Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Prix Jacques-Handschin de la Société suisse de musicologie (SSM) 2015
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Saisir le mouvement. Écrire et lire les sources de la belle danse (1700-1797)
  • Auteur : Guisgand (Philippe)
  • Pages : 11 à 16
  • Collection : Fonds Paul-Zumthor, n° 3
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406057659
  • ISBN : 978-2-406-05765-9
  • ISSN : 2425-9799
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05765-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2016
  • Langue : Français
11

Préface

Lorsque Dóra Kiss ma sollicité pour cette préface, jaurais pu lui rétorquer que, nayant pour toute compétence en histoire de la danse que ma culture chorégraphique et nétant pas non plus un spécialiste des systèmes de notation, je minterrogeais sur le bien-fondé de sa demande. Mais jai préféré suivre son intuition – avec raison, car en lisant son livre, jai compris que quelque chose my regardait doublement, et qui relevait – au delà de son sujet même – de notre champ de recherche commun, à savoir les études en danse, encore si jeunes à laune des Humanités.

Regard vers le chercheur tout dabord. Car cet ouvrage, dune rigueur intellectuelle remarquable, trouve sa place dans le débat ré-ouvert depuis quinze ans sur les questions notationnelles en danse. Il sinscrit de façon emblématique en contrepoint dun livre plus ancien où deux auteurs – à propos de Labanotation – avaient un peu maladroitement, cest-à-dire sans preuve et de façon apologétique, imposé lidée que la notation était affaire dinterprétation. Dóra Kiss au contraire, par ses va-et-vient entre hypothèses théoriques et incorporations méticuleuses, dévoile le caractère indispensable de ce type de démarche. En scientifique, elle nous conduit à voir la danse potentielle que recèle toute partition. La notation Beauchamps-Feuillet, comme dautres tentatives de notation, est donc loin de constituer « une graphie qui ne dit rien » – comme le suggère de façon polémique Frédéric Pouillaude dans Le Désœuvrement chorégraphique. Dóra Kiss montre par exemple en quoi le recours à lécriture permet dunifier les pratiques (discours, graphies, encodages). Ce faisant, elle rappelle combien le danseur-lecteur – loin dêtre un simple exécutant soumis au chorégraphe ou au texte partitionnel – est avant tout un critique. Rappelant au passage lobsolescence du couple théorie/pratique dans une activité relevant davantage dune alternance entre phases immersives (taking in/out) et distanciées (be over), le livre impose une vision du questionnement où, pour répondre aux problèmes

12

que la recherche pose, la seule voie satisfaisante réside dans le fait de se mettre à danser. Ainsi lauteure met-elle en scène un explorateur tout à la fois danseur et chercheur.

Regard vers lanalyste chorégraphique aussi ; car comment ne pas relever la similitude des titres de sa recherche et de la mienne (ma thèse sintitulait « Lire le corps : une voie interprétative » et mon habilitation à diriger des recherches « Lire et écrire les danses actuelles ») ? Trop pour une simple coïncidence ! Il sagit donc de sy arrêter. Nous tentons tous deux de saisir une danse participant dun même phylum. Celui des danses savantes scéniques occidentales. Au sein de ce vaste héritage – et si lire et écrire sont deux compétences majoritairement partagées parce quelles relèvent dapprentissages fondamentaux acquis dès le plus jeune âge – il faut reconnaître quune majorité de danseurs (et jai fait partie de celle-là) ont baigné dans une culture demeurée en grande partie orale. Dóra Kiss avance que, moins quun souci de conservation ou de transmission, lacte décriture de la belle danse a dabord été une marque de noblesse concourant à la fois à une éducation plus globale (au sein de laquelle elle voisine avec lescrime ou léquitation) et au rayonnement culturel dune nation. De mon côté, mon parcours de recherche vise à re-convoquer la danse par lécriture du texte ou linstauration du débat esthétique, les deux voies passant par lobservation du mouvement et la mise en relation des pistes de sens qui en découlent afin de proposer une lecture sensible des œuvres chorégraphiques. Il y a bien chez chacun de nous, à travers deux postulats différents, un même désir de saisie du geste, une même volonté de cueillir la danse, une même envie de la com-prendre (cest-à-dire de la prendre avec soi, au sens le plus intime et le plus profond).

La production dun mouvement qui ne dirait rien mais qui parlerait à chacun nest pas lapanage des œuvres contemporaines et la belle danse peut être comprise par lécriture et la lecture – non pas au sens de narration mais dune signifiance. Ainsi, « Lire et écrire » des partitions autorise une (ré)activation de la danse. La notation rend tangible toute lintensité du présent qui donne au spectacle vivant sa force et sa valeur. Opérant par réduction, le scripteur de la partition pratique des coupes, quelquefois « idéalisées » voire « réinventées », mais au sein desquelles le contexte restreint le signifié. Ainsi Dóra Kiss convainc quen renonçant

13

à lexhaustivité, la notation ouvre la porte, non seulement à la création, mais aussi à linterprétation. Là encore, ce mouvement du texte interpelle mes propres pratiques où, opérant selon une logique métonymique (il est illusoire de vouloir décrire une œuvre entière), il y a à repérer ce qui, dans un geste ou une courte séquence, révèle le travail corporel de toute une pièce ; et combien il peut être difficile dappliquer cette formule du « choisir, cest éliminer ». Dans ces éclats de danse quil sagit aussi de relier entre eux, comme les chemins que lauteure met en évidence chez Feuillet, sengouffre pourtant tout ce qui, pour moi, en sous-tend une plus vaste interprétation. Dailleurs mes gribouillis de spectateur dans la pénombre, sils nont ni lélégance ni la fonction des partitions, présentent cependant des analogies « cartographiques » évidentes. Ces schémas servent dans les ateliers du spectateur que je conduis de temps à autre pour des structures de programmation. Ils tentent, sous forme de notes et de liens, de saisir le mouvement avant de devenir, eux aussi, un texte, un article, une critique… Quelle ne fut donc pas mon heureuse surprise de voir que la dernière partie de louvrage, qui dissèque la Türkish Dance dAnthony LAbbé, passait bien par lécriture de Dóra Kiss qui dévoile en danseuse sa lecture de la partition. Elle relève là les nuances de lecture à apporter lors de lactivation de la danse et lintérêt de profiter des réductions pour entamer une dialectique fidélité au texte / liberté de réception. Elle décèle dans cette danse des éléments humoristiques et parodiques qui résultent de ce jeu entre la norme et latypique et donnent à la pièce sa dimension expressive. Sa forme littéraire ouvre au questionnement des espaces laissés libres, propose des hypothèses historiennes érudites mais déroule aussi le souvenir des heures passées en studio à sécouter jusquà ce que le mouvement fasse sens et soit juste.

On pourra mobjecter avec raison que ni lobjectif ni la précision ne sont les mêmes. « Écrire » la danse, au sens de la noter par partition, cest la faire passer au travers dun système de signes déconnecté de lusage de la langue lui permettant dêtre tout à la fois comprise, conservée, transmise et diffusée. Parée de ces vertus distinctives, esthétiques, éducatives, sociales, voire prophylactiques, la belle danse demande à son écriture de la présenter comme le signe dune activité de « raisonnement » et de maîtrise de la dépense. Cependant, il est des expériences pédagogiques troublantes. Jen dévoile ici un exemple que je propose régulièrement à mes étudiants : A crée un court solo que B va décrire

14

le plus précisément possible. La description est ensuite confiée à C qui en ignore tout, tente de recréer la danse à partir de ce document, avant de linterpréter en même temps que A – mais sans possibilité visuelle de limiter en temps réel. Médusés par leur propre capacité à décrire précisément le mouvement (les unissons sont bien trop nombreux pour être le fruit du hasard), les étudiants réalisent aussi que chaque regard comporte des points aveugles : problème de timing ici, orientation du mouvement là…, et que la description (loin dêtre une paraphrase) est nécessaire en analyse car elle est déjà interprétation, privilégiant lespace ici, les indices de présence là… De son côté, Dóra Kiss conclut son ouvrage en notant que « lécriture de la danse est toujours un point de départ pour revenir à son activation ». Cela est vrai pour ce qui la concerne et sagissant des notations en général, mais sa lecture ma également permis de confirmer que si lanalyse ne peut ressusciter une danse, au sens où le ferait une partition, elle peut en revanche « re-susciter » lintérêt à son égard, lenvie de sy replonger, den refaire lexpérience, de se lancer à sa poursuite, la rendant par là plus fugitive quéphémère. Ainsi, nous avançons tous deux parallèlement en articulant le même concept de style kinésique forgé par Guillemette Bolens à la lecture/écriture des partitions (ou des analyses) : de ce point de vue, nos deux démarches ont en commun de receler en elles-mêmes un potentiel stylistique qui ouvre à des « lectures », cest-à-dire des contextualisations favorisant lavènement dun sens. Dans les deux cas également, il faut souligner très clairement lantériorité de la danse sur lécriture : lanalyse, quelle soit partitionnelle ou chorégraphique, oblige à un ancrage incarné nécessitant une identification pour le scripteur, la simulation ou lexpérimentation pour le lecteur (interprète ou spectateur). Le déchiffrement chorégraphique devient expérimentation dune danse davantage que simulation perceptive dune lecture, et qui en passe par la superposition de différentes couches mémorielles : « kinesthésique, kinésique, visuelle, auditive et tactile ». Le passage par lintellection/incorporation est inévitable. Il transforme le cercle vertueux théorie-pratique en une spirale où le faire initie le dire.

Plus largement et pour le contemporanéiste que je suis, la lecture de ce livre a été une invitation au voyage, voyage temporel et érudit, aux fondements dune danse à la fois si proche (de par son statut historique

15

de source des danses savantes européennes) et si lointaine (tant les usages en ont été modifiés). Les partitions rendent la belle danse familière, grâce à la ré-incorporation quelles autorisent : en danseur curieux des descriptions précises, on se surprend à en éprouver les indices kinésiques, les bases méchaniques du mouvemens, à en ressentir les principes moteurs et les postulats esthétiques. Un voyage qui arpente aussi des frontières incertaines : en croisant les données, lauteure privilégie moins les certitudes redondantes quelle ne cherche de nouvelles pistes à travers létude de ses sources – montrant quà lévidence, cette enquête reste affaire dhypothèses. Entre idéal et catégorie, « elles ne recoupent pas nécessairement la réalité ». Quon la regarde en historien ou en praticien cherchant à la faire revivre à nouveau, la belle danse se donne donc plutôt comme un horizon dont les partitions ont pour rôle de faire le lien entre la lecture qui en autorise le reenactment (Dóra Kiss parle d« activation ») et lécriture qui lui confère stabilité et noblesse.

Bien quil se tienne plutôt du côté de loralité et de la poésie, Paul Zumthor – sous le patronage duquel se place cette collection – naurait certainement pas renié cet opus, et ce pour trois raisons. Dabord parce que dans La Mesure du monde, il montre comment le monde médiéval a élaboré un espace tridimensionnel au centre duquel se place celui qui lobserve ; lanalogie avec la danse est donc frappante, la danse qui – à la mesure dun corps – est aussi une conquête de lespace. Ensuite parce que la danse savante, scénique, occidentale, tout en ayant créé en trois siècles plus dune centaine de systèmes de notation sans quaucun ne se soit finalement imposé, montre sans cesse combien elle tient à sa tradition orale en matière dapprentissage et de transmission. Et enfin parce quaux yeux du néophyte, et telles les calligraphies, les partitions sont avant tout (et sans doute seulement) des poèmes graphiques. Ce nest donc pas le moindre mérite de Dóra Kiss de parvenir, avec cet ouvrage, à nous inviter à considérer la notation Feuillet, non plus seulement comme un élégant dessin, mais aussi comme une véritable langue.

Philippe Guisgand

16

Toute ma gratitude à Ambroise Barras, Marie Besse, Jean-Marie Belmont, Laurence Blanc, Guillemette Bolens, Anne Bregani, Alain Christen, Étienne Darbellay, Daniel Jaquet, Anouk Mialaret, Bianca Maurmayr, François Mützenberg, Marina Nordera, Frank Perenboom, Tilden Russell, Frédéric Tinguely, David Spurr, Violetta van Struijk… Chercheurs, danseurs, musiciens, poètes, ils mont nourrie par leurs pratiques, leurs méthodes et leurs réflexions.