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Classiques Garnier

Discours inaugural Les genres littéraires en dialogue

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Roman et théâtre. Une rencontre intergénérique dans la littérature française
  • Auteurs : Samara (Zoé), Sivetidou (Aphrodite)
  • Pages : 9 à 19
  • Collection : Rencontres, n° 10
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782812439551
  • ISBN : 978-2-8124-3955-1
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3955-1.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/01/2011
  • Langue : Français
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DISCOURS INAUGURAL

Les genres littéraires en dialogue

« Les genres littéraires en dialogue » est le titre de notre petit exposé, qui appartient à deux genres du discours : le dialogue et l’argument théorique.

« Le discours est commun », disait Héraclite, « mais cela n’empêche pas que la plupart des gens agissent comme s’ils avaient une pensée personnelle1 ». Des millénaires avant Bakhtine, la constatation que la pensée et le discours sont collectifs conduit à une nouvelle appréhension des genres littéraires, qui, comme les genres du discours, non seulement classifient et expliquent, mais agissent aussi sur le monde2. L’œuvre littéraire oscille entre son appartenance à un genre, qui l’aide à communiquer avec son lecteur, et son propre destin, qui est son unicité.

Ne pas obéir « à la séparation des genres » serait « un signe de modernité authentique », selon Todorov3. Mais le théoricien complète sa pensée en disant : « Il n’y a jamais eu de littérature sans genres4 ». Ajoutons que les genres ne sont pas statiques. Depuis le commencement des arts de la littérature, qu’elle soit orale ou écrite, les genres participent à un devenir qui se métamorphose sans cesse. Ils ne sont pas nettement distincts l’un de l’autre non plus. Les épopées homériques sont une source inépuisable de théâtralité, tant que Platon réagit. Comment le grand ennemi de la poésie mimétique pourrait-il faire autrement ? Dans La République (392e-394b) Socrate explique que, au début de L’Iliade il y a deux types de narration : la narration diégétique, qui est proprement épique, et la narration mimétique, qui annonce le drame. Mais dans le

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même dialogue, il concédera qu’Homère est, citons-nous, « le premier maître de tous nos bons tragiques » (595c).

Les genres littéraires ne sont pas des lois. Il s’agit plutôt de modèles, ayant un pouvoir intertextuel qui active l’Imaginaire, tant de l’auteur que du lecteur. En effet, ils n’existent que pour être violés, leur forme apparemment canonique provoquant la transgression. « Tout véritable chef-d’œuvre a violé la loi d’un genre établi », écrivait Benedetto Croce (Estetica) au début du xxe siècle5. Pendant la lecture d’un livre, le lecteur se voit « dans l’obligation d’élargir ce genre6 ». Nous pourrions donc soutenir que nous lisons un texte, ayant des lois et des préceptes dans notre esprit, mais que ces lois se transforment à mesure que nous lisons ce texte. Chaque genre se plie sous une loi et invite à l’infraction de la même loi. Autrement, il ne s’agit pas d’un genre (genus, gevnoµ, famille) mais d’un topos (lieu et lieu commun). En outre, ils sont l’objet d’une étude depuis l’Antiquité. « Homère est unique », dit Aristote, « non parce qu’il a bien composé, mais parce qu’il a composé des imitations dramatiques » (1448b)7. L’écriture épique a donné naissance au théâtre. Eschyle lui-même se réclame du grand poète épique. Ce qui n’est pas sans intérêt, car, pour s’opposer à Aristote, Brecht revient à Homère et lie la narration au drame. Le tableau de Rembrandt « Aristote contemplant le buste d’Homère » (1653) s’avère ainsi une peinture prophétique.

Le premier acte intergénérique se trouve donc dans l’épopée, qui est poésie et fiction, en rapport dialectique. Sur ce modèle est créée la tragédie. Lorsque les grands tragiques écrivaient, ils savaient qu’ils devaient sortir des limites qu’ils s’imposaient comme poètes, afin de puiser leurs thèmes dans les mythes : ils liaient le mythe, discours narratif, à la tragédie, qui est « imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration » (1449b), au moins selon Aristote. Racine, le plus obéissant des classiques aux fameuses lois du Stagirite, n’a recours à la tragédie antique que pour créer un genre dramatique nouveau, qui participe autant du tragique que du romanesque – on n’a qu’à penser à Antigone dans sa Thébaïde. Mais le poète ancien qui l’inspire renouvelle,

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deux millénaires avant lui, la tragédie : en abolissant « les frontières entre les genres », il « mène la tragédie dans de nouveaux sentiers8 ».

Selon Foucault, les discours ne sont pas « des ensembles de signes » mais « des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent9 ». Et cela, bien entendu, non à cause d’une évocation magique, mais parce que les mots confèrent une forme au monde au moment même où il est mis en discours. Les genres organisent les connaissances du lecteur, tandis que chaque genre possède son propre système d’organisation.

Bakhtine, dans son livre magistral Esthétique et théorie du roman10, déclare que « Le récit épique se découvre à nous comme un genre non seulement achevé de longue date, mais déjà extrêmement vieilli », tandis que « le roman est le seul genre en devenir, et encore [dit-il] inachevé » (p. 441). Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est son affirmation que le roman peut non seulement assimiler tous les autres genres (p. 141), mais aussi les « romaniser » et les réinterpréter, « en leur donnant une autre résonance ». Grâce au roman, les autres genres « se dialogisent » (p. 443). Et il cite comme exemples le drame naturaliste et la poésie lyrique (Ibsen et Heinrich Heine). Il est évident que Bakhtine utilise le terme roman dans un sens modal plutôt que générique, comme l’a signalé un de ses commentateurs11 ; il est évident aussi que le grand théoricien du discours romanesque a changé notre manière de voir la littérature. Et c’est vers la même époque que Brecht parle de théâtre épique, renouvelant le drame par la narration.

« C’est en s’engageant dans cette voie impure de la romanisation que nos dramaturges ont le plus de chance de produire des œuvres nouvelles », écrivait dans L’Avenir du drame Jean-Pierre Sarrazac12, aux environs des années ’80. Par ailleurs, à la protestation de Jacques Copeau – un des défenseurs de la pureté de la forme dramatique, qui s’exclamait horrifié : « Le théâtre se déforme. Il s’enfle des procédés du roman. Il se laisse

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contaminer13 » –, il paraît que « La modernité répond par le paradoxe de l’hybridation14 ». Ainsi les destinées du théâtre étant engagées entre le récit et le drame, la traversée des genres chez Beckett, Duras, Pinget, Koltès ouvrent à la forme dramatique des voies toutes neuves, assurant l’évolution et le renouvellement du théâtre.

En effet, la fragilité des frontières s’inscrit dans l’essence même du théâtre, qui se produit sur la convergence de plusieurs formes artistiques. Or, avant de nous étonner du mélange des genres, rappelons-nous le montage, le collage, la performance, de même que l’hybridation artistique, en vogue de nos jours, théâtre et danse, théâtre et vidéo, qui ont soulevé la discussion sur l’emploi des appellations « postdramatique », « non-dramatique », ou bien « paradramatique15 ». C’est ainsi que la crise du drame, amorcée au tournant du xixe siècle, ayant ses origines dans les dramaturgies d’Ibsen, de Strindberg, de Tchekhov, passe par la « romanisation » du théâtre, de façon que le drame entre en concurrence avec le roman, placé désormais sur un terrain confus, où dialogue, narration et description glissent vers le roman, mais cherchent à gagner leur théâtralité16. En fait, l’orientation du théâtre contemporain vers le récit est principalement liée à Samuel Beckett qui opère la transposition scénique des éléments narratifs.

On ne saurait ignorer le trajet beckettien du roman au théâtre, son point de départ repéré dans sa trilogie Molloy, Malone meurt et L’innommable. On a beaucoup parlé de la théâtralité de cette œuvre marquée par l’anti-théâtralité, révélant de la sorte le talent subversif de l’auteur. Les structures narratives présentes dans En attendant Godot – sans parler du monologue mémorable de Lucky – apparaissent avec force dans Oh les beaux jours, pièce qui détermine la mutation de l’écriture de Beckett. Après La dernière bande, la narration, parue déjà dans Fin de partie avec les histoires racontées par Hamm, s’intensifie et, avec l’apparente dimension autobiographique, se dilate dans le territoire privilégié de la mémoire, en fonction d’un dialogue continu entre je et il, dans ses

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« dramaticules », textes écrits de 1978 à 1983. Aux trois composantes du théâtre – lieu, temps, personnage – la présence du narrateur – exemple le Récitant dans Solo –, réduit souvent à une voix-off, qui, détachée du corps dans la Berceuse et Cette fois, fait le récit d’une vie, situe les textes du côté du roman, qui est le lieu du déjà fait et de ses marques sur le faire d’aujourd’hui, tandis que le théâtre s’inscrit dans l’éternel présent17. Dans cette opération difficile, qui consiste à produire du dramatique sur les ruines de l’écriture théâtrale, faisant commerce des dispositifs romanesques, repose la réussite beckettienne. Ce qui fait l’originalité des dramaticules, c’est la spatialisation de la mémoire, voire la transposition scénique des éléments propres au roman18. Il n’est pas sans intérêt de mentionner la dénomination des deux personnages dans l’Impromptu d’Ohio, l’Entendeur et le Lecteur, assis devant « un livre ouvert aux dernières pages », dans un texte qui se veut une métaphore de la conception théâtrale de son auteur. Ainsi, il paraît que Beckett met effectivement l’avenir du drame, s’il en est un, au sein de la littérature. « Il ne reste rien à dire », répète le Lecteur d’Ohio, juste avant la baisse du rideau, tandis que l’indication décrit : « Il referme le livre ».

Si le sujet auctorial impose sa vision sur les personnages, nous devons dire que cette œuvre appartient au genre poésie, selon Bakhtine. Mais il y a plus, évidemment. En poésie, la flamme se condense en étincelle, le fleuve en goutte. Alors, lire un poème, c’est accepter l’invitation à un voyage au fond du non-dit. Dans Les chaises d’Ionesco, la théâtralité de l’Orateur est un monde silencieux qui crée diverses significations de sa présence sur la scène, faisant de la pièce une métonymie du type de théâtre auquel elle appartient. Le sous-genre « théâtre de l’absurde », qui lutte contre le drame littéraire de l’époque, a les mêmes qualités que la poésie. La prose, tout en étant un « discours qui va en droite ligne » – l’étymologie du mot est révélatrice (proversus > prorsus > prosa) –, un discours donc dynamique, est souvent rythmée, dense, dialoguée.

Chaque auteur crée son genre. Exemple, Montaigne dont le titre même, Essais, devient un genre. Sa prose, à la fois personnelle et philosophique, est inspirée par l’Antiquité, mais avec la différence capitale

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qu’elle est axée sur un moi peintre et peinture. Mais si cela conduit à une ambiguïté philosophique, cela crée aussi une prose fragmentaire, parfois lyrique, dramatique, ironique même, venant du fond des âges et annonçant l’époque classique, grâce au portrait d’un homme qui « porte », comme il le dit lui-même, « la forme entière de l’humaine condition », qui prépare donc l’homme universel du classicisme.

Maurice Blanchot, dans ses essais, comme dans ses narrations, répond à la question « Qu’est-ce que la littérature ? ». Il lie la fiction à l’essai, l’absence de frontières entre les genres correspondant à l’absence de frontières entre les personnages, qui n’ont pas de personnalité propre. Son récit L’attente, l’oubli en est un bon exemple. L’auteur souligne en même temps l’impossibilité du dialogue et l’attente du sens, qui devient de plus en plus difficile à saisir, sens remis à plus tard et bientôt oublié. Tout est exprimé à l’aide du dialogue, qui comprend questions et réponses ou questions oratoires :

« Qui parle ? » disait-elle. « Qui parle donc ? » (p. 7)

Fais en sorte que je puisse te parler.

« Que dois-je dire ? » – « Que voulez-vous dire ? » – « Cela qui, si je le disais, détruirait cette volonté de dire. » (p. 19)

Tout à coup, une troisième personne entre dans le récit. Il paraît que le manque de communication mène à une autre communication plus profonde que celle qui s’est déjà prouvée inaccessible :

Elle lui parle, il ne l’entend pas. Pourtant, c’est en lui qu’elle se fait entendre de moi. […] Si elle lui parle, je l’entends en lui qui ne l’entend pas. (p. 57)19

Balzac, dans Le curé de Tours20, nous donne un récit calqué décidément sur le théâtre. La narration commence au moment de la crise, comme dans la tragédie classique. Balzac appelle son ouvrage « drame bourgeois » (p. 59), tandis que les descriptions rappellent des didascalies. Exemple : la réaction de Birotteau au déplacement de son bougeoir et de ses pantoufles, qui révèle le monde limité du personnage (p. 48).

Le point culminant de l’intrigue, car il y en a un, comme dans tous les bons drames, c’est le moment où Mme de Listomère et Troubert se

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rencontrent. Ils « se trouvèrent », dit Balzac, « tous les deux en scène » (p. 101), ce qui signifie tout simplement « l’un devant l’autre », mais dans ce « drame » le mot scène ne peut pas être anodin : il laisse son empreinte sur la conversation étrange qui suit. Comme vous le savez, le grand vicaire et la baronne ont recours à la parole pour cacher l’un de l’autre leur véritable pensée et pensent au contraire d’une façon très franche. L’image visuelle du texte nous intéresse également. Balzac met la vérité entre parenthèses et en italiques, exactement comme des indications scéniques, soulignant le rôle secondaire de la sincérité lorsqu’on parle avec son prochain dans une société de cannibales. Il y a deux scènes du discours : la parole et la pensée (ce que disent les deux personnages et ce qu’ils pensent). Vers la fin, les deux discours se rencontrent, le tutoiement utilisé par la baronne étant une preuve irrécusable que les deux classes sociales de l’époque, autant que les deux scènes dramatiques (la parole et la pensée), ne se croiseront jamais :

– Le mal est fait, madame, dit l’abbé d’une voix grave, la vertueuse mademoiselle Gamard se meurt. (Je ne m’intéresse pas plus à cette sotte de fille qu’au Prêtre-Jean, pensait-il […]).

– En apprenant sa maladie, monsieur, lui répondit la baronne, j’ai exigé de monsieur le vicaire un désistement que j’apportais à cette sainte fille. (Je te devine, rusé coquin ! pensait-elle).

Etc. Après ces répliques internes, Balzac, auteur dramatique, auteur après tout de La Comédie humaine, intervient et annonce une pause :

Il se fit un moment de silence. (p. 101)

Il va même jusqu’au métathéâtre, en faisant penser à Mme de Listomère :

(Nous ne nous abuserons ni l’un ni l’autre, monsieur Troubert, pensait-elle. Sentez-vous le tour épigrammatique de cette réponse ?)

Et Troubert de penser peu après :

(La religion, c’est moi).

À quoi répond la pensée de la baronne :

(Oui, la religion, c’est toi.) (p. 102)

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« Un moment de silence », annonce Balzac (p. 103), en complétant sa mise en scène des deux discours doubles.

Et les dispositifs dramatiques de Balzac nous renvoient en ligne directe à l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, pour qui le grand romancier a été une « lecture majeure21 ».

« Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous », disait Koltès22, au cours d’un entretien avec Jean-Pierre Han, en été 1982. Rompant avec la tradition du nouveau théâtre des années ’50, Koltès entreprend de raconter une histoire solidement structurée autour d’une situation ancrée dans l’espace, puisque, selon l’auteur lui-même, « le théâtre pèse de tout [son] poids sur le sol23 ». « J’ai découvert la règle des trois unités du théâtre classique », dit Koltès24, brouillant par son affirmation les pistes, car la complexité de ses pièces s’obstine à démentir son engagement avoué dans les impératifs de la forme dramatique classique. Vers la fin des années ’70, quand l’écriture théâtrale paraît pour la plupart rangée dans la tradition beckettienne, « l’intention avouée de Koltès de produire dans ses pièces des “métaphores de la vie”, de faire de la scène un microcosme, paraît incongrue25 ». La difficulté de dialoguer, manifeste Dans la solitude, texte marqué par un dialogue philosophique, et La nuit juste avant les forêts, ne résulte-t-elle pas de la difficulté de faire du théâtre ? Et Jean-Pierre Sarrazac d’éloigner le doute en précisant : « le texte koltésien – même nouvelle, même roman – n’est que théâtralité26 ».

Exemple typique de la rencontre productive roman-théâtre, l’œuvre dramatique de cet auteur troublant de la fin du xxe siècle refuse les canons admis du drame et de la littérature, l’action verbale se développant

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néanmoins en situation existante. Il convient à ce propos de préciser que deux éléments propres au théâtre, la mise en espace et l’appel à l’autre, voire le dialogue, représentent des priorités de l’écriture de Koltès, qui déclare aimer les contraintes imposées par le théâtre : « On sait, par exemple [qu’on] ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation, mais la faire exister27 ». Les rencontres koltésiennes faites en principe dans des espaces publics – que ce soit un hangar, le coin d’une rue, un carrefour, le métro –, l’inspiration de l’auteur est animée par la découverte d’un lieu. « En ce moment, j’écris une pièce dont le point de départ est aussi un lieu », avoue-t-il à propos de Quai ouest, « un petit endroit du monde exceptionnel et pourtant qui ne nous est pas étranger28 ». Une des constantes de cette dramaturgie, qui tient du roman et du théâtre, est son enracinement dans les lieux, le dynamisme de l’écriture se trouvant déplacé dans le récit. Certes, le plateau vide de la Solitude est un endroit de silence où va naître la parole. Comme le disait l’autre jour ici à Thessalonique Patrice Chéreau : « Chez Koltès tout se passe dans les mots29 ». Valère Novarina, qui a une place éminente dans la création artistique d’aujourd’hui, en train d’expliquer son théâtre de la parole, transmis par la voie du roman ou celle du théâtre, au cours d’un entretien, déclarait : « Je suis à la recherche de l’apparition grammaticale du monde par le langage. Les choses ne sont pas des choses », et, prenant exemple sur l’hébreu, il précise : « Il y a une chose du langage et l’objet n’est qu’un mot30 ». S’il est plus que certain que par son retour au texte le théâtre ne se décide ni pour la littérature ni pour le théâtre31, les possibilités de survie du texte dramatique refusant le théâtral sont localisées dans une nouvelle théâtralité née de la tension lors de « la métamorphose de l’écrit en objet scénique32 ».

Considéré comme l’auteur contemporain le plus joué, Jean-Luc Lagarce vient confirmer avec Juste la fin du monde, écrit en 1990 et

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monté à présent à la Comédie Française, le nouveau type de dialogue établi plutôt entre l’acteur et le spectateur. Ici les cinq personnages se détachant de « l’univers fictionnel » jouent « le rôle identique à celui du narrateur du roman33 », l’ensemble du texte circonscrit entre un prologue et un épilogue prononcés par le personnage central. C’est ainsi que le savoir philosophique de Lagarce et ses lectures sur la formation grecque du théâtre, appuyés sur la complexité du réel d’aujourd’hui nous invitent à découvrir un nouveau discours qui consiste à raconter le monde et à dire aux autres34. Ajoutons que les difficultés à dire et à entendre, vues dans le cercle familial, sont corrodées intérieurement par la difficulté de faire du théâtre. Car, finalement, tout dans Juste la fin du monde semble confié au récit qui se veut parfaitement artificiel, empêchant l’illusion et relatant des scènes du passé ou décrivant des sentiments. Écouter, raconter, parler, penser sont ressassés constamment par les personnages pour « dire » l’amour, la haine, la solitude, la peur, la mort, le cri, ainsi que la crise du langage dramatique, voire du langage tout court.

Il est évident que la dramaturgie contemporaine, appuyée en grande partie sur la narration, a fait éclater les limites des genres et opéré la fusion de montrer et de raconter, sans pour autant aller à contre-courant des canons de la Poétique, qui prêche l’opposition dramatique/narratif. Car, en fait, si Aristote s’attache à maintes reprises aux personnages dramatiques en action, s’il juge nécessaire que le poète mette « les situations sous les yeux », si, en d’autres termes, il reconnaît la spécificité du drame dans la « mise en espace du verbe », il n’oublie point de signaler, à titre de spectateur, la primauté de l’écoute, non de la vue. « La crainte et la pitié peuvent bien sûr naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi de l’agencement même des faits accomplis, ce qui est préférable et d’un meilleur poète » (1453b), déclare le philosophe. Ce que le théâtre d’aujourd’hui a su accomplir d’essentiel se situe sur l’affaire qui, selon Brecht, lui « confère sa dignité particulière », à savoir sa réception, qui se trouve foncièrement déracinée, puisque le dialogue se déployant moins entre les personnages « de la scène », selon Corvin, « cherche à gagner la salle ».

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Fragments de « la mémoire collective35 », les genres se renouvellent sans cesse, ils sont très vieux et très nouveaux, ils guident auteurs et lecteurs, ils honorent la loi autant que la transgression de la loi. Il n’y a pas de doute qu’ils existent, car on ne pourrait désobéir qu’à ce qui existe. Ils sont toujours en train de préparer une littérature à venir.

Zoé Samara et Aphrodite Sivetidou

[1]Nous traduisons. (Héraclite : « xunovµ gar o koinovµ. Tou lovgou dô eovntoµ xunouv zwvousin oi polloiv wµ idivan evcousin frovnhsin »).

[2]Cf. John Frow, Genre, London – New York, Routledge, 2006, p. 3.

[3]Tzvetan Todorov, La notion de littérature et autres essais, Paris, Seuil, 1987, p. 27.

[4]Ibid., p. 31.

[5]Cité par Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et théories des genres » dans Gérard Genette et alii, Théorie des genres, Paris, Seuil, 1986, p. 41.

[6]Ibid. Et Jean-Marie Schaeffer dira : « Tout texte modifie ’son’ genre », « Du texte au genre. Note sur la problématique générique », dans ibid., p. 197.

[7]Aristote, Poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Le livre de poche, 1990.

[8]Nivkoµ C. Courmouziavdhµ, Periv corouv. O rovloµ tou omadikouv otoiceivou oto arcaivo dravma, Aqhvna, Kastaniwvthµ, 1998, p. 14.

[9]Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 66-67.

[10] Trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978. Voir aussi Wai Chee Dimock, « Introduction : Genres as Fields of Knowledge », PMLA, vol. CXXII, no 5 (octobre 2007), p. 1386, n. 1.

[11]Michael Holquist, « Introduction » à M. Bakhtin, The Dialogic Imagination, trad. Caryl Emerson et Michael Holquist, Austin, University of Texas Press, 1981, p. xxxi-xxxii. Cité par John Frow, p. 66-67.

[12]Belfort, Circé/poche, 1999, p. 38.

[13]Cité dans ibid., p. 37.

[14]Ibid., p. 42.

[15]Cf. Christian Biet, Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2006, p. 751-762 et Jean-Pierre Sarrazac, La réinvention du drame, propos recueillis par Claude Chabot, Théâtre/Public, no 184 (1er trimestre 2007), p. 74-77.

[16]Joseph Danan, « Dialogue narratif, dialogue didascalique », Nouveaux territoires du dialogue, dirigé par Jean-Pierre Ryngaert, Arles, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 41.

[17]Cf. Marie-Claude Hubert, « Beckett et la théâtralité », Théâtralité et genres littéraires, Anne Larue, éd., Poitiers, La licorne, UFR, 1996, p. 283. Michel Corvin, « Roman et Théâtre », Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre, Paris, Bordas, 1995.

[18]M.-Cl. Hubert, op. cit., p. 287.

[19]Maurice Blanchot, L’attente, l’oubli, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1962.

[20]Balzac, Le curé de Tours, L’illustre Gaudissart, La Grenadière, Paris, Garnier-Flammarion, 1968.

[21]Voir à propos François Bon, Pour Koltès, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2000, p. 53 : « Formellement, nulle rupture radicale ici, ce procédé de disjonction temporelle est au centre des dispositifs narratifs de Balzac, lecture majeure de Koltès ».

[22]Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie, entretiens (1983-1989), Paris, Minuit, 1999, p. 15.

[23]Ibid., p. 57.

[24]Ibid.

[25]Anne-Françoise Benhamou, « Territoires de l’œuvre », Théâtre Aujourd’hui, no 5, dossier Koltès, combats avec la scène (2000), p. 24.

[26]Jean-Pierre Sarrazac, « Koltès, la traversée du théâtre », dans ibid., p. 190.

[27]B.-M. Koltès, op. cit., p. 13.

[28]Bernard-Marie Koltès, « Des lieux privilégiés », propos recueillis par Jean-Pierre Han, Europe (avril 1983), cité dans Théâtre Aujourd’hui, op. cit., p. 91.

[29]Patrice Chéreau a obtenu le 12e Prix Europe pour le Théâtre (avril 2008).

[30]Valère Novarina, « La parole opère l’espace », propos recueillis par Gilles Costaz, Entretien, Magazine Littéraire (juillet 2001), p. 98.

[31]Michel Corvin, « Une écriture plurielle », dans Jaqueline de Jomaron, éd., Le théâtre en France, t. II, p. 448.

[32]Ibid., p. 449.

[33]Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2004, « Narrateur ».

[34]Voir Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 35.

[35]Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 130.