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Classiques Garnier

Éditorial Les séries ne meurent jamais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Saison. La revue des séries
    2021 – 2, n° 2
    . La fin des séries
  • Auteur : Taïeb (Emmanuel)
  • Pages : 9 à 11
  • Revue : Saison. La revue des séries
  • Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
  • EAN : 9782406126096
  • ISBN : 978-2-406-12609-6
  • ISSN : 2780-0377
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12609-6.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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ÉDITORIAL

Les séries ne meurent jamais

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Baudelaire, « La Beauté ».

La « fin des séries » que ce numéro thématique explore ne concerne évidemment pas leur disparition comme format – puisquau contraire il semble même gagner le cinéma avec des films feuilletonnants et autres sagas super-héroïques –, mais bien les enjeux du dernier épisode, voire de la dernière saison1. Historiquement, nombre de séries américaines se calaient sur le cycle des saisons, ou disons celui des fêtes, avec une épisode spécial diffusé pour Halloween et un autre pour Noël, dont le scénario même se faisait lécho. La puissance des séries tient littéralement à leur dimension rituelle, à leurs rendez-vous réguliers, et à la promesse de leur présence, à linstar dautre mystiques collectives, comme les sorties de films ou dalbums, les saisons du championnat de football et le temps religieux. Léternel retour de nouveaux épisodes dune série pourtant ancienne permet daccompagner les spectateurs sur une vie entière. Des jours et des vies (Days of our Lives) place cette vocation dans son nom même, et se poursuit depuis 1965. Avec de multiples modifications et castings, Dr Who tient depuis 1963, tandis que par le jeu de ses adaptations au cinéma et de ses spin-offs, lunivers de Star Trek se déploie sur plus dun demi-siècle. Lusine à rêves et le désir de rêver marchent main dans la main, tant que chacun a intérêt à ce que rien ne sarrête. La sérialisation des pratiques de consommation est un phénomène hyper contemporain, qui cache mal parfois aussi des formes de conservatisme ou un manque dimagination, de lincapacité à découvrir un autre univers sériel du côté des spectateurs à lincapacité à en proposer de nouveaux pour les producteurs. 

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Par leur étendue infinie, les séries constituent la bande visuelle de générations entières, et leur évidente familiarité rend plus douloureuse leur disparition. Car si le genre sériel se cale sur une interminable temporalité, une série donnée peut sarrêter, parfois brutalement. Pour de multiples raisons dailleurs, qui tiennent à la volonté initiale des showrunners de clore leur propos, à son épuisement, à des échecs daudience, à la disparition de personnages, dacteurs ou de créateurs qui dénature irrémédiablement la formule originelle, à des difficultés de production ou encore au choix assumé de mettre fin à une série pour des raisons commerciales. On mesure dans ce dernier cas tout le décalage qui peut exister entre une décision purement économique et ses effets artistiques délétères. Ses effets émotionnels aussi, tant le sentiment de séparation (amoureuse), dabandon, de trahison, de frustration, de deuil – voire de sevrage quand chaque épisode fonctionnait comme un shoot de drogue dure –, naît lorsquune série séteint.

À la différence dautres arts, la série est une œuvre dont lachèvement napparaît que dans la durée. On peut bien sûr considérer chaque épisode comme une œuvre close, même quand la série est un feuilleton dont le récit se poursuit, et les scénaristes sefforcent de lui donner une cohérence et de le « faire tenir » (cest le sens même de lexpression stand alone episode). La forme de la dernière saison ou du dernier épisode, cependant, révèle rétrospectivement lessence interne de la série et en livre le sens ultime. Lenjeu nest pas celui dune happy end diégétique, ou dune cohérence narrative absolue, mais bien celui dune satisfaction des spectateurs, qui tient à limpression que la fin « boucle » convenablement la narration, que les pistes et intrigues ouvertes sont bien toutes refermées, et que les éléments que lexistence même de la série avait bousculés sont revenus à leur place. Cest le moment où la série fait système. Où ce qui se tient entre le premier et le dernier épisode paraît secondaire, tant ces deux pôles du récit se répondent directement, lun ne servant à fermer ce que lautre a ouvert, et vice-versa, dans un dialogue sans fin, et parfois en profitant du finale pour « déformuler » ce que le pilote avait proposé2. Chaque épisode retarde linéluctable, et avance des tensions et des achèvements intermédiaires qui rendront lexercice de lépilogue moins hasardeux. Dès lors, le dénouement éclaire toute lœuvre, lui confère sa puissance, réfléchit à lidée même de fin, ou au contraire en réduit la portée si elle est décevante, ou, de façon 11insondable, si elle nest pas « conforme aux attentes ». Des fans ont ainsi demandé la réécriture complète de lultime saison de Game of Thrones, et après lépisode final de Lost le reproche le plus dur adressé à Damon Lindelof fut davoir fait perdre des années de vie à celles et ceux qui lavaient suivie. Souterrainement, cette dernière remarque dit bien tout le rapport entre série et temps. À la limite, la meilleure série serait celle qui naurait pas de fin, qui serait tellement longue que chacun de ses spectateurs mourrait avant elle, néprouvant jamais lexpérience de sa disparition. Car lorsquune série sarrête elle rappelle violemment limpermanence des choses, la mortalité de ceux qui la contemplent, et renvoie définitivement à un paradis perdu. La perspective quun récit puisse apporter des réponses définitives à toutes les intrigues complexes quil a ouvertes est vaine cependant, puisque par définition le monde fictionnel est incomplet et limité3. Toute herméneutique qui confierait à la fiction le soin de révéler le réel est illusoire. Il est en tout cas difficile dêtre contemporain dune série, de ses changements, de son irrésolution, éventuellement assumée, et de sa disparition, et mieux vaudrait senivrer dœuvres désormais achevées et balisées.

Pour autant, la fin dune série nest quapparence, car tout continue. Des séries différentes « font séries », au sens où la fiction ne doit jamais sarrêter, ni lindustrie cinématographique. OCS réalise un coup de maître en diffusant Chernobyl, avec le succès que lon sait, juste après la fin de Game of Thrones. Pour une mort, chaque série peut connaître neuf vies, transmédiatisée, déclinée sur divers supports, renaissant par un reboot habile, un spin-off ou un prequel. Poursuivant aussi son destin commercial et artistique par ses rediffusions et son édition en coffret vidéo qui permettent de les revoir indéfiniment et dexpérimenter les mêmes sensations, un peu émoussées, encore et encore4. Au fond, les séries ne meurent jamais, et ce numéro de Saison en est un témoignage.

Emmanuel Taïeb

1 La revue doit à Gilles Vervisch cette proposition de dossier thématique.

2 Vladimir Lifschutz, This is the end. Finir une série TV, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2018, p. 53 et p. 276 et sq.

3 Florent Favard, Écrire une série TV. La promesse dun dénouement, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2019 ; p. 118.

4 Même si nombre de séries, importantes parfois, sont difficiles à trouver et à voir, bénéficiant dune moindre exposition que les films.