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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Verlaine
    2016, n° 14
    . varia
  • Auteur : Dupas (Solenn)
  • Pages : 293 à 297
  • Revue : Revue Verlaine
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066811
  • ISBN : 978-2-406-06681-1
  • ISSN : 2426-8860
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06681-1.p.0293
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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COMPTE RENDU

Bernard Bousmanne, Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques, Bruxelles, Mardaga, 2015, 341 p.

Le catalogue Verlaine en Belgique. Cellule 252 reflète lampleur de lexposition organisée dans le cadre du programme « Mons 2015 – Capitale européenne de la culture ». Directeur du Département des Manuscrits à la Bibliothèque royale de Belgique, docteur en histoire médiévale et spécialiste de Rimbaud et Verlaine, son commissaire Bernard Bousmanne sest appuyé sur un chantier engagé depuis plus dune dizaine dannées autour du « dossier de Bruxelles » pour mettre en œuvre ce projet. En 2004 notamment, les pièces du procès de 1873 conservées à la Bibliothèque royale de Belgique avaient été mises en avant à loccasion de lexposition « Arthur Rimbaud (1854-1891). Une saison en Enfer ». Grâce à un travail préparatoire de longue haleine, à des démarches aussi nombreuses que fructueuses auprès des institutions et des collectionneurs privés, un exceptionnel ensemble de plus de deux cents pièces consacrées à Verlaine a été réuni au Musée des Beaux-Arts de Mons entre octobre 2015 et janvier 2016. Tout en offrant un regard densemble sur la trajectoire biographique et littéraire du poète, lexposition a entrepris dexplorer plus particulièrement ses relations avec la Belgique, de « laffaire » de 1873 aux conférences de 1893.

Outre les archives du procès de Bruxelles, des manuscrits, éditions originales, extraits de périodiques, portraits et objets dépoque, ont ainsi été présentés au public. Parmi ces pièces, certaines étaient exposées pour la première fois. Cest le cas du revolver Lefaucheux probablement utilisé par Verlaine en 1873, que Bernard Bousmanne a retrouvé en 2004. Une photographie inédite du poète, découverte lors de la préparation de lexposition chez un descendant dÉlisa Montcomble, a également été dévoilée à cette occasion. Sur ce portrait réalisé vers 1866, lauteur des Poëmes saturniens affiche une attitude assurée et une mise élégante. 294Posture et regard droits, Verlaine âgé dune vingtaine dannées livre une image bien éloignée de la figure de Lelian ravagé qui inspira tant les artistes sur la fin de sa vie. Aux côtés de limposant Coin de table de Fantin-Latour, dun buste de Niederhausern-Rodo, de photographies dOtto Wagener, Philippe Zilcken et Dornac, de dessins et toiles de Cazals, Aman-Jean, Jehan Rictus, Louis Anquetin et Steinlen, ce cliché est venu sajouter à limpressionnante galerie de portraits réunie au Musée des Beaux-Arts.

Il convient de saluer la qualité de la scénographie imaginée pour lexposition, tant dans ses dispositifs densemble que dans ses effets de détails. Avec le souci de valoriser les différents documents dans leur singularité, léquipe en charge de la mise en espace et en lumière a su créer des atmosphères contrastées à travers les différentes salles. Après lélan du « vertigineu[x] » « voillage » (CG, 239) en compagnie Rimbaud, symbolisé par une spectaculaire envolée de feuillets, après lexamen méticuleux de l« affaire de Bruxelles », pièces du dossier judiciaire et compte rendu médical à lappui, lévocation du séjour dans les geôles belges a été particulièrement soignée. Déjà au seuil du musée, la voiture cellulaire exposée sous cloche protectrice annonçait une expérience de visite originale. La salle dédiée à lincarcération de Verlaine a permis dapporter un éclairage aussi rigoureux quévocateur sur cette période, autour dune installation conçue par lartiste Rosette De Stefano à partir de sept portes massives de la prison de Mons. Point daboutissement de lexposition, les ressources consacrées aux conférences belges de 1893 et aux derniers années ont enfin été présentées de façon à suggérer les heurts mais aussi la densité de cette ultime période de création.

Le catalogue conçu par Bernard Bousmanne et publié en 2015 aux éditions Mardaga est à la fois un beau livre, un récit enlevé sur les traces du poète et une contribution critique étayée par les plus récents apports de la recherche verlainienne. Il prolonge le précédent volume de lauteur, Reviens, reviens, cher ami. Rimbaud-Verlaine, laffaire de Bruxelles (Calmann-Lévy, 2006), qui livrait déjà de passionnantes analyses sur le procès de 1873. Dans Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques, Bernard Bousmanne reprend certains éléments de cet ouvrage pour les retravailler et les augmenter, tout en les resituant dans un cadre biographique élargi, avec un souci constant de précision et dérudition.

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La richesse et la qualité de liconographie sont dabord à noter. Dès la page de couverture, un dessin peu connu de Jehan Rictus, sobre et efficace, donne la mesure de cette exigence esthétique. Le volume propose de nombreux fac-similés dexcellente qualité ainsi que des reproductions soignées de divers documents subtilement mis en page. Lensemble saccompagne de transcriptions fidèles restituant par exemple les touchantes erreurs dexpression dEugénie Krantz, mais aussi linventivité verbale de Verlaine et de nombre de ses correspondants.

Structuré en une dizaine de chapitres, le volume reprend la progression chronologique de lexposition, sans pour autant sen tenir à une trame strictement linéaire. Le récit offre en effet de fréquentes échappées rétrospectives et de nombreux éclairages sur les lieux et les personnalités fréquentés par le poète. Tantôt dans le corps même du texte, tantôt en notes, lanalyse est prolongée par des notices biographiques et des compléments historiques dune grande précision. Ponctuellement, Bernard Bousmanne sautorise également de stimulants pas de côté. Le chapitre consacré à lincarcération à Mons fournit ainsi loccasion de comparer les conditions de détention de Verlaine avec celles dOscar Wilde, condamné en 1895 à deux ans de travaux forcés.

Soucieux décarter les raccourcis et les partis pris hâtifs, lauteur fait le choix opportun de citer abondamment des sources diverses, en croisant une pluralité de points de vue. Louvrage résonne des mots de Verlaine et Rimbaud, mais aussi de ceux du juge tSerstevens et des docteurs Semal et Vleminckx, de Mathilde Mauté, Élisa Dehée et Georges Verlaine, de Hugo et Mallarmé, de Verhaeren, Rops et Henri Carton de Wiart. En sappuyant sur ce concert de voix et de témoignages, Bernard Bousmanne se déleste des lieux communs et des stéréotypes durablement associés au poète.

Loin de limiter par exemple la relation entre Verlaine et Rimbaud à la fascination dune « Vierge folle » pour un sublime génie adolescent, il place ce lien sous langle du partage et de la réciprocité, en rappelant ladmiration du poète de Charleville pour les « clairs-obscurs faussement innocents » de son aîné, pour ses mots « mélodieux » cachant des « arêtes perverses » (p. 43). Pendant quelques mois, « leurs œuvres confrontées ont dialogué, se sont toisées lune lautre », note Bernard Bousmanne. « À ce jeu fait de basculements, Paul a influencé Arthur et Rimbaud a réorienté Verlaine. Ensemble, ils ont repoussé lhorizon de la langue et connu livresse de 296laffrontement » (p. 138). On sait par ailleurs combien leur relation a joué en 1873 dans la condamnation de Verlaine à deux ans de prison, soit la peine maximale prévue par la loi. Les dépositions, les rapports transmis par des indicateurs anonymes, et surtout lédifiant compte rendu des docteurs Semal et Vleminckx, rappellent la difficulté décrire le « roman de vivre à deux hommes » (« Laeti et errabundi ») à la fin du xixe siècle.

Louvrage souligne également à quel point les sympathies communardes du poète ont joué dans linstruction conduite par le juge tSerstevens et durant le procès de Bruxelles, jusquà la confirmation du verdict en appel. Les inquiétudes que Verlaine avait nourries après la Semaine sanglante, et qui furent souvent assimilées à des manifestations de couardise sinon de paranoïa, savèrent donc largement justifiées. Au lendemain de la Commune, « à lheure des règlements de comptes et des dénonciations où chacun se méfi[ait] de son voisin », « partag[er] les idées de linsurrection » relevait déjà du « délit » (p. 88). On se souvient que le poète avait collaboré au Rappel, conservé son poste à lHôtel de Ville pendant linsurrection, fréquenté de grandes figures de la Commune. En retraçant les parcours de Jules Andrieu, Alphonse Humbert, Louise Michel ou Eugène Vermersch, Bernard Bousmanne met en lumière les tensions de cette période. Il apporte en outre de précieuses informations sur la situation des proscrits réfugiés à Bruxelles, qui jouissaient dune liberté toute relative dans les quartiers pauvres de Saint-Gilles, dIxelles ou de Saint-Josse-ten-Noode, sous lœil des « sbires de la Sûreté publique » (p. 93).

Dans la continuité dun article co-signé avec Jean-Jacques Lefrère, à qui Bernard Bousmanne rend hommage au seuil du catalogue (« La prison montoise de Verlaine vue de lintérieur », Revue Verlaine, no 11, 2013, p. 83-92), de passionnantes pages sont encore consacrées au système carcéral belge de la seconde moitié du xixe siècle. La prison de Mons constituait au début des années 1870 un fleuron de « lavant-garde des réformes pénitentiaires » (p. 101), notamment marquée par les travaux dÉdouard Ducpétiaux. Ce promoteur du « confort physique » des détenus prônait également l « emprisonnement séparé », censé prévenir la « contagion du vice » (p. 103). Ainsi les prisonniers étaient-ils par exemple contraints de porter une cagoule en toile masquant le visage lors de leurs sorties hors des cellules. Étayées par des travaux dhistoriens, des archives et des extraits de Mes prisons, ces analyses offrent de précieuses indications sur le contexte de composition de Cellulairement.

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Dans les chapitres dédiés aux dernières années du poète, Bernard Bousmanne continue à mettre à lépreuve les stéréotypes et les idées reçues. Tout en relevant le caractère inégal de lœuvre et les contraintes croissantes pesant sur la création, il nen note pas moins la permanence de « grands moments dinspiration » (p. 183). Lénergie déployée par Verlaine se mesure notamment à la quantité de relations amicales et littéraires quil naura cessé de cultiver. Dans les salles dhôpitaux érigées en « salons littéraires » démarqués des modèles académiques, il continue à accueillir maintes personnalités de son temps. Parmi les artistes et écrivains avec lesquels il correspond, figurent les Belges Émile Verhaeren, Edmond Picard, Octave Maus et Henri Carton de Wiart, qui évoluent dans un contexte marqué par de vives tensions entre les tenants de La Jeune Belgique et de LArt moderne. Cest grâce à ces relations que Lelian pourra entreprendre une série de conférences en Belgique en 1893, vingt ans après « laffaire de Bruxelles ». En revenant sur ce tumultueux périple, Bernard Bousmanne achève de dresser le portrait dun auteur résolument rebelle au « poétiquement correct ».

Signalons enfin quun ensemble dannexes complète avantageusement louvrage. Aux références des pièces exposées et aux notes du volume, sajoutent une chronologie biographique claire et synthétique, une liste des poèmes composés en prison (avec les réserves dusage concernant les datations indiquées par le poète), un inventaire des documents du procès de Bruxelles conservés à la Bibliothèque royale de Belgique, plusieurs index et une abondante bibliographie incluant les principales éditions de Verlaine, une sélection de catalogues de vente et une abondante liste détudes consacrées à lœuvre et à son contexte. En complément de ces nombreux travaux, Bernard Bousmanne a en outre eu le privilège de consulter les notes inédites du second volume à paraître de la Correspondance générale, dues au regretté Michael Pakenham. Tant par sa qualité formelle que par la richesse de son contenu, le catalogue Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques constitue ainsi un volume remarquable, une référence incontournable pour les amateurs et les spécialistes du poète.

Solenn Dupas