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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Rhétorique de la requête (xvie-xviie siècles)
  • Auteur : Goyet (Francis)
  • Résumé : Dans le sillon du rhetorical turn des années 70-90, le présent ouvrage ouvre une voie d’exploration prometteuse en ne s’intéressant pas aux grandes orationes, mais aux petits types de discours, très fréquents dans les corpus des littéraires. Ils ne sont pas moins techniques que les orationes, se situent certes hors contexte institutionnel mais dans un cadre d’Ancien Régime très hiérarchisé. L’étude de leur pratique relève de la rhétorique et confine à l’anthropologie.
  • Pages : 7 à 18
  • Collection : Rencontres, n° 607
  • Série : Rhétorique, stylistique, sémiotique, n° 12
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406158448
  • ISBN : 978-2-406-15844-8
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15844-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/01/2024
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Rhetorical turn, types de discours, institution, technique rhétorique, pratique rhétorique
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Préface

Sous ses faux airs de tranquille évidence, le présent volume est un jalon très important dans lhistoire déjà longue du rhetorical turn. Le retour de la rhétorique depuis les années 1970 retrouve, enfin, un autre retour ou renaissance, celui des années 1520. La vision est plus large, parce quelle est moins limitée à la seule théorie, et à la théorie des seuls grands traités classiques de lAntiquité, ou de leur innombrable descendance.

1. Le rhetorical turn a commencé un peu à laveuglette, sans se rendre compte que lhistoire bimillénaire de la rhétorique comptait au moins deux théorisations, et donc deux types de pratique.

Dans les années 1970, lair du temps était à la théorie, souvent très abstraite. Face au scientisme triomphant de lépoque, il fallait que nos domaines soient eux aussi qualifiés de sciences, et ce furent les « sciences humaines », vaste champ où les années 60 ont vu le triomphe de la linguistique et du structuralisme. En termes de dignité, la rhétorique devait impérativement se présenter elle aussi comme une théorie, et si possible une théorie « générale », autre grand mot de lépoque. Les études se sont alors focalisées sur ce qui figurait dans les rayonnages des bibliothèques, cest-à-dire les traités classiques de lAntiquité, avec une préférence marquée pour le plus philosophique de tous, la Rhétorique dAristote, le seul qui semblait faire le poids face à la détestation de la rhétorique par Platon. En France, ce qui était disponible en « Budé », cétait, pour la Rhétorique dAristote, les livres I et II (CUF 1931 et 1938 ; le III en 1973) ; pour Cicéron, le De Oratore (1922-1930) et lOrator (1964) – personne nouvrit le Brutus (1923) et les Partitiones (1960). Pour Quintilien, il fallut attendre 1975-1979 : on se servait encore de la traduction Bornecque des années 1930, chez Garnier, fort bonne mais à lannotation étique.

Cet intérêt pour la théorie a été très productif, avec entre autres la multiplication des éditions de traités : outre Quintilien, le De Inuentione de 8Cicéron (1994) et la Rhétorique à Herennius (1989), Denys dHalicarnasse, Hermogène, Aphthonios, Démétrios… – pour sen tenir à lAntiquité et à la CUF. Mais à un moment donné, lexcitation est passée, et la rhétorique a connu le même sort que la linguistique et le structuralisme. De ce désamour Marc Fumaroli est le témoin le plus éclatant et le plus précoce, quelque part entre son élection au Collège de France (1986) et celle à lAcadémie française (1995). Ce grand héraut de la discipline la quitte en réalité assez vite pour sintéresser à dautres domaines. Certes, il dirige encore la monumentale Histoire de la rhétorique dans lEurope moderne (1999), mais, précisément, il nen rédige rien.

Un moment intellectuel sachève quand il a épuisé ce quil pouvait produire qui paraisse neuf et porteur. Rétrospectivement, on pourrait dire que livresse théorique des années 60-70, so French, a permis à la rhétorique de se faire une place au soleil dans les années 80-90, en jouant à la fois la continuité (je suis une théorie) et la rupture (je suis moins abstraite que vos formalismes), avec pour grand moment-charnière le débat frontal entre Genette et Fumaroli, et la non-élection du premier au Collège de France. Une sous-discipline sest constituée, lhistoire de la rhétorique, en restant en fait fidèle à limpulsion initiale. Car, dans la période fort longue (1450-1950) que décrit louvrage monumental de 1999, ce qui occupe le devant de la scène, ce ne sont guère que les traités et les débats théoriques qui en découlent : Cicéron vs Sénèque, atticisme vs asianisme, etc. On peut en dire autant de louvrage que Peter Mack a consacré à la période 1380-1620 (A History of Renaissance Rhetoric, 2011).

Or, lintérêt pour les seuls traités disponibles ne pouvait conduire quà une forme dimpasse, pour une raison de fond. Ceux-ci délimitent un corpus très spécifique.

Les grands traités de lAntiquité répondaient en effet à une demande bien précise, et en tant que telle circonscrite. Ils servaient à composer les longs discours, très techniques, qui étaient prononcés en des situations et des lieux institutionnels, devant des assemblées réunies soit pour décider de la politique à tenir (le délibératif, faut-il ou non déclarer la guerre), soit pour juger des crimes (le judiciaire), soit enfin pour célébrer le collectif (lépidictique ou démonstratif : loraison funèbre, par Périclès, des héros morts pour la patrie). Voilà lobjet des grands traités, ceux de Cicéron et Quintilien se restreignant même pour lessentiel au seul genre judiciaire. Les grands discours correspondants ont par définition un 9lien intrinsèque avec la Cité, et Aristote lie très fortement rhétorique et politique. Devant une des assemblées de la Cité, un orateur nimprovise pas quelques propos à bâtons rompus. Tout au contraire, il tremble de ne pas être à la hauteur, que linstitution soit la tribune ou le barreau.

À partir de là, il eût fallu examiner de plus près ces grands discours eux-mêmes, à limage de ce qua fait le xvie siècle, qui a analysé pas à pas tous ceux de Cicéron. Alors, nos études seraient sorties de la théorie et en seraient venues à la pratique, quon entende par là un art décrire des discours ou, de façon plus restreinte, un art de les lire. Cela ne sest pas vraiment produit, parce que tout joue contre les grands discours de la tribune et du barreau. Ils sont longs, et souvent très longs ; on maîtrise rarement leur contexte historique précis ; on ne peut pas faire abstraction des conceptions de leur temps. En particulier, pour étudier une plaidoirie davocat, ancienne ou actuelle, il faut aussi faire un peu de droit. Un grand discours suppose par conséquent un travail denquête aride, qui en général ne vaudra guère que pour lui. Tout cela est décourageant, et dautant plus que ces objets détude ne se retrouvent que très rarement dans les œuvres qui sont lapanage des littéraires (actuels). Où sont en effet les longs discours en littérature ? Pour lâge classique, on peut citer les deux qui terminent lHorace de Corneille, accusant puis défendant le héros coupable davoir tué sa sœur. Au débotté, je ne vois guère dautre application des traités antiques. Cette rareté est un vrai problème. On pourrait assurément ajouter les sermons chrétiens, à commencer par ceux de Bossuet. Mais ce corpus massif na pas non plus suscité beaucoup dintérêt, sans doute parce quil présente les mêmes sortes de difficultés.

Pour sortir de limpasse, le présent volume ouvre une voie extrêmement prometteuse, dautant quil est aussi le premier volume dune série. La voie consiste à passer par lautre tradition que je mentionnais, et qui, elle, a toujours couplé théorie et pratique.

Cette tradition-là remonte à lAntiquité tardive, qui la théorise à propos de lépistolaire et qui la pratique à propos de lÉnéide, dont Servius et Tiberius Donat analysent tous les discours. Une lettre, par définition, ne relève pas du discours dassemblée ; un discours de lÉnéide, non plus, à quelques exceptions près (laffrontement de Turnus et Drancès, lun prônant la guerre et lautre la paix). Le corpus ainsi défini est très différent de celui des grands discours, et il est bien plus maniable et 10attractif. Cela na pas échappé au xvie siècle. Les rhétoriciens de lépoque ne se sont pas contentés de répéter lAntiquité. Ils ont eu un geste très neuf, qui a consisté à analyser exhaustivement non seulement les lettres de Cicéron et les discours de lÉnéide, mais aussi les discours au théâtre, en poésie et chez les historiens (doù le Conciones dEstienne en 1570). Le revival rhétorique du xvie siècle a ainsi mis un accent très fort sur la pratique, quil nomme en latin lusus et en grec la praxis. Lépoque était consciente quon ne peut étudier la rhétorique sans un va-et-vient constant et fécond entre la théorie et la pratique. Quand une discipline théorico-pratique ne compte que des théoriciens, elle court le risque de disparaître.

Puisque je viens de parler de « grands » discours, on peut qualifier ceux-ci de « petits » discours. À côté des orationes que prononce un orateur, il y avait en effet ce que le jésuite Jouvancy nomme les oratiunculae1 : lexhortation, le reproche, lobjurgation, le remerciement, la consolation…, et donc, ici, la requête. En première approche, il est assez facile de les décrire de lextérieur. Il suffit pour cela dinverser les traits avec lesquels je viens de caractériser les grands discours. En partant de la fin, les requêtes ou plutôt « la » requête (comme genre de discours)

a) nest pas rare dans les corpus des littéraires, mais très fréquente ;

b) elle nest pas longue (une ou deux pages, le plus souvent) ;

c) elle est souvent attirante, parce quelle produit de petits bijoux, des chefs-dœuvre (il suffit de penser aux demandes rédigées par Marot, en vers et avec esprit) ;

d) elle na pas en soi de rapport avec la politique ou la Cité, mais relève des relations « privées » (donnez-moi un cheval, dit Marot) ;

e) elle ne se tient pas devant une assemblée, dans des lieux et des situations institutionnels, mais elle parle pour ainsi dire dhomme à homme, hors institution, en face à face ;

f) elle nest pas très technique, et nimplique pas de compétences professionnelles (nul besoin de connaître à fond les grands traités, dêtre un orateur).

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Ces six traits suffisent à expliquer lintérêt des littéraires, intérêt dont témoigne si fortement le présent volume et sur lequel je peux conclure ce premier point.

Le rhetorical turn des années 70-90 avait en somme produit un grand écart intenable, entre un maximum de théorie et un minimum dapplication concrète. Nous revenons ici sur terre, puisque la requête suit un nombre limité de consignes simples, sur des textes brefs dont le propos se comprend aisément. Nul besoin denquêtes aux proportions phénoménales. De plus, le simple fait de dire « discours en face à face » nous rapproche dune théorisation moderne qui est, elle, immédiatement applicable et pour ainsi dire à taille humaine, celle des actes de langage. Ce nest pas un hasard si les contributions qui suivent mentionnent régulièrement les Face Threatening Acts ou les Face Flattering Acts (FTA et FFA), Erving Goffman ou Catherine Kerbrat-Orecchioni. La pragmatique naissante avait, dès les années 1970, fait elle-même le rapprochement entre les listes modernes dactes de langage et les listes anciennes de lépistolaire, allant de lexhortation à la consolation. Pour nous en tenir à la requête, létude de la lettre ou oratiuncula nommée la pétitoire ou en latin la petitoria hérite évidemment, de façon plus ou moins consciente, des travaux sur le verbe demander. La pragmatique, elle, nest pas passée de mode, parce quelle est opératoire. À son image, les études actuelles sur la rhétorique ancienne sintéressent désormais de plus en plus aux pratiques concrètes, plus fructueuses que les seules considérations théoriques, et permettant très souvent déclairer la théorie elle-même.

2. Ma préface pourrait sarrêter ici, puisquelle a situé dans le temps long lentreprise que représente Rhétorique de la requête. Cela posé, je voudrais regarder dun œil un peu critique les deux derniers traits, e et f, ce qui sera aussi une façon dannoncer, en vue cavalière, bien des résultats du présent volume.

Avant dy venir, écartons une objection très classique, celle des liens entre art et nature. Ma liste de petits discours peut en effet susciter la surprise du lecteur. Avons-nous vraiment besoin de technique pour faire des reproches à quelquun ? pour lui demander un service (la requête) ? lexhorter, le remercier, le consoler ? Dans ce genre de propos, il semblerait que lon sorte non seulement de la rhétorique au sens des 12grands traités, mais plus généralement du rhétorique. Le naturel serait alors le sûr moyen de réussir. On pourrait répondre, avec lécole de Palo Alto, que le naturel est un piège, puisque linjonction « sois naturel » crée un double bind en fait paralysant. Pour ma part, je me contenterai de citer Nietzsche :

« Rhétorique » : ainsi qualifions-nous un auteur, un livre, un style, lorsque sy remarque un usage conscient de moyens artificieux du discours, toujours avec un léger blâme. Nous voulons dire que cela nest pas naturel et donne limpression dêtre intentionnel. En fait, beaucoup dépend du goût de celui qui juge, et de ce qui est « naturel » à ses yeux. [] Mais il nest pas difficile de démontrer que ce quon appelle « rhétorique » au titre de moyen dun art conscient, cela était actif dans la langue et dans le devenir de celle-ci au titre de moyen inconscient de lart, et en effet que la rhétorique est un prolongement des moyens artistiques résidant dans la langue, à la claire lumière de lentendement. Il nexiste en effet aucune « naturalité » non rhétorique de la langue à laquelle on pourrait en appeler : la langue elle-même est le résultat de purs arts rhétoriques ; la force quAristote appelle la rhétorique, à savoir de trouver et de faire valoir à propos de chaque chose ce qui produit un effet et fait impression, cela est en même temps lessence de la langue : [] la langue est rhétorique [die Sprache ist Rhetorik2].

Quand Ulysse après le naufrage médite, caché, sur la manière dont il va demander lhospitalité à ces inconnus dont il ne sait rien, il na pas lu les traités grecs de rhétorique, postérieurs à Homère. Sa requête à Nausicaa nen est pas moins un chef-dœuvre de lart, et tout le défi pour lanalyste est de rendre compte de sa technicité, de sa préparation consciente. Comme Ulysse, nous navons jamais été dans une « “naturalité” non rhétorique de la langue ». Die Sprache ist Rhetorik : on ne peut parler sans recourir à une rhétorique, même quand on est en dehors dune grande assemblée et des grands traités.

Une fois écartée lobjection romantique du naturel, je reviens à mon propos. La thèse est très simple. Ce nest pas parce quils sont en face à 13face que les petits discours ne sont pas, à leur manière, des institutions. Certes, la requête est hors de linstitution, si le mot réfère aux grandes institutions, à commencer par le tribunal et toute lorganisation judiciaire. Mais pour des anthropologues comme Marcel Mauss, les institutions ne désignent pas seulement

les « grandes institutions » auxquelles on pense dhabitude (lÉtat, le marché, les partis, les syndicats, etc.), mais aussi les coutumes et plus largement les usages, [parmi lesquels] linstitution de linterlocution comme pratique sociale dalternance des positions (celui qui parle, celui à qui on parle, celui dont on parle)3.

En ce sens, la requête est bien une forme dinstitution, ce qui en soi suppose une forme de technicité. Et cela vaut pour tous les autres genres ou types de « petits » discours. Ce sens du mot institution va nous permettre de comprendre un peu mieux pourquoi les petits discours sont si fréquents dans nos corpus dAncien Régime, cest-à-dire sous un régime politique qui brouille la plupart de nos repères.

Puisque Cicéron et Quintilien décrivent surtout le genre judiciaire, je men tiendrai à lun des petits discours qui en relève, lexpostulatio ou discours de reproches. La définition quen donne Vossius en 1621 est quun tel discours « consiste à se plaindre dune injustice qui nous a été faite » : « Expostulatioest querimonia de injuria accepta ». Ainsi formulée, la définition est trop générale, il faut ajouter le face à face4. Je madresse directement à la personne qui a commis une injustice envers moi. Labsence de face à face définirait une autre situation, proprement institutionnelle au sens des grandes institutions : le dépôt de plainte, 14qui lance le processus menant éventuellement à un procès5. Alors la plainte nest surtout pas énoncée en face à face. On sadresse à un tiers, ou plutôt à un Tiers, un représentant de linstitution. La différence modifie évidemment la forme des propos tenus. Une plainte pour tapage nocturne ne sénonce pas de la même manière, selon que lon sadresse aux gendarmes ou directement au voisin trop bruyant. Dans ce dernier cas, chacun sent bien la nécessité dêtre plus diplomatique, sous peine de se brouiller définitivement, avec toutes les conséquences qui en découleront. Sans surprise, les consignes que donne Vossius préconisent dy aller doucement, en commençant par maintes précautions oratoires : « ce nétait sûrement pas votre intention », « jusquici jai été fort patient, mais là, stop », etc. Pour autant, la diplomatie nempêche pas que lon puisse donner une description en termes judiciaires. Elle sera un peu étrange : dans le face à face, la personne à qui on sadresse est à la fois juge et partie ; qui a commis le délit est prié de se condamner soi-même. Au-delà de létrangeté, le point à retenir est que cette situation de parole pré-judiciaire, davant le dépôt de plainte, est déjà judiciaire en ceci quelle invoque un droit bafoué. Derrière liniuria de la définition, il y a bien la référence à un ius, formalisé ou non. Chaque partie se réfère à « ce qui se fait », à une de ces normes que lon redécouvre quand elle a été transgressée. Le Tiers est là, mais comme un surmoi.

Cest dire que, même en labsence concrète de Tiers, le face à face direct est lui aussi une institution et même, selon le concept élaboré par Vincent Descombes, une « institution du sens6 ». Dans lexpostulatio, chacun joue son rôle, sur une scène préétablie qui sappelle les reproches, avec comme réponse pragmatique dautres scènes préétablies, la grande scène des excuses ou au contraire des contre-reproches. La scène préexiste, selon ce que Descombes a nommé le « holisme structural », en développant des analyses « triadiques » inspirées de Charles Sanders Pierce. De même que le duo signifié et signifiant est impensable sans la médiation 15dun troisième terme, linterprétant, de même, le donateur et le donataire sont tenus par le don, et de même encore, dans lexpostulatio, loffenseur et loffensé sont tenus par loffense7. La préexistence qui signe que cest de linstitué se vérifie aisément au fait que chacune des parties en présence a son idée sur les règles du don, ou des reproches, ou des excuses, et ne manque pas de les expliciter aussitôt que la partie adverse lui paraît y manquer. Si lon se contente de décrire le jeu de chacun en termes de théâtre, de scène et de jeu de rôles, on manque donc une dimension essentielle. Tout cela relève aussi de lobligation, du droit, dun ordre de justice. Il vaudrait peut-être mieux dire : une quasi-obligation, ou une obligation morale, car seules les grandes institutions peuvent, à proprement parler, obliger – au sens fort de « contraindre ».

Il sen déduit un corollaire très important pour les règles rhétoriques. Je viens de citer les précautions oratoires. Elles représentent indéniablement une technique, mais il faut sentendre sur le sens de ce terme.

Si on se place mentalement dans un espace où lart soppose au naturel, la rhétorique comme technique (en grec, une tekhnè) ne saurait être quartificieuse, parce que nous identifions toute technique à une forme de manipulation. La technique appliquée au monde physique repose sur un lien causal, une relation « dyadique » : telle cause produit tel effet. Appliquée aux grands discours, une telle description fait de lorateur un manipulateur recourant à des recettes, des bottes secrètes : une technique consiste alors, en disant A,à obtenir B du public, à linsu de celui-ci. Mais non. Le public de lorateur ne dit rien, mais il nest pas pour autant pure passivité, que lon pourrait diriger à son gré. Un grand discours est un monologue, mais il nest pas monologique pour autant, comme le cercle de Bakhtine lavait souligné8. De ce point de vue, les petits discours 16sont très éclairants, car eux sont évidemment dialogiques. Cest le fait dafficher à quel point jai été patient jusquici qui à la fois autorise ma démarche de reproches, et, de façon symétrique, crée à lautre partie une (quasi) obligation de les écouter. Il en va de même, dans les excuses, pour la règle dafficher quon est « vraiment » désolé : si on oublie cette règle, nos excuses ne sont pas recevables. La partie qui attend des excuses attend aussi quelles soient faites dans les formes.

Or, derechef, sil y a des formes, et donc des techniques qui peuvent être objectivées, comme autant de « moyens dun art conscient », cest bien quil y a une institution. Quand Ulysse calcule comment il va demander lhospitalité aux inconnus chez qui il débarque, il parie que ceux-ci respectent au moins les lois de lhospitalité (et quils parlent grec !). Comme institution du sens, lhospitalité préexiste aux « hôtes », mot qui désigne justement chaque partie prenante, celle qui reçoit et celle qui est reçue. Cette préexistence en revanche ne permet pas de prédire comment Ulysse va présenter sa demande, ni si elle va être acceptée ou rejetée. Car, comme le souligne Descombes après Mauss, linstitution ne soppose nullement à lautonomie des sujets, elle est au contraire ce qui la rend possible.

Ces considérations peuvent aisément être appliquées à cet autre « petit » discours quest la requête, même si celle-ci relève du genre délibératif et non pas judiciaire. Elles le peuvent dautant plus que la requête sinscrit en tant que telle dans une relation qui évoque de très près la description par Mauss du don et du contre-don, avec sa fameuse trinité, donner, recevoir et rendre, et tout ce quelle implique en termes de face et de FTA. De ce point de vue, la quatrième des consignes de Servius pour la requête, la remuneratio (ou sa promesse), évoque clairement le troisième terme de Mauss. Ce nest pas une recette. Cest un devoir. Il faut dire à lautre que lon est prêt non seulement à recevoir mais aussi à rendre. Car ainsi on lui signifie que notre démarche sinscrit bien dans le monde du don et du contre-don.

Par rapport aux grandes institutions, ce monde est pour ainsi dire infra-institutionnel. Cest là que nous retrouvons lAncien Régime. La relation directe, en face à face, y était omniprésente, sur fond de tensions et de négociations constantes. Lexemple du tapage nocturne serait ici peu éclairant : mais même là, il suffit de remplacer le mot de délit par celui doffense pour convoquer le monde ancien, aussi exotique 17que le potlatch étudié par Mauss. Ce monde très hiérarchisé obéit aux principes du service féodal, qui reprennent eux-mêmes bien des traits aux liens qui unissaient, à Rome, patronus et clientes. Le face à face y est pour lessentiel inégalitaire. Le don et le contre-don sy reformulent en monde de la grâce, la grâce du roi, de la Dame ou de Dieu, et le pathos de la gratia, au sens d« obligeance », qui à son tour crée des « obligés ». On pourrait dire, en pastichant La Fontaine : « On ne peut obliger trois sortes de personnes : / Les dieux, sa maîtresse et son roi9 ». On ne peut les obliger au sens fort du verbe : leur grâce est par définition gratuite, leur liberté est complète. Mais cela ninterdit pas les relations, le lien (ligare) qui relie obligeants et obligés. Dans et par la parole un espace souvre où linférieur peut négocier, en tentant de créer au supérieur lobligation morale de donner ou de pardonner. À nos yeux de modernes, cet espace a les mêmes propriétés paradoxales que don et contre-don chez Mauss. Tout comme le don du roi ne saurait jamais être un dû, la remuneratio de linférieur ne saurait jamais être un paiement. Cest et ce nest pas une économie, un système déchanges. Cest et ce nest pas obligé10. Pareilles situations conceptuelles échappent à la raison raisonnante des modernes, elles produisent un vertige de paroles elles-mêmes constamment paradoxales – et, au passage, une quantité phénoménale de (petits) discours, fictifs ou non. En quantité et en qualité, cest un excellent « terrain », au sens qua ce mot en ethnographie.

Notre tâche de rhétoriciens est en somme de recueillir en ethnographes des données de terrain, et de les analyser en ethnologues, dans ce va-et-vient indispensable qui est celui entre pratique et théorie. Il faut à la fois collecter nombre de discours (complets), petits ou grands, en dégager les récurrences, et de là revenir aux traités, une fois lestés dexemples qui seront autant de questions à leur poser. Soit la tâche de Mauss lui-même, ainsi résumée par Descombes :

Du point de vue dune anthropologie du sens, lenquêteur doit étudier la rhétorique même des acteurs : comment expriment-ils les obligations auxquelles ils se reconnaissent soumis ? Quest-ce quils reprochent à celui qui ne donne 18pas, ou qui ne rend pas, ou qui rend, mais pas assez, etc. ? Cet enquêteur doit rapporter les règles dans les termes mêmes où elles se présentent dans le langage de ceux qui les observent, faute de quoi il risque de substituer un modèle de sa confection à la réalité dont il cherche à rendre compte11.

Si je retraduis, le mot dordre est simple : pas de rhétorique des traités sans « la rhétorique même des acteurs », cest-à-dire pas de théorie sans pratique. Cest le programme mis en œuvre dans ce volume et ceux qui vont suivre, et cétait, précisément, celui des rhétoriciens de la période quils étudient. Le programme est limpide, mais la première condition est, comme ici, de multiplier les corpus et les études de cas afin de pouvoir les confronter, en sortant ainsi de ce que chaque corpus peut avoir détroit12.

En passant par Nietzsche, Mauss et Descombes, jespère avoir assez montré que lenjeu est considérable. Du point de vue de la pratique, les « petits » discours, très maniables, très proches du terrain, fourniront des outils immédiatement opératoires aux historiens comme aux littéraires. Du point de vue de la théorie, ils amènent à se poser à nouveaux frais des questions majeures, dont celles du langage et des relations sociales. À « petits » discours, grands enjeux. En croyant faire modestement de la rhétorique, nous faisons aussi de lanthropologie.

Francis Goyet

Université Grenoble Alpes

1 L Élève de rhétorique [ Candidatus rhetoricae, 1710], F. Goyet et D. Denis (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 386-393. Voir ci-dessous, dans la contribution de Christine Noille, p. 216, note 4, ses citations de Melanchthon.

2 « La majuscule en allemand exprime que “rhétorique” nest pas ladjectif mais le substantif, “la rhétorique” » (Anne Merker, p. 172, n. 40 de sa traduction de Nietzsche, Rhétorique, Paris, Les Belles Lettres, 2020). Ma longue citation (id., p. 89-90) est tirée dExposition de la rhétorique antique, manuscrit de cours donnés en 1872-1873 et 1874 ; les italiques sont de Nietzsche. La citation dAristote est la définition donnée à lincipit de Rhétorique I, 2 : « la rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif » (1355b26, trad. Pierre Chiron, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, p. 124).

3 Alain Ehrenberg, Irène Théry et Philippe Urfalino, « Ouverture. Lapport de la philosophie de Vincent Descombes aux sciences sociales » (italiques des auteurs), dans Francesco Callegaro et Jing Xie, Le social à lesprit. Dialogues avec Vincent Descombes, Paris, éditions EHESS, 2020, p. 16. Les auteurs ajoutent que linterlocution en ce sens « est sans doute aujourdhui [la pratique] la moins comprise par les sciences sociales qui, après les impasses du structuralisme et de sa focalisation sur la phonétique et sur le “signifiant”, semble sêtre désintéressées de la question majeure du langage. »

4 Vossius omet de le dire, mais cela va de soi, parce quil est dans la partie consacrée aux petits discours, partie quil nomme de façon significative « Secunda inuentio » (pour souligner leur absence dans les grands traités). La définition que je cite vient de sa rhétorique abrégée (Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque, Leipzig, Christian Kirchner, 1660, p. 221), dans la traduction de Laurence Vianès (Exercices de rhétorique, no 2, 2013 : « Rhetorice contracta (1621), II, 27, “Les discours de reproches et de condamnation sans appel” »).

5 Pour un usage de querimonia en ce sens, voir le passage où Cicéron décrit Pompée en Asie mineure comme saint Louis sous son chêne. Les particuliers « peuvent si librement lui exposer leurs plaintes contre les injustices des autres [liberae querimoniae de aliorum iniuriis] que, bien que sa dignité lélève au-dessus des plus puissants, son affabilité semble le mettre au niveau des plus humbles » (Sur les pouvoirs de Pompée, § 41, trad. A. Boulanger, dans Cicéron, Discours, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », t. VII, 1929, p. 179). Querimoniae de iniuriis : cest, au pluriel, la définition de Vossius.

6 Descombes, Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, ouvrage sur lequel je mappuie pour tout ce qui suit.

7 Dans le « paradigme piercien du don », « la relation de donateur à donataire établie par la médiation de la chose donnée » est « lexemple même de la relation triadique » (Descombes, id., p. 236, italiques de lauteur).

8 Les énoncés longs qui émanent « dun interlocuteur unique – par exemple : le discours dun orateur, le cours dun professeur, le monologue dun acteur, les réflexions à haute voix dun homme seul – sont monologiques par leur seule forme extérieure, mais par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques » (Volochinov en 1930, dans Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Le Seuil, 1981, p. 292). Cité entre autres par Éliane Kotler (« Les Regrets : un discours dialogique », Linformation grammaticale, 1994, no 63, p. 26-31, ici p. 26, n. 3), qui signale que « lhypothèse est commentée notamment par C. Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, Paris, Armand Colin, 1990, p. 15 ».

9 Fables, I, 14 (« Simonide préservé par les dieux »), v. 1-2 : « On ne peut trop louer… ».

10 Littré, s. v. obliger, distingue entre « lier par un devoir, mettre dans une certaine dépendance morale » (son 4e) et « lier, engager par un acte qui donne recours en justice, si la chose convenue nest pas exécutée » (son 5e).

11 Les Institutions du sens, op. cit., p. 250.

12 Je salue volontiers comme pionniers larticle de Mireille Huchon sur la rhétorique de la requête chez Marot, en 1996 (cité ci-dessous, p. 157, n. 2) et La Rhétorique épistolaire de Rabelais de Claude La Charité, en 2003 (Québec, Nota bene). Cela na pas débouché sur de plus amples travaux : cest sans doute en raison de la limitation du corpus au seul français du début du xvie siècle, et au seul genre épistolaire.