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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Rousseau et le roman
  • Auteur : Bournonville (Coralie)
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : Rencontres, n° 47
  • Série : Le dix-huitième siècle, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812409189
  • ISBN : 978-2-8124-0918-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-0918-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/12/2012
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

L’anniversaire d’un grand auteur donne souvent à l’édition et aux analyses de ses œuvres un élan renouvelé. Mais l’ampleur des manifestations scientifiques et artistiques occasionnées par le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau en 2012 est exceptionnelle et témoigne de la vitalité et de l’actualité d’une œuvre multiple, capable aussi bien de nourrir les réflexions qui occupent les différents champs des sciences humaines – anthropologie, sciences politiques, théories sociales, éducatives, linguistiques et littéraires – que d’inspirer les imaginations contemporaines. La journée d’études dont le présent volume réunit les contributions s’inscrivait elle-même dans le vaste programme « Rousseau 2012 » du Conseil Général de l’Oise, qui déployait journées d’études et colloques, expositions, spectacles de danse et de théâtre, concerts, promenades, projets pédagogiques, soit une centaine de manifestations autour de l’œuvre du philosophe-romancier. C’est dire si cet auteur déborde le cadre universitaire qui est le nôtre.

Nous avons souhaité contribuer à l’effervescence des études rousseauistes en rassemblant des chercheurs autour de la question du roman. Comme le rappelle Michael O’Dea dans l’introduction au récent Jean-Jacques Rousseau en 20121 qu’il a dirigé, la recherche des dernières décennies portant sur Rousseau a bénéficié d’un accroissement sensible du corpus accessible, grâce aux entreprises éditoriales menées depuis les années 1960 et achevées dans les années 1990 : les œuvres complètes de Rousseau dans la Pléiade, par Marcel Raymond et Bernard Gagnebin, et la correspondance, éditée par R. A. Leigh. La réévaluation de l’ensemble des écrits de Rousseau est encore en cours, puisque deux nouvelles éditions scientifiques, largement augmentées et éclairées des découvertes de la

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recherche contemporaine, paraissent en 2012 : une édition thématique, chez Slatkine et Honoré Champion, en vingt-quatre volumes2, et une édition chronologique chez Classiques Garnier en vingt volumes3. Cinquante ans après la somme de Jean-Louis Lecercle, Rousseau et l’art du roman, la critique peut donc nourrir ses interrogations sur les conceptions et usages rousseauistes du roman, non seulement de nouvelles approches, mais de nouvelles données.

Un volume sur Rousseau et le roman consacre nécessairement une place majeure à Julie ou la Nouvelle Héloïse, seul roman reconnu comme tel dans l’œuvre de Rousseau. Ce récit épistolaire publié en 1761, sous-titré Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes, fut, n’en déplût à Voltaire, l’un des plus grands succès de la seconde moitié du xviiie siècle. L’histoire qui se noue dans cet échange de lettres est simple : la relation amoureuse qui s’engage, au début du roman, entre une fille de baron, Julie d’Étanges, et son précepteur, Saint-Preux, aboutit à une séparation inévitable et désespérante. Au désespoir succède la résignation : Julie épouse M. de Wolmar et les époux réunissent autour d’eux une société choisie, dont font partie Saint-Preux, l’ancien amant de Julie et leur amie Claire. Dans le renoncement pourtant, l’amour n’a jamais cessé, et Julie mourante avoue à Saint-Preux l’avoir continûment aimé. La trame principale du roman est donc celle d’une histoire d’amour, dont l’esthétique trouve ici un éclairage original avec l’article de Camille Guyon-Lecoq, qui y laisse entendre l’écho de l’opéra français. Réfutant le lieu commun du mépris de Rousseau à son égard, l’auteure montre que les critiques dans La Nouvelle Héloïse concernent moins les opéras eux-mêmes que l’exécution que ses contemporains en font. Bien plus, la morale et l’imaginaire sensibles, le style de Julie et Saint-Preux, ces « frères en sensibilité des héros lyriques », ont trouvé chez Lully et Quinault quelques-uns de leurs traits.

Mais on le sait, l’histoire d’amour est loin d’être le tout du roman. Dans les lettres qui construisent cette histoire se discutent les grands débats qui intéressent le philosophe, le musicien, le poète, le citoyen

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Rousseau. La lettre accueille volontiers idées, dissertations, maximes, qui deviennent des matériaux romanesques paradoxaux : Colas Duflo, s’inspirant de ce que fit Philippe Hamon à propos du descriptif, montre ainsi combien les passages longuement dissertatifs du roman, en particulier celui de la lettre I, xii, introduisent une rupture avec la logique narrative qui est aussi rupture du pacte de lecture : la lecture effusive est sommée de s’interrompre pour laisser place à une lecture rationnelle.

C’est précisément dans cette cohabitation du romanesque et du philosophique, dans cette hybridité, que se joue la pensée en roman de Rousseau. « Le romanesque de l’amour vient prendre en charge la philosophie du sujet sensible », écrit Éric Bordas4. Les analyses du roman rassemblées dans la première partie témoignent ainsi de la faveur actuelle de l’approche « synthétique5 », qui postule que la fiction, loin d’être un simple support des idées de Rousseau, nourrit ces idées et s’en fait le laboratoire. Ce que Laurence Mall reformule en ces termes dans l’introduction d’Émile ou les figures de la fiction : « Je pose ici [que le discours philosophique] se nourrit de sa forme fictive, y puise sa force et y trouve sa vérité dernière6. » Yannick Seité s’intéresse ainsi au statut des maximes, si nombreuses dans le roman que certains en ont composé des ana, c’est-à-dire des recueils de citations, ignorant la réflexion menée par le roman sur ces maximes. Car prises dans le roman, les maximes tremblent, sont évaluées, sous-pesées. C’est leur inclusion dans la fiction qui permet d’en évaluer la validité et la portée. La forme romanesque est ainsi dotée de fonctions critiques. Sylviane Albertan-Coppola saisit à propos d’un objet particulier, le débat religieux entre Julie et son époux M. de Wolmar, les vertus exploratoires dont Rousseau dote le genre romanesque. Topoï romanesques, ressources renouvelées du dialogue, usages du péritexte, sont autant de moyens utilisés pour penser, expérimenter et rendre sensibles les effets de la religion ou de l’athéisme.

Hybride, le roman l’est aussi par la mobilisation de codes concurrents. Jacques Berchtold aborde cette question en montrant que la représentation de la nature, par exemple, est successivement ou concomitamment

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inscrite dans l’univers pastoral, classique ou réaliste, revêt des dimensions chrétiennes mais renvoie aussi au réel tel qu’il est représenté par la médecine ou l’économie… Refusant de réduire cette hybridité à un compromis adopté par Rousseau romancier comme solution au « dilemme du roman », théorisé par Georges May, selon qui le roman du xviiie siècle est tiraillé entre l’ambition de vérité et l’exigence morale, Jacques Berchtold comprend cette concurrence des codes comme une tension dynamique, qui correspond à des enjeux philosophiques et didactiques précis dont il démontre la cohérence.

Si le titre de ce volume, Rousseau et le roman, évoque immédiatement cette Nouvelle Héloïse, seul roman incontestable de Rousseau, il faut rappeler avec Jean-Louis Lecercle que « [l]’esprit romanesque de Jean-Jacques ne s’est pas manifesté seulement dans La Nouvelle Héloïse7 ». Ce volume explore ainsi la poétique rousseauiste du roman dans les marges du roman, en particulier du côté du conte, avec la belle étude de La Reine fantasque, un texte encore peu étudié, offerte par Jean-François Perrin. Là où Jean-Louis Lecercle ne voit « qu’un divertissement littéraire8 », Jean-François Perrin montre que dans la légèreté et la gaieté du ton se nouent des enjeux touchant à la sexualité, l’éducation, la politique et la religion. Christophe Martin mobilise quant à lui un roman de Baculard d’Arnaud, Liebman, inspiré de la scène des Confessions qui raconte la naissance de La Nouvelle Héloïse, comme « interprétant » du récit de Rousseau. C’est l’imaginaire rousseauiste de la création romanesque qui s’en trouve éclairé : à la source du processus de création romanesque se trouvent le désir sexuel et l’imagination du romancier, un moi se repaissant de chimères.

Les affinités du genre romanesque avec le désir et l’imagination concernent non seulement l’auteur mais aussi le lecteur de romans. La séduction exercée par ces « ouvrages d’imagination » leur vaut depuis le siècle précédent la condamnation des moralistes austères. Paradoxalement, Rousseau se place souvent du côté des détracteurs du roman. La troisième partie du volume, « Usages et périls de la lecture de romans », est consacrée à la question épineuse pour Rousseau du statut moral, philosophique, esthétique, de la lecture de romans. La question, qui a

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déjà fait couler beaucoup d’encre, porte en son centre une contradiction célèbre : Rousseau, auteur, avec La Nouvelle Héloïse, d’un des romans les plus lus de la fin du xviiie siècle, qui a trouvé sans doute le ton de ses Confessions dans l’un des romans les plus romanesques du siècle, le Cleveland de Prévost9, est aussi un contempteur de la littérature fictionnelle, signe pour lui de la corruption des mœurs. Dans La Nouvelle Héloïse même, en particulier dans son péritexte, des passages dénigrent ce genre dangereux. Cette contradiction est ici éclairée de rayons croisés, ceux de Bérengère Baucher et Benoit Caudoux. Bérengère Baucher en trouve éclaircissement dans La Nouvelle Héloïse elle-même. Elle suit le chemin tracé par Yannick Séité avec le fondateur Du Livre au lire10, qui montre que le roman construit des guides pour une lecture rationnelle du roman, censés en limiter la lecture passionnée. Elle analyse pour ce faire la lettre I, xii et sa scène de lecture en commun – unissant Saint-Preux et Julie –, en mettant au jour la filiation entre une scène du chant V de l’Enfer de Dante et ce passage. La mise en évidence de cet hypotexte permet de montrer que, comme Dante, Rousseau interroge, et par là tente peut-être de contenir, l’amour de la littérature fictionnelle et ses mirages. Benoit Caudoux éclaire quant à lui le rapport de Rousseau à la fiction en réfléchissant sur un aspect étonnant de l’Émile, essai-fiction pédagogique publié peu après Julie, en 1762 : le jeune élève éponyme n’est durant longtemps autorisé à lire qu’un seul livre : Robinson Crusoé. Cet article permet de saisir la nature et les fonctions pédagogiques et heuristiques de ce « roman de Robinson », qui ne correspond à aucun livre écrit ; il explique comment l’image de Robinson incarne une reprise individuelle des savoirs, un mode immédiat d’être au monde proposé comme modèle à Émile. Cette « incarnation fictive mais sensible de la conversion philosophique » apparaît finalement comme le modèle d’une écriture idéale.

Il est enfin un objet de la critique rousseauiste sur le roman qui, plus que tout autre, est toujours en expansion : celui qui s’intéresse aux réceptions romanesques de Rousseau, c’est-à-dire aux mises en roman des idées de Rousseau, du personnage Rousseau, des images ou

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encore de l’esthétique romanesques rousseauistes. On en trouvera ici deux exemples. C’est Rousseau comme personnage de roman que nous donne à découvrir Adélaïde Cron, en offrant une analyse nuancée du statut du personnage de René, inspiré de Rousseau, dans l’Histoire de Mme de Montbrillant de Louise d’Épinay. Si une lecture partielle de ce récit pourrait faire penser que ce personnage de René vient uniquement servir un projet de vengeance personnelle, il articule en fait de manière complexe des fonctions narratives qui lui donnent un rôle plus ambivalent, proche du mentor et du double. Enfin, Renan Larue étudie un roman de Guillard de Beaurieu d’inspiration nettement rousseauiste, L’Élève de la nature. Il montre comment ce roman met à l’épreuve, par la forme romanesque, les théories du second Discours et de l’Émile qui concernent la pitié envers les animaux, qui pour Rousseau est naturelle chez l’homme à l’état de nature.

Cet ouvrage fait suite à la journée d’études qui s’est tenue à l’Abbaye de Chaalis à Ermenonville le 30 septembre 2011. Nous tenons à remercier le Conseil Général de l’Oise, l’Institut de France et le CERR-CERCLL de l’université de Picardie – Jules-Verne pour leur soutien financier et logistique. Nous remercions en particulier M. Jean-Marc Vasseur qui nous a présenté avec passion la collection Rousseau de l’Abbaye de Chaalis et M. Fabrice Boucault pour la présentation du parc Jean-Jacques Rousseau et la méditation sur l’île des peupliers vue depuis le Temple de la philosophie…

Coralie Bournonville

CERR-CERCLL
Université de Picardie – Jules-Verne

1 Michael O’Dea (éd.), Jean-Jacques Rousseau en 2012. Puisqu’enfin mon nom doit vivre, Oxford, Voltaire Foundation, 2012.

2 Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, sous la direction de Raymond Trousson et de Frédéric S. Eigeldinger, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 24 vol., 2012.

3 Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, sous la direction de Jacques Berchtold, François Jacob et Yannick Séité, Paris, Classiques Garnier, 20 vol., en cours de publication.

4 « Romanesque et énonciation “philosophique” dans le récit », dans Romantisme, no 124, 2004, p. 57.

5 C’est celle dont se revendique Laurence Mall dans l’introduction de son livre Origines et retraites dans La Nouvelle Héloïse, New York, Peter Lang, 1997.

6 Laurence Mall, Émile ou les figures de la fiction, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 3.

7 Dictionnaire de Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 817.

8 Article « roman » de Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger (éd.), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 826.

9 Voir Philip Stewart, « Rousseau et Prévost : une affinité déterminante », dans Jacques Berchtold (éd.), Objets du roman au xviiie siècle : hommage à Henri Lafon, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 147-169.

10 Yannick Séité, Du Livre au lire, Paris, Champion, 2002.