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Classiques Garnier

[Les Occasion perdues] Page de titre

73

à
MADAME
la comtesse
DE SOISSONS1.

MADAME,

Outre que jai pris avec la naissance, lhonneur dêtre votre créature*, celui que vous mavez fait de me voir si souvent de lœil dont vous voyez les choses qui ne vous déplaisent pas : et lestime que toute votre maison vous a vu faire de mes ouvrages, me rendent si justement votre obligé, et si passionnément votre serviteur, que votre nom est le plus agréable entretien de ma mémoire, comme votre mérite est la plus belle méditation de mon esprit. En effet quelque Éloquente que soit cette vieille fille de lair2 qui dispense 74à son gré les louanges et les mépris, qui fait les Héros, et les demi-Dieux et qui donne aux Rois3 les plus beaux prix de leurs victoires, je confesse, MADAME, que bien quelle publie vos louanges en termes si glorieux, que notre Cour na point de Princesse qui la puisse entendre sans jalousie, quand elle parle de vous elle vous loue toutefois trop sobrement et depuis que jai lhonneur de vous approcher je connais quelle vous est plus avare que prodigue. Ce grand esprit qui vous fait si clairement discerner nos grâces, et nos défauts, et cette extrême affection que vous avez pour les belles choses, vous rendent aussi considérable que votre naissance et ces qualités jointes à toutes les autres que vous possédez, excitent en ceux qui vous voient tant détonnement, et dadmiration, quils avouent que ce que la renommée dit de vous est encor au dessous de ce quon en doit croire. Mais votre modestie condamne déjà la longueur de cette lettre, et je ne croirais pas pouvoir satisfaire à la peine que vous avez prise de la lire à moins que du présent quelle vous porte, et du dessein que je fais dêtre toute ma vie,

MADAME,

Votre très humble, très

obligé et très obéissant

serviteur et sujet

ROTROU.

1 Il sagit dAnne de Montafié (1577-1644), fille cadette du comte Louis de Montafié, seigneur du Piémont et prince de Carignan, et de Jeanne de Coesme, dame de Lucé et de Bonnétable. Elle épousa le 27 décembre 1601, Charles de Bourbon (1566-1612). Soissons faisait partie de la titulature du père de ce dernier, Louis de Bourbon (1530-1569). Jaloux de son frère aîné Henri, prince de Condé, qui se faisait appeler M. le prince à la Cour, Charles sy fit appeler M. le Comte, ce quHenri IV toléra, selon François Bluche (Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990) parce que Charles sétait rallié à lui après avoir soutenu la Ligue. Il avait été grand maître de France, gouverneur de Normandie et gouverneur du Dauphiné. Charles avait défendu également Louis XIII contre les menées de Marie de Médicis à la mort dHenri IV. Cest habilement à la veuve dun soutien du roi que sadresse Rotrou.

2 Rotrou mêle ici diverses caractéristiques prêtées à la Renommée (Phèmè/Fama). En effet bien que cette dernière soit la fille de la Terre, Gaia, on la munit toujours dailes (fixées au dos, mais parfois aussi aux pieds) à cause de la rapidité de ses déplacements et elle est souvent rapprochée de Pégase.

3 À partir dici commence la page 4 avec la mention « Épître » (épistre) en titre courant.