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Classiques Garnier

Notices biographiques

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Œuvres complètes. Tome XII. Péguy
  • Pages: 621 to 645
  • Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 39
  • CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN: 9782406128779
  • ISBN: 978-2-406-12877-9
  • ISSN: 2258-8833
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12877-9.p.0621
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-27-2022
  • Language: French
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Notices biographiques

Ces notices, tout en donnant les informations biographiques nécessaires, prolongent la réflexion sur tel ou tel aspect du texte en intégrant autant que possible le point de vue de Romain Rolland.

Agathon. Le pseudonyme « Agathon » (mot grec substantivé signifiant « le bon », « le bien ») associe deux hommes de lettres de la mouvance catholique maurassienne après le traumatisme de lAffaire Dreyfus, Alfred de Tarde (1880-1925) et Henri Massis (1886-1970), qui se font connaitre en 1911 pour deux enquêtes remarquées, lune sur LEsprit de la nouvelle Sorbonne, la crise de la culture classique, la crise du français, qui prenait objectivement la suite du combat mené par Péguy dans les cinq Cahiers polémiques (les Situations) de 1906-1907 contre le « Parti intellectuel », lautre sur Les Jeunes Gens daujourdhui. Se présentant comme le garant de « lesprit français », (Péguy adhère en 1911 à “Ligue pour la culture française “), Massis dénoncera les écrivains progressistes à loccasion du manifeste Pour un parti de lintelligence publié dans le Figaro du 19 juillet 1919, réponse des intellectuels de droite à la Déclaration de lindépendance de lEsprit, rédigée par Romain Rolland et publiée le 26 juin de la même année dans le quotidien LHumanité. Au moment de la rédaction de son Péguy, cest-à-dire pendant lOccupation, Romain Rolland adopte un ton qui se veut dépassionné en revenant sur la proximité ambigüe dAgathon et de Péguy, pour en conclure que « Lhistoire des idées admirera plus tard quune même publication – Les Cahiers de la quinzaine – ait abrité fraternellement les champions des deux grandes causes opposées », résumées par « lopposition de Jean-Christophe et dAgathon » [p. 457 note 235], laissant entendre que Péguy fut lun et lautre tour à tour.

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Andler, Charles (1866-1933). Originaire de Strasbourg, reçu premier à lagrégation dallemand en 1889, adhérant la même année au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, il est connu comme le premier traducteur du Manifeste du parti communiste de Karl Marx en 1901. Il devient en 1908 professeur titulaire de langue et de littérature allemande à lUniversité de Paris. Ami personnel de Péguy à lÉcole normale supérieure, puis abonné des Cahiers jusquen 1903, la brouille a pu survenir avec lArgent et ses imprécations contre Jaurès, et plus encore avec LArgent suite où Péguy sen prenait au « Parti intellectuel » de la Sorbonne. Une lettre de Péguy à Pierre Marcel Lévy du 13 juillet 1913, révèle pourtant que lamitié pouvait lemporter sur les désaccords : « Hier en sortant de la boutique, je suis tombé sur Andler qui descendait la rue de la Sorbonne. Nous nous sommes pris par le bras, et poussés par on ne sait quelles fièvres de souvenirs, nous sommes entrés dans des profondeurs de confessions intellectuelles. Il ne pouvait plus me quitter » (Voir Jacques Viard, « Une lettre inconnue de Charles Andler à Charles Péguy en 1913 », Revue dHistoire Moderne et Contemporaine Année 1972 19-3 p. 498-509). Sa Vie de Lucien Herr (1864-1926), paru en 1932 est une sorte de dialogue poursuivi au-delà de la mort par un autre intellectuel militant, qui nest pas sans rappeler ce que cherchera à faire trente ans plus tard Rolland pour son ami Péguy.

Baillet, Louis, Dom (1875-1913). Élève au lycée dOrléans, il se lie à Péguy au collège Sainte Barbe. Catholique social, il soccupe comme lui de lœuvre de la Mie de Pain, qui distribue de la soupe aux pauvres du quartier. Ordonné prêtre dans la cathédrale dOrléans le 29 juin 1900, il entre au noviciat de Solesmes la même année, avant lexil des moines bénédictins pour lIle de Wight à la suite des décrets Combes, puis pour Oosterhout (Pays-Bas). En 1907, Péguy, qui a retrouvé la foi, charge Jacques Maritain de renouer des liens spirituels avec celui quil vénérait, et quil ne reverra pas sur son lit de mort. Robert Burac nous apprend qu« après que Louis Baillet sest éteint, dans une clinique du Luxembourg, le 21 novembre 1913, Péguy confie à Jules Riby quil a parfois un violent désir de mourir lui aussi pour retrouver ses amis disparus ». Cest, lui dit-il, « comme le désir de la femme chez un type de dix-huit ans » (Charles Péguy, La Révolution et la grâce,p. 287).

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Barrès, Maurice (1862-1923). Dans un article consacré aux « ravages dimmoralité que laffaire Dreyfus a causé ou du moins dénoté dans les partis politiques », paru dans La Revue blanche du 15 novembre 1899, sous le titre « Le Ravage et la réparation », Péguy notait que Barrès était « devenu tout à fait le Tartuffe moisi quil menaçait dêtre » (OPC I, p. 266). Lécrivain auréolé de son vivant, élu académicien et député de Paris en 1905, devient la figure de proue du nationalisme français à partir de son engagement antipacifiste à lapproche de la guerre quil juge, comme Péguy dans Notre Patrie (1905), inévitable. Pendant la guerre, il se fera le chantre officiel du sacrifice des soldats, au point que Rolland le dénommera « le rossignol des carnages ». À partir de Notre jeunesse, Péguy se tourne vers Barrès en qui il voit un « parrain » qui pourrait patronner (ce quil fera, en vain), sa candidature à lAcadémie. Cest Barrès encore qui à lannonce de sa mort rédigera le panégyrique qui parait le jour de la victoire de la Marne pour conforter lesprit dunion sacrée. Trente ans plus tard, Rolland portait un regard plus aigu sur un malentendu jamais totalement dissipé : « Barrès, qui sest annexé Péguy, après sa mort, avait peu de goût pour son art, − pour ce quil appelait “de la littérature de pot au feu. Il y met tous les légumes”. Une fois mort, la droite le reprit : il ny avait plus à craindre quelque incartade du Diogène, dont Barrès, le 17 septembre 1914, pas très rassuré encore, évoquait “la cervelle madrée, obstinée, baroque, qui avait reçu de naissance le génie [] des moines populaires et des gazetiers Révolutionnaires…”. Il savait voir ! » (p. 523, note 27). Le portrait de Péguy en Diogène hissait le directeur des Cahiers de la quinzaine au rang des Vies parallèles de Plutarque, qui, pour Rolland formé aux humanités classiques, était un livre de chevet, sinon un livre de vie.

Battifol, Pierre, Père (1861-1929). Aumônier du collège Sainte-Barbe de 1889 à 1898, il devient, dans le contexte de lencyclique du pape Léon XIII, Rerum novarum (29 mai 1891), relative à la question sociale, le tuteur de plusieurs générations de normaliens, comme en témoignent avec affection les frères Tharaud dans Notre cher Péguy. Historien du christianisme ancien, il fut un personnage en vue lors de la « crise moderniste », dont il fut lune des victimes malgré son hostilité déclarée au modernisme tel que le définissait son défenseur, le père Alfred Loisy, excommunié en 1908. Pour cette raison sans 624doute, Péguy lui gardera sa confiance lorsque sa conversion au catholicisme deviendra incompatible avec son mariage civil au regard de lÉglise, même si, selon Mgr Battifol, Péguy aurait pu obtenir une dispense pour que son mariage fût validé par lÉglise, à la condition que les enfants seraient baptisés et élevés dans la religion catholique. Or, Madame Charlotte Péguy, libre-penseuse militante, ne pouvait se prêter à cet engagement, note justement Rolland.

Baudouin, Marcel (1875-1896). Fils dune femme liée à danciens communards comme Louise Michel, il rencontre Péguy au collège Sainte-Barbe en 1893-1894. Esprit visionnaire et génie précoce, il esquisse avec son ami orléanais lutopie qui deviendra Marcel. De la Cité harmonieuse (1898), après sa mort brutale en 1896 survenue à la suite dune typhoïde contractée au régiment. « Il fut pour toute la vie – et au-delà –, écrit Rolland, le grand amour damitié de Péguy », au point quil épouse peu après la sœur du jeune défunt (Charlotte Baudouin, née en 1879) dont il aura quatre enfants, Marcel (voir ce nom), Germaine, Pierre, Charles-Pierre. Lidentité du fils ainé est ainsi scellée par le prénom aimé, de même que son patronyme tiendra lieu à Péguy de pseudonyme mémoriel à ses débuts (cest Pierre Baudouin qui signe la première Jeanne dArc, puis la Chanson du roi Dagobert). Rolland est le premier critique qui accorde une place décisive à ce premier dédoublement : « En fait, les origines de la pensée socialiste de Péguy sont enveloppées de lamour mystique du jeune mort, – quil épousa après sa mort, en la personne de sa sœur. []. Il est évident que Péguy a fait et tenu longtemps le vœu secret de prolonger en lui la vie du mort et sa pensée » (p. 115-116). On remarquera que quelques-uns des éléments pour une « psychanalyse existentielle » telle que la pratiquera Sartre pour comprendre ses auteurs de prédilection, sont réunis ici.

Bédier, Joseph (1864-1938). Ancien élève de lÉcole normale supérieure, il devient professeur à la même école où Péguy est son élève. Son nom est associé à celui de Gaston Paris, fondateur des études médiévales en France, à qui il succède au Collège de France en 1903. Germaniste et philologue de premier ordre, Bédier consacre sa vie à létude, à lenseignement et à lédition des œuvres les plus importantes de la littérature française du Moyen Âge dont il a transmis lamour à Péguy. Lauteur de Jeanne dArc fut aussi transporté par 625ce texte quest « lunique, le parfait, ladmirable Roman de Tristan et Iseut ». Bédier fut certainement, avec Michelet, le principal médiateur entre un Moyen-Âge que lépoque redécouvrait par les textes, et la posture médiévale de Péguy écrivain. Lui qui se voyait comme un contemporain de François Villon et des chroniqueurs comme Joinville et Froissart, quil cite par pages entières, pose à la critique littéraire le problème de lhistoricité, aussi important que celui de savoir quelle est la « philosophie » dune œuvre. Voir louvrage de Simone Fraisse qui a fait date, Péguy et le Moyen Age, Honoré Champion, 1978.

Benda, Julien (1867-1956). Critique littéraire de formation scientifique, dreyfusard de la première heure, il devient très proche de Péguy, en raison de leur situation atypique dans le paysage intellectuel et de leur mépris commun pour la bourgeoisie, que Daniel Halévyqualifiera de « complicité damertume ». Édité de 1903 à 1910 par les Cahiers de la quinzaine, il se retrouve finaliste pour le Prix Goncourt 1912, pour son roman, LOrdination,publié dans les mêmes Cahiers. De 1912 à 1914, il consacre trois ouvrages polémiques à la philosophie de Bergson, ce qui lui vaut lhonneur paradoxal dêtre lultime contradicteur de Péguy dans la Note conjointe sur la philosophie bergsonienne, interrompue par lordre de mobilisation générale en septembre 1914. Écrivain prolixe, Benda reste connu aujourdhui pour son essai de 1927 régulièrement réédité, La Trahison des clercs, qui pourfend les intellectuels et artistes qui se tournent vers la politique et trahissent selon lui la mission atemporelle du clerc idéalisé, opposé au clerc dévoyé par les idéologies, de droite comme de gauche. Voir, de Sarah Al-Matary, La Haine des intellectuels. Lanti-intellectualisme en France, Seuil, 2019.

Bergson, Henri (1859-1941). Issu par son père dune famille juive polonaise, et par sa mère dune famille juive anglaise, il entre à lÉcole normale supérieure en 1878, dans la promotion dÉmile Durkheim et de Jean Jaurès, obtient une licence en lettres avant dêtre reçu deuxième à lagrégation de philosophie en 1881. En 1898, Bergson devient maître de conférence à lÉcole normale supérieure ; en 1900, il est nommé au Collège de France où ses cours vont − avec lEssai sur les données immédiates de la conscience (1889) et Matière et mémoire (1896) –, nourrir la pensée de Péguy, qui prendra la défense de Bergson dont lœuvre, jugée menaçante par lÉglise, est mise à lIndex (décret du 1er juin 1914). Dans cette Note sur Monsieur Bergson et la philosophie 626bergsonienne (1914), Péguy valorise lopposition bergsonienne du « tout fait » et du « se faisant » : « Il y a quelque chose de pire que davoir une mauvaise pensée. Cest davoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que davoir une mauvaise âme, et même de se faire une mauvaise âme. Cest davoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que davoir une âme, même perverse. Cest davoir une âme habituée » (p. 497). Rolland, dans le chapitre « Ève et les ultima verba », ne ménage pas ses éloges pour lœuvre ultime de Péguy. Entre les deux guerres, Bergson évolue vers le catholicisme : « Je me serais converti, si je navais vu se préparer depuis des années [] la formidable vague dantisémitisme qui va déferler sur le monde. Jai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés » (Testament de Bergson du 8 février 1937, diffusé après sa mort en 1941, Correspondances, PUF, 2002, p. 1669-1671).

Bourgeois, André (1871-1944). Originaire de la même paroisse dOrléans que Péguy, il fut le fidèle administrateur des Cahiers de la quinzaine, avec la confiance maintes fois renouvelée du gérant. « Détenteur discret de beaucoup de ses secrets », il sest toujours montré réticent à répondre aux questions des biographes. À partir de propos de Bourgeois rapportés par René Johannet (voir ce nom), Rolland tente déclairer en particulier les relations de Péguy avec la foi catholique : « André Bourgeois aurait dit à Johannet quil retrouvait dans les Mystères de Péguy des morceaux entiers du Catéchisme dOrléans, tel quon lenseignait à la paroisse de Saint-Aignan. Mais sur lépreuve dun article de Lotte [reproduit en fac-similé dans lédition Albin Michel de 1945], Péguy ajoute de sa main cette ligne, parlant de lui à la troisième personne : “Péguy a bien su son catéchisme quand il était petit [] Mais il est évident (doit-on le dire) quil aime encore mieux son paroissien”. [] “Il ne doit guère fréquenter les docteurs” » (p. 546), allusion dirigée contre Saint-Thomas dAquin, proclamé docteur de lÉglise en 1879 par le pape Léon XIII, et contre son ami Jacques Maritain, néo converti rallié au thomisme de Rome.

Brunetière, Ferdinand (1849-1906). Critique littéraire, historien et de la littérature, nommé maître de conférences à lÉcole Normale Supérieure en 1886, il eut Romain Rolland comme élève. Il reste connu pour sa théorie de lévolution des genres littéraires, inspirée des thèses de Darwin (et qui fera lobjet de la critique de Péguy 627dans son Brunetière, texte posthume écrit en 1906, OPC II, p. 576-640), et, à ce titre, fut stigmatisé comme « moderne » par Péguy. Antidreyfusard non antisémite, il publie en 1886 une réfutation de La France juive, de Drumont, tout en reprochant aux intellectuels dreyfusards de se dévoyer en intervenant sur un terrain qui nétait pas de leur compétence. Rolland réhabilite en lui celui « qui fut renié par tous ses collègues de lUniversité (sauf Bédier), quand il rompit le pacte du “Parti intellectuel”, pour parler comme Péguy, en dénonçant lillusion du Progrès, et sen allant à Canossa » après sa conversion au catholicisme. « Nous nous sommes inclinés devant la sincérité de la crise qui le brisa, et devant la fière et digne mélancolie de sa fin. Nous aimons que Péguy rompe une lance pour sa défense », ajoute Rolland (p. 410)

Challaye, Félicien (1875-1967). Condisciple de lhistorien Albert Mathiez et de Charles Péguy à lÉcole normale supérieure, il fut reçu premier à lagrégation de philosophie en 1897 puis consacre une bourse détude à des enquêtes outre-mer qui lui font découvrir Inde, Java, Annam, Égypte, Japon. Devenu très proche de Péguy, qui le fait entrer en socialisme, il devient un ardent dreyfusard. En 1906, il publie un dossier explosif dans les Cahiers de la quinzaine, « Le Congo français », mais séloigne de son maître quand ce dernier rompt avec Jaurès. Rolland laccusera plus tard dêtre de « ces pacifistes, qui prétendent lannexer. [] Leur procédé est simple. Ils ne veulent connaitre que la Berquinade de jeunesse (La Cité harmonieuse, inspirée par lami Baudoin), et ils ne veulent rien connaître des Cahiers de 1910 à 1914 » (p. 560, note 82).

Claudel, Paul (1868-1955). Condisciple au lycée Louis le Grand de Romain Rolland, celui-ci ne le retrouve quà fin de sa vie en linvitant dans sa retraite de Vézelay, où ils ont de fréquents et francs échanges, notamment sur la « nature de Dieu ». « À en croire Claudel, rapporte Rolland, Dieu ne déteste point quon lui tienne tête et quon discute sa volonté. Sil est injuste (cela lui arrive), il ne refuse pas de le reconnaître, quand on lui démontre son injustice. Témoin Moïse, dans lExode : – “Repentez-vous du mal que vous voulez faire à votre peuple !…” – “Et Jahveh se repentit du mal quil avait parlé de faire à son peuple”. – Je nai point qualité pour me mêler du différend. Mais je constate que, sur ce point, comme sur tant dautres, à leur 628insu, Claudel et Péguy pensaient de même » (p. 548). Ils pensaient aussi de même sur les questions de technique poétique qui passionnaient les deux poètes : « Claudel, parlant de “la prose merveilleuse de Rimbaud, tout imprégnée jusquaux dernières fibres, comme le bois moelleux et sec dun stradivarius, par le son intelligible…”, caractérise, sans le savoir, le travail du Péguy des grandes heures : “toutes les ressources de lincidente, tout le concert des terminaisons… le principe de la rime intérieure, de laccord dominant posé par Pascal…” » (p. 571, note 113. Rolland cite ici larticle de Claudel, « Arthur Rimbaud », paru dans la NRF, le 1er octobre 1912)

Desjardins, Paul (1859-1940). Normalien, agrégé de littérature, il enseigne aux khâgnes des lycées Louis-le-Grand et Condorcet ainsi quau Collège Stanislas, puis à lÉcole normale supérieure de Sèvres. Il est un dreyfusiste de la première heure. Pour avoir fondé en 1893, LUnion pour laction morale − qui devient lUnion pour la vérité en en 1906, il se rapproche des Cahiers de la quinzaine dont il est un abonné, jusquen 1913, année de « la brouille à mort » de Péguy « avec les républicains, radicaux, socialistes, libres penseurs », déplore Rolland, qui ajoute : « Il flairait partout lennemi, la trahison. Il se croyait persécuté. Il était son propre persécuteur » (p. 392). Paul Desjardins reste connu et respecté comme le créateur des « Décades de Pontigny » réunissant intellectuels et artistes de toutes obédiences, qui se tinrent de 1910 à 1914, puis de 1922 au début de la Seconde Guerre mondiale dans labbaye de Pontigny, abbaye cistercienne du xxe siècle quil avait achetée en 1906, à la séparation des Églises et de lÉtat.

Durkheim, Émile (1858-1917). Né dans une famille juive alsacienne, ancien élève de lEcole normale supérieure, il soutient sa thèse sur La Division du travail social en 1893, et fonde LAnnée sociologique en 1896 dont le premier numéro parait en 1898. En 1902, Durkheim est chargé de cours à la Sorbonne où il remplace Ferdinand Buisson puis, en 1906, il y enseigne la science de léducation et est également professeur des Écoles normales qui forment les instituteurs de la République. Cest à ce titre quil provoque lhostilité unanime des tenants de lancienne Sorbonne. Perçue comme le cheval de Troie de « lidéologie de lÉtat Combiste et Jauréssiste, LÉcole sociologique française[] ne se contentait plus de faire de la pensée pour la pensée, de la philosophie pour la philosophie ; elle entendait, par lapplication 629des méthodes positives aux faits sociaux, étudiés de lextérieur et traitées “comme des choses”, “agir sur eux”, transformer méthodiquement les institutions et les mœurs » (p. 199). La vindicte de Rolland est partagée par Daniel Halévy, pour qui « le cours de Durkheim était le signe de linsolent mainmise dun groupe doctrinaire sur lenseignement de lÉtat », comme par Péguy lui-même qui consacre en 1906 et 1907 plusieurs Cahiers à discréditer la nouvelle discipline, lui déniant toute légitimité. Son acharnement contre une sociologie caricaturale relève souvent dune mauvaise foi polémique souvent teintée dhumour, − fait rarement perçu. Marcel Mauss (1872-1950), neveu de Durkheim et fondateur de lanthropologie française subit les mêmes quolibets (« Boite à fiches ») dérisoirement drôles de la part dun Péguy en réalité parfaitement conscient de la nécessité de « létude des phénomènes sociaux » (« De la raison », OPC I, p. 853). Voir Céline Barral, « Lécriture polémique : une contre sociologie », Péguy, le social, les sociologues, LAmitié Charles Péguy, no 159, juillet-septembre 2017, ainsi que Laurent Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France (1870-1914),Édition de la découverte, 1998, et « Péguy, le social, les sociologues », LAmitié Charles Péguy, no 159, juillet-septembre 2017.

Favre, Geneviève (1855-1943). Fille de Jules Favre, lun des fondateurs de la Troisième République, elle est issue dun milieu républicain, laïc, anticlérical, et pacifiste. Épouse de Paul Maritain de 1874 à 1886, elle est la mère de Jacques Maritain (Voir ce nom) qui devait devenir lami − trop zélé − de Péguy lorsque, redevenu catholique, lÉglise lui rappela lobligation de baptiser ses enfants, à quoi Péguy se refusa violemment jusquà congédier le convertisseur. Geneviève Favre demeura une authentique libre-penseuse, accueillant chez elle, rue de Rennes, les amis dobédiences très diverses de son fils. En 1938, elle confia dans trois livraisons de la revue Europe, ses Souvenirs pleins de la présence de Péguy quelle considérera toujours comme un « Envoyé » : « À moi séparée de toute religion, navait-il pas dit : “Vous êtes plus chrétienne dans votre petit doigt que tous les imbéciles dans leur appareil ?…” » (Europe, no 183, 15 mars 1938, p. 342). Cest elle encore qui recueillit ses confidences domestiques, amoureuses, religieuses, nhésitant pas à lui fournir généreusement laide financière quil lui demandait lorsque lexistence même des Cahiers630était menacée. « Jai limpression que, dans son for intérieur, il est resté “de la Commune” » (Europe, no 182, 15 février 1938, p. 155). Cest enfin chez elle, où il retrouve Blanche Raphaël, que Péguy passa ses deux derniers jours à Paris avant son départ pour le front le 4 août 1914. Dès le début du projet de livre sur Péguy, elle répond scrupuleusement aux questions de Rolland, convaincue quil était le seul mémorialiste que méritât Péguy.

Gillet, Louis (1876-1943). Historien de lart et de la littérature, il entre en 1896 à lÉcole normale supérieure, où il fait la connaissance de Charles Péguy et de Romain Rolland, quil a mis en relation. Il entretiendra longtemps avec ce dernier une correspondance publiée en 1949. Rolland, par-delà la longue brouille (1915-1940) provoquée la publication dAu-dessus de la mêlée, lui conservera son affection. Dans son Journal, à lannonce de sa mort, le jeudi matin 1er juillet 1943, il note : « Le coup me frappe au fond de lâme. Quil est cruel ! Quel raffinement pourrait-on dire de cruauté dans cette mort suivant immédiatement la retrouvance, la découverte du grand amour mutuel ! – Je ne men relèverai pas de longtemps. [] il était pour moi, le seul confident, le seul témoin du passé… les autres ne sont rien » (JV, p. 926). Il avait réalisé avec Jérôme et Jean Tharaud le Cahier VI-7 du 20 décembre 1904, consacré aux Primitifs français et les contes de la Vierge. On doit encore à Louis Gillet Stèle pour James Joyce, paru au Sagittaire en 1941, ouvrage clé consacré à lauteur alors interdit aux États-Unis dUlysse.

Halévy, Daniel (1872-1962). Appartenant par son père à une lignée dhommes de lettres dorigine juive allemande, et par sa mère à une dynastie dhorlogers protestants, il fut, pour les Cahiers de la quinzaine un collaborateur denvergure autant quun ami sans concession de Péguy. Forgée dans les combats de laffaire Dreyfus, cette amitié faillit se briser sur la question de lévaluation du dreyfusisme, question elle-même liée à lévaluation du siècle écoulé depuis la Révolution française. Trois textes majeurs issus de cette confrontation sont révélateurs de deux tempéraments opposés. Au désenchantement de D. Halévy dans Apologie pour notre passé, Péguy répond par la confession lyrique de Notrejeunesse. Conscient dêtre allé trop loin dans linvective, Péguy tente une conciliation dans Victor-Marie, comte Hugo,où, en homme du peuple retors, il sadresse directement (« Je 631vous parle au vocatif, Halévy ! ») à son ami, très cher, grand bourgeois parisien, en évoquant leurs longues marches sur le plateau de Saclay et leurs lecture communes, dont celle de Hugo, génialement commenté par Péguy. Trente ans après la mort de Péguy, Rolland trouve en Halévy, devenu lauteur dune magistrale monographie, Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine (1918, Payot & Cie), un précieux témoin : « Halévy assure quà la nouvelle du meurtre [de Jaurès], Péguy manifesta “une exultation sauvage” » (p. 514), réaction que contredit fermement Geneviève Favre auprès de R. Rolland : « Aucune parole de protestation na desserré ses lèvres, toute son attitude était celle dune terrassante, déchirante douleur intérieure. Que dire de plus ? Je ne le puis » (p. 514)

Herr, Lucien (1864-1926). Germaniste, agrégé de philosophie en 1886, bibliothécaire de lÉcole normale supérieure de 1888 à 1926, secrétaire de rédaction de La Revue de Paris concurrente aux Cahiers de la quinzaine, il fut pour Péguy et Jaurès, élèves de lÉcole, le père spirituel en socialisme, jusquà lAssemblée générale de la Société dÉdition du 18 janvier 1900, dont il publie le Rapport (Cahiers, II-9, 19 mars 1901) pour y dénoncer « un réquisitoire mouillé de tendresse, qui écrase son homme ». Rolland note qu« il ne supportait pas le partage de lamitié de Herr avec un Simiand ou un Léon Blum [membres du Conseil dadministration]. Ce lui était le pire des outrages. Quon examine de près chacune des amitiés quil a brisées, et qui se sont muées en haines : on y trouvera presque toujours une blessure de jalousie – ou refoulée ou avouée » (p. 138, note 91). Dans une lettre de 1920, citée par R. Burac, Lucien Herr juge que « par rancune dorgueil outragé, il [Péguy] ma méchamment, bassement, empoisonné dix années de ma vie », tandis que selon un témoin, Edmond-Maurice Lévy, Lucien Herr, au soir de sa vie, « ne parlait de Péguy, quavec une réelle émotion, sans acrimonie et sans dissimuler son admiration pour lécrivain et pour le penseur » (R. Burac, La Révolution et la grâce, p. 169). Voir également Jean Delaporte, « Le socialisme de Péguy », La Revue administrative, 19e Année, no 111, mai-juin 1966, p. 258-268. Les frères Tharaud (voir ce nom), dans Pour les fidèles de Péguy,édition Dumas, 1949, ont consacré un émouvant chapitre à Lucien Herr, « Lhomme obscur », et à ses relations avec Péguy.

Jaurès, Jean (1859-1914). Né à Castres, il est lenfant surdoué de lélitisme 632républicain (reçu en 1878 premier à lÉcole normale supérieure, puis agrégé de philosophie, et enfin docteur). Il entre en politique comme député en 1885 puis, après son soutien à la grève des mineurs de Carmaux, devient député socialiste en 1893. Cest en 1898 que, dans la bibliothèque de lÉcole, Péguy fait sa connaissance, lui vouant aussitôt ladmiration dun fils pour un père idéal. Déception et ressentiment seront à la hauteur de lamour déçu, se ralliera au ministère Combes, − cest-à-dire aux yeux de Péguy à « la démagogie combiste » − de 1902 à 1905. Lorsquil fonde son propre journal, le quotidien LHumanité, sans faire appel à la contribution de collaborateurs des Cahiers de la quinzaine,Péguy en nourrit aussitôt une rancœur inexpiable envers « cette horde de petits agrégés normaliens » (OPC II, p. 81) avides de servir sans aucun risque la cause dune République désormais installée. Suite à ce lâchage, Péguy relatera en termes vengeurs sa dernière visite à Jaurès, dans lintroduction au Cahier VII-5, du 19 novembre 1905, Courrier de Russie : « Il était lassé, voûté, ravagé. Je nai jamais vu rien ni personne daussi triste, daussi désolant, daussi désolé, que cet optimiste professionnel » − trait rédhibitoire (OPC II, p. 78) qui avait déjà valu à Jaurès les flèches au curare de La Chanson du roi Dagobert que le fils prodigue avait publiée en 1903, après avoir demandé à Rolland décrire « la musique de cette chanson ». Pour ne pas être reconnu, Péguy avait signé cette chanson du nom de lami à jamais perdu, « Pierre Baudouin ». Lorsque, en 1913, dans LArgent suite, Péguy demande à grands cris la guillotine pour Jaurès, on est reconnaissant à Rolland, qui rapporte les mots de Péguy, de se refuser à toute flagornerie envers son héros : « Il mest pénible de montrer cet homme que jaime, cet homme juste, ce grand homme, en proie, comme Saül, à ses démons. Mais jai promis – je me suis promis – de ne rien cacher. Et quelle leçon pour nous tous ! Qui, dans le cyclone des passions de ce temps, na participé, un jour, un instant, à ces poussées de bête sanguinaire » (p. 180).

Johannet, René (1884-1972). Prolixe journaliste et essayiste de la droite maurassienne (« Johannet observait sans plaisir quaux Cahiers,“il circulait un air juif” », p. 528), il devient, à la veille de la seconde guerre « le confident assidu » (p. 456) du dernier Péguy, et, à ce titre, un informateur de première main. Rolland se réfère essentiellement aux deux publications de Johannet, « Projets littéraires et propos 633familiers de Charles Péguy », Le Correspondant, 25 septembre 1919, et Vie et mort de Péguy en 1921. Mêlé au pamphlet intitulé « Ainsi parlait Romain Rolland », qui parait sous sa signature le 15 juin 1914 dans un numéro des Lettres, Johannet, « affirmera avoir été fortement encouragé par Péguy pour sa confection » (Robert Burac, Charles Péguy, La Révolution et la grâce, p. 266.). Trente ans plus tard, Rolland rapporte que « ce fut pour nous tous un soulagement, quand Péguy, prudemment sondé par Tharaud, se désolidarisa de son apologiste Johannet, dont il ne se montrait même pas très satisfait [] Tout cela na pas grande importance et ne vaut guère la peine de sy arrêter », conclut sereinement Rolland, qui a pourtant toutes les raisons de penser que Péguy « sétait exprimé, devant Johannet, en termes massacrants à mon égard » (p. 457). René Johannet fera partie de la Commission de censure de Vichy, qui délivrait, ou non, les permis dimprimer.

Langlois, Charles-Victor (1863-1929). Historien formé à « lécole méthodique » (la tâche de lhistorien est de trouver et rassembler les faits vérifiés afin de constituer une histoire qui sorganisera delle-même), cet ancien élève de lÉcole des chartes est lauteur dune Introduction aux études historiques en collaboration avec Seignobos, publiée en 1897. Il est resté pour la postérité cette autorité de lenseignement supérieur qui, sous un nom demprunt, – « Pons dAumelas », involontairement ridicule –, avait fait paraitre dans le numéro du 15 juillet 1911 de la Revue critique des livres nouveaux, un compte-rendu perfide du recueil Œuvres choisies 1900-1910, de Charles Péguy, le qualifiant pour finir, d« essai incohérent » (OPC III, p. 831). Cest à ce « Pons dAumelas » que lon doit la réplique bouffonne qui devait déclencher lécriture des deux grands pamphlets, LArgent, (où Péguy lui « règle son compte », sous le titre « Langlois tel quon le parle », OPC III, p. 828-847) prolongé par LArgent suite. Au-delà de lanecdote, ces pamphlets poursuivent la guerre de Péguycontre« toute la Sorbonne quil avait à découdre » (p. 409) à travers deux autres de ses illustres représentants que furent Lanson et surtout Lavisse, dont Rolland était lami et le protégé.

Lanson, Gustave (1857-1934), dreyfusard de la première heure, ancien élève de lENS, agrégé de lettres puis docteur en 1887, il est la figure majeure de la réforme des études littéraires jusquau milieu du 634xxe siècle, et sest attaché à promouvoir la dissertation et lexplication de texte, − lecture détaillée dextraits −, au rang dexercices pédagogiques toujours en vigueur dans lenseignement, du lycée aux concours de recrutement. Mais Péguy, qui fut son élève à lÉcole normale supérieure, se souvient surtout du représentant dune histoire littéraire positiviste esquivant tout contact direct avec le texte, jusquau jour, où « il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille. [] Mais tout le monde avait compris que celui qui comprend le mieux Le Cid, cest celui qui prend Le Cid au ras du texte ; dans labrasement du texte ; dans le dérasement du sol ; et surtout celui qui ne sait pas lhistoire du théâtre français » (LArgent suite, OPC III, p. 860-862), thèse fondamentale abordée pour la première fois en 1904 dans Zangwill à propos de la « catastrophe » du cours de Lanson sur Corneille (OPC I, p. 1432 et suiv.).Rolland, qui sait être drôle, donne une lecture aussi minutieuse que savoureuse de ce Cahier, en mimant le réquisitoire hyperbolique de Péguy, où « Langlois, Lanson, Lavisse…[sont] devenus les ennemis publics, les destructeurs de la France, ceux qui rongent toute grandeur, où quelle soit [], ceux qui sacharnent depuis trente ans à ruiner tout ce qui restait encore debout en France, qui dénivellent Dieu, lÉglise, la patrie, larmée, les mœurs, les lois ». (p. 411 et suivantes).

Lavisse, Ernest (1842-1922), « instituteur national » comme le surnomme Pierre Nora dans Lieux de mémoire, fondateur de lenseignement de lhistoire à lécole sous la forme de manuels dhistoire de France, dont se moque déjà Péguy dans larticle paru dans La Revue blanche du 15 novembre 1899, sous le titre « Le Ravage et la réparation ». Directeur de La Revue de Paris qui avait accueilli le jeune Rolland à ses débuts, Lavisse aura occupé toutes les fonctions dun intellectuel promu haut fonctionnaire de la IIIe république. À ce titre, il provoque lire de Péguy (voir notamment son portrait charge, Restait M. Lavisse, texte posthume, 1911, OPC III, p. 380 et suiv., ainsi que les pages 484-485 du Fernand Laudet), tandis quil trouvera toujours en Romain Rolland, qui fut son élève et collègue, un fervent défenseur : « Ceux qui ont écrit sur Péguy ont trop facilement accepté ses arrêts furieux : les victimes ne les intéresse plus. Je défendrai, moi, ce vieux homme, ce Lavisse [], pas seulement le maître à la voix chaude, qui avait le don danimer toutes ses leçons », mais aussi celui 635qui avait conjuré son ancien élève de ne pas quitter la Sorbonne, et de ne pas « rompre avec le bel enseignement quil avait contribué à my faire assigner : (et il avait raison, cest moi qui ai eus tort, je le reconnais : javais beaucoup à dire encore dans cette chaire, et jai manqué, par un besoin maladif dévasion, à une de mes tâches essentielles : ce nest pas la seule erreur de ma vie » (p. 455). Ce genre dexamen de conscience nest pas la moindre des qualités de cette vie de Péguy.

Lazare, Bernard (1865-1903). Juif athée et anarchiste, Lazare Marcus Manassé Bernard, – qui inversera prénom et patronyme pour entrer en littérature et en journalisme, avant que Péguy scelle par un trait dunion prénom et patronyme, – publie LAffaire Dreyfus – Une erreur judiciaire en Belgique en novembre 1896. Romain Rolland voit en lui lun des « directeurs de conscience » des Cahiers, rappelant que, peu avant sa mort survenue des suites dun cancer en 1903, il dictait à Péguy sa Consultation du 6 août 1902, sur LaLoi et les congrégations (OPC I, p. 1003-1010). On lira notamment« Bernard-Lazare », texte posthume de Péguy consacré à lhistoire du dreyfusisme, écrit en 1903 (OPC I, p. 1207-1245). Notre jeunesse lui élève en 1910 un tombeau : « Il avait une douceur, une bonté, une tendresse mystique, une égalité dhumeur, une expérience de lamertume et de lingratitude [] Il vécut et mourut comme un martyr. Il fut un prophète. Il était donc juste quon lensevelît prématurément dans le silence et dans loubli », en même temps quil prononce son oraison funèbre, lune des plus saisissantes jamais écrites depuis Bossuet, sans la chapelle du Palais de Louvre : « Voilà lhomme, voilà lami que nous avons perdu. Pour un tel homme nous ne ferons jamais une apologie, nous ne souffrirons jamais quon en fasse une. [] Il fut un héros et en outre il eut de grandes parties de sainteté. Et avec lui, nous fûmes, obscurément des héros » (Notre jeunesse, OPC III, p. 94), mots qui devaient aller droit au cœur de R. Rolland.

Lotte, Joseph (1875-1914). Confident fidèle de Péguy (« le cher Lotte ») dont il note tous les entretiens, il est, à ce titre, lune des sources les plus fécondes de Rolland. Il publie jusquà sa mort en 1914, quelques jours après celle de Péguy, le Bulletin des professeurs catholiques de lUniversité, quil a fondé en janvier 1911. Cest dans ce Bulletin, que Péguy fait paraitre le célèbre « communiqué », reproduit en tête dUn Nouveau théologien, M., Fernand Laudet, en vue de 636riposter à lauteur de larticle paru le 17 juin 1911 dans La Revue hebdomadaire de F. Laudet, son directeur, sous la signature dun certain François Le Grix rendant compte du Mystère de la charité de Jeanne dArc,quil accuse de sattaquer« aux vérités essentielles de notre foi »(OPC III, p. 393). « On imagine la “démesure” (cest le mot antique, “lhybris”auquel il faut toujours revenir pour qualifier ces œuvres polémiques de la fin) », commente Rolland (p. 309) pour expliquer « les inimitiés puissantes quil [Péguy] va déchaîner » et lui interdire toute reconnaissance de ses pairs. Cest à Romain Rolland ainsi quà Geneviève Favre, et surtout à Joseph Lotte que Péguy confie sa position de « catholique “demi-rebelle” », sans besoin de lÉglise et des sacrements : « Je vis sans sacrements. Cest une gageure… Mais jai des trésors de grâces…une surabondance de grâces inconcevable » (« Conversations avec Lotte », 27 septembre 1912, dans Charles Péguy, Lettres et entretiens, éditions LArtisan du livre, publié par Marcel Péguy en 1927).

Maritain, Jacques (1882-1973). Fils de Geneviève Favre (voir ce nom) − elle-même fille de Jules Favre lun des pères fondateurs de la IIIème république − né protestant, il se convertit en 1906 au catholicisme sous la férule de Léon Bloy, en même temps que Raïssa Oumançoff, immigrée juive originaire dUkraine, quil rencontre à la Sorbonne et épouse en 1904. Étudiant en philosophie (agrégé en 1905), il est abonné aux Cahiers de la quinzaine dès 1900 et présenté à Péguy par Robert Debré en 1901, au Collège libre des sciences sociales. Entrainé par Péguy, il suit avec son épouse les cours dHenri Bergson au Collège de France, qui lenthousiasme, avant de sen éloigner à partir de 1908, sous linfluence du dominicain Hubert Clérissac qui, devenu leur conseiller spirituel, initie le couple à la pensée de Saint Thomas dAquin (Rolland résume les étapes principales des déclarations papales imposant depuis Léon XIII, la doctrine du Docteur Angélique, p. 488, n. 314). Lincompréhension de Maritain, le convertisseur, emportera lamitié, jusquà la rupture définitive. Voir Péguy au porche de lÉglise, Correspondance inédite, Jacques Maritain-Dom Louis Baillet.

Marix, Eddy (1880-1908). Ancien élève du collège Sainte-Barbe où il rencontre Péguy, abonné de la première heure aux Cahiers dont il devient lun des collaborateurs, juif dreyfusiste, il devient avocat à la cour dappel de Paris et conseil juridique de Péguy et des Cahiers637dont il établit un bilan de la santé financière (très inquiétante) le 30 octobre 1905. Contre le théologien thomiste Jacques Maritain, Eddy Marix fut lun de ceux (Bernard Lazare, Jules Isaac, Edmond-Maurice Lévy) qui entrainèrent leur ainé vers son enracinement dans un judaïsme chrétien (voir Robert Burac, Charles Péguy et ses amis juifs, lAmitié Charles Péguy, no 86). Toujours en tant que conseil juridique, Marix sinterpose entre lauteur de Jean-Christophe et son irascible éditeur lors de laffaire de la librairie Ollendorf pour éviter la rupture. Atteint dune grave maladie, sa mort à vingt-huit ans affecte profondément Péguy qui lui dédicacera Le Porche du mystère de la deuxième vertu, en mémoire de La Tragédie de Tristan et Iseult que Marix avait publiéedans le Cahier VI-15 « pour le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques »de 1905.

Monod, Gabriel (1844-1912). Il cofonde en 1876 la Revue historique qui marque la naissance dune nouvelle école historiographique, lécole méthodique, patronnée par des autorités intellectuelles telles que Duruy, Taine, Fustel de Coulanges, Renan, mais aussi Jules Michelet. Professeur à lÉcole normale supérieure en 1880 pour suppléer Lavisse, il y est nommé maitre de conférences en 1888. Cofondateur de la Ligue des droits de lhomme, Monod est lun de ces intellectuels protestants minoritaires qui, contre le clergé catholique, prirent, les premiers, position en faveur de linnocence de Dreyfus, ce que Péguy noublie jamais de rappeler. Dans ses Mémoires, Rolland rappelle tout ce quil doit à ce professeur, son désir et son choix de faire de lhistoire, louant « la vaste somme de connaissances et léquité du magnanime Gabriel Monod » (Mémoires et fragments du journal, p. 48), comme il rappelle aussi quune génération de normaliens avait été formée, sensibilisée à lidée de limminence de la guerre : « Même notre bon maître, lhistorien grave et pondéré, Gabriel Monod, périodiquement nous avertissait de nous tenir prêts pour les moins prochains. Et jai su, depuis, quil disait vrai » (p. 181). Voir Romain Vaissermann, Gabriel Monod-Charles Péguy : vie et mort dune amitié dintellectuels, Extraits de leur correspondance inédite (1900-1911), Mil neuf cent. Revue dhistoire intellectuelle 2002/1 (no 20).

Naudy, Théophile (1847-1928). Directeur de lÉcole normale dinstituteurs du Loiret à Orléans de novembre 1880 à 1894, il publie en 1882 son manuel de pédagogie LÉcole – Éducation et instruction en commun. Il était 638« lhomme, écrit Péguy, à qui je dois le plus » et qui, avec une bourse municipale, le fit entrer en sixième classique, dans le royaume enchanté sur latin : « “il faut quil fasse du latin”, avait-il dit ». Conscient du fossé entre les classes sociales, Rolland ajoute : « Les petits bourgeois que nous avons été nimaginent guère léblouissement que fut pour le petit bonhomme sérieux et passionné, du peuple travailleur, la déclinaison de rosala rose, et les “parterres de fleurs”quelle ouvrit à lâme de lenfant [] Toute sa vie en fut changé. Aussi nomme-t-il M. Naudy, son “père” », ce père à qui il consacrera le Cahier, LArgent, (p. 397). M. Naudy devint plus tard un collaborateur des Cahiers reconnaissant en publiant Depuis 1880, – lenseignement primaire et ce quil devrait être (Cahiers,XIV-7).

Ollendorff, Librairie, maison dédition, avec laquelle, au cours de lété 1905, Péguy négocie de nouvelles conditions financières pour les cahiers de Jean-Christophe, tandis que dordinaire, les auteurs publiés par les Cahiers de la quinzaine, sengagent à leur laisser les droits quils rapporteraient, comme il va de soi dans « une institution communiste » telle que les Cahiers. Mais puisquil se voyait publié en dehors des Cahiers, Rolland « revendiquait le droit de ne pas être traité en esclave et de conserver la propriété littéraire de ses écrits » (Robert Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 195). Au terme de ce différent, le « despotisme naturel » du gérant qui « sexacerbait dans ces circonstances » (p. 188), Péguy « par une lettre de rupture dépitée », rendit sa liberté à Rolland et signa un nouveau contrat avec Ollendorff. Péguy accepta néanmoins la main tendue le 1er décembre 1905, − tout en prévoyant la publication vengeresse dun portrait au vitriol de Rolland en caricature de ces « kantiens » quil abhorrait. Le lecteur peut lire aujourdhui ce portrait « énhaurme » dans lessai posthume, Heureux les systématiques (OPC II, p. 309-311), que Péguy ne publiera pas.

Péguy, Désiré (1846-1873). Comme le relate Péguy dans un texte séminal, Pierre, Commencement dune vie bourgeoise écrit en 1898 et publié en 1934 à la NRF, son père, artisan menuisier presque illettré né à Saint-Jean-de-Braye, près dOrléans, mourut dun cancer contracté durant le siège de Paris par les Prussiens, où il avait été appelé parmi les mobiles du Loiret : « Javais dix mois quand mon père est mort ; cest pour cela que je ne lai jamais connu. » (OPC I, 639p. 152). Lorphelin ne connut de son père que ce que lui en a dit sa mère, qui conservait religieusement quelques reliques dont une lettre envoyée depuis le front à sa propre mère, et quelle lui lisait enfant, – à lui qui affirmera en 1914 dans la Note conjointe sur M. Descartes,que « lanonyme est son patronyme. Lanonymat est son immense patronymat » (OPC III, p. 1299). Robert Burac souligne à juste titre que, pour Péguy, – comme pour tous les communards et leurs sympathisants −, lidée sétait imposée que les officiers qui sétaient laissé encercler à Sedan et Metz étaient des traitres, de même quà ses yeux seront des traitres les dreyfusards ralliés au socialisme dÉtat, puis les intellectuels enrôlés par la Sorbonne. Dans ce récit autobiographique tout en ironie retenue (« Les bons ouvriers ne font jamais de politique, parce que cest encore pire que de se saouler », ibid., p. 155), écrit à la manière dun sociologue du mythe bourgeois de lenfance modèle, Pierre Péguy rapporte ses premiers conflits avec son patronyme, dans la cour de récréation de lécole : « Je leur dis que je mappelais Durand ; ils mappelèrent ainsi plusieurs fois pour bien se mettre ce nom dans la mémoire » (op. cit., p. 166), inaugurant ainsi la longue série des pseudonymes qui signeront ses premiers textes, comme pour effacer le nom du père. Selon son propre fils aîné, Marcel, Charles ne sera jamais vraiment reconnu dans sa belle-famille, alors même que, par le mariage de sa fille, Mme Baudouin « souhaitait quil lui procurât lexacte restitution du fils perdu », (R. Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 199). Romain Rolland observe que ce nest que beaucoup plus tard, dans LArgent, quil prendra le parti, face à la solitude et à lécroulement de ses projets, de mythifier son enfance (« Lenfance est restée pour lui le paradis avant la chute », p. 397).

Péguy, Marcel (1898-1972). Sa place daîné dans la fratrie de trois enfants, et plus encore le prénom élu de lami défunt, lui valut toute lattention de Péguy qui, avec sa femme et sa belle-mère, assura son instruction jusquà lapprentissage avancé du grec. Marcel deviendra léditeur intellectuel de Péguy après sa mort, dabord en poursuivant lentreprise des Cahiersde la quinzaine jusquen 1934, et en publiant deux ouvrages importants. Le premier, avec Emmanuel Mounier et Georges Izard, La Pensée de Charles Péguy (1931),le second, onze ans plus tard, Le Destin de Charles Péguy, ouvrage informé de première main auquel se réfère 640souvent Rolland tout en dénonçant les convictions politiques maréchalistes de ce fils égaré. Dans lIntroduction (p. V-IX), effacée de la réédition de 1946 – épuration oblige –, Marcel Péguy entonne le refrain antiparlementaire et raciste : « Le racisme de mon père est essentiellement chrétien et son christianisme est essentiellement raciste. » Un racisme à la française, dans la mesure où Péguy voulait, selon lui, une politique centrée sur « un pays, une race, un chef [] et jusquau terme de national-socialisme qui la désigne en un pays voisin ». Le contresens sur le mot « race », toujours employé au sens de « lignée » par Péguy, sans aucune connotation raciale, fera laffaire dintellectuels de gauche, qui feindront dignorer ce que Péguy naura jamais cessé de marteler : « Les antisémites parlent des juifs. Je préviens que je vais dire une énormité :les antisémites ne connaissent point les juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point »(Notre jeunesse). Voir Daniel Bensaïd, Un nouveau théologien, Bernard-Henri Lévy, Nouvelles Éditions Lignes, 200, p. 22. Toujours à ce sujet, on se reportera à Jules Isaac, compagnon de Péguy au lycée Lakanal en 1891-1892, devenu historien et codirecteur du Cours dhistoire Malet et Isaacen 7 volumes(Hachette, 1923-1930). Jules Isaac attendra sa quatre-vingtième année pour livrer son Expériences de ma vie : Péguy, (1960), ouvrage essentiel qui complète sur un plan très personnel louvrage de Romain Rolland.

Psichari, Ernest (1883-1914). Petit-fils de Renan par sa mère, issu dun milieu fortuné, élevé dans la morale républicaine laïque, il devient lieutenant dartillerie coloniale en Mauritanie et entretient avec Péguy une correspondance évoquée à la fin de Victor-Marie, Comte Hugo : « Vous qui connaissez la brousse et le bled, allons vous êtes bon. [] Ernest Psichari, mon enfant, vous aussi vous serez de mon parti » (OPC III, p. 344). LAppel aux armes, publié en 1913, est dédicacé « à mon bon maître Charles Péguy, de toute ma profonde affection ». Encore considéré « comme mon fidèle ami » dans LArgent suite (OPC III, p. 907), il se détourne de lui, dès lors que, touché par la foi, Psichari se laisse guider par des hommes dÉglise comme Jacques Maritain et le père dominicain Clérissac (voir les Souvenirs de Geneviève Favre Favre). Ce retournement intéresse au plus haut point Rolland : « Cest ici que ceux qui tentent dannexer Péguy, comme fils soumis à lÉglise, sont rebuffés. Péguy, quaurait dû, en toute justice, réjouir cette conversion de son “frère chéri”, est atterré. 641[] “– Nous devons prendre le deuil dErnest : il est perdu pour nous ; il est pris par les curés…” » (propos rapporté par Geneviève Favre, p. 427). Le lieutenant dartillerie coloniale Ernest Psichari est tué lors la « bataille des Frontières » à Rossignol en Belgique, le 22 août 1914.

Raphaël, Blanche (1878-1960). Jeune intellectuelle agrégée danglais issue dune famille juive dAlsace, sœur de Gaston Raphaël, germaniste et collaborateur estimé des Cahiers, elle fait, en 1899, la connaissance de Péguy, qui en éprouve progressivement une violente passion, − non déclarée. Geneviève Favre évoque dans ses Souvenirs, une « communion parfaite : cétait pour ce “grand cœur orageux dévoré damour”, [] un absolu », demeuré intact après le soudain mariage de Blanche en juillet 1910 avec un certain Marcel Bernard, dont elle eut une fille que Péguy aima comme sa propre enfant. Rolland relate une conversation significative avec Mme Favre qui « veut simaginer que cest Melle Raphaël qui, en juive résolue devant le destin, a brusqué son mariage, pour sortir de la situation sans issue. Moi, je pense que Péguy, pour rendre son sacrifice plus complet, lui a laissé ignorer ses tourments, quelle na su quaprès quelle était mariée. – Il aimait son humeur joyeuse et libre » (JV, p. 787). « Je nai rien fait pour vous », confia-t-elle un jour à Péguy, qui lui répondit en forme de laconique gratitude : « Vous avez fait un poète », ce dont témoigne le destin poétique de cet amour renoncé qui essaime dans quelques œuvres majeures comme Notre jeunesse, le Porche du mystère de la deuxième vertu, la « Prière de report » et la « Prière de confidence » des Tapisseries de Notre-Dame, puis, à titre posthume, des Quatrains composés à son intention (ou Ballades du cœur qui a tant battu en mémoiredu Testament de Villon). Respectueux de son maître et ami, Rolland tait le nom de cette jeune femme, tout en consacrant à cette passion quatre pages brûlantes de son chapitre « La venue de la grâce » (p. 287). « LInnominata »,selon le surnom que lui avait attribué la petite communauté des Cahiers,parviendra à échapper aux persécutions pendant lOccupation nazie.

Seignobos, Charles. Voir Charles-Victor Langlois.

Sorel, Georges (1847-1922). Parfois considéré comme « la boîte noire » des Cahiers, théoricien du syndicalisme révolutionnaire, auteur de Réflexions sur la violence, paru en 1906,ila longtemps tenu, au cours 642des réunions du jeudi après-midi dans la Boutique des Cahiers de la quinzaine, le rôle dintellectuel critique libre de sa parole, à la fois envié et encouragé par Péguy, jusquà la publication de Notre jeunesse, où son appréciation du dreyfusisme, comme celle de Daniel Halévy, est fermement remise en cause. Soupçonné par Péguy dantisémitisme pour avoir « refusé de dassocier à sa campagne, en faveur de Benda [auteur de lOrdination édité en 1912 par les Cahiers de la quinzaine], pour décrocher le prix Goncourt [] », il se désabonne définitivement. « Dune part, cétait la brouille à mort avec les républicains, radicaux, socialistes, libres penseurs, – dautre part avec les syndicalistes et avec le parti de lOrdre » (p. 393). Après la rupture consommée avec Jaurès, Romain Rolland observe en historien que « vont suivre, bien au-delà de la vie et de la mort même de Péguy, les quarante années que nous venons de vivre de combats furieux entre les socialismes marxistes et les dissidences révolutionnaires, antimarxistes, hypermarxistes, trotzkystes, anarchistes, fascistes se réclamant de Sorel, tout ce volcanisme qui convulse et déchire lécorce de notre ère » (p. 159). Voir la pertinente étude de Marcel Péguy, La Rupture de Charles Péguy et de Georges Sorel, 1er janvier 1929, « Douzième cahier de la dix-neuvième série », chez LArtisan du Livre.

Spire, André (1868-1966). Né dans une famille juive, entré à lÉcole libre des sciences politiques, puis sur concours, au Conseil dÉtat (1894), quelques mois avant le début de laffaire Dreyfus, au cours de laquelle il se bat en duel avec un polémiste de la Libre Parole, le journal antisémite dirigé par Édouard Drumont, il est un fidèle abonné des Cahiers. Il trouve la révélation de son identité juive en découvrant, à la fin octobre 1904, le poème Chad Gaya ! de lécrivain Israël Zangwill (voir ce nom), et adhère à en 1905 à la Jewish Territorial Organization, que fonde Zangwill en vue de la création dun foyer national juif hors de Palestine (Robert Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 164). Le 31 décembre 1905, le Cahier VII-8 publie son recueil de poèmes, Et vous riez !, en tête duquel, Péguy insère, sous le titre Louis de Gonzague, un texte critique majeur quil faudrait citer dans son intégralité : « Une œuvre affirme son rythme et prouve sa technique. Sans préface ni commentaire. Et son œuvre à lui se défend le mieux que tout autre » (OPC II, p. 387). Dans lÉpilogue de son livre, Rolland, très attentif aux relations entre les 643christianisme et judaïsme, cite le projet de Péguy dune « Lettre ouverte à André Spire sur la célébration du Vendredi-Saint », pour protester contre lidée que se faisait Spire des sentiments antisémites que devait inspirer cet Office : « Ce ne sont pas, disait Péguy, les Juifs qui ont crucifié Jésus-Christ, mais nos péchés à tous, et les juifs qui nont été que linstrument, participent comme les autres à la fontaine du salut » (p. 578). Exilé aux États-Unis pendant la seconde guerre, il y rédige son très grand livre, Plaisir poétique et plaisir musculaire, essai sur lévolution des techniques poétiques,José Corti, 1949, 1986, fréquemment cité par Henri Meschonnic dans Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982.

Tharaud, Jérôme (1874-1953) et Jean (1877-1952). Les Tharaud sont des amis de jeunesse de Charles Péguy. Cest à la Librairie Georges Bellais puis dans les Cahiers de la quinzaine quils publient leurs premières œuvres. Chroniqueurs avant dêtre romanciers, ils sinspirent souvent de faits ou de personnages quils ont effectivement connus. Leurs prénoms de baptême sont Ernest et Charles, et cest Péguy qui leur donne plus tard les prénoms de Jérôme et Jean. Jérôme est élève à lÉcole normale supérieure. Ils seront tous deux élus (1938 puis 1946) à lAcadémie française. En 1901, Jean devient le secrétaire de Maurice Barrès, poste quil occupe jusquà la Première Guerre mondiale. Pour comprendre comment opère Rolland exégète de Péguy, lisons cet extrait significatif : « Des meilleurs amis de Péguy, les Tharaud, mont parlé dun Péguy optimiste quils ont connu, à ses débuts, et qui, selon eux, naurait passé au pessimisme quaprès 1910. [] Quant à moi, je nai jamais vu dans les Cahiers, dès leur début, quun pessimisme de fond, âpre, douloureux, intense, irrémédiable, cet “accablant pessimisme”, comme il écrit (11e Cahier), “de lépouvantable drame dreyfusard, du triste travail de remédiation dune majorité malade par une minorité saine”. – Et quelle est petite cette minorité ! Comme elle suit mal celui qui sépuise à léveiller ! » (p. 154). Leur brève nouvelle, Bar-Cochebas, notre honneur,inspirée dun épisode de lhistoire juive et publiée dans le Cahier VIII-11, du 3 février 1907, est supplantée par lessai polémique de Péguy sur « la métaphysique intellectuelle moderne », qui fait passer au second plan ce récit exotique teinté dantisémitisme. Sur les Tharaud, voir la mise au point de Michel Leymarie « Les frères Tharaud, De lambiguïté du “filon 644juif” dans la littérature des années vingt », Archives Juives 2006/1 (Vol. 39). Deux ouvrages des Tharaud ont fait date : Notre cher Péguy, (1926) et Pour les fidèles de Péguy (1949). Sur Notre cher Péguy, voici ce que répondait Rolland à une question de Frantisek Laichter : « Ces maîtres de lexpression ont mis de côté, avec nonchalance, tout ce qui importait à Péguy, tout ce qui était décisif pour lui, “sub specie aeterni”, tout en quoi consistait la vision du salut éternel de son pays, de son prochain et de lhumanité contemporaine ». La responsabilité, avec laquelle Péguy sefforçait de sacquitter envers les problèmes et les tâches de son époque – de la nôtre, que signifiait-elle, en fin de compte, pour ces narrateurs charmants ? Dans le cas de Charles Péguy, de cette source inépuisable dénergie spirituelle et morale, les frères Tharaud préférèrent sappliquer à ce quils trouvaient dextravagant et de ridicule en marge de son effort déditeur et de ses campagnes. Des petits détails pittoresques et des anecdotes pseudotypiques masquent leur incompréhension fondamentale de la pensée de Péguy. Lettre de Romain Rolland du 2 février 1925 à Frantisek Laichter, « Péguy, par Frantisek Laichter, avec des lettres inédites de Romain Rolland », présenté par Auguste Martin, FACP, Mensuel 58 F, avril 1957.

Variot, Jean (1881-1962). Cet érudit alsacien attiré par Péguy et par le syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel, futur auteur de nombreux romans, essais, comédies musicales représentatifs de la Belle époque, est un écrivain nationaliste maurassien qui fonde LIndépendance,revue de culture, qui publiera 48 numéros en moins de trois ans (mars 1911-août 1913). Avec sa perspicacité dhistorien, Rolland en fait un témoin caractéristique des relations royalistes de Péguy : « Jean Variot, trop intelligent pour ne pas avoir discerné les deux Péguy, – le grand poète religieux et national, quil veut bien reconnaitre comme sien, – et celui qui nétait pas le sien, le grand démocrate, – a le franc cynisme de réclamer lamputation de lun des deux. – “Quon le veuille ou non, lœuvre de Péguy est à filtrer, avec le plus grand soin” (La légende et la vérité de Péguy, dans la revue Aspects, 5 novembre 1943) – On sait ce que cela veut dire, dans un temps et sous le joug, qui ont fait revoir au monde les bûchers de livres » (p. 528).

Zangwill, Israël (1864-1926). Né à Londres dans une famille de Juifs russes émigrés, il publie, selon les mots mêmes de Péguy adressés à 645la traductrice, Mathilde Salomon, l« étrange et admirable poème » quest Chad Gaya, nouvelle extraite des Rêveurs du ghetto. De la préface prévue, Péguy, selon une manière érigée par lui en méthode, tire un texte autonome, intitulé Zangwill,qui va devenir le premier grand manifeste dirigé contre lécrasement des textes par les méthodes historiques du commentaire de texte, inspirées de Taine, lauteur de La Fontaine et ses fables et de Renan, auteur de LAvenir de la science, cest-à-dire « le système de tout le monde moderne » (OPC I, p. 1442). À quoi parvient lhistorien moderne formé par Taine et Renan, « si parfaitement, si complètement, si totalement renseigné sur les conditions mêmes qui forment et qui fabriquent le génie » (Zangwill, OPC I, p. 1439) ? : à « transporter en bloc les méthodes scientifiques modernes dans les domaines de lhistoire et de lhumanité » (Ibid., p. 1415), que Péguy baptise la « méthode de la grande ceinture » (p. 1407). Il lui oppose, comme le résume admirablement R. Rolland, « la méthode intuitive qui est la sienne » (p. 206), – et « dont le choc vital éveille dautres vies, et, de lune à lautre, propage son feu qui salimente des essences diverses et, devenu incendie, de forêt en forêt, bondit… » (« Entretien avec Pierre Lhoste », 18 novembre 1943, Paris-Midi, p. 1-2).

Jérôme Roger