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Classiques Garnier

Éditorial Nous habitons nos séries

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Saison. La revue des séries
    2022 – 2, n° 4
    . Géographies imaginaires
  • Auteur : Deroide (Ioanis)
  • Pages : 9 à 11
  • Revue : Saison. La revue des séries
  • Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
  • EAN : 9782406146285
  • ISBN : 978-2-406-14628-5
  • ISSN : 2780-0377
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14628-5.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/02/2023
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
9

ÉDITORIAL

Nous habitons nos séries

Sometimes you want to go / Where everybody knows your name. / And they re always glad you came. / You want to be where you can see / Our troubles are all the same. / You want to be where everybody knows your name.

Générique de Cheers.

Dans le double épisode de Friends qui se déroule à Londres (S04E23-24), le très new-yorkais Joey Tribbiani a le mal du pays. Alors quil regarde la télé dans sa chambre dhôtel, il tombe par hasard sur un épisode de Cheers. Dabord ravi, il se décompose en quelques secondes à lécoute du célèbre générique. Plus tard, il avoue quil a hâte de rentrer à New York, à la maison (home), « là où tout le monde connaît [son] nom ».

On peut voir dans cette scène de la chambre dhôtel un hommage dune grande sitcom des années 1990 à son illustre prédécesseur de la décennie 1980 : les deux séries étaient diffusées le même soir (le jeudi), un créneau que leur chaîne commune, NBC, a longtemps promu comme celui où elle programmait les meilleures séries du moment (« Americas Best Night of Television », « Must See TV »).

On peut y lire aussi que les séries nous attachent à des lieux, que nous finissons par habiter. Le bar (fictif) de Boston qui donne son titre à Cheers est son espace principal pendant 11 saisons (275 épisodes) et le décor exclusif de toutes les scènes de la saison 1. Ce bar, les spectateurs y furent invités semaine après semaine, chaque jeudi, pendant plus de dix ans, et tout fut fait pour quils sy sentent chez eux.

Sans doute le plaisir quon a à retrouver Gotham City, modélisée dans larticle de David Neuman et Fabien Vergez, ou la prison dAlexandria, investie par celui dAnne-Laure Melquiond, nest pas tout à fait le même 10que celui de se joindre aux habitués du Cheers. Sans doute lîle de Lost, quexplore le texte de Julie Ambal et Florent Favard, ni celle de Deux ans de vacances, quaccoste celui de Jean-Yves Puyo, noffrent le même réconfort.

Mais en quelques épisodes, ou quelques dizaines, ou quelques centaines en comptant les ressemblances et correspondances entre différentes séries, ces lieux nous deviennent familiers. Familier le New York de Person of Interest observé par Nathalie Bailbe, familière la banlieue de Mytho, où Fabrice Gobert revient pour nous en compagnie de Benoît Lagane, comme lest cette Occitanie où Nathalie Séverin reçoit les « set-jetteurs » venus découvrir les lieux de tournage de leur soap quotidien préféré. Familiers aussi les sites récurrents des k-dramas pour des expertes ès séries coréennes comme les StellarSisters, Caroline et Élodie Leroy. Familières enfin les cartes anachroniques de la fantasy étudiées par Florian Besson et les décors de film noir de tant de séries urbaines depuis les années 1950, reconstitués par lauteur de ces lignes.

Cette intimité que nous finissons par créer avec des lieux de série et limportance que nous accordons à cet ingrédient dans la recette dune fiction réussie conduisent souvent à considérer le lieu comme un personnage. Il nest pourtant nul besoin dassimiler la petite ville de Twin Peaks ou le manoir de Downton Abbey à un agent du récit pour reconnaître le poids de leur contribution à lidentité de leur série éponyme, et on devrait plutôt réserver lusage du terme « personnage » aux rares cas de lieux doués de volonté comme le vaisseau vivant de Farscape ou lîle de Lost.

Quoi quil en soit, les séries paraissent souvent indissociables de leur lieu délection. À tel point quune série qui sachève doit parfois littéralement vider les lieux : dans les dernières secondes de The Mary Tyler Moore Show, Mary Richards regarde une dernière fois sa salle de rédaction, éteint la lumière et ferme la porte, tandis que dans lultime épisode dOz, intitulé « Exeunt Omnes1 », les détenus sont évacués de leur prison, qui était le lieu unique de la série. Les dernières images nous montrent les locaux qui furent le théâtre de tant de drames et de violences, désormais vides, abandonnés. On comprend que le décor privé dacteurs est devenu une coquille vide mais que réciproquement les acteurs privés de scène ne pourront plus sexprimer. Parfois, un lieu est si consubstantiel à sa série quon ne peut le laisser lui survivre : Walnut Grove est dynamitée dans 11le dernier téléfilm qui conclut The Little House on the Prairie et Sunnydale est rayée de la carte à la fin de Buffy the Vampire Slayer, comme si lon voulait assécher une fois pour toutes le lieu-source des récits.

Au contraire, dautres lieux, comme les grandes métropoles prodigues en population, en activité et en histoires à raconter (« huit millions », disait un narrateur en conclusion de chaque épisode de Naked City) perdurent par-delà les annulations précoces et les fins bien maîtrisées, restant toujours disponibles pour de futures éventuelles histoires. Le Baltimore de David Simon na pas disparu à la fin de Homicide : Life on the Street, il a été de nouveau investi pour The Corner, The Wire et We Own This City et pourra être encore utilisé pour dautres récits. Quant aux franchises new-yorkaise et chicagolaise de Dick Wolf, on est tenté de les croire éternelles, baignées quelles sont dans la fontaine de jouvence de leur ville, intarissable matrice sérielle.

Dans tous les cas, la fréquentation de ces lieux enrichit notre être-au-monde. Combien de temps passons-nous ainsi, ailleurs quà lendroit où nous regardons nos séries ? Combien de temps dans les rues de Londres ou Séoul ? Combien dheures dans lEnterprise ou le Tardis ? Combien de jours chez Dunder Mifflin et Sterling Cooper ? Si lon est du pays de son enfance, si lon vit aussi sur son lieu de travail et de vacances, et non seulement dans son domicile, alors nous habitons également nos fictions, a fortiori celles où lon passe autant de temps et où lon revient si régulièrement.

Joey – qui exerce le métier dacteur – nest pas dupe des apparences. Il naurait guère apprécié le « vrai » Cheers sil avait existé. Il nest pas de Boston et le coffee-shop branché où il retrouve quotidiennement ses amis sur un confortable canapé na pas grand-chose à voir avec un bar populaire où les habitués montent sur un tabouret pour saccouder au comptoir devant une bière. Ce dont Joey est nostalgique, ce nest pas de cette ville ni de ce débit de boisson où il na jamais mis les pieds et où il ne serait pas à sa place. Ce quil aime, cest retrouver, sur un écran, un lieu de fiction.

Sa maison, et la nôtre, cest la télévision.

Ioanis Deroide

1 « Tous sortent » en latin. Indication scénique utilisée au théâtre pour signifier que tous les personnages quittent la scène.