Éditorial Aux séries nouvelles
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2021 – 1, n° 1. varia - Auteur : Taïeb (Emmanuel)
- Pages : 9 à 11
- Revue : Saison. La revue des séries
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406115007
- ISBN : 978-2-406-11500-7
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11500-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/03/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Éditorial
Aux séries nouvelles
La première fois que deux photogrammes ont été alignés sur une pellicule, les séries sont nées. Le reste n’était qu’une affaire de diffusion, du grand partage construit entre la télévision et le cinéma. Partage bien fragile, puisque des films de cinéma passaient aussi à la télévision, et que David Lynch allait venir tout dynamiter, en organisant une migration irréversible des images. L’invention récente de l’écran attrape-tout de l’ordinateur et des tablettes ne fait qu’accélérer ce premier mouvement où la fiction féconde le monde. Quant aux publics, ce sont les mêmes, passant d’un medium à l’autre, sans naturaliser la vision et la réception. L’appropriation est peut-être autre, mais elle n’interdit pas les mêmes disputes homériques que celles qui ont émaillé la cinéphilie du xxe siècle (on reparle de Lost ?). Et si, pour parler des séries, il fallait plutôt ne rien lester, ne rien opposer ?
Tout a (re)commencé quand les séries se sont mises à faire du cinéma. Ou plutôt à pousser le cinéma là où son format et ses conditions de diffusion lui interdisaient d’aller. Vers une temporalité distendue, vers la multiplication des personnages, et vers l’entrelacement infini des récits. Les séries nouvelles empruntent à la télévision son flux ininterrompu et le convertissent en fiction. Tout est toujours repoussé, sans jamais de clôture. Les séries se calent sur le temps biologique même, celui des « saisons » qui se succèdent l’une l’autre, dans une métronomie rassurante. Ce n’est bientôt plus le temps d’une vie humaine – la franchise Star Trek fête ses 55 ans en 2021 –, mais désormais celui de générations. Avant ensuite de se détacher même du support télévisuel initial, pour emprunter tous les canaux du moment (« séries télévisées » sonne d’ailleurs comme un syntagme un peu vieilli). Elles le font d’autant mieux qu’Hollywood est en crise, condamné à singer les séries en proposant des franchises super-héroïques pour publics de niche. Nombre de très bons réalisateurs de cinéma sont alors allés « faire des séries », comme si cette forme les 10avait patiemment attendus, comme s’il y avait de la place pour une substitution ou un nouveau trafic des images. Lorsqu’ils sont arrivés, les scénaristes étaient déjà là. Il faut toujours un premier auteur…
Quand le chat n’est plus là, la créativité internationale peut se déployer sans entraves. Sans rien avoir à envier aux États-Unis, une série comme Baron Noir, qu’on pourrait imaginer préhensible uniquement par un public français, s’exporte en fait très bien. Le format « passe », en quelque sorte, car il est familier depuis longtemps. Comme l’est l’identité esthétique des séries, ou le visage des acteurs et actrices, vus dans cent épisodes. Un plan suffit pour reconnaître l’univers de Twin Peaks, Buffy ou Orange is the new black. La nouvelle génération aura des souvenirs de ces séries qui « l’auront regardée ». Les professionnels ont déjà leurs festivals dédiés, pour l’instant très sérieux, avec leurs projections et leurs ateliers d’écriture, loin du Cannes un peu décadent des années Canal.
La politique des auteurs a muté pour devenir la politique des showrunners et, devrait-on dire, des showrunneuses, de Shonda Rhimes à Reese Witherspoon ; les séries ne parlent que de leurs personnages, qui n’ont jamais été si paumés (John Garvey dans The Leftovers ou Carrie Mathison dans Homeland). Personnages féminins écrits par des femmes, entre lucidité et tendresse, essuyant, révoltées, la violence des hommes (Big Little Lies, The Handmaid’s Tale), s’affranchissant de l’aliénation domestique en consommant du porno sur internet une fois le célibat acquis (Mrs Fletcher), ou la faisant payer sadiquement à l’entourage (Little Fires Everywhere).
C’est la part la plus noble des nouvelles séries, celles de David Simon en tête : s’affirmer comme des lieux de débats. Pas seulement dans une capacité à s’approprier des thématiques du moment – c’est consubstantiel à la fiction – mais à être propositionnelles, utopiques ou dystopiques, et à ouvrir une puissante arène participative supplémentaire. Plus seulement la parole des fans, outrageusement démonétisée par ailleurs, mais celle d’un public plus large qui se confronte au monde social quand il regarde une série et l’emporte partout avec lui. « Ça » parle des séries. Dans de nombreuses entreprises, le dernier épisode de Game of Thrones a interrompu le temps normal pour qu’il puisse être vu, ensemble, par les employés. Seuls le sport et la politique avaient cette capacité de suspendre le temps de travail. Ce qu’on appelle étrangement la « pop culture » est tellement présente qu’on voit mal comment elle n’aurait 11fusionné avec la « grande culture ». Du reste, les showrunners sont des gens très cultivés, et imaginer aujourd’hui une série sans l’immense travail de documentation qui la précède est impensable. Ce moment où le conte atteint aux rivages des sciences sociales. Le contraire même de l’égo-fiction qui domine la littérature. Certes, les personnages ne sont jamais en quête d’auteur, et ils peuvent n’être que les voix multiples de leur maître (au hasard, Aaron Sorkin), mais la nuance fonde l’exercice. Il faut n’avoir jamais vu une série contemporaine pour croire encore qu’elle puisse être le vecteur naïf d’une quelconque idéologie dominante. Que Netflix, HBO et Amazon visent le profit ne fait guère de doute, de même que les grands studios américains n’ont jamais été philanthropes, mais la liberté s’arrache en leur sein, la plupart du temps. Cette fois au profit des spectateurs. C’est bien l’hétérogénéité des thèmes et des univers qui domine, et ce premier numéro de Saison s’en veut le reflet. Sa seule ambition : prendre des nouvelles des séries.
Emmanuel Taïeb