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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Œuvres complètes. Tome XII. Péguy
  • Pages : 73 à 76
  • Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 39
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782406128779
  • ISBN : 978-2-406-12877-9
  • ISSN : 2258-8833
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12877-9.p.0073
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/07/2022
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Jai travaillé près de quinze ans auprès de Péguy ; jétais, avec Tharaud1, des tout premiers de la petite équipe davant les Cahiers, et jai contribué à la fondation de ceux-ci. Jai de Péguy beaucoup de lettres et de souvenirs2. Dans la vaste enquête ouverte sur lui3, et doù certaines influences ont toujours cherché à écarter mon témoignage qui les gênait, jentre, à mon tour, sans être appelé. Jai attendu près de trente ans. Je nétais pas pressé. Il me fallait, avant décrire, une longue période de recueillement, pour mentretenir, seul à seul, avec lami. La guerre ma fait ces loisirs. Elle ma enfermé avec Péguy, dans la solitude de Vézelay4.

Pour ressusciter lombre disparue, jai rouvert la source de sang : linépuisable fontaine des Cahiers. Jen ai gardé pieusement la collection complète, que Péguy venait contempler, avec un orgueil sûr de lavenir, alignée sur les rayons aux murs de mon pauvre logis, 162, boulevard du Montparnasse.

Dès les premières gorgées, jai été ressaisi. Je bus à longs traits, je mabreuvai de ce fleuve de vie, de cette Loire se déroulant avec lenteur précipitée, pleine à pleins bords, chargée de substance, ample, profonde et sinueuse, – ses sables, ses joncs et ses méandres – et, dans ses eaux, les beaux reflets des rives qui passent, villes et châteaux de lancienne France… « Orléans, qui êtes au pays de Loire… » Et tout ainsi que dans limmobilité interminable des jours dété de notre Centre couve lorage, 74on sent dans lair fiévreux la tragique attente dune menace et lâme qui sapprête à la bataille…

Lune après lautre, je tournais les pages de ce long monologue qui chemine, en bifurquant sur des sentiers de côté et sattardant à de surprenantes découvertes, pour, à la fin, tout à la fin, regagner la grande route droite… Le plus frappant – ce qui souvent nous point au cœur – cest laccent unique de Confession, entière, totale, immédiate, qui dépasse en profondeur toutes celles jamais entendues – surtout dans les derniers Cahiers, où elle livre des secrets tragiques de lhomme, quaucun homme – ni Jean-Jacques, ni même Tolstoï – na osé savouer.

Avant que je pusse connaître ces œuvres extraordinaires, qui furent éditées après sa mort – Clio, la Note conjointe – au lendemain de la lecture du Porche de la deuxième vertu5, jécrivais dans mon Journal du commencement de 1912 :

– « Je ne puis plus rien lire après Péguy. Tout le reste est littérature. Comme les plus grands daujourdhui sonnent creux, auprès de lui ! Il est la force la plus véridique et la plus géniale de la littérature européenne. Dailleurs, purement et strictement Français… ».

Je pense encore de même, aujourdhui. Jexcepte seulement le grand Claudel6, si différent de lui, – pourtant son pair : (je ne sais pas si Claudel le reconnaît ; mais Péguy le reconnaissait, il me la dit7).

Après une longue torpeur de lopinion française, intoxiquée pendant vingt ans par les drogues viles de la fausse victoire, le coup de tonnerre de la grande épreuve a réveillé les âmes de France et fait ressurgir de la terre enchaînée lombre héroïque, qui monte la garde, sur les hauteurs près de Villeroy8. En ces dernières années, il a été écrit sur Péguy nombre de livres intéressants9. Mais presque tous, de bonne foi, ou de passion, le tirent, chacun à soi. Même parmi les vieux amis de Péguy, les survivants – dont les rangs, de jour en jour, séclaircissent –, quand jinterroge leurs 75témoignages et leurs souvenirs, je suis frappé de voir que chacun deux entend garder jalousement de Péguy une image différente : chacun le lit – son art, son âme – avec ses yeux, et chacun est enclin à récuser les yeux des autres. Lun voit en Péguy le catholique, lautre lhérétique, le troisième le penseur libre, celui-ci le soldat de la République, celui-là le précurseur de je ne sais quel national-socialisme. Que na-t-on fait de lui ! Son propre fils (laîné) le baptise raciste chrétien10. Le P. Doncœur célèbre en lui le prophète inspiré de la « révolution nationale » de Vichy ; et il nest pas loin de reconnaître en le Führer allemand « le grand homme de grande vie intérieure », dont Péguy était, dès 1904, le Jean-Baptiste, qui lannonçait dans le désert11 ! (Lui, ce Péguy hanté par la menace allemande et par la volonté furieuse de la revanche !…) Hélas ! Hélas !… « Debout, les morts !… » On ne les laisse pas dormir tranquilles. Chacun les prend à son service…

Il faut bien dire que Péguy est un monde en mouvement ; sa personnalité diverse et passionnée était une multiplicité, qui ne craignait pas de se montrer contradictoire. Pour reprendre son propre mot, en parlant de lui, il était un « peuple mal dénombré12… ».

Ajoutez quil se plaisait, eût-on dit, à égarer le jugement de ses amis, par la diversité des points de vue quil leur imposait. Car, de laveu de certains des plus perspicaces, il prenait chacun deux pour confident dun des cantons de sa pensée : à lun, la foi ; à lautre, lart, la poésie ; à tel, les troubles de sa vie passionnelle ; à tel, les secrets de sa métaphysique… Et il ne permettait à aucun dempiéter sur le canton dun autre. Au bout du compte, il demeurait seul, intangible.

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Que reste-t-il à faire ? Certes, opérer la synthèse, sil se peut, de tous ces fragments dêtre, totaliser le « dénombrement ». Mais avant tout, aller droit au foyer des multiples visions, au solitaire de la Maison des pins, assis à sa table, devant sa fenêtre, et là, « sur ces soixante-six décimètres carrés recouverts de grosse toile verte », creusant un sillon après lautre, comme « ses ancêtres (les paîsans), dans les immenses plaines du Val de Loire et sur les côtes de Saint-Jean de Braye : des journées sans nombre et des journées sans limitesDes journées où lhomme lassait la terre, où lhomme lassait lâge13… ». Et à perte de vue, sétendait limmense labour des Cahiers. Là, le laboureur était seul avec sa terre, il se livrait tout, il disait tout, il ne pensait pas à rien cacher. Il monologuait, à longueur de journée. Et son Dieu lui donnait la réplique. Cétait ce quil appelait : « Dialogues ». Son oraison perpétuelle. Lui qui avait dit, aux temps jadis, quand il se méfiait (il se méfiait toujours !) : – « Prier nest pas travailler14 » – il avait trouvé moyen de marier le travail à la prière… « Ara. Ora… » – À lheure dernière, quand il laissait interrompue au milieu dune phrase, afin de répondre à lappel de la mort, sa plus poignante confession : la Note conjointe, toute sa prière était travail, tout son travail était prière…

Lui mort, la flamme brûle toujours dans le sanctuaire. La lampe éternelle des Cahiers. Ce livre que jécris est une veillée, devant lautel de lâme ardente qui, comme sa Jeanne, la compagne de sa brève vie, vécut la passion de la France, à lheure tragique où le destin frappe à la porte.

Et quaucun parti, aucune amitié, aucun disciple15, ne revendique, pour soi seul, cette âme libre ! Elle est Péguy – celui qui ne fut quune fois… Mais celui quil fut ne passera point.

R. R.

1 [NdÉ] Voir Notices biographiques.

2 [NdÉ] Rolland publia dans les Cahiers de nombreux ouvrages, de 1898 (Aërt) à 1912 (La Nouvelle Journée, dernier tome de Jean-Christophe). Sa correspondance avec Péguy a été publiée dans Pour lhonneur de lesprit. Correspondance entre Charles Péguy et Romain Rolland (1898-1914). Introduction et notes dAuguste Martin, « Cahiers Romain Rolland », no 22, Paris, Albin Michel, 1973 (dorénavant CR 22).

3 [NdÉ] Rolland désigne par là les différents témoignages qui depuis plusieurs années déjà (Halévy, Johannet, Pierre et Marcel Péguy, etc.) sinterrogent sur la figure de Péguy.

4 [NdÉ] Après avoir vécu plus de quinze ans en Suisse, Rolland sétait installé à Vézelay en 1938.

5 [NdÉ] Rolland écrit « de la Seconde Vertu ».

6 [NdÉ] Voir Notices biographiques.

7 [NdÉ] À partir de 1882 Romain Rolland et Paul Claudel sont condisciples en Rhétorique Supérieure au lycée Louis-le-Grand pendant trois ans. Les retrouvailles eurent lieu au début de 1940 par lintermédiaire de Marie Rolland. Dans son Journal, Rolland écrit : « Du seul Claudel (quil na jamais vu) il parle avec estime ». Claudel-Rolland, Une amitié perdue et retrouvée, Édition établie, annotée et présentée par Gérald Antoine et Bernard Duchatelet, Gallimard, 2005, p. 159.

8 [NdÉ] Lieu de la sépulture collective où repose Péguy avec ses soldats.

9 [NdÉ] Voir supra, introduction, p. 68-69

10 [Marcel Péguy], Le Destin de Charles Péguy, [Librairie académique Perrin, Paris], 1941.

11 [Paul Doncœur], Péguy, la Révolution et le sacré, [Édition de lOrante, Paris], 1942. Mais à peine seffondrait la fausse Révolution de Vichy, que les patriotes français prenaient leur revanche : ils allaient puiser dans Péguy des armes contre le Maréchal. Vercors publiait un recueil : Deux voix FrançaisesCharles Péguy, Gabriel Péri, [Éditions de Minuit, 1944, avec une préface de Vercors et une introduction par Louis Aragon], – où il associait fraternellement notre Péguy à un des chefs et un martyr du communisme français. Il navait pas de peine à trouver dans son œuvre des pages enflammées contre lAllemagne et contre les « capitulards ». Et les invectives contre le vieux Lavisse trouvaient un emploi inattendu contre le monarque octogénaire de Vichy.

12 P. 534 des Quatrains (Éd. des Œuvres poétiques de Charles Péguy, de la Bibliothèque de la Pléiade [Paris, 1941]. Et ailleurs : « Ô cœur instantané. / Tu vis, tu meurs, / Ô cœur momentané. / Lourd de rumeurs… » (p. 557) [NdÉ – Publié sous le titre Ballades du cœur qui a tant battu dans lédition de la Bibliothèque de La Pléiade, OPD, p. 935-1066, ici respectivement p. 1003 et 1002].

13 Note Conjointe [ sur M. Descartes et la philosophie cartésienne].

14 6eCahier de la première année, 20 mars 1900 [« Encore de la grippe »].

15 Pour décourager, à lavance, toute tentative de se réclamer de sa pensée et de son art, Péguy a écrit expressément, dans son Dialogue de la Cité harmonieuse : – « Les artistes nont pas délèves. Les philosophes nont pas délèves. » – Et il se classait, à bon droit, dans les deux catégories. [NdÉ – Charles Péguy (publié sous le pseudonyme de Pierre Baudoin), Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, Librairie Georges Bellais, Paris, 1898.]