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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Verlaine
    2016, n° 14
    . varia
  • Auteurs : Bernadet (Arnaud), Dupas (Solenn), Frémy (Yann)
  • Pages : 11 à 15
  • Revue : Revue Verlaine
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066811
  • ISBN : 978-2-406-06681-1
  • ISSN : 2426-8860
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06681-1.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Homme du divers et du multiple, Verlaine apparaît souvent dans ses proses et ses vers là où on lattend le moins. Au cours des années quatre-vingt, alors quil commence à bâtir le cycle chrétien inauguré par Sagesse, le poète met au point sa théorie de lhomoduplex, discours dautorité dans lacception littérale du terme qui lui aura pour lessentiel servi à orienter la lecture et le sens de ses textes auprès du public, dans une optique notamment morale. Ce faisant, il peine à dissimuler ses propres écarts et excentricités, quand de lui-même il ne met pas laccent sur les inflexions, les ruptures ou les dissonances de lœuvre. Lidentité poétique de Verlaine, incertaine et mouvante, récuse ce modèle certes efficace mais trop simple du double, au point quelle immisce le doute, suscite lincompréhension ou nourrit de durables méprises auprès des lecteurs. Enracinée dans une période de transition et de mutation intenses de lhistoire littéraire, elle se délocalise et relocalise sans cesse, exploitant pour elle-même la variabilité du temps et des situations, des tons ou des formes. Cest à ce paradigme des variations quinvite la quatorzième livraison de la Revue Verlaine en suivant trois lignes majeures de pensée.

La première ressortit au large « spectre » de la textualité, prenant appui sur larticle de Daniel Sangsue qui, à louverture du numéro, souligne limportance que revêt depuis Poëmes saturniens la figure du fantôme et, loin de sen tenir à largument biographique qui la communément soutenu, en coordonne les insistants motifs à ce quil appelle une « revenance des textes ». Autre illustration, à un degré formel plus avancé, Alain Chevrier met au jour un cas dintermétricité entre lélégie à rimes mixtes de Banville, la sixième ariette de Romances sans paroles et Charles Coran, auteur dans le genre galant des poésies du xviiie siècle, dont on connaît par ailleurs lintérêt chez Verlaine. Pourtant, si elle est de la sorte peuplée déchos, de noms ou de voix qui en travaillent intimement le vers et le phrasé, lœuvre nest pas 12uniquement hantée par le passé, assignée au mouvement de réappropriations critiques. Elle est également occupée par lavenir et ses continuations chez dautres écrivains. La revenance se double en loccurrence dune survivance des textes. Sur la base dune lettre adressée par Maurice Bouchor (ou « saint Bouche dor1 ») à Adrien Juvigny, Seth Whidden et Daniel Ridge font état dune troublante orthographe à usage ludique ou zutique, « Verleyne », et reconstituent le réseau qui unit, derrière lénigme, le poète à ces deux protagonistes comme à Paul Bourget. Dans le même esprit, Christian Hervé décrypte lallusion référentielle contenue dans largotique dizain « Dargnières nouvelles » à propos de « quêqu Fanta comm de jusse ». Cyril Lhermelier fait valoir quant à lui une circulation complexe, sans doute par lentremise de la Revue artistique et littéraire dÉmile Blémont et de son entourage, entre deux poèmes cellulaires alors inédits, « Promenades au préau (prévenus) », « Crimen amoris », et « Les Chercheurs » composé par Germain Nouveau à lautomne 1873.

La dynamique (inverse ou converse) de la revenance et de la survivance des textes montre combien lémergence dune voix singulière chez Verlaine est régulièrement conditionnée au continu, lui-même labile et mouvant, de la lecture et de lécriture. Or force est dadmettre quen ce domaine lauteur met en œuvre une véritable éthique de la distorsion et conjugue, parfois au nom de principes artistiques résolument normatifs, mal dire et mal lire. Le corpus en prose, encore sous-estimé et trop peu exploré, en est un puissant révélateur. À propos de Conte de fées, Éric Bordas rapporte ainsi lentreprise ironique dun récit à dessein « mal écrit », et jouant des codes narratifs pour mieux en subvertir la représentation, au brouillage presque unique de lunité « phrase », par ailleurs conforme dans la majorité des proses à lordre linéaire des mots et au mouvement cursif du sens. À cette tentative qui sinscrit sans équivoque dans lécriture artiste du temps on mesurera le procès que Verlaine, lecteur de Madame Bovary, intente à Flaubert en vertu de présupposés religieux. Les contresens et les angles morts quéclaire de la sorte Steve Murphy nont certes pas attendu le Voyage en France par un Français dans lesquels ils prolifèrent ; ils se dessinent très en amont de lœuvre qui fait part dès les années 1860 et 1870 davis mitigés à légard du chef prosateur. Mais au-delà du désaccord éthique 13et littéraire, lenjeu touche une poétique du réalisme, dont il y aurait lieu à terme dinterroger la place exacte dans lœuvre. Accidentelle ou motivée, il est certain que la distorsion est une attitude sinon constante du moins récurrente chez Verlaine. À suivre la chronologie des textes, on dirait même quelle opère en graduant, et sétend des techniques de la langue à des catégories plus largement artistiques en prise directe avec la manière de lauteur. Du moins est-ce la conclusion qui ressort à la fois de létude serrée que Christian Hervé livre du dérèglement méthodique ou des « organisations non canoniques » des prosodies, spécialement des rimes, dans Romances sans paroles, et de lample enquête diachronique de Myriam Robic retraçant, des Amies à Hombres et Femmes, les variations érotiques mais aussi idéologiques des goûts et des dégoûts verlainiens.

À ce stade, léthique de la distorsion, la variabilité et linstabilité dont elle est génératrice en fait de valeurs et de sens, ont une incidence capitale pour linterprétation globale de lœuvre. Du moins ont-elles cette utilité directe ou indirecte de faire des lecteurs de Verlaine, quils se déclarent amateurs ou savants, des lecteurs avertis. Cest le rôle dévolu à la troisième section du présent volume qui tente de remettre en débat des principes spontanément, sinon naïvement attachés à cet art, entre lyrisme et symbolisme. Au cours des deux dernières décennies, les travaux se sont multipliés qui considèrent sérieusement les implications de la poésie et de lironie, de Baudelaire ou Banville à Tristan Corbière et Jules Laforgue. Sandra Glatigny en redéploie le legs théorique pour montrer comment, en phase avec les « scenarii contradictoires » et fluctuants de lethos auctorial, lironie détourne lexpression de lémotion des cadres ordinaires de la communication et instaure un lyrisme de nature transgénérique. Aurélie Foglia replace plutôt cette question dans laxe de limpersonnel, aux formulations sans doute incomparables mais qui occupent les esprits épris de littérature dans la seconde moitié du xixe siècle, quon parle de Flaubert, de Mallarmé ou de Leconte de Lisle. Dans le cas de Verlaine, il en existe des versions différentes, selon quon situe limpersonnel aux débuts parnassiens, au cœur des vers biographiques qui prennent la suite de Cellulairement, ou à loccasion de la préface de Parallèlement. Il reste que sy exprime chaque fois le désir doublier le lyrisme et son corrélat obligé, le moi. Sil y a bien une quête indéfiniment reprise de limpersonnalité, celle-ci demeure 14toutefois sans fin et ambiguë. Arnaud Bernadet clôt le dossier par une problématique non moins fondamentale, et directement liée au statut de la subjectivité comme aux modalités de lexpression discutés dans les deux articles précédents, à savoir les rapports entretenus par Verlaine avec le symbolisme sous lespèce dun malentendu, ses représentants et leur mode daction au sein du champ littéraire, et surtout leur conception critique du signe et du symbole.

Dans une lettre au docteur Jullien, en janvier 1891, le poète sexclame non sans humour : « Divers, cest le secret de ma “force” (! !) actuelle2 ». Réponse oblique de surcroît aux jaloux ou aux malveillants qui feignent de le croire mort littérairement à cette époque. Pour qui voudrait pénétrer ce secret, le chemin est davance semé dembûches, tant lœuvre semble destinée à linstabilité continue que lon a cherché à définir et à décliner, à la fois reconnaissable et méconnaissable. En retour, cest peut-être cette diversité qui explique le regain dintérêt que suscite de nos jours lécrivain. Ainsi, il nétait pas possible de clore ce numéro sans consacrer une mention spéciale aux événements qui se sont déroulés en Belgique sous lenseigne « Mons 2015 – Capitale de la culture européenne ». On a voulu accorder toute leur place à deux projets en particulier. Le premier est lopéra de chambre Verlaine au secret, créé en novembre de la même année, dont la composition a été confiée à Adrien Tsilogiannis, dans une mise en scène de Jean-Louis Danvoye, en collaboration avec le Conservatoire de Mons (Arts2) et les musiciens de lEnsemble Musiques nouvelles. Cest à Myriam Watthee-Delmotte quest revenue lécriture du livret quon trouvera, avec son aimable autorisation, reproduit ici en guise de finale, accompagné de réflexions portant sur sa lecture de lœuvre, les contraintes scénographiques, linteraction entre art littéraire et art vocal. « Pari risqué » dès lors quil sadresse à un sujet « aussi peu spectaculaire » que lincarcération dun homme dont laventure fut dabord « intérieure ». Lautre projet est lexposition tenue à la même date au Musée des Beaux-Arts de Mons, dont est issu le très beau catalogue réalisé par le Commissaire Bernard Bousmanne, Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques. On en trouvera la recension par Solenn Dupas à la fin de cet ouvrage.

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Tel quil a été adopté dans les précédents numéros de la revue, voici le système dabréviations en usage pour lensemble du volume :

CG

Correspondance générale de Verlaine (1857-1885), t. I, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2004.

Cor. 1, 2 et 3

Correspondance de Paul Verlaine,t. I, II, III, éd. Adolphe Van Bever, Genève, Slatkine Reprints, 1983 [1922, 1923, 1925].

OP

Œuvres poétiques de Verlaine,éd. Jacques Robichez, Garnier, 1969.

OPC

Œuvres poétiques complètes de Verlaine,éd. Yves-Gérard Le Dantec, révisée par Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962.

OPr

Œuvres en prose complètes de Verlaine,éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

Arnaud Bernadet,
Solenn Dupas
et Yann Frémy

1 « À Maurice Bouchor », Dédicaces, OPC, 562.

2 Cor. 3, 181.