits et des œuvres de longue durée, ou lassés peut-être dune production cinématographique qui prête aux seuls super-héros le super-pouvoir de faire revenir les spectateurs dans les salles et dengranger rapidement des bénéfices.

Assez logiquement, cest la situation du cinéma post-Covid qui serait à déplorer plutôt que celle des séries, puisque dune part elles ont un public, ne sont pas soumises à la chronologie des médias, peuvent espérer plusieurs vies en restant dans les catalogues des chaînes – nous avons dailleurs plaidé ici même pour leur patrimonialisation ouverte –, et dautre part elles ont conquis leur place comme forme artistique. La lecture des deux ouvrages que Pierre Langlais a consacrés aux showrunners 10comme aux acteurs et actrices de séries montre à quel point la série est pensée esthétiquement et appréhendée avec tous les outils de lart par celles et ceux qui la font1. Il en va de même de la série documentaire de Charlotte Blum « The Art of Television » (OCS) sur les réalisateurs et réalisatrices de séries, pour lesquels les enjeux décriture et de réalisation sont pleinement cinématographiques, avec des enjeux de temps plus tendus que pour le grand écran.

Les grands studios hollywoodiens jadis, comme aujourdhui les grandes plateformes de production, ne sont pas peuplés de philanthropes. Quelques décisions artistiquement aberrantes, sans doute financièrement rationnelles, comme larrêt subit de séries prometteuses, originales ou subversives au bout dune ou deux saisons viennent le rappeler régulièrement (sur Netflix, Drôle de Fanny Herrero, créatrice de Dix pour cent, pour prendre un exemple récent dannulation au bout dune saison). Même si à linverse, les mêmes chaînes peuvent organiser le sauvetage dautres productions (Designated Survivor, reprise et améliorée par Netflix, pour une ultime saison, ou Cobra Kaï originellement diffusée sur YouTube Red et relancée là aussi par la firme de Los Gatos). Historiquement, lart essaie dexister dans la tension permanente entre impératifs de rentabilité et ambitions créatrices ; et les séries néchappent pas à cette règle.

Or ce sont parfois les séries qui sont évoquées dans le registre de la déploration. Soit dans une perspective élitiste parce quil sagirait dun sous-genre qui nexisterait que pour affaiblir le cinéma (en majesté), soit dans une perspective critique parce que les séries incarneraient le fast-thinking, le triomphe de la facilité narrative (à coups de cliffhangers pour gogos) et bien sûr le règne néo-libéral de largent, où les plateformes, nouvelles majors de la production, donc, fabriquent à la chaîne des « produits », et ne viseraient que le temps de cerveau disponible, labonnement et le clic. La forme sérielle nest donc pas exempte de son investissement militant, prise dans la critique politique générale dun libéralisme protéiforme.

Louvrage du producteur Romain Blondeau, publié dans la collection Libelle du Seuil, qui entend concurrencer la collection Tracts de Gallimard et dire la « vérité » cachée de lépoque, intitulé Netflix, laliénation en série est le dernier opus en date de cette dénonciation de limpérialisme numérique, télévisuel et financier. Lhabile nouveauté analytique de cet auteur est denrôler dans la critique de Netflix un volet politique quon 11ne trouve pas habituellement quand il est question de séries : la « culture start-up » dont Netflix et son patron, Reed Hastings, seraient les parangons trouve sa concrétisation idéologique et politique avec Emmanuel Macron2. Dès lors, le libéralisme issu de léconomie numérique sincarne dans la passion pour la « destruction créatrice3 » politique dEn Marche et dans la disruption de Netflix. Laquelle est accusée davoir rapidement tourné le dos à des séries dauteurs, comme House of Cards de David Fincher ou Sense8 des sœurs Wachowski, au profit de divertissements grand public comme La Casa de papel. Bref, cest le moment où Netflix devient TF1, pourrait-on dire, cible un « nouveau marché (…) plus populaire, moins sériephile4 », et vise la consommation sans fin au point daliéner ses spectateurs. « Le binge watching que favorise le modèle de diffusion délinéaire de Netflix est une expérience de la mort », écrit même Romain Blondeau5. Une note interne de la plateforme destinée aux scénaristes insiste dailleurs sur la nécessité davoir des rebondissements en permanence pour maintenir lintérêt du public. Ce qui fait dire à lauteur que la variété des thématiques abordées dans les séries nest quun leurre, car seuls comptent les arcs narratifs renouvelés et in fine la victoire dun « capitalisme attentionnel » qui rive à son écran le spectateur6.

La comparaison de Hastings et de Macron est assez vite oubliée, sauf pour dire que Netflix fait du « en même temps » (cest-à-dire ici mange à tous les râteliers pour, justement, ne saliéner personne), y compris quand ses programmes sont sensibles à la visibilité des minorités et à la violence qui les frappe7. Quoi quil choisisse, et même sil a le sentiment de regarder de la quality TV et des séries qui se confrontent à des sujets politiques et sociaux sensibles, le spectateur netflixien est toujours-déjà aliéné par un récit calibré pour le retenir, et prisonnier dun algorithme tout aussi aliénant. Là où le cinéphile aurait encore le choix de ne pas aller au cinéma, ou 12déviter telle ou telle production, le sériephile, ici étrangement distingué de son glorieux aîné, est demblée captif et incapable déteindre sa télévision.

Et si cétait plutôt le lanceur dalerte pessimiste qui se faisait lalien du sériephile ? Cela fait un moment que le sériephile et son alien cheminent ensemble, mais il faudrait désormais choisir entre laliéné et sa mauvaise conscience aliénante. Classiquement, louvrage de Romain Blondeau confond lindustrie des séries et les séries comme formes industrielles, balayant leur dimension artistique et, se focalisant uniquement sur Netflix, comme si les autres modèles de production aux États-Unis mais pas seulement, étaient davantage ou moins vertueux, oublie des œuvres fortes écrites et diffusées sur dautres plateformes. Cest toujours la même antienne : inquiéter le spectateur de séries sur sa transformation en consommateur et sur son incapacité à être précisément sériephile, cest-à-dire cultivé, doté dune mémoire et de préférences, retors, susceptible de choisir ce quil regarde et comment il le fait ; réflexif, en somme. Au spectacle des séries, la critique préfère lalerte et lévitement.

Là où cette critique rate sa cible tient dans lignorance de toute la production analytique, essayiste et académique, autour des séries en Occident. Ne pas présenter ces écrits aux lecteurs cest faire comme si la forme pamphlétaire était la seule acceptable et disponible quand il sagit de séries. Autant dire quon est très loin du programme de Saison, et de ses déclinaisons (Saison.media, le podcast Intersaison), où la culture sérielle est considérée non seulement comme digne dintérêt, mais surtout comme le lieu de la transgression, de lédification pour le plus grand nombre, dune vraie éducation populaire, comme la montré Sandra Laugier. La « vie mode demploi », les questions politiques, morales, judiciaires, sentimentales, la place des minorités, les ressorts de la haine, les inquiétudes dystopiques, sont mis en scène et dans le débat public à partir de cette culture. Celle qui ne nécessite aucun prérequis et celle qui promet tous les possibles, parce quelle parle de nous8.

Emmanuel Taïeb

1 Langlais Pierre, Créer une série et Incarner une série, Paris, Armand Colin, 2021 & 2022.

2 Blondeau Romain, Netflix, laliénation en série, Paris, Seuil, 2022, p. 11.

3 Page 12.

4 Page 17.

5 Page 21.

6 Page 29.

7 Ce qui fait dire à Thomas Sotinel que cette charge contre Netflix procède dune colère « injuste » : « “Netflix, laliénation en série” : un pamphlet contre la plate-forme numérique, lemonde.fr, 15/09/2022. https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/15/netflix-l-alienation-en-serie-un-pamphlet-contre-la-plate-forme-numerique_6141678_3232.html
On verra aussi larticle détaillé de Benjamin Campion sur les stratégies de choix de titres des séries anglophones par Netflix dans ce volume.

8 Mèmeteau Richard, Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et linvention des identités, Paris, Zones, 2014.