Pulling on the tongue –Verlaine or the poetry of a “prodigieux linguiste.” Forward
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Verlaine
2020, n° 18. varia - Authors: Bernadet (Arnaud), Degott (Bertrand), Dupas (Solenn)
- Pages: 11 to 21
- Journal: Verlaine Studies
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406118824
- ISBN: 978-2-406-11882-4
- ISSN: 2426-8860
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11882-4.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-16-2021
- Periodicity: Annual
- Language: French
TIRER LA LANGUE – VERLAINE OU LA POÉSIE D’UN « PRODIGIEUX LINGUISTE »
Avant-propos
Dans un court poème en prose, « Par la croisée », écrit à la manière de Baudelaire et paru au début de l’année 1870 dans La Parodie avant d’être repris dans Les Mémoires d’un veuf, Verlaine met sous le regard de deux jeunes gens une scène inattendue, des « choses comiques intimes », jardin et petit pavillon parisiens, dont les signaux d’abord « ridicules » à leurs yeux prennent des traits soudain violents et macabres : le « monde grotesque1 » qui était jusque-là décrit y devient alors l’expression d’un deuil universel, découvrant aux spectateurs désabusés l’absurde de leur propre existence. La désorientation qui habite les personnages caractérise également le lecteur qui croyait, quant à lui, « domin[er] » (id.) et le sens et l’interprétation du texte. Ce sentiment trouve sa symbolique la plus accomplie dans le magot de la Chine hideux qui, sur le toit de zinc, tournoie sous l’effet des pluies et des vents, et « tir[e] la langue » (id.) aux deux amis. Quelques années plus tôt, dans « Grotesques », dernière pièce de la section « Eaux-fortes » de Poëmes saturniens, cette grimace distingue déjà les enfants qui se moquent de « fous », parias ou « vagabonds2 », un groupe condamné à vivre aux marges de la société. Les « chants bizarres », à la fois « nostalgiques et révoltés » (id.), de ces hommes errants auxquels ils tirent la langue, sont inséparables, après l’échec de la Deuxième République et l’oppression du Second Empire, d’une utopie démocratique et sociale qui place alors Verlaine sur l’aile ultra-gauche du spectre politique. Du geste simiesque et puéril aux sculptures orientales, qu’Honoré Daumier avait lui-même rangées parmi les armes de la caricature, il ne s’agit pas seulement du goût (très prononcé, il est vrai) de Verlaine pour les facéties et la déformation, autant 12d’éléments fondateurs d’une manière, longtemps réduite par la tradition aux accents pathétiques de l’élégie, mais d’une inspiration majeure, de nature humoristique et ironique, qui se déploie de Fêtes galantes à Dédicaces en passant par les contrefaçons zutistes.
« Tirer la langue » : l’expression doit s’entendre littéralement et dans tous les sens, comme ce qui concerne non seulement l’organe mais l’idiome – ou l’un par l’autre, et réciproquement. Car il n’est sans doute pas de catégorie littéraire aussi labile et complexe chez Verlaine que la « langue », objet de nombreux maniements polysémiques, relevant à la fois d’une logique de la difformité et de l’attachement affectif. Ou si l’on veut, les dérèglements syntaxiques, prosodiques ou métriques sont la manifestation sinon la preuve chez lui du « souci de la Langue3 » exhaussée à l’occasion d’une vénérable lettre majuscule. À défaut de pouvoir cependant reconstituer les emplois et les valeurs que recouvre ce terme dans l’ensemble de l’œuvre – et ce serait là une entreprise d’ampleur qui manque à ce jour dans les études verlainiennes, – il convient au moins d’identifier quelques-uns des enjeux qui y sont associés. En premier lieu, il importe de démarquer l’ambiguïté qui entoure régulièrement une telle notion, que le poète attache aussi bien à l’appareil sémiologique et à la perception plus ou moins consciente de la part des locuteurs d’une organisation en système, qu’aux propriétés sinon aux qualités singulières (lexicales, syntaxiques, phraséologiques) d’un idiome appelé le français. Au demeurant, s’il lui arrive d’en traiter sur le mode de l’essence, dans l’optique d’un art national, « français et chrétien4 », surtout à l’époque de Sagesse au cours de laquelle il cède volontiers au mythe du génie de la langue, et à la question privilégiée entre toutes de la clarté, le discours qui domine ressortit plutôt à une conception de la langue par l’historicité. De fait, il anticipe la métaphore du fleuve chez Ferdinand de Saussure lorsque, dans Quinze jours en Hollande, contrariant le mouvement d’un retour archaïque à l’origine, entièrement fantasmé par Jean Moréas et l’École romane, il valorise l’expansion du « français moderne » – l’actualité d’usages en constants changements – loin du « vieux » et prétendument « pur français5 ».
Ce sens de l’historicité linguistique explique la relation que Verlaine entretient avec le système sur le mode de l’empiricité. À l’externe par 13l’attention qu’il porte à la pluralité des idiomes, et aux comparaisons qu’il élabore entre eux, sur le versant germanique en particulier, qu’il s’agisse du néerlandais et surtout de l’anglais, objet d’apprentissages répétés à l’occasion des voyages et des séjours que l’auteur entreprend sur l’île. À l’interne, par l’accent qu’il met sur la diversité du français, au Canada, en Suisse et pour ce qui, biographiquement, l’affecte au premier plan, la Belgique. Mais s’il est alerté par les différences phonétiques, lexicales et syntaxiques qui caractérisent l’espace francophone, Verlaine ne l’est pas moins par la diversité interne d’une nation que les révolutionnaires avaient rêvée une et indivisible au plan linguistique. Ainsi que l’a montré Jacques-Philippe Saint-Gérand, le xixe siècle a consacré l’idéologie de la normativité et de la correctivité6. En retour, une telle tendance se mesure constamment à la persistance sinon à la résistance d’ordres hétérogènes que revendique ouvertement Bonheur, XXIV : « Sa langue est indifféremment grecque ou latine, / Ou vulgaire, ou patoise, argotique s’il faut ! / Car souvent plus elle est en bas, mieux elle vaut7. » Des formes savantes aux marques vernaculaires, Verlaine valorise les contre-emplois et spécialement la minoration voire infériorisation culturelle des parlers au cœur des effets d’hégémonie. Sans doute le marqueur « langue » excède-t-il l’idée même de langue, en ce qu’il a trait simultanément à l’invention artistique d’un sujet ; mais il met en cause en premier lieu la représentation prescriptive et unitaire qui s’attache au terme. Il conteste une hiérarchie jusqu’à l’inverser : « plus elle est en bas, mieux elle vaut ». Ce qui revient à immerger la poésie dans une dynamique des alliances, entre le savant (grec et latin) et le populaire (vulgaire, patoise) jusqu’à des expressions périphériques voire marginales (argot), celles de « milieux » spéciaux et interlopes. Au demeurant, l’élément le plus pertinent est la rime « faut » : : « vaut », ce qui relie la qualité du discours (et non seulement de la langue) – une poétique de la valeur – à la nécessité de tel ou tel emploi (la motivation des signes). La langue dont devraient user les textes selon Verlaine réhabilite une diversité ethnique et sociale interne à l’idiome national. Elle inclut donc toutes les variations possibles et, à ce titre, met en crise le 14dualisme entre la norme et les dialectes, qui a occupé le discours sur le français et l’histoire du français. S’il s’agit pour finir de faire jouer « indifféremment » un plurilinguisme – c’est-à-dire en définitive de laisser entendre une polyphonie (l’altérité de voix, d’individus et de communautés), en déclinant une culture au pluriel pour reprendre Michel de Certeau, – c’est en vertu d’une démocratie de la langue que le poème aurait, utopiquement, le pouvoir d’atteindre à revers même de l’idéologie jacobine et du centralisme républicain.
Il reste toutefois un point majeur. La « langue » dont se dote ici le poète ne coïncide pas exactement avec l’idée communément reçue de langue. Elle la met certes en action, l’actualise à travers le multiple ouvert et concret des énonciations, indéfiniment variables, elle assure de la sorte un devenir au français. Mais elle est marquée par une exigence éthique. Elle est le lieu d’émergence d’une idiosyncrasie discursive, que reconnaît également Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny le 15 mai 1871 : « Trouver une langue8 ». Cette sorte d’impératif catégorique entraîne que « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles9 ». Or si elle donne par définition son plein potentiel au terme d’inventions, dans sa radicalité même cette impulsion à trouver une langue ne limite pas cependant l’acte d’individuation au champ individuel. Dans Confessions, retraçant ses débuts littéraires au même titre que Dierx, Coppée, Mendès ou Sully-Prudhomme, Verlaine considère en vertu d’un pronom étendu « la langue renouvelée que nous apportions10 ». Ainsi, à travers le singulier de manières en phase d’émergence et de reconnaissance, cette langue a une dimension impropre puisqu’elle contient des traits récurrents et partageables d’un écrivain à l’autre, qui n’empêchent pas de saisir en elle un phénomène inédit et favorisent finalement son identification.
Bien entendu, cette « langue renouvelée » doit elle-même se comprendre en rapport avec le projet parnassien et ses trois anthologies sous-titrées « recueils de vers nouveaux », échelonnées de 1866 à 1875 – ou dit autrement, selon un essai moins coordonné peut-être que concerté par chacun des acteurs selon sa méthode personnelle, un « renouveau […] du romantisme, un romantisme en avant11 » – usant par conséquent d’une 15langue seconde ou plutôt d’une langue critique, et critique en premier lieu des apories du romantisme. Or cette langue s’enracine dans un paradoxe fondateur. Elle contribue probablement à la promotion, spécifique à la deuxième moitié du xixe siècle, de ce que Gilles Philippe et Julien Piat nomment la « langue littéraire », entendue non plus au sens philologique de norme idéale du code mais plutôt de « laboratoire de pratiques langagières nouvelles », manifestant « l’intérêt pour l’individuation de la langue et son aptitude à rendre compte d’une expérience subjective irréductiblement singulière12 ». Autant de pratiques qui visent d’un même geste à devenir une langue commune, mettant de la sorte en débat la communicabilité des œuvres, une question que dramatise par la suite le symbolisme. Cette langue se veut non seulement commune aux écrivains qui s’échangent « certaines formules13 » mais commune à « l’esprit public » acquis progressivement et par habitude à « l’art de lire les vers », capable d’en reconnaître la « musique » ou le « nombre », les césures et les coupes, se dotant pour finir d’une « oreille rythmique14 ». Et il en va de la syntaxe et de la phrase comme de la mesure et des prosodies. Du moins est-ce dans cette tension entre le littéraire et le commun que doit désormais s’entendre la « langue au suprême degré sonore et riche15 » de Villiers de L’Isle-Adam ou que peut être récusée, à l’inverse, la « langue désagrégée16 » des Contemplations et de Châtiments, un manque d’énergie et de densité qui contraste avec la sourdine et le demi-ton en usage dans les premiers recueils romantiques jusqu’à LesRayons et les Ombres, de loin les œuvres lyriques du maître qui emportent la préférence de Verlaine.
Ainsi devant la langue le mot capital du poète, en prose comme en vers, est le « souci17 ». L’éthique du poème se double donc d’une éthique de la langue, l’une et l’autre se révèlent étroitement solidaires. Ce point mérite d’être d’autant plus souligné que, dès son entrée dans le champ littéraire, la critique a pointé avec des sarcasmes appuyés les solécismes et les maniérismes de Verlaine, le renvoyant au très classique idéal du 16bien dire, aux maîtres de la tradition comme au strict respect des règles syntaxiques. Il n’est pas jusqu’à Catulle Mendès qui, dans une lettre du 19 janvier 1866 adressée à Baudelaire, ne souligne avec condescendance les « fautes de langue18 » que Verlaine aurait commises dans l’article élogieux qu’il consacre à l’auteur des Fleurs du Mal. Les expérimentations se multipliant de Romances sans paroles à Parallèlement et bien au-delà, un lieu commun s’est donc installé qui associe Verlaine au paradigme du monstrueux et de l’inintelligible. De fait, à maintes reprises le poète répond à la tentation d’écrire en mauvais français. C’est que l’état de la langue dans ses textes ressortit à une manière qui se conçoit en priorité sous l’angle du mal dire – sous l’espèce de la malfaçon. À ce titre, Verlaine prend place dans une contre-tradition qui a probablement plusieurs commencements, mais se démarque ostensiblement dans la préface de Cromwell de Hugo avant de prendre toute son ampleur grâce à Baudelaire. Mais elle consonne aussi bien avec l’encrapulement et le dérèglement rimbaldiens qu’avec les chants parodiques de Lautréamont. Elle se poursuit chez Corbière et Jarry. Le siècle suivant n’est pas en reste, de Dada à Artaud en passant par Beckett, tous « ceux qui merdRent » d’après Christian Prigent.
Dans ce contexte placé entre la malfaçon et la défiguration, l’éthique de la langue chez Verlaine nourrit un consensus auprès des contemporains, propre à rassembler des opinions artistiques à l’origine pourtant fort éloignées les unes des autres. Ainsi, en 1888, dans son étude « M. Paul Verlaine et les poètes “symbolistes” et “décadents” », Jules Lemaitre s’imagine le poète en « illettré » et « ignorant » qui pétrit « à sa guise » la langue, « non point comme les grands écrivains, parce qu’il la sait, mais, comme les enfants, parce qu’il l’ignore19 ». Mais Jules Laforgue a-t-il une conception si différente lorsqu’il perçoit dans Sagesse « des vagissements, des balbutiements dans une langue inconsciente ayant tout juste le souci de rimer20 » ? Certes, là où Lemaitre réduit Verlaine à l’infans, l’en-deçà de la parole et de la pensée, Laforgue souligne 17plutôt le pouvoir subversif d’une contre-rationalité du poème, plus encore qu’un mouvement instinctif, désordonné et irrationnel. Mais s’ils ne donnent pas la même valeur à l’opération artistique, Lemaitre et Laforgue s’accordent en considérant la langue chez Verlaine comme le lieu d’une crise, dans la mesure où l’activité individuante dont elle est la condition se traduit non moins paradoxalement par une dépossession du sujet, entre ignorance et inconscience. À ce stade, il n’est donc plus possible de postuler une éthique de la langue sans en relever et détailler avec rigueur les marques et les formes. Il importe non seulement de se saisir du sentiment linguistique dont font état les textes de Verlaine mais également des représentations et des imaginaires qui entourent la notion décidément équivoque de « langue ». Ce qui en est sans doute le mieux connu ressortit à ce sous-ensemble appelé « langue des vers », les composantes prosodiques, accentuelles et métriques qui, sous l’impulsion de Nicolas Ruwet et surtout Benoît de Cornulier, ont suscité de nombreux travaux depuis une quarantaine d’années. Mais si des études spécialisées ont pu mettre ici ou là l’accent sur l’appareil formel de l’énonciation, le double cadrage rhétorique et pragmatique, il est peut-être temps de remettre en chantier des objets apparemment classiques, qui ont été oubliés ou négligés depuis les monographies (anciennes) de Claude Cuénot et Jean Mourot : du statut du lexique aux particularités syntaxiques qui arrêtent pourtant n’importe quel lecteur lorsqu’il lui faut passer des vers aux proses ; de la phrase au texte, l’ordre visuel et rythmique de la ponctuation, des ponctuations blanche et noire… Autant d’éléments à (ré)explorer aujourd’hui, que l’équipe de notre revue a souhaité réunir en ouverture de ce volume, dans un dossier spécialement dédié à ce « prodigieux linguiste21 » qu’a été Verlaine en son temps.
Ce dossier s’organise en trois feuillets de deux articles chacun : lexique d’abord, syntaxe et pragmatique ensuite, ponctuation pour finir. Si la singularité de la poésie Verlaine fut d’entrée remarquée par ses lecteurs, ceux-ci s’attachaient plus à formuler leurs impressions qu’à les appuyer sur des preuves. Ainsi notre exploration commence-t-elle de biais, par les voies détournées de la réception. À partir de recensions des deux premiers recueils, Jean-Michel Gouvard interroge « les représentations qu’elles véhiculent, concernant la langue française et l’usage qu’en fait 18Verlaine ». Les plumes de Banville, de Sainte-Beuve ou d’Anatole France, parmi les plus connues, recourent au paradigme épistémo-critique du « bizarre » pour les caractériser. Ce qui se trouve ainsi visé (notamment par les défenseurs de la clarté française), au risque de l’axiologie, ce sont d’une part l’affectation et le fouillis, et d’autre part, du fait d’un vocabulaire trivial (retrait, pou, pue), le déclassement de la voix poétique. Loin du flou qu’on peut aujourd’hui attribuer à Verlaine, ses premiers lecteurs voient en lui un poète dressé contre l’ordre établi et le monde tel qu’il est, en somme un représentant de la modernité dans le sillage de Baudelaire. De même que sa relation au monde, le rapport de Verlaine à la langue est marqué par la violence. On peut l’observer ponctuellement dans certaines lettres adressées aux intimes, où le calembour fleurit, aux côtés de la déformation lexicale. Mais celle-ci se trouve systématisée dans les six « Vieux Coppées » (1875-1877) que Jacques Dürrenmatt choisit d’étudier. Dans ces dixains censés parodier la langue de Rimbaud, en mêlant idiolecte et sociolecte, en multipliant les substitutions de graphèmes et les apocopes, Verlaine tend à défamiliariser la langue au point que Dürrenmatt parle de « barbarisation du français ». S’agissant de ces vers, de tels dérèglements n’en risquent pas moins d’être surinterprétés, dès qu’il s’agit de décrypter l’homosexualité (que la part en soit minorée ou bien blâmée).
Entre autres archaïsmes propres à Verlaine, la construction de la préposition « parmi » avec un régime au singulier peut apparaître comme un fait stylistique saillant. C’est ce fait de langue en particulier qu’étudie Stéphanie Thonnerieux à l’échelle de tout l’œuvre en vers, s’aidant de l’observation des variantes et de la métrique. Dans une approche plus nettement praxématique, elle relie l’emploi de la préposition avec la question de l’expérience et de la représentation, du sujet comme du monde. Le groupe ouvert par « parmi » se comprenant « moins comme une localisation statique que comme l’espace d’une dynamique », il incite à repenser l’esthétique du « flou » et la catégorie du « vague » comme l’émergence d’une subjectivité. La question de la subjectivité engage évidemment l’énonciation, et il n’est pas de lyrisme sans adresse. Partant de la dimension adressée de la voix dans Sagesse, c’est dans le cadre de ce recueil que Michèle Monte analyse les segments en apostrophe. D’un point de vue référentiel, ceux-ciont pour double fonction d’identifier et de caractériser mais leur utilisation est une marque parmi d’autres 19de l’écriture fortement rhétorique propre au recueil. Leur dimension essentiellement persuasive ne les prive pas de force évocative et ne doit pas faire oublier le rôle qu’ils jouent dans l’indétermination du sens.
Non moins évocateur est le point de suspension, que Julien Rault propose de lire en tant que forme-sens, suivant une approche sémiotique et énonciative. Ce que déclare ce signe, ce n’est ni le non-dit, ni l’implicite mais plutôt un « mi-dire », orienté vers ce qui va advenir. Presque toujours en fin de vers, ses occurrences dans les cinq premiers recueils ont une fonction de supplémentation, alors qu’avec Sagesse et au-delà apparaît sa fonction de suspension. « Tourné vers le dedans, l’élément témoigne d’une tension nette vers l’intime », écrit Rault, avant de s’interroger, à partir d’autres faisceaux textuels, sur ce que pourrait être un « style virtuel », une poétique du latent chez Verlaine. Le dernier article du dossier sur la langue est celui que Benoît Abert consacre à l’usage du tiret dans l’œuvre en prose. En tant que « signe ponctuant, artifice typographique et trait rhétorique », celui-ci relève selon lui d’une scénographie de la ponctuation.
En diptyque avec le dossier sur la langue, notre revue propose dans une seconde section cinq microlectures qui invitent à prolonger l’exploration de l’œuvre en vers et en prose. Dans la continuité d’une récente étude de Steve Murphy éclairant le paratexte de la plaquette saphique LesAmies22, Georges Kliebenstein revient sur le pseudonyme « Pablo de Herlagnez » employé par Verlaine, afin d’en poursuivre l’examen à la croisée des langues espagnole et française, dans une perspective intertextuelle et sémantique.Consacré au personnage d’Aminte, l’article de Bertrand Degott fait brièvement le point sur les origines et l’histoire de cet anthroponyme, jusqu’à Fêtes galantes et Les Uns et les Autres. Si la critique est partagée quant au sexe de l’Aminte de Verlaine, peut-être n’est-ce pas tout à fait étranger aux intentions du poète. Raison de plus pour relire « Mandoline »… L’article de Nathalie Ravonneaux, sur la base des vers elliptiques de « Charleroi », vise à approfondir l’idée d’un arrière-plan communard de « Charleroi » déjà avancée par plusieurs critiques. À l’évidence, le texte ne peut se réduire à sa dimension biographique : si pour aller de Walcourt à Charleroi en 1872, il suffit de quelques minutes de train, qu’est-ce que Verlaine cherche à partager, puisque ce poème n’est pas un carnet de voyage ? Ce qui se sent, c’est une 20odeur de mort qui est celle des grèves de mineurs matées dans le sang, celle de la Commune et de la Semaine sanglante, celle des « Vaincus ». L’ombre de Thiers plane sur cette évocation des « sites brutaux », faisant de « Charleroi » un parfait exemple de la poétique suggestive de Verlaine. Arnaud Bernadet part de l’idée qu’au Verlaine d’après la conversion se pose la question de savoir comment concilier l’œuvre des hommes et l’œuvre du poète, dans sa double dimension éthique et artistique. Si l’ouverture de la troisième section de Sagesse présuppose la préface des Contemplations, l’âme veuve chez Verlaine n’a pourtant pas la même dimension personnelle, autobiographique : chez lui, le sujet incarne un type, « le Sage », le personnage du chrétien ; et son âme veuve est aussi une âme neuve, capable de renaître à soi-même, à travers le paysage. « Le son du cor… » (III, 9) et « L’échelonnement des haies… » (III, 13) sont deux pièces susceptibles de mettre en œuvre l’éthique contemplative qu’il ambitionne. Dans un article intitulé « Morales de la bouillotte et du scorpion », Steve Murphy s’attache enfin à deux anecdotes d’abord racontées dans Les Hommes d’aujourd’hui puis revues et corrigées dans ses Confessions. Ces textes à teneur autobiographique sont truffés de petits appels à l’interprétation. L’épisode du scorpion éveille le souvenir de la préface de Chatterton, mais l’épisode de la bouillotte apparaît également comme « une réécriture abrégée et personnalisée de l’essai “Morale du joujou” » de Baudelaire. La question principale restant de savoir ce que Verlaine dit de lui-même à travers ces deux anecdotes.
Arnaud Bernadet,
Bertrand Degott
et Solenn Dupas
Abréviations
Tel qu’il a été adopté dans les précédents numéros de la revue, voici le système d’abréviations en usage pour l’ensemble du volume :
CG |
Correspondance générale de Verlaine (1857-1885), t. I, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2005. |
Cor. 1, 2 et 3 |
Correspondance de Paul Verlaine,t. I, II, III, éd. Adolphe Van Bever, Genève, Slatkine Reprints, 1983 [1922, 1923, 1929]. |
OP |
Œuvres poétiques de Verlaine,éd. Jacques Robichez, Garnier, 1969. |
OPC |
Œuvres poétiques complètes de Verlaine,éd. Yves-Gérard Le Dantec, révisée par Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962. |
OPr |
Œuvres en prose complètes de Verlaine,éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972. |
RV |
Revue Verlaine, no 1 à 10, Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud (1993-2007) ; à partir du no 11, Paris, Classiques Garnier (2013 à aujourd’hui). |
1 OPr, 75.
2 OP, 34.
3 « Anatole Baju », OPr, 810.
4 Lettre à Jules Claretie, 8 janvier 1881, CG, 683.
5 OPr, 402.
6 Jacques-Philippe Saint-Gérand, « La Langue française au xixe siècle. Scléroses, altérations, mutations. De l’Abbé Grégoire aux tolérances de Georges Leygues (1790-1902) », dans Nouvelle Histoire de la langue française, Jacques Chaurand (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 377-504.
7 OPC, 693.
8 Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, édition de Louis Forestier, Paris, Poésie/Gallimard, 1999, p. 91.
9 Ibid., p. 93.
10 OPr, 518.
11 « Conférence sur les poètes contemporains », OPr, 898.
12 Gilles Philippe & Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 17.
13 « Du Parnasse contemporain », Les Mémoires d’un veuf, OPr, 113.
14 Ibid., p. 112.
15 « Villiers de L’Isle-Adam », Les Hommes d’aujourd’hui, OPr, 770.
16 « Lui toujours – et assez », Les Mémoires d’un veuf, OPr, 107.
17 « Du Parnasse contemporain », Les Mémoires d’un veuf, OPr, 113.
18 Dans Charles Baudelaire, Correspondance(mars 1860 – mars 1866), t. II, édition de Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, 1973, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 950 et 951, n. 4.
19 Repris dans Jules Lemaitre, Les Contemporains. Études et portraits littéraires, Paris, Lecène, Oudin et Cie éditeurs, 1893, p. 78.
20 Jules Laforgue, Lettre à Gustave Kahn du 28 ou 29 novembre 1883, Œuvres complètes, t. I, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, p. 845.
21 « Arthur Rimbaud “1884” », OPr, 801.
22 Steve Murphy, « Pablo, les vauriens et Les Amies », RV-17, 2019, 29-54.