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Classiques Garnier

Avertissement au lecteur d’Orient

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Avertissement
au lecteur dOrient1

Salutation aux pieds du Jnânin ! Salutation aux pieds du Bhakta ! Salutation aux dévots qui croient au Dieu avec forme ! Salutation aux dévots qui croient au Dieu sans forme ! Salutation aux anciens connaisseurs de Brahman ! Salutation aux modernes connaisseurs de la Vérité !…

Ramakrishna, 28 octobre 18822.

Je prie mes amis et lecteurs Indiens dêtre indulgents aux erreurs que jaurais pu commettre. Malgré toute la ferveur que jai apportée au travail, il est fatal quun homme de lOccident donne, des hommes de lAsie et de leurs expériences de pensée millénaire, des interprétations, maintes fois, erronées. Tout ce dont je puis témoigner, cest de ma sincérité et des efforts pieux que je fais pour entrer dans toutes les formes de vie.

Toutefois, je ne cache point que je nabdique jamais mon libre jugement dhomme de lOccident. Je respecte la foi de tous, et je laime, souvent. Mais je ne menrôle jamais. Si Ramakrishna mest proche, cest que je vois en lui un homme, et non, comme ses disciples, une « Incarnation ». Daccord avec les Védantistes pour admettre que le divin est dans lÂme, et que lâme est dans tout que lAtman est Brahman – je nai pas besoin denfermer Dieu entre les frontières dun homme privilégié ; cest encore, à mes yeux, une forme (qui signore) de « nationalisme » de lesprit ; et je ne laccepte point. Je vois le « Dieu » dans tout ce qui existe. Je le vois tout entier dans le moindre segment, comme dans le 306Tout Cosmique. Nulle diversité dessence. Et quant à la puissance, elle est partout infinie : celle qui gît dans une pincée de poussière pourrait, si lon savait, faire sauter un monde. La seule différence est quelle est plus ou moins concentrée, au cœur dune conscience, dun moi, ou bien dun noyau datome. Le plus grand homme nest quun plus clair miroir du soleil qui se joue en chaque goutte de rosée.

Cest pourquoi je nétablis jamais de ces fossés sacrés qui plaisent aux dévots, religieux ou laïques, entre les héros de lâme et les millions de leurs obscurs compagnons du passé et du présent. Et pas plus que Christ et que Bouddha, je nisole Ramakrishna et Vivekananda de la grande armée en marche de lEsprit de leur temps. Jessaie, au cours de ce livre, de rendre justice aux géniales personnalités, qui ont, depuis un siècle, surgi de lInde renouvelée, réveillé les antiques énergies de leur terre, et fait refleurir sur elle un printemps de pensée. Chacune a créé son œuvre et chacune a ses fidèles, qui lont constituée en église et tendent inconsciemment à regarder celle-ci comme léglise dun seul ou du plus grand Dieu.

Éloigné de leurs partis, je me refuse à voir ce qui les oppose ; à la distance doù je suis, les barrières des champs se fondent en limmense étendue, je ne vois quun même fleuve, un majestueux « chemin qui marche », comme dit notre Pascal. Et cest parce que nul homme na, aussi pleinement que Ramakrishna, non seulement conçu, mais réalisé en soi la totale Unité de ce fleuve de Dieu, ouvert à toutes les rivières et à tous les ruisseaux, que je lui voue mon amour. Et jai puisé en lui un peu de son eau sacrée, afin de désaltérer la grande soif du monde.

Mais je ne marrête point, penché au bord du flot. Je poursuis ma marche, avec le flot jusquà la mer. Laissant, à chaque détour du fleuve où la mort a dit : « Halte ! » à lun de ceux qui nous guident, agenouillés les fidèles, jaccompagne le fleuve. Et je lui rends hommage, de la source à lestuaire. Sainte est la source, saint est son cours, saint est lestuaire. Et nous étreindrons, avec le fleuve, les affluents, petits et grands, et lOcéan – toute la masse en mouvement du Dieu vivant.

R. R. Noël 1928

1 Ce livre paraît, en même temps, dans lInde et en Europe.

2 [NdÉ] Le contexte dans lequel Ramakrishna prononce ces mots est expliqué p. 415.