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Classiques Garnier

Appendice II Lettre de Romain Rolland à Ernest Renan

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Appendice II

Lettre de Romain Rolland
à Ernest Renan

École Normale Supérieure1

Décembre 1886.

Monsieur,

À lÉcole Normale comme partout ailleurs, vous avez de fervents admirateurs. Il en est sans aucun doute de plus éclairés que moi, il nen est pas de plus sincère et peut-être de plus naïf. Vos derniers ouvrages mont surtout passionné, et Le Prêtre de Nemi, et LAbbesse de Jouarre ont excité vivement ma curiosité et ma sympathie pour des idées que jai le malheur de ne pas toujours partager, mais dont la hauteur me saisit. Car je vois peu de doctrines plus nobles, plus sereines que celles de vos deux derniers drames : jentends, si lon apporte à leur lecture une âme dégagée des sentiments mesquins. Lautre jour, nous discutions entre camarades, sur le vrai sens de votre philosophie et, bien que je sois persuadé quelle soit trop vivante et par suite trop complexe pour tenir renfermée dans une étroite formule, il me semblait que, si on pouvait lui donner un nom, la rattacher à un système, cétait au stoïcisme quil fallait penser. Ce jugement avait surpris mes amis, et leur avait paru un peu paradoxal ; or, comme je suis profondément convaincu quil y a en lui quelque part de vérité, je voudrais savoir de vous, Monsieur, si jai entrevu une des faces de votre philosophie. 456Voici ce quil me semble lire au fond de lAbbesse de Jouarre, comme du Prêtre de Nemi :

Tout est fatal. Lavenir est écrit dans le présent. Lunivers est le Devenir incessant et sans fin, dont nous sommes un moment infime. Ne crains rien, ne regrette rien ; tu ne peux rien changer à lordre éternel. Supporte la douleur, accepte le plaisir ; accepte la réalité tout entière, telle quelle est. Ne dis pas : le présent est mauvais ;– le présent est plein de lavenir, et lavenir, cest-à-dire la Nature, dans son éternité est excellent. Tout ce qui est devait être. Ce qui est réel est bon ; ce qui est plus réel est meilleur ; ce qui triomphe est plus réel, donc meilleur. Ainsi, ne soyons pas inquiets de lavenir. Grands et petits, imbéciles et sages, nous travaillons à une œuvre immortelle et parfaite. Que tu le veuilles ou non, tu participes à lœuvre éternelle ; mieux vaut le vouloir, incline-toi : « Chacun est rivé à son devoir »,« Lœuvre de lhumanité exige le sacrifice » : sacrifions-nous.

La société repose sur des lois passagères, conventionnelles, mais impératives pour tous, même pour le sage qui voit ce quil y a en elles dinjuste, de mesquin, de factice etdarbitraire ; parce que la Nature a besoin delles pour arriver à ses fins ; elles sont lexpression inconsciente de la volonté présente des choses. Le sage obéit donc à ces lois ; il fait le bien, il se sacrifie au devoir, parce que cest le bien, parce que cest le devoir, et non parce quune récompense éternelle doit payer laccomplissement parfois douloureux de lun et de lautre. Cest que cet infiniment petit de la Réalité immense peut se fondre par la raison au sein de lÊtre universel, et oublier ses misères et ses imperfections dans le spectacle de la perfection de lensemble. Le commun des hommes ne le saurait faire ; pour ceux-là, pour cette foule aux instincts brutaux, qui na ni sa hauteur desprit, ni sa grandeur de caractère, il faut une religion positive, à la lettre de laquelle ils se tiennent, et qui leur fasse oublier par lappât dun bien futur et précis, ce qui dans le devoir est pénible et froid. Pour résoudre le problème capital et difficile de sapproprier Dieu, le sage a la raison et lobéissance au devoir, le sacrifice ; la femme, le faible, lignorant, ont lamour.

Ces pensées que jécris sans ordre, il me semble les avoir toujours vues au premier plan de vos derniers drames ; ce sont elles du moins qui ont frappé et retenu mon regard. Ai-je bien ou mal vu, Monsieur ? Est-ce bien ce côté de votre philosophie quil faut dabord 457et surtout étudier ? Je serais heureux davoir sur ce sujet quelques mots de réponse.

Pardonnez-moi une lettre aussi singulière que celle-ci ; il fallait être sans doute jeune, et peut-être aussi, timide, comme je le suis, pour oser brusquement adresser de pareilles questions à un homme pour qui jai ladmiration la plus vive et la plus respectueuse.

Romain Rolland,

Élève de lÉcole Normale.

1 [NdÉ] Alors quil travaillait à lintroduction de ses essais littéraires, Rolland reçut une lettre de Henriette Psichari, la petite-fille de Renan. Auteure de louvrage intitulé Renan daprès lui-même (qui paraîtra chez Plon en 1937), elle lui demandait un exemplaire de sa plaquette « Visite dun adolescent à Renan ». Rolland lui envoya copie de la lettre que, jeune normalien, il avait envoyée à lauteur du Prêtre de Nemi. Cest ainsi quil songe à ajouter ce texte en appendice, à la suite de la lettre de Tolstoï. (Bernard Duchatelet, « Note sur Compagnons de route », art. cité.)