Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Romans expérimentaux
  • Pages : 151 à 154
  • Collection : Littératures du monde, n° 46
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406140924
  • ISBN : 978-2-406-14092-4
  • ISSN : 2261-5911
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14092-4.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/12/2022
  • Langue : Français
151

PRÉFACE

L éloge public de sa propre épouse écrivain est sans précédents dans l histoire des littératures.

Je le fais avec d autant plus d ardeur que je mets fin ainsi à l absurde habitude de fausse pudeur et de fausses modesties familiales.

J admire le génie de Benedetta, mon égal mais non disciple. Dans son très original roman cosmique pour le théâtre : Voyage de Gararà, les critiques chercheront en vain mon empreinte.

Sa personnalité de grand écrivain et de peintre futuriste s était manifestée dans sa capacité à flairer, à déchiffrer, à organiser et à définir, avec les mots de choix indispensables pour un bref roman l infini écheveau des Forces humaines.

Quel problème ardu que celui d exprimer ces forces, aussi fracassantes qu un tremblement de terre ou délicates que le soupir d un enfant.

Il fallait :

1 o Une élasticité spirituelle extraordinaire. Cette même élasticité qui délie et fait anguiller un sillage dans la mer napolitaine en damier d or et en faïences bleues comme le célèbre tableau de Benedetta Vitesse dun canot à moteur.

2 o Une pureté primitive de tempérament élémentaire depuis longtemps ami et maître des éléments de l Univers.

Cette vertu spéciale d un très élevé pressentiment anticipateur a favorisé la stupéfiante naissance plastique de la terre que nous admirons dans le tableau de Benedetta Les forces dun bois.

3 o Une intuition prophétique du devenir de ces mêmes forces, hier végétales ou humaines aujourd hui métalliques combinées dans une machine palpitante. Avec cette intuition les mains de Benedetta ont peint et construit le drame des lumières et des bruits dans son tableau Train de nuit.

Un tempérament si élastique intuitif et prophétique devait naturellement outrepasser très vite les limites autobiographiques de Lesforces Humaines.

Voyage de Gararà est en effet une puissante et radieuse construction didées images personnages symboles formes et couleurs chants et danses complètement 152inventés, dont la typique et intense vie ne ressemble en rien à la vie vécue par lAuteur.

On s élève avec elle dans les atmosphères enivrées de la plus élevée poésie abstraite. Les femmes y accèdent rarement. Presque toutes, car ceux sont des femmes, quand elles écrivent, narrent dans les moindres détails les évènements importants ou insignifiants, spirituels ou matériels de leur existence quotidienne (amour rectiligne, excentricités sexuelles, mari amant fils luxe fêtes rivalités carrière).

Parmi les femmes écrivains les plus géniales Ada Negri, la comtesse de Noailles et Colette sont autobiographiques.

George Sand, Rachilde, Matilde Serao, Annie Vivanti, Grazia Deledda ont souvent tenté de de dépasser les limites du souvenir et du journal intime.

Benedetta pique les sens du lecteur avec une hallucinante vision de mondes et parmi ces mondes un lac fertile, muré derrière d épaisses brumes d où se dégage un fantastique personnage abstrait, Gararà. Vieille difforme, vêtue de haillons d une richesse consumée, elle boîte sur ses jambes d emprunt qui ressemblent à des béquilles et qui sont en réalité des compas mesureurs.

De ses pas acérés Gararà lentement évalue et mesure un montueux paysage primordial formé par la corpulence débordante de Mata, symbole de la gloutonnerie folle de la matière dynamique. À force de grondements, de grognements, de crachements et de cataractes de graillons, le monstre domine et canalise le travail bourbeux des Dinici affairés à extraire du lac des amas de matières visqueuses à demi vivantes qu il engloutit dans son énorme ventre à entonnoir. Son corps se déploie le long des rivages hanches cuisses poitrine épaules en forme de donjons fortifications et de remparts, sur lesquels marche, sagace observatrice sceptique et critique, Gararà.

Déçue par le vain effort de régler sélectionner ce travail éternel, elle descend du corps de Mata pour tenter de nouveau d arrêter l élan fébrile des Dinici, mais ses conseils d ordre conscience bon sens distinction hiérarchique équilibre retombent à terre, à tous les pas, avec les haillons et les compas inutiles.

Inlassable Gararà entre dans le royaume des Volontés-Tensions.

L atmosphère, transparente est nettement partagée en trois zones : gris perle en bas, rose laquée au centre, jaune soleil en haut. Aussitôt ses jambes, béquilles ou compas, impatiemment brandies, tente d imposer un nouvel ordre en détruisant les limites naturelles des zones. Les possibilités infinies d évasion, offrande religieuse, agressivité cruelle, prestige hardi, humble douceur, passion ou renoncement, que 153 les formes et les couleurs du bois contiennent, s accentuent pour mieux répliquer aux arguments minutieux de Gararà.

Ainsi, une défaite après l autre, elle contient mal sa colère quand elle parvient éblouie sur la plage des Libertés Créatrices au sein des splendeurs des mélodies exaltantes.

Nous sommes à l apogée de son œuvre. Avec une fébrile profusion d images, Benedetta s abandonne au délire de lumière qui inonde les petits Allegri, absorbés à construire, avec leur mobiles et amovibles têtes-lampes, des pyramides de joie absolue quil faut entourer indéfiniment de danses et de chants. De petits doigts ciselés. Des petits plants de magnolia. De blondes stupeurs. Fugue de sourires. Suavité de parfums errants. Gararà tente de freiner de calmer de désillusionner dexpliquer déteindre. Mais les petits Allegri se moquent delle, et préparent joyeusement lavènement de Fuoco et Luce, protagonistes du Poème. Leur dialogue dansé et leur incandescente étreinte amoureuse ont une vigueur pathétique qui enflamme lesprit et étrangle le sanglot.

Triste témoin des cendres éteintes, Gararà assiste au spectacle cosmique en réprimant sous ses haillons et ses compas la vaine valeur des raisonnements et des syllogismes. Dans l horizon astronomique Fuoco et Luce entrecroisent l étreinte torride et suave de leurs désirs de fureur écarlate et de suavité blanche. Ensuite désespérément ils se séparent. Gararà s est déjà évanouie, infime pli parmi les plis de la terre alors que, d un élan démultiplié les petits Allegri reprennent le rythme joyeux des Pyramides de joie à construire indéfiniment et à fêter avec des danses, heureux déjà de la future étreinte amoureuse fougueuse de Fuoco et Luce pour le plus grand bonheur de toutes les âmes lyriques de la terre.

Voyage de Gararà est la conception futuriste de la vie universelle qui se déroule à lextérieur de ses fumantes matrices avec un dynamisme aveugle de matière informe fertile goulue destructrice. Au fur et à mesure se précise le début de la construction de latmosphère terrestre et aussitôt nous assistons à la genèse des formes primordiales. Ces dernières, en se dessinant, caractérisent les instincts primaires et les premiers sentiments vitaux : orgueil ambitieux et dominateur, élan de lamour captivant, férocité tranchante et blessante, prière humble, fervent renoncement, expansion extatique offerte à linfini.

Dans le règne de la pure joie créatrice les couleurs s inventent, elles s épanouissent en dansant et, en s épanouissant, elles inventent progressivement les miraculeux rôles de leurs propres noms inventés.

154

Dans le sillage rayonnant de soleil sur la mer, qui enveloppe la dernière partie de son œuvre, Benedetta définit la naissance prodigieuse de la peinture, de l image littéraire, de la suggestion poétique et de la nostalgie.

Mata est la masse lourde, les Dinici sont la quantité tourmentée et tourmentante, Gararà est la Logique qui mesure.

Les petits Allegri sont l immortalité de l Art, essence infantile de l Univers.

Feu est le péché diabolique détruit par Luce. Luce est la prière mystérieuse imprécise de Feu précis et effronté. Fuoco est la lourde sanction criminelle de Luce impeccable légère transparente. Fuoco est la masse-folle des effrois troubles convulsifs que le passionné héroïsme de Luce réveille et forge en infinis cercles excentriques.

La défaite de Gararà cendre marque la victoire de Luce et de l Auteure.

F. T. Marinetti

(de lAcadémie dItalie)