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Classiques Garnier

Éditorial Pour une Sériethèque française

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Saison. La revue des séries
    2022 – 1, n° 3
    . varia
  • Auteur : Taïeb (Emmanuel)
  • Pages : 11 à 13
  • Revue : Saison. La revue des séries
  • Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
  • EAN : 9782406132998
  • ISBN : 978-2-406-13299-8
  • ISSN : 2780-0377
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13299-8.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/06/2022
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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ÉDITORIAL

Pour une Sériethèque française

En matière de séries, les générations qui ont connu la télévision française avec trois chaînes hertziennes seulement ont, par effet de rareté, partagé réellement une expérience spectatorielle. Quelle que soit leur qualité, Starsky et Hutch, La croisière samuse, ou Shérif, fais-moi peur, ont été des séries « communes », au sens dune présence et dune diffusion rapide dans la culture populaire. Au point dailleurs que longtemps la mention du genre séries renvoyait à ce type de productions « grand public » jugées sans intérêt par les tenants dune cinéphilie où la télévision était vouée aux gémonies. Il est clair que le lien initial des programmes français avec ce style de séries – sans parler de leur diffusion dans le désordre le plus complet – porte une responsabilité majeure dans le long divorce entre la critique et les séries. Alors même que loffre sérielle sest étoffée rapidement, dune part avec Temps-X sur TF1 qui, dès 1979, a exploré le fantastique et la science-fiction1, et dautre part avec larrivée de La Cinq qui a rempli ses programmes de séries (Star Trek, K2000). Clairement, à laube des années 1990, loffre de séries sur les chaînes françaises est pléthorique, mais elle reste de lordre du « consommable », sans mémoire, et déjà moins partagée quauparavant, car le nombre de chaînes se multiplie. Avec le câble, et en particulier avec Canal Jimmy lancée fin 1990, la possibilité dun visionnage de niche (les spin-offs de Star Trek), mais aussi de séries américaines emblématiques simpose (Dream On, Friends, New York Police Blues). Alors quen parallèle, au début des années 2000, TF1 remplace linusable film du dimanche soir par Les Experts, avec des audiences importantes, qui joueront beaucoup dans la légitimation du genre.

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Aujourdhui, lexplosion des plateformes de diffusion et des chaînes payantes (qui ringardisent au passage la redevance) produit des effets radicaux sur ce qui est « commun » aux spectateurs. Les propositions sont tellement nombreuses, renouvelées en permanence, quil apparaît clairement que les séries regardées ne sont plus du tout les mêmes dun individu ou dun groupe à lautre. Le temps des chaînes hertziennes qui permettaient du partage paraît bien loin, et le marché des séries est tel quil existe même des applications pour sy retrouver. Non seulement il y a profusion de séries, mais en plus loffre savère parfois éphémère. Netflix, par exemple, sort des séries de son catalogue sans que les abonnés soient toujours au fait des questions de droits qui y président. Mad Men a ainsi quitté Netflix pour être reprise par Prime Video, tandis que Vikings sest arrêté sur Prime en décembre 2021, mais continue dêtre visible sur MyCanal et sur Netflix.

De notre point de vue, ce paysage des séries produit deux effets notables. Premièrement, il met en partie à mal lidée – que nous défendons – dune démocratisation des idées et des savoirs, voire dune édification au monde, par les séries. Car si loffre est bien démocratisée, quoique souvent payante, lirréductibilité de ce qui est regardé par les uns et les autres affaiblit lidée dune culture commune des séries. Cest la forme sérielle qui irrigue la culture populaire, mais chaque œuvre y occupe une place différente, et le partage nest plus si évident. Nimporte quel sondage informel, dans un lieu de sociabilité ou dans un amphi empli détudiants, montre que les séries sont vues en fonction de diverses variables sociales, dâge, de sexe, etc., et quune série considérée comme importante ou en tout cas « connue », comme The Wire ou House of Cards, a pu ne jamais atteindre certains publics. Deuxièmement, eu égard aux modes de diffusion actuel, les séries ont une date limite de consommation. Alors que chaque saison, voire chaque épisode, de Game of Thrones suscitaient une attente hors norme, depuis la fin de la série en 2019, elle est moins évoquée et sans doute na-t-elle pas été vue par la génération qui nétait pas contemporaine de sa diffusion ; bien quelle soit toujours intégralement visible sur OCS. Si les Soprano (1999-2007) a été considérée, ave Oz, comme la série matricielle du modèle HBO et du nouvel âge dor des séries, le film qui en est issu, Many Saints of Newark, scénarisé par le showrunner de la série David Chase, nest resté en salle en France que deux semaines en novembre 2021 et na touché 13que 26000 spectateurs2. Ce même prequel, où le propre fils de lacteur James Gandolfini reprend le rôle de son père jeune, aurait-il eu un succès plus marqué sil avait été décliné en une mini-série ?

En écho au précédent numéro de Saison sur la fin des séries, il faut soulever ici le problème de lécho dune série après que sa première diffusion sest achevée. Son effet est-il nécessairement prisonnier dun « ici et maintenant », comme peuvent lêtre un match de football ou un débat politique ? Il nous semble que le visionnage des séries étant découplé du medium télévision, car on peut les regarder sur nimporte quel écran, elles nont pas être réduites à leur visionnage en direct ou en « US+24 ». Comme le cinéma et comme tous les autres arts, les séries appellent une continuité dans le temps, qui est la condition de leur véritable démocratisation. Pas seulement une disponibilité, mais une « présence », assurée à la fois par des passeurs, par des festivals3, par des revues et des institutions. Présence qui acte le fait sériel, ancien et nouveau, son langage cinématographique, et léconomie des images et de la narration, au-delà dune seule série donnée. Présence qui affirme quune série survit à sa diffusion, à son insuccès comme à sa popularité, quelle est bien « là », en un lieu plus quen un temps de limmédiateté, et qui en fait un objet artistique.

Pour sy retrouver dans la jungle des productions sérielles, pour les commenter et les analyser, pour en faire lhistoire et lesthétique, il faudrait monter une Sériethèque française, un Conservatoire des séries. En décembre 2021, la Cinémathèque française a accueilli Netflix, mais pour un film (Dont Look Up), pas pour une série. Lespace institutionnel et intellectuel est donc libre pour accueillir la mémoire des séries, sans les muséifier et au contraire en les revivifiant, pour les accompagner après la fin de leur diffusion originelle, pour les montrer quand elles ne sont plus disponibles nulle part, et surtout pour en parler encore et encore. Le 8e art attend son écrin.

Emmanuel Taïeb

1 On verra lentretien en trois parties réalisé par Ioanis Deroide, « Les premiers passeurs de la “culture séries” », Saison.media, 2021, avec Jacques Baudou, Alain Carrazé, Christophe Petit et Martin Winckler. https://www.saison.media/2022/01/03/les-premiers-passeurs-de-la-culture-series-1-3/.

2 Aux États-Unis, avec une sortie simultanée sur HBO Max et en salles, il réalise 8 millions de dollars au box-office. Source : Allociné, https://www.allocine.fr/film/fichefilm-263227/box-office/.

3 Il y en a désormais au moins quatre en France, dont le pionnier et le plus important, Séries Mania.