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Classiques Garnier

Liminaire

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Œuvres complètes. Tome IX B. 1757-1758
  • Pages: 7 to 13
  • Collection: Eighteenth-Century Library, n° 62
  • CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN: 9782406151647
  • ISBN: 978-2-406-15164-7
  • ISSN: 2258-3556
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15164-7.p.0007
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-17-2024
  • Language: French
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Liminaire

Les œuvres publiées dans ce volume ont été composées en moins de deux ans. La Lettre sur la vertu au printemps 1757, le motet Ecce sedes au mois daout. Les Lettres morales ont été rédigées durant lautomne et lhiver, la Lettre à DAlembert entre février et mars 1758. De limitation théâtrale et la traduction de lApocolokintosis de Sénèque, du moins leur rédaction initiale, datent du printemps 1758. Rousseau porte ses premières annotations marginales sur De lEsprit en septembre ou octobre alors quil engage la rédaction de lÉmile.

Les soubresauts qui ont affecté sa vie durant cette brève période forment le contexte commun de la rédaction de tous ces textes : il faut le rappeler pour introduire leur lecture. Mais ils nont pas le même statut : si la Lettre à dAlembert est publiéedès aout 1758, et De limitation théâtrale en 1763, tous les autres le seront à titre posthume. On ne peut lire de la même façon une œuvre publiée par son auteur et un texte quil a laissé inédit, a fortiori sil est inachevé : il faut expliciter ces différences et les principes dédition quelles requièrent.

1757-1758 :
deux années tournantes
dans la vie et lœuvre de Rousseau

Lorsque commence lannée 1757, Rousseau qui vit depuis près dun an à lErmitage, est déjà engagé dans cette aventure au long cours que sera la rédaction de la Nouvelle Héloïse. Dans le neuvième livre des Confessions, il en rappelle les commencements : des rêveries qui occupaient ses promenades dans les bois, en juin 1756, était né un petit monde imaginaire de personnages « selon son cœur » dont, au cours 8de lautomne, il esquissa la correspondance. Ces premiers essais prirent progressivement la forme et la consistance dun « roman par lettres ». Cette aventure va se poursuivre tout au long de la période que nous considérons puisque cest le 13 septembre 1758 quil peut enfin écrire à Marc-Michel Rey, son imprimeur éditeur : « louvrage dont je vous ai lu quelques morceaux est entièrement achevé, il est en six parties ». La Nouvelle Héloïse constitue donc, en un sens, le sous-texte de lensemble de ceux qui constituent ce volume, et la réciproque est sans doute vraie.

Si durant ces années, animé dune créativité sans relâche, Rousseau fait de son œuvre la trame de sa vie, la chaîne en est formée par les phases denthousiasme et dabattement qui se succèdent comme se nouent et se dénouent les liens de lamitié et de la passion amoureuse. Plus tard, la publication de son roman le verra entouré jusquà létouffement par la foule de ses admirateurs (surtout admiratrices), mais le temps de sa rédaction est marqué par la perte de ceux quil avait, selon les mots de Rutebeuf, « de si près tenus, et tant aimés ». En octobre 1758, lorsquil engage la rédaction de lÉmile, Rousseau sera un homme seul : son idylle avec Sophie dHoudetot a tourné au fiasco, son amitié avec Diderot est rompue, Madame dÉpinay et ses proches lui sont durablement aliénés. Ces trois histoires distinctes et entremêlées forment larrière-fond des œuvres de cette période.

La première de ces histoires relève du drame sentimental. Elle commence de façon rocambolesque dans les premiers jours de 1757, lorsque Sophie dHoudetot rend visite à celui quelle appelle encore « mon cher Citoyen » par un temps si dégradé quelle doit se changer en empruntant à Thérèse des « hardes » quelle lui renverra plus tard. On a pu dire que la fiction avait anticipé la réalité, Rousseau identifiant Sophie à la Julie de ses rêves et lui-même à Saint-Preux. Tombé secrètement et éperdument amoureux, il se déclare au mois de mai, et nest pas repoussé. Mais leur relation, diront-ils tous deux, reste réservée. Suivent de longues semaines de rencontres dans une nature printanière puis estivale et une correspondance fiévreuse dont lessentiel est perdu. Le temps passant, la culpabilité reprend ses droits et Sophie dHoudetot ne voulant pas compromettre sa relation ancienne et durable avec Saint-Lambert exige que Rousseau renonce au discours de la passion pour celui de lamitié. Acceptant ce dérivatif, au moins en apparence, il sefforce de devenir son guide quant aux principes tandis quelle exercerait son autorité 9sur sa conduite. Cest cette relation quil cherche à prolonger dans ses « Lettres morales » à la fin de lannée 1757 et au début de 1758. Mais il abandonne leur rédaction en cours de route. La distance entre eux ne cesse de croitre jusquà la rupture définitive que Sophie dHoudetot lui signifie en mai 1758.

La rupture avec Diderot a suivi sensiblement le même cours, à cette différence près que leur amitié, quà bien des égards on peut dire fraternelle, datait de plus de dix ans et reposait sur un échange intellectuel constant. Pour Diderot, la décision prise par Rousseau de quitter Paris pour lErmitage était déjà une sorte de trahison. Il lavait dit et dautres avaient fait chorus. Pourtant leur lien restait fort : en janvier 1757 cest à lui que Rousseau adresse les deux premiers livres de la Julie pour avoir son avis. Son accueil mitigé devait le blesser. Mais une blessure plus profonde et qui ne cessa de senvenimer fut de lire, dans lexemplaire du Fils naturel que Diderot lui avait adressé début mars : « lhomme de bien est dans la société », « il ny a que le méchant qui soit seul ». Durant presquun an les deux amis tentèrent de se retrouver, et cest dans un de ces moments daccalmie que Rousseau rédigea la « lettre sur la vertu » dans laquelle il cherchait à expliquer sa propre conception du lien social. Mais ces tentatives échouèrent et la Lettre à DAlembert rendit leur rupture publique par cette phrase cinglante : « Javais un Aristarque sévère et judicieux, je ne lai plus, je nen veux plus ».

Ces deux ruptures avaient été précédées et, en un sens, préparées par une troisième, avec Madame dÉpinay. On ne reviendra pas ici sur les péripéties de cette brouille, les accusations injustes portées par Rousseau contre Louise dÉpinay, celles dont elle laccabla dans lHistoire de Madame de Montbrillant et ses avatars. Mais il faut souligner les conséquences de ce que Ralph Alexander Leigh appelait « le drame déplorable de lErmitage ». En proposant à Rousseau une annexe de son domaine de La Chevrette, au printemps 1756, Madame dÉpinay lui avait offert une sorte de sas entre la vie parisienne à laquelle il avait longtemps pris part et la solitude quil disait vouloir et que symbolisait le nom même dErmitage attaché au logement quelle lui réservait. Davril 1756 à la fin 1757, une forme particulière de sociabilité sétait instaurée entre les parisiens qui séjournaient à la Chevrette (surtout dans les belles saisons) et lécrivain ermite quils venaient visiter. Plusieurs de ces visiteurs étaient liés au cercle encyclopédiste, à commencer par Grimm, amant 10notoire de Madame dÉpinay. Rousseau participait encore de ce petit monde à lété 1757 lorsquil compose un motet pour linauguration de la chapelle de la Chevrette, le 15 septembre. Mais la crise couvait déjà et ne cessa de saggraver au cours de lautomne. Le 5 décembre Madame dÉpinay signifiera son congé à Rousseau, et ce geste valait mise au ban de la petite société quelle animait, et qui la suivit dans cet ostracisme. On peut parler dune rupture concertée.

Lorsque Rousseau sinstalle au Mont-Louis, le 15 décembre 1757, il vient tout juste dapprendre la parution de larticle « Genève », signé par DAlembert dans le volume VII de lEncyclopédie. Il va y répondre, sans désemparer, par sa fameuse Lettre. La présentation de ce texte, au cœur de ce volume, rend compte dans son ensemble du contexte de sa rédaction. On retiendra ici que sa vigueur nest pas étrangère à la crise qui vient dêtre évoquée. Exclu du monde intellectuel et social auquel il appartenait depuis son arrivée à Paris, il transforme cette exclusion en choix et le signifie vertement par cette affirmation symétrique : « je nécris pas pour les DAlembert » ; « jécris pour le peuple ».

Ces ruptures au bout du compte nen font quune. Elle assombrira les vingt années suivantes de la vie de Rousseau, mais elle annonce aussi la nouvelle dimension prise par son œuvre avec la publication de La Nouvelle Héloïse, de lÉmile et du Contrat social.

Des textes différents par leur statut
présentés dans une édition renouvelée

Ce volume propose un établissement renouvelé de la plupart des textes présentés grâce à la mobilisation de nouvelles sources manuscrites, au réexamen de plusieurs autres déjà connues, et à ladoption de principes dédition adaptés au statut de chacun dentre eux.

La rédaction des œuvres publiées par Rousseau passe par quatre étapes principales, à chacune desquelles répond un standard spécifique de ses manuscrits : brouillons notés sur des feuilles volantes ou sur des cahiers à tout faire, première rédaction continue encore chargée de nombreuses corrections, copie mise au net quil garde pour son usage personnel, enfin 11copie ostensible destinée à limprimeur. Des ajouts et des corrections, parfois importants, sont encore apportés au cours de limpression. Cest ce texte publié avec laval de Rousseau qui doit servir de base à lédition, en tenant compte des changements quil a pu décider ultérieurement pour une édition à venir, réalisée ou non. Lannotation rend compte de la tradition manuscrite, lorsquelle a été conservée.

Létablissement du texte de la Lettre à dAlembert proposé par Rudy Le Menthéour mobilise des sources dont ne bénéficiaient pas les précédents éditeurs. Au texte publié par Marc-Michel Rey en aout 1758 ont pu être intégrés les ajouts et corrections demandés par Rousseau sur son exemplaire personnel en vue dune nouvelle édition : ce volume, conservé à la Bodleian Library, a été découvert et étudié en 2012 seulement par Nathalie Ferrand. Mais cest aussi, en amont, la genèse de lœuvre qui est éclairée dun nouveau jour grâce à lacquisition par la Fondation Bodmer, en 2022, du seul manuscrit subsistant, jusquici indisponible. Dans ce volume, Rey a réuni à la copie mise au net que lui avait adressée Rousseau, une série déléments documentant la dernière étape de la rédaction et les modifications intervenues durant limpression. Cest donc une édition largement renouvelée de la Lettre à DAlembertsur son article Genève que nous pouvons proposer ici, avec une présentation de Rudy Le Menthéour et Ourida Mostefai.

Le texte intitulé De limitation théâtrale. Essai tiré des Dialogues de Platon a également été publié du vivant de Rousseau et avec son aval, en 1763, par léditeur Duchesne. Mais aucun des manuscrits préparatoires na été conservé et on ne voit pas que Rousseau ait ultérieurement prévu des modifications. Cest donc un texte repris de cette première édition qui est présenté et annoté par Pierre Franz.

Le mottet Ecce sedes hic tonantis est présenté et transcrit par Jean-Paul C. Montagnier à partir de deux manuscrits autographes de Rousseau. Lun correspond à la partition exécutée en 1757 à la Chevrette, lautre figure dans un recueil de « Musique latine » formé en 1770 par Rousseau et incorporé après sa mort dans un volume composite de ses œuvres musicales.

Un cas différent et très particulier se présente avec la Traduction de lApocolokintosis de Sénèque sur la mort de lEmpereur Claude qui, en effet, na pas été publiée par Rousseau. Nous nen avons une copie manuscrite, soigneusement mise au net selon la modalité des textes quil 12destine à limpression (le recto et le verso des feuillets sont utilisés). La copie initiale était dune parfaite netteté mais un certain nombre de corrections, bien lisibles, ont été faites lors dune ultime révision. Le point déterminant est que Rousseau, en 1765, ait inscrit ce titre au nombre de ceux quil prévoyait de publier dans une grande édition de ses œuvres, et que ce manuscrit (coté no 8) fasse partie de ceux quil a déposés alors entre les mains dAlexandre DuPeyrou. On est donc en droit de penser que le texte quil porte était définitif aux yeux de Rousseau. Sa transcription par Catherine Volpilhac-Augé respecte ses particularités et donne, pour les passages révisés, la version primitive et la version corrigée. En annexe, on trouvera deux éléments de brouillon, le plus long étant inédit.

Les deux textes dont il nous faut maintenant parler ont un autre statut et présentent des difficultés particulières. Non seulement ils nont pas été publiés par Rousseau mais létat dans lequel il les a laissés ne permettait pas de le faire. Ils ont sans nul doute leur place dans lédition de ses œuvres complètes mais ne peuvent, au sens strict, être rangés au nombre de ses œuvres revendiquées. Le texte connu comme sa Lettre sur la vertu ne porte pas de titre. La partie autographe du manuscrit (lautre est une copie de la main de Paul Moultou) correspond à une tentative de mise au net complétée et fortement remaniée. Toutefois, ces changements opérés, le texte est sans lacune et, sans que ce soit une certitude, peut être considéré comme achevé. On ne peut pas en dire autant des Lettres morales (nommées ainsi daprès la correspondance). Le manuscrit est celui dune première rédaction continue, lacunaire par endroits, marquée de très nombreuses modifications. Rousseau est revenu lannée suivante sur ce texte, mais pour en faire un autre usage. On peut penser quil a renoncé à la publication de ces deux textes pour une part parce quil nen était pas satisfait, pour une autre parce quils ont été pour lui un point de passage vers des problématiques et des perspectives nouvelles quil a tracées dans lÉmile. Quoi quil en soit, leur édition doit respecter leur caractère dœuvres restées en suspens. Les éditeurs précédents pour rendre ces pages plus lisibles en ont donné une présentation lisse, au risque de donner le sentiment illusioire quil sagit de textes finis et par conséquent validés par Rousseau comme partie intégrante de ses œuvres. Dun autre côté, les donner à lire sous la forme rugueuse et enchevêtrée qui est souvent la leur peut faire obstacle 13à la lecture et donc à la reconnaissance de leur place dans litinéraire de pensée de Rousseau. Pour éviter ces deux écueils, nous proposons deux transcriptions de chacun de ces textes, établies par Bruno Bernardi et James Swenson. La première transcription, fondée sur une démarche de critique génétique, rend compte au plus près des étapes successives de la rédaction et des lieux dans lesquels Rousseau est resté indécis ou a laissé incomplets certains passages. Des notes de bas de page donnent les informations nécessaires sur létablissement du texte. Une seconde version du même texte effectue toutes les modifications décidées par Rousseau et en donne une présentation simplifiée qui rend sa lecture plus facile. Cest à cette seconde version que se rattachent des notes de commentaire de la Lettre sur la vertu et des Lettres morales.

Avec ce volume, le principe dune édition chronologique manifeste sa pertinence. Labondance et la variété des œuvres ici rassemblées témoigne dune puissance créatrice dautant plus impressionnante que, dans le même temps, Rousseau menait à son terme la rédaction de la Nouvelle Héloïse. Plus important sans doute, donner à lire ces œuvres les unes avec les autres, comme elles ont été écrites, rend audibles leurs multiples résonances et permet de reconnaitre que le croisement des registres esthétique, philosophique, moral, politique nourrit linventivité de Rousseau et le renouvellement de sa pensée.

Bruno Bernardi