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Classiques Garnier

Pulling on the tongue –Verlaine or the poetry of a “prodigieux linguiste.” Forward

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue Verlaine
    2020, n° 18
    . varia
  • Authors: Bernadet (Arnaud), Degott (Bertrand), Dupas (Solenn)
  • Pages: 11 to 21
  • Journal: Verlaine Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406118824
  • ISBN: 978-2-406-11882-4
  • ISSN: 2426-8860
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11882-4.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-16-2021
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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TIRER LA LANGUE – VERLAINE OU LA POÉSIE DUN « PRODIGIEUX LINGUISTE »

Avant-propos

Dans un court poème en prose, « Par la croisée », écrit à la manière de Baudelaire et paru au début de lannée 1870 dans La Parodie avant dêtre repris dans Les Mémoires dun veuf, Verlaine met sous le regard de deux jeunes gens une scène inattendue, des « choses comiques intimes », jardin et petit pavillon parisiens, dont les signaux dabord « ridicules » à leurs yeux prennent des traits soudain violents et macabres : le « monde grotesque1 » qui était jusque-là décrit y devient alors lexpression dun deuil universel, découvrant aux spectateurs désabusés labsurde de leur propre existence. La désorientation qui habite les personnages caractérise également le lecteur qui croyait, quant à lui, « domin[er] » (id.) et le sens et linterprétation du texte. Ce sentiment trouve sa symbolique la plus accomplie dans le magot de la Chine hideux qui, sur le toit de zinc, tournoie sous leffet des pluies et des vents, et « tir[e] la langue » (id.) aux deux amis. Quelques années plus tôt, dans « Grotesques », dernière pièce de la section « Eaux-fortes » de Poëmes saturniens, cette grimace distingue déjà les enfants qui se moquent de « fous », parias ou « vagabonds2 », un groupe condamné à vivre aux marges de la société. Les « chants bizarres », à la fois « nostalgiques et révoltés » (id.), de ces hommes errants auxquels ils tirent la langue, sont inséparables, après léchec de la Deuxième République et loppression du Second Empire, dune utopie démocratique et sociale qui place alors Verlaine sur laile ultra-gauche du spectre politique. Du geste simiesque et puéril aux sculptures orientales, quHonoré Daumier avait lui-même rangées parmi les armes de la caricature, il ne sagit pas seulement du goût (très prononcé, il est vrai) de Verlaine pour les facéties et la déformation, autant 12déléments fondateurs dune manière, longtemps réduite par la tradition aux accents pathétiques de lélégie, mais dune inspiration majeure, de nature humoristique et ironique, qui se déploie de Fêtes galantes à Dédicaces en passant par les contrefaçons zutistes.

« Tirer la langue » : lexpression doit sentendre littéralement et dans tous les sens, comme ce qui concerne non seulement lorgane mais lidiome – ou lun par lautre, et réciproquement. Car il nest sans doute pas de catégorie littéraire aussi labile et complexe chez Verlaine que la « langue », objet de nombreux maniements polysémiques, relevant à la fois dune logique de la difformité et de lattachement affectif. Ou si lon veut, les dérèglements syntaxiques, prosodiques ou métriques sont la manifestation sinon la preuve chez lui du « souci de la Langue3 » exhaussée à loccasion dune vénérable lettre majuscule. À défaut de pouvoir cependant reconstituer les emplois et les valeurs que recouvre ce terme dans lensemble de lœuvre – et ce serait là une entreprise dampleur qui manque à ce jour dans les études verlainiennes, – il convient au moins didentifier quelques-uns des enjeux qui y sont associés. En premier lieu, il importe de démarquer lambiguïté qui entoure régulièrement une telle notion, que le poète attache aussi bien à lappareil sémiologique et à la perception plus ou moins consciente de la part des locuteurs dune organisation en système, quaux propriétés sinon aux qualités singulières (lexicales, syntaxiques, phraséologiques) dun idiome appelé le français. Au demeurant, sil lui arrive den traiter sur le mode de lessence, dans loptique dun art national, « français et chrétien4 », surtout à lépoque de Sagesse au cours de laquelle il cède volontiers au mythe du génie de la langue, et à la question privilégiée entre toutes de la clarté, le discours qui domine ressortit plutôt à une conception de la langue par lhistoricité. De fait, il anticipe la métaphore du fleuve chez Ferdinand de Saussure lorsque, dans Quinze jours en Hollande, contrariant le mouvement dun retour archaïque à lorigine, entièrement fantasmé par Jean Moréas et lÉcole romane, il valorise lexpansion du « français moderne » – lactualité dusages en constants changements – loin du « vieux » et prétendument « pur français5 ».

Ce sens de lhistoricité linguistique explique la relation que Verlaine entretient avec le système sur le mode de lempiricité. À lexterne par 13lattention quil porte à la pluralité des idiomes, et aux comparaisons quil élabore entre eux, sur le versant germanique en particulier, quil sagisse du néerlandais et surtout de langlais, objet dapprentissages répétés à loccasion des voyages et des séjours que lauteur entreprend sur lîle. À linterne, par laccent quil met sur la diversité du français, au Canada, en Suisse et pour ce qui, biographiquement, laffecte au premier plan, la Belgique. Mais sil est alerté par les différences phonétiques, lexicales et syntaxiques qui caractérisent lespace francophone, Verlaine ne lest pas moins par la diversité interne dune nation que les révolutionnaires avaient rêvée une et indivisible au plan linguistique. Ainsi que la montré Jacques-Philippe Saint-Gérand, le xixe siècle a consacré lidéologie de la normativité et de la correctivité6. En retour, une telle tendance se mesure constamment à la persistance sinon à la résistance dordres hétérogènes que revendique ouvertement Bonheur, XXIV : « Sa langue est indifféremment grecque ou latine, / Ou vulgaire, ou patoise, argotique sil faut ! / Car souvent plus elle est en bas, mieux elle vaut7. » Des formes savantes aux marques vernaculaires, Verlaine valorise les contre-emplois et spécialement la minoration voire infériorisation culturelle des parlers au cœur des effets dhégémonie. Sans doute le marqueur « langue » excède-t-il lidée même de langue, en ce quil a trait simultanément à linvention artistique dun sujet ; mais il met en cause en premier lieu la représentation prescriptive et unitaire qui sattache au terme. Il conteste une hiérarchie jusquà linverser : « plus elle est en bas, mieux elle vaut ». Ce qui revient à immerger la poésie dans une dynamique des alliances, entre le savant (grec et latin) et le populaire (vulgaire, patoise) jusquà des expressions périphériques voire marginales (argot), celles de « milieux » spéciaux et interlopes. Au demeurant, lélément le plus pertinent est la rime « faut » : : « vaut », ce qui relie la qualité du discours (et non seulement de la langue) – une poétique de la valeur – à la nécessité de tel ou tel emploi (la motivation des signes). La langue dont devraient user les textes selon Verlaine réhabilite une diversité ethnique et sociale interne à lidiome national. Elle inclut donc toutes les variations possibles et, à ce titre, met en crise le 14dualisme entre la norme et les dialectes, qui a occupé le discours sur le français et lhistoire du français. Sil sagit pour finir de faire jouer « indifféremment » un plurilinguisme – cest-à-dire en définitive de laisser entendre une polyphonie (laltérité de voix, dindividus et de communautés), en déclinant une culture au pluriel pour reprendre Michel de Certeau, – cest en vertu dune démocratie de la langue que le poème aurait, utopiquement, le pouvoir datteindre à revers même de lidéologie jacobine et du centralisme républicain.

Il reste toutefois un point majeur. La « langue » dont se dote ici le poète ne coïncide pas exactement avec lidée communément reçue de langue. Elle la met certes en action, lactualise à travers le multiple ouvert et concret des énonciations, indéfiniment variables, elle assure de la sorte un devenir au français. Mais elle est marquée par une exigence éthique. Elle est le lieu démergence dune idiosyncrasie discursive, que reconnaît également Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny le 15 mai 1871 : « Trouver une langue8 ». Cette sorte dimpératif catégorique entraîne que « les inventions dinconnu réclament des formes nouvelles9 ». Or si elle donne par définition son plein potentiel au terme dinventions, dans sa radicalité même cette impulsion à trouver une langue ne limite pas cependant lacte dindividuation au champ individuel. Dans Confessions, retraçant ses débuts littéraires au même titre que Dierx, Coppée, Mendès ou Sully-Prudhomme, Verlaine considère en vertu dun pronom étendu « la langue renouvelée que nous apportions10 ». Ainsi, à travers le singulier de manières en phase démergence et de reconnaissance, cette langue a une dimension impropre puisquelle contient des traits récurrents et partageables dun écrivain à lautre, qui nempêchent pas de saisir en elle un phénomène inédit et favorisent finalement son identification.

Bien entendu, cette « langue renouvelée » doit elle-même se comprendre en rapport avec le projet parnassien et ses trois anthologies sous-titrées « recueils de vers nouveaux », échelonnées de 1866 à 1875 – ou dit autrement, selon un essai moins coordonné peut-être que concerté par chacun des acteurs selon sa méthode personnelle, un « renouveau [] du romantisme, un romantisme en avant11 » – usant par conséquent dune 15langue seconde ou plutôt dune langue critique, et critique en premier lieu des apories du romantisme. Or cette langue senracine dans un paradoxe fondateur. Elle contribue probablement à la promotion, spécifique à la deuxième moitié du xixe siècle, de ce que Gilles Philippe et Julien Piat nomment la « langue littéraire », entendue non plus au sens philologique de norme idéale du code mais plutôt de « laboratoire de pratiques langagières nouvelles », manifestant « lintérêt pour lindividuation de la langue et son aptitude à rendre compte dune expérience subjective irréductiblement singulière12 ». Autant de pratiques qui visent dun même geste à devenir une langue commune, mettant de la sorte en débat la communicabilité des œuvres, une question que dramatise par la suite le symbolisme. Cette langue se veut non seulement commune aux écrivains qui séchangent « certaines formules13 » mais commune à « lesprit public » acquis progressivement et par habitude à « lart de lire les vers », capable den reconnaître la « musique » ou le « nombre », les césures et les coupes, se dotant pour finir dune « oreille rythmique14 ». Et il en va de la syntaxe et de la phrase comme de la mesure et des prosodies. Du moins est-ce dans cette tension entre le littéraire et le commun que doit désormais sentendre la « langue au suprême degré sonore et riche15 » de Villiers de LIsle-Adam ou que peut être récusée, à linverse, la « langue désagrégée16 » des Contemplations et de Châtiments, un manque dénergie et de densité qui contraste avec la sourdine et le demi-ton en usage dans les premiers recueils romantiques jusquà LesRayons et les Ombres, de loin les œuvres lyriques du maître qui emportent la préférence de Verlaine.

Ainsi devant la langue le mot capital du poète, en prose comme en vers, est le « souci17 ». Léthique du poème se double donc dune éthique de la langue, lune et lautre se révèlent étroitement solidaires. Ce point mérite dêtre dautant plus souligné que, dès son entrée dans le champ littéraire, la critique a pointé avec des sarcasmes appuyés les solécismes et les maniérismes de Verlaine, le renvoyant au très classique idéal du 16bien dire, aux maîtres de la tradition comme au strict respect des règles syntaxiques. Il nest pas jusquà Catulle Mendès qui, dans une lettre du 19 janvier 1866 adressée à Baudelaire, ne souligne avec condescendance les « fautes de langue18 » que Verlaine aurait commises dans larticle élogieux quil consacre à lauteur des Fleurs du Mal. Les expérimentations se multipliant de Romances sans paroles à Parallèlement et bien au-delà, un lieu commun sest donc installé qui associe Verlaine au paradigme du monstrueux et de linintelligible. De fait, à maintes reprises le poète répond à la tentation décrire en mauvais français. Cest que létat de la langue dans ses textes ressortit à une manière qui se conçoit en priorité sous langle du mal dire – sous lespèce de la malfaçon. À ce titre, Verlaine prend place dans une contre-tradition qui a probablement plusieurs commencements, mais se démarque ostensiblement dans la préface de Cromwell de Hugo avant de prendre toute son ampleur grâce à Baudelaire. Mais elle consonne aussi bien avec lencrapulement et le dérèglement rimbaldiens quavec les chants parodiques de Lautréamont. Elle se poursuit chez Corbière et Jarry. Le siècle suivant nest pas en reste, de Dada à Artaud en passant par Beckett, tous « ceux qui merdRent » daprès Christian Prigent.

Dans ce contexte placé entre la malfaçon et la défiguration, léthique de la langue chez Verlaine nourrit un consensus auprès des contemporains, propre à rassembler des opinions artistiques à lorigine pourtant fort éloignées les unes des autres. Ainsi, en 1888, dans son étude « M. Paul Verlaine et les poètes “symbolistes” et “décadents” », Jules Lemaitre simagine le poète en « illettré » et « ignorant » qui pétrit « à sa guise » la langue, « non point comme les grands écrivains, parce quil la sait, mais, comme les enfants, parce quil lignore19 ». Mais Jules Laforgue a-t-il une conception si différente lorsquil perçoit dans Sagesse « des vagissements, des balbutiements dans une langue inconsciente ayant tout juste le souci de rimer20 » ? Certes, là où Lemaitre réduit Verlaine à linfans, len-deçà de la parole et de la pensée, Laforgue souligne 17plutôt le pouvoir subversif dune contre-rationalité du poème, plus encore quun mouvement instinctif, désordonné et irrationnel. Mais sils ne donnent pas la même valeur à lopération artistique, Lemaitre et Laforgue saccordent en considérant la langue chez Verlaine comme le lieu dune crise, dans la mesure où lactivité individuante dont elle est la condition se traduit non moins paradoxalement par une dépossession du sujet, entre ignorance et inconscience. À ce stade, il nest donc plus possible de postuler une éthique de la langue sans en relever et détailler avec rigueur les marques et les formes. Il importe non seulement de se saisir du sentiment linguistique dont font état les textes de Verlaine mais également des représentations et des imaginaires qui entourent la notion décidément équivoque de « langue ». Ce qui en est sans doute le mieux connu ressortit à ce sous-ensemble appelé « langue des vers », les composantes prosodiques, accentuelles et métriques qui, sous limpulsion de Nicolas Ruwet et surtout Benoît de Cornulier, ont suscité de nombreux travaux depuis une quarantaine dannées. Mais si des études spécialisées ont pu mettre ici ou là laccent sur lappareil formel de lénonciation, le double cadrage rhétorique et pragmatique, il est peut-être temps de remettre en chantier des objets apparemment classiques, qui ont été oubliés ou négligés depuis les monographies (anciennes) de Claude Cuénot et Jean Mourot : du statut du lexique aux particularités syntaxiques qui arrêtent pourtant nimporte quel lecteur lorsquil lui faut passer des vers aux proses ; de la phrase au texte, lordre visuel et rythmique de la ponctuation, des ponctuations blanche et noire… Autant déléments à (ré)explorer aujourdhui, que léquipe de notre revue a souhaité réunir en ouverture de ce volume, dans un dossier spécialement dédié à ce « prodigieux linguiste21 » qua été Verlaine en son temps.

Ce dossier sorganise en trois feuillets de deux articles chacun : lexique dabord, syntaxe et pragmatique ensuite, ponctuation pour finir. Si la singularité de la poésie Verlaine fut dentrée remarquée par ses lecteurs, ceux-ci sattachaient plus à formuler leurs impressions quà les appuyer sur des preuves. Ainsi notre exploration commence-t-elle de biais, par les voies détournées de la réception. À partir de recensions des deux premiers recueils, Jean-Michel Gouvard interroge « les représentations quelles véhiculent, concernant la langue française et lusage quen fait 18Verlaine ». Les plumes de Banville, de Sainte-Beuve ou dAnatole France, parmi les plus connues, recourent au paradigme épistémo-critique du « bizarre » pour les caractériser. Ce qui se trouve ainsi visé (notamment par les défenseurs de la clarté française), au risque de laxiologie, ce sont dune part laffectation et le fouillis, et dautre part, du fait dun vocabulaire trivial (retrait, pou, pue), le déclassement de la voix poétique. Loin du flou quon peut aujourdhui attribuer à Verlaine, ses premiers lecteurs voient en lui un poète dressé contre lordre établi et le monde tel quil est, en somme un représentant de la modernité dans le sillage de Baudelaire. De même que sa relation au monde, le rapport de Verlaine à la langue est marqué par la violence. On peut lobserver ponctuellement dans certaines lettres adressées aux intimes, où le calembour fleurit, aux côtés de la déformation lexicale. Mais celle-ci se trouve systématisée dans les six « Vieux Coppées » (1875-1877) que Jacques Dürrenmatt choisit détudier. Dans ces dixains censés parodier la langue de Rimbaud, en mêlant idiolecte et sociolecte, en multipliant les substitutions de graphèmes et les apocopes, Verlaine tend à défamiliariser la langue au point que Dürrenmatt parle de « barbarisation du français ». Sagissant de ces vers, de tels dérèglements nen risquent pas moins dêtre surinterprétés, dès quil sagit de décrypter lhomosexualité (que la part en soit minorée ou bien blâmée).

Entre autres archaïsmes propres à Verlaine, la construction de la préposition « parmi » avec un régime au singulier peut apparaître comme un fait stylistique saillant. Cest ce fait de langue en particulier quétudie Stéphanie Thonnerieux à léchelle de tout lœuvre en vers, saidant de lobservation des variantes et de la métrique. Dans une approche plus nettement praxématique, elle relie lemploi de la préposition avec la question de lexpérience et de la représentation, du sujet comme du monde. Le groupe ouvert par « parmi » se comprenant « moins comme une localisation statique que comme lespace dune dynamique », il incite à repenser lesthétique du « flou » et la catégorie du « vague » comme lémergence dune subjectivité. La question de la subjectivité engage évidemment lénonciation, et il nest pas de lyrisme sans adresse. Partant de la dimension adressée de la voix dans Sagesse, cest dans le cadre de ce recueil que Michèle Monte analyse les segments en apostrophe. Dun point de vue référentiel, ceux-ciont pour double fonction didentifier et de caractériser mais leur utilisation est une marque parmi dautres 19de lécriture fortement rhétorique propre au recueil. Leur dimension essentiellement persuasive ne les prive pas de force évocative et ne doit pas faire oublier le rôle quils jouent dans lindétermination du sens.

Non moins évocateur est le point de suspension, que Julien Rault propose de lire en tant que forme-sens, suivant une approche sémiotique et énonciative. Ce que déclare ce signe, ce nest ni le non-dit, ni limplicite mais plutôt un « mi-dire », orienté vers ce qui va advenir. Presque toujours en fin de vers, ses occurrences dans les cinq premiers recueils ont une fonction de supplémentation, alors quavec Sagesse et au-delà apparaît sa fonction de suspension. « Tourné vers le dedans, lélément témoigne dune tension nette vers lintime », écrit Rault, avant de sinterroger, à partir dautres faisceaux textuels, sur ce que pourrait être un « style virtuel », une poétique du latent chez Verlaine. Le dernier article du dossier sur la langue est celui que Benoît Abert consacre à lusage du tiret dans lœuvre en prose. En tant que « signe ponctuant, artifice typographique et trait rhétorique », celui-ci relève selon lui dune scénographie de la ponctuation.

En diptyque avec le dossier sur la langue, notre revue propose dans une seconde section cinq microlectures qui invitent à prolonger lexploration de lœuvre en vers et en prose. Dans la continuité dune récente étude de Steve Murphy éclairant le paratexte de la plaquette saphique LesAmies22, Georges Kliebenstein revient sur le pseudonyme « Pablo de Herlagnez » employé par Verlaine, afin den poursuivre lexamen à la croisée des langues espagnole et française, dans une perspective intertextuelle et sémantique.Consacré au personnage dAminte, larticle de Bertrand Degott fait brièvement le point sur les origines et lhistoire de cet anthroponyme, jusquà Fêtes galantes et Les Uns et les Autres. Si la critique est partagée quant au sexe de lAminte de Verlaine, peut-être nest-ce pas tout à fait étranger aux intentions du poète. Raison de plus pour relire « Mandoline »… Larticle de Nathalie Ravonneaux, sur la base des vers elliptiques de « Charleroi », vise à approfondir lidée dun arrière-plan communard de « Charleroi » déjà avancée par plusieurs critiques. À lévidence, le texte ne peut se réduire à sa dimension biographique : si pour aller de Walcourt à Charleroi en 1872, il suffit de quelques minutes de train, quest-ce que Verlaine cherche à partager, puisque ce poème nest pas un carnet de voyage ? Ce qui se sent, cest une 20odeur de mort qui est celle des grèves de mineurs matées dans le sang, celle de la Commune et de la Semaine sanglante, celle des « Vaincus ». Lombre de Thiers plane sur cette évocation des « sites brutaux », faisant de « Charleroi » un parfait exemple de la poétique suggestive de Verlaine. Arnaud Bernadet part de lidée quau Verlaine daprès la conversion se pose la question de savoir comment concilier lœuvre des hommes et lœuvre du poète, dans sa double dimension éthique et artistique. Si louverture de la troisième section de Sagesse présuppose la préface des Contemplations, lâme veuve chez Verlaine na pourtant pas la même dimension personnelle, autobiographique : chez lui, le sujet incarne un type, « le Sage », le personnage du chrétien ; et son âme veuve est aussi une âme neuve, capable de renaître à soi-même, à travers le paysage. « Le son du cor… » (III, 9) et « Léchelonnement des haies… » (III, 13) sont deux pièces susceptibles de mettre en œuvre léthique contemplative quil ambitionne. Dans un article intitulé « Morales de la bouillotte et du scorpion », Steve Murphy sattache enfin à deux anecdotes dabord racontées dans Les Hommes daujourdhui puis revues et corrigées dans ses Confessions. Ces textes à teneur autobiographique sont truffés de petits appels à linterprétation. Lépisode du scorpion éveille le souvenir de la préface de Chatterton, mais lépisode de la bouillotte apparaît également comme « une réécriture abrégée et personnalisée de lessai “Morale du joujou” » de Baudelaire. La question principale restant de savoir ce que Verlaine dit de lui-même à travers ces deux anecdotes.

Arnaud Bernadet,
Bertrand Degott
et Solenn Dupas

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Abréviations

Tel quil a été adopté dans les précédents numéros de la revue, voici le système dabréviations en usage pour lensemble du volume :

CG

Correspondance générale de Verlaine (1857-1885), t. I, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2005.

Cor. 1, 2 et 3

Correspondance de Paul Verlaine,t. I, II, III, éd. Adolphe Van Bever, Genève, Slatkine Reprints, 1983 [1922, 1923, 1929].

OP

Œuvres poétiques de Verlaine,éd. Jacques Robichez, Garnier, 1969.

OPC

Œuvres poétiques complètes de Verlaine,éd. Yves-Gérard Le Dantec, révisée par Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962.

OPr

Œuvres en prose complètes de Verlaine,éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

RV

Revue Verlaine, no 1 à 10, Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud (1993-2007) ; à partir du no 11, Paris, Classiques Garnier (2013 à aujourdhui).

1 OPr, 75.

2 OP, 34.

3 « Anatole Baju », OPr, 810.

4 Lettre à Jules Claretie, 8 janvier 1881, CG, 683.

5 OPr, 402.

6 Jacques-Philippe Saint-Gérand, « La Langue française au xixe siècle. Scléroses, altérations, mutations. De lAbbé Grégoire aux tolérances de Georges Leygues (1790-1902) », dans Nouvelle Histoire de la langue française, Jacques Chaurand (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 377-504.

7 OPC, 693.

8 Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, édition de Louis Forestier, Paris, Poésie/Gallimard, 1999, p. 91.

9 Ibid., p. 93.

10 OPr, 518.

11 « Conférence sur les poètes contemporains », OPr, 898.

12 Gilles Philippe & Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 17.

13 « Du Parnasse contemporain », Les Mémoires dun veuf, OPr, 113.

14 Ibid., p. 112.

15 « Villiers de LIsle-Adam », Les Hommes daujourdhui, OPr, 770.

16 « Lui toujours – et assez », Les Mémoires dun veuf, OPr, 107.

17 « Du Parnasse contemporain », Les Mémoires dun veuf, OPr, 113.

18 Dans Charles Baudelaire, Correspondance(mars 1860 – mars 1866), t. II, édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, 1973, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 950 et 951, n. 4.

19 Repris dans Jules Lemaitre, Les Contemporains. Études et portraits littéraires, Paris, Lecène, Oudin et Cie éditeurs, 1893, p. 78.

20 Jules Laforgue, Lettre à Gustave Kahn du 28 ou 29 novembre 1883, Œuvres complètes, t. I, Lausanne, LÂge dhomme, 1986, p. 845.

21 « Arthur Rimbaud “1884” », OPr, 801.

22 Steve Murphy, « Pablo, les vauriens et Les Amies », RV-17, 2019, 29-54.