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Classiques Garnier

[Les Deux Pucelles] Page de titre

377

[ ÉPÎTRE ] [ ã iij ]
À
MADEMOISELLE
DE
LONGUEVILLE1.

MADEMOISELLE,

Il est impossible, quétant très humble sujet, comme je suis, de la maison de Soissons2, et quayant particulièrement admiré, en cette illustre famille, toutes les vertus, et tous les mérites quon peut souhaiter en de grands Princes, et que de grandes Princesses peuvent posséder : Il est impossible (dis-je) quen un ciel, éclairé de tant dastres, je naie découvert la nouvelle étoile, dont les rayons sont déjà si brillants, et qui nous promet tant dheureuses influences3, cest de vous, 378Mademoiselle, que jose parler qui rendez à douze ans, de si visibles témoignages, et de votre noble naissance, et de votre bonne nourriture4, que les grandes promesses que vous donnez, ne sont plus incertaines, et que nous pouvons dès à présent établir un solide jugement de votre vie, et croire que vous hériterez aussi parfaitement des vertus de votre maison, que de ses grandeurs, et de ses richesses. En effet, on voit rarement en un âge qui commence une sagesse achevée, comme la vôtre, et quand jai eu lhonneur de vous faire la révérence5, quelque profond respect que mordonnât votre qualité, javoue que cette douce modestie, et cette honnête gravité qui ne vous quitte6 point, men imposèrent encore davantage, et que je crus voir Madame la Comtesse votre mère7, sous le visage de sa petite fille. Joserai bien dire, Mademoiselle, sans crainte de vous déplaire, quen cela, les 379mérites que vous possédez, sont moins admirables, quil semble que vous ne pouviez descendre delle, et ne les posséder pas, puisquen effet, cest sur cette généreuse Princesse, que toute lEurope jette aujourdhui les yeux, comme sur la plus grande merveille de notre siècle et qui sait le plus dignement, et le plus noblement soutenir la grandeur de sa condition, et la noblesse de son sang. On ne peut avoir lhonneur de la voir avec tant de majesté, sans juger que lintention de la nature était den faire une Reine, et que la seule envie de la fortune, lui a dénié cette qualité8. Cest delle que nous tenons ce grand Prince9, qui sest mis si haut dans lestime de la France, et cétait delle que nous était née cette pieuse, et sage Duchesse10, que le ciel lui a laissée en vous, quand il lui a plu den disposer. Pardonnez-moi, donc, Mademoiselle, si je considère votre mérite, comme un bien 380que vous navez pas acquis, et qui vous était infaillible, dès auparavant que vous fussiez au monde. Les biens que vous pourrez désormais appeler vôtres, seront les conquêtes que vous allez faire, puisquil est certain, que vous allez acquérir autant de serviteurs, que vous daignerez regarder de Princes, et que les ornements de votre visage, aussi bien que vos autres qualités, vont être lestime, et la passion de tout un Royaume11 : Pour nêtre pas des derniers à vous rendre mes hommages, jose vous prier, Mademoiselle, de souffrir que votre nom serve à la recommandation de cet ouvrage, où je massure que vous vous divertirez12 aussi agréablement quen ceux que vous avez eu la bonté de mentendre lire, dans le cabinet de Madame la Comtesse votre mère, où votre attention ma fait juger du plaisir, que vous y preniez13. Je serai trop 381satisfait de mon travail, sil a le bonheur de ne vous déplaire pas, et je sortirai de chez vous, le plus glorieux de tous les hommes, si vous me permettez den emporter la qualité de

MADEMOISELLE,

Votre très humble, et très

obéissant serviteur.

ROTROU.

1 Il sagit de Marie dOrléans-Longueville (5 mars 1625 – 16 juin 1707), princesse souveraine de Neufchâtel (Suisse), et comtesse de Dreux (la ville natale de Rotrou), quil ne faut pas confondre avec la célèbre duchesse de Longueville qui sillustra sous la Fronde comme la guerrière sœur de Condé et Conti, la turbulente Anne-Geneviève de Bourbon (1619-1679), épousée (en 1642) en secondes noces par le père de la précédente et qui navait que six ans de différence avec elle.

Il est à noter que, devenue Mme de Nemours, cette princesse écrivit (vers 1686-1687) ses Mémoires, publiées en 1709 (éd. Micheline Cuénin, Paris, Mercure de France, 1990 ; en fait un « précis » – selon lexpression de M. Cuénin – de la Fronde sur fond de providentialisme louisquatorzien).

2 Cette maison était la troisième plus considérable de France. Elle est restée célèbre pour son chef, Charles de Soissons (1566-1612), ligueur, traître à tous les partis et finalement rallié à Henri IV, personnage-clef dans lhistoire de cette famille.

3 Allusion à la théorie astrologique de linfluence (bénéfique ou maléfique) des étoiles sur les événements terrestres. Le compliment hyperbolique de Rotrou utilise la métaphore astrale pour flatter la princesse au sein de la constellation de sa famille.

4 Éducation.

Mlle de Longueville avait visiblement de grandes dispositions à létude. Elle eut pour gouvernante Catherine Arnauld (Mme Le Maître, sœur aînée de Mère Angélique de Port-Royal) et reçut une formation exceptionnellement complète (chant, danse, musique, mais aussi latin et droit). Elle se montra ensuite digne de cette formation puisquelle fut une très avisée et généreuse administratrice de ses biens, ainsi quune polémiste née (elle publia systématiquement ses « répliques » aux décisions de justice qui tentèrent, sa vie durant, de la dépouiller de ses droits familiaux sur Neuchâtel, suite à son contrat de mariage extorqué).

5 « On dit quon a fait la révérence à quelquun, lorsquon lest allé saluer, quon lui a fait sa cour, des offres de service » (Furetière).

6 Il sagit probablement ici dun latinisme (accord au singulier dun double sujet redondant). Voir le vers 1238 du texte.

7 En fait, sa grand-mère, Anne de Montafia (ou Montafié, 1577-1644), dorigine piémontaise et dame dhonneur de Catherine de Médicis, dite « Mme la Comtesse » puisque son époux, Charles de Bourbon (1566-1612), comte de Soissons, était « Monsieur le Comte » (jaloux de son demi-frère Henri, deuxième prince de Condé, dit « Monsieur le Prince », Charles avait obtenu dHenri IV quon lappelât ainsi). Elle tenait salon à Paris dans son Hôtel de Soissons et, dans le Maine, au château de Bonnétable. Rotrou lui rendit hommage en 1636 en lui dédiant Les Occasions perdues. Elle est à lépoque de cette dédicace comtesse douairière de Soissons et aida Rotrou à obtenir la charge de lieutenant particulier, assesseur civil et criminel au comté et bailliage de Dreux en novembre 1639 (voir lacte reproduit dans la Revue dHistoire du Théâtre, 3, 1950, p. 287-288).

8 Allusion au fait que le comte de Soissons avait contesté sa légitimité au prince de Condé pour lequel Henri IV prit finalement parti (voir note précédente). Si lillégitimité avait été déclarée, la branche de Soissons aurait avancé dans lordre de succession au trône et Marie de Montafia aurait éventuellement pu devenir Reine.

9 Louis II de Bourbon (1604-1641), comte de Soissons et de Clermont, frère de Louise de Bourbon-Soissons et oncle de Mlle de Longueville. Cest le héros de Corbie (1636), victoire capitale contre les Espagnols, après un siège de trois mois. Chef de lopposition féodale à Richelieu, il mourut dans des conditions restées mystérieuses en 1641 après la victoire de Marfée contre les troupes royales, et le comté de Dreux passa alors à sa sœur Marie, puis à sa nièce.

10 Louise de Bourbon, fille aînée de Charles de Bourbon, comte de Soissons, et dAnne de Montafia, née le 3 mai 1606. Elle devient duchesse de Longueville par son mariage avec Henri II dOrléans, duc de Longueville et dEstouteville, le 30 avril 1617. Elle meurt le 9 septembre 1637, soit sept mois et deux jours après la prise de privilège des Deux Pucelles, mais presque deux ans avant lachevé dimprimer. Cette dédicace est donc postérieure à septembre 1637. Néanmoins, il est probable quelle ait été préparée antérieurement dans la mesure où Rotrou ne donne que douze ans à Marie de Longueville (qui en avait quatorze en 1639).

Sa réputation de piété et sa mort édifiante sont attestées par E. Baudry, « bachelier en théologie » dans Le Triomphe de la vertu sur la mort divisé en trois parties [] A limmortelle mémoire de feue très haute, très excellente et très illustre princesse Madame Louise de Bourbon, duchesse de Longueville, Paris, Pierre Rocolet, 1638. Même si ce texte appartient au genre éminemment encomiastique de léloge funèbre, les détails développés par Baudry corroborent les affirmations de Rotrou.

11 Longtemps connue sous le nom de Mlle de Longueville, elle était la plus riche héritière de France. Séduit par la jeune femme, James dYork (frère de Charles II dAngleterre, et futur James II) la convoita longtemps (par inclination et pour des raisons financières), mais, pour des questions politiques, en pleine Fronde, la régente Anne dAutriche léconduisit. Ce mariage fut de nouveau envisagé quelques années plus tard, mais la réception des ambassadeurs de Cromwell par Mazarin fit quitter la France pour la Flandre au Roi dAngleterre et à son frère au printemps 1657. Mlle de Longueville tenta alors une dernière manœuvre en faisant mine dépouser son cousin, Henri II de Savoie (1625-1659), pourtant peu fortuné et malade ; mais le complot fut découvert et la jeune fille forcée de conclure précipitamment, et à des conditions très désavantageuses pour elle, le mariage ainsi préparé. Elle prit alors le nom de duchesse de Nemours. Le nouvel époux, quant à lui, ne se remit pas de cette aventure et mourut deux ans après, la laissant sans enfant.

12 On pourrait être surpris que Rotrou dédie une histoire aussi peu édifiante à une toute jeune fille. Mais il adapte une des Nouvelles exemplaires de Cervantes qui prétend lui-même dans le Prologue au lecteur : « Je leur ai donné le nom dexemplaires, et si tu y regardes de près, il nen est aucune dont on ne puisse tirer quelque exemple profitable, et nétait la peur de métendre sur le sujet, peut-être eussé-je pu te montrer le fruit savoureux et honnête que lon pourrait tirer de toutes ensemble et de chacune delles en particulier » (cité par J.-M. Pelorson, Le Jaloux dEstrémadure–Les Deux Jeunes Filles, Paris, Gallimard, 2002, p. 7).

13 Rotrou est ici quasiment prophétique puisque Mme de Nemours sillustra hautement comme mécène : elle poussa Loret à écrire sa gazette mondaine (La Muse historique) à partir de mai 1650, cest à elle que les Scudéry dédièrent la Carte du Tendre de La Clélie, histoire romaine (dix tomes entre 1656 et 1660, avec son portrait en regard de la Carte), elle aida Mlle Desjardins (Mme de Villedieu), etc. Son implication dans la vie intellectuelle sétend même jusquà son domaine de Coulommiers, dans lequel Mme de La Fayette situe la scène-clef de La Princesse de Clèves