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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Verlaine
    2015, n° 13
    . varia
  • Auteurs : Bernadet (Arnaud), Degott (Bertrand), Dupas (Solenn)
  • Pages : 315 à 332
  • Revue : Revue Verlaine
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460739
  • ISBN : 978-2-8124-6073-9
  • ISSN : 2426-8860
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6073-9.p.0315
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/01/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS

Paul Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement, édition critique établie, annotée et présentée par Olivier Bivort, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2002, 352 p.

Paul Verlaine, Romances sans paroles suivi de Cellulairement, édition critique établie, annotée et présentée par Olivier Bivort, 2e édition revue, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2010, 383 p.

Paul Verlaine, Cellulairement suivi de Mes prisons, édition de Pierre Brunel accompagnée du fac-similé du manuscrit original de Cellulairement, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2013, 387 p.

Javais rendu compte dans le no 12 de la Revue Verlaine de lédition par Pierre Brunel de Cellulairement ([Br]), mais aussi comparé cette édition avec celle dOlivier Bivort ([Bi1]). Or, nayant pas tenu compte de la réédition de cette dernière en 2010 [Bi2], je souhaiterais apporter certaines précisions à mon compte rendu et revenir en partie sur mes conclusions. Pour commencer, je regretterais davoir pu laisser penser que Pierre Brunel a été le premier à sappuyer sur le manuscrit acheté par lÉtat en 2004 et conservé au Musée des Lettres et Manuscrits (appelons-le manuscrit Dupuy, Ernest Dupuy en ayant donné une première description en 1912) : en effet, cest bien sur la base de ce manuscrit que Bivort a revu son édition en 2010, soit trois ans avant Brunel. Il est par conséquent partiellement inexact – et injuste à légard dOlivier Bivort – de conclure que lédition scientifique de Cellulairement reste à faire. Dans la mesure où Bivort sest servi du manuscrit Dupuy pour sa seconde édition, lensemble des poèmes de ce manuscrit se trouve en effet édités et assortis de notes et de variantes (léditeur prétend rendre compte de tous les états connus, manuscrits ou imprimés). Cest davantage sur les choix philologiques que porteraient alors mes réserves. En effet, si Olivier Bivort peut écrire quil existe « quatre manuscrits différents » (Bi1, p. 56 ; Bi2, p. 67), cest parce quil considère Cellulairement comme

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« virtuel, puisquil ne fut pas publié » (Bi1, p. 31 ; Bi2, p. 37). Sautorisant alors de cette virtualité, il cherche à combler les lacunes du manuscrit Dupuy, comme pour reconstituer un recueil idéal, cest-à-dire celui que Bivort aurait composé sil eût été Verlaine. Il semble philologiquement plus raisonnable déditer Cellulairement sur la base dun manuscrit portant ce titre – lequel manuscrit bien que lacunaire na lui rien de virtuel –, quitte à proposer en annexes les poèmes quon estime de nature à compléter notre appréhension du recueil, ou même les candidats possibles au comblement des lacunes. Nonobstant ces réserves, il mimportait de préciser ici que : 1o) sil ne la pas édité, Olivier Bivort est bien le premier à avoir rendu compte avec précision du manuscrit de Cellulairement ; 2o) son travail dédition et dapparat critique (notes et variantes) est des plus fiables et recommandables.

Bertrand Degott

Université de Franche-Comté

Gabriel-Aldo Bertozzi, « Les Poètes maudits de Paul Verlaine » dans « Une heure de littérature nouvelle ». Projets et réalisations, Paris, LHarmattan, 2013, p. 41-59.

Les pages que Gabriel-Aldo Bertozzi, fondateur depuis le début des années 1980 de lInisme, consacre aux Poètes maudits dans son livre « Une heure de littérature nouvelle ». Projets et réalisations, sont dun intérêt assez médiocre. Lamateur ou le spécialiste ny trouvera rien de très neuf. Ce qui peut surprendre par contre, cest la position liminaire de ce chapitre qui tient lieu dhommage et rend effectivement justice à Verlaine, après une introduction à la notion d« avant-garde ». Bertozzi en retrace lhistoire depuis Baudelaire jusquà Dada, les futuristes et les surréalistes, la poésie concrète et lettriste, récit qui saccomplit téléologiquement dans lInisme, en un temps où les avant-gardes ont reflué et où le mot dordre fut décrété et répété surtout quelles étaient définitivement mortes. De fait, la section dédiée à Verlaine prend place avant Rimbaud et une

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série détudes sur Charles Cros, Lautréamont ou Ardengo Soffici, mais également la poésie sonore dans le sillage dHenri Chopin, sans même évoquer George Sand et Desbordes-Valmore, Piero della Francesca et Dürer. Le volume se clôt par une série de documents inistes qui tiennent à la fois du tract, de la note, du poème ou du manifeste. De fait, Les Poètes maudits est dabord lu comme « anthologie sous forme danti-anthologie » (p. 41). En conséquence, ce qui importe nest pas tant la glose proposée par Verlaine que le choix dun groupe historique qui ne cessera dêtre remanié, selon quon y inclut ou non Cros, Laforgue ou Lautréamont, en allonge ou en restreint la liste jusquà Artaud au cours du xxe siècle, en un mouvement perpétuel de classement et de déclassement des œuvres.

Bertozzi y voit une clé « pour comprendre le siècle que nous avons abandonné depuis plus de dix ans, avec sa frénésie de rénovation, son besoin dexpérimentation et aussi ses incertitudes continuelles et son sens critique exacerbé » (p. 46). Car la figure des « poètes maudits » est dabord celle décrivains fondateurs malgré eux. Des solitaires en conflit ouvert avec la société et les valeurs éthiques et culturelles du temps, les « protagonistes dune révolution » (p. 43) à venir, dont les principes ont été indéfiniment repris, transformés et actualisés. Dans ce cadre, Bertozzi accorde certes à Verlaine « une intuition vraiment heureuse sinon rare » (p. 58), propre à faire des Poètes maudits « un protomanifeste davant-garde » ou « lemblème catégorique et distinct de la poésie moderne » (p. 41), mais en retirant aussitôt à lécrivain toute « sagacité critique » (p. 43)… De sorte que celui qui revendique une résistance continue aux poncifs (p. 38) ne cesse en vérité de les accumuler. Sil admet volontiers « le mythe » (p. 56) qui entoure intrinsèquement la figure du maudit, Bertozzi se refuse néanmoins à lexplication sociologique (p. 55), ce qui permet habilement de ne pas avoir à dialoguer avec des travaux tels que ceux de Nathalie Heinich (La Gloire de Van Gogh et Être écrivain. Création et identité) ou de Pascal Brissette (La Malédiction littéraire) par exemple. De même, une fois posée « lincontestable faiblesse » (p. 41) de point de vue qui gouvernerait Les Poètes maudits, les mécanismes polyphoniques du texte nen sont que davantage sous-estimés, spécialement les procédés ironiques et humoristiques qui défont le mythe pour en dénoncer la dimension ouvertement publicitaire.

Certaines observations sont néanmoins plus pertinentes. Lidée que les poètes maudits participent dune « littérature de combat » (p. 55)

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se vérifie du « Prologue » de Poëmes saturniens aux diverses conférences prononcées à létranger au cours des années 1890. Verlaine y déplie en effet cette rhétorique militaire au nom du beau. On peut simplement sinterroger sur la validité dune notion comme lavant-garde pour penser la trajectoire dun poète issu des rangs du Parnasse avant dêtre indexé par le décadisme et le symbolisme, phénomènes qui ne correspondent pas dans leur organisation collective, artistique et politique, au dadaïsme ou au futurisme. En outre, Verlaine a continuellement réclamé et pratiqué son indépendance (à ce sujet, voir Bonheur, XVIII). Bertozzi relève cet autre trait de louvrage quy sont promus en priorité, comme dans le restant de la production critique, des « poètes nordiques » (p. 53), soulignant le rôle de Desbordes-Valmore, mais sans établir de lien avec le statut des langues et des dialectes, des coutumes et des manières. Entre la série de 1884 et celle de 1888, il constate enfin une perte de « léquilibre » et de la « compacité » : « si le choix de la seconde édition est heureux, le premier reste irremplaçable » (p. 45). Le jugement traduit une nette préférence à légard de Corbière, Mallarmé et Rimbaud. Il se dispense toutefois dune réflexion sur la cohérence de la plaquette finalement augmentée.

Sans doute entre les trois premiers écrivains Bertozzi perçoit-il confusément que le statut de la malédiction se relie à une typologie précise (p. 57), puisque lun est demi-connu, lautre méconnu, le dernier inconnu daprès Verlaine. Ce faisant, il néglige dautant la poétique de la gloire qui occupe alors le défenseur des Poètes maudits au même titre que lauteur de Mémoires dun veuf, Épigrammes ou Invectives, – une question véritablement obsessionnelle, qui ne se sépare pas de la critique même de la catégorie dœuvre. Sur ce point, la pratique de Verlaine inverse ou décale aussi bien lunique volume de Corbière que la rareté de lécrit chez Mallarmé ou encore le dédain radical de Rimbaud vis-à-vis du livre. Autant denjeux que restituerait une lecture modeste, attentive et rigoureuse du texte, mais que Bertozzi, pourtant en verve et plein de sarcasmes contre les « faux professeurs » et les « chercheurs aveugles » (p. 12), aura successivement manqués.

Arnaud Bernadet

Université McGill

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LActualité Verlaine, dir. Bérangère Thomas, no 1 à 6, Metz, Association des Amis de Verlaine, 2010-2015.

Affichant comme objectifs de contribuer à entretenir la mémoire du poète tout en valorisant les pratiques créatrices, lAssociation des Amis de Verlaine édite depuis 2010 une revue annuelle dirigée par sa présidente Bérangère Thomas, avec le soutien du Centre régional du Livre de Lorraine. Six numéros de LActualité Verlaine ont ainsi été publiés à ce jour, comportant chacun 60 pages illustrées en couleur réparties à travers une douzaine de rubriques. Il convient de souligner demblée que la revue, à laquelle collaborent des contributeurs dhorizons variés, est destinée à un large public. Si des auteurs invités participent à chaque numéro, une partie des articles est également signée par des membres de lassociation.

Dans lensemble, LActualité Verlaine est caractérisée par une grande hétérogénéité. Cette diversité se traduit dabord sur le plan des contenus, puisque le sommaire annonce des sections relevant à la fois de la création, de la médiation et de la diffusion de la recherche. Pour ce qui est de la promotion de lécriture et de la pratique artistique, plusieurs rubriques sont dédiées à la publication de textes, dont la partie « Poésie présente » et la section « Rimes en jeu », qui réunit les productions des lauréats du concours annuel de poésie organisé par lassociation. La rubrique « Regards croisés » présente en outre des créations dartistes contemporains, à limage des compositions peintes et sculptées dHubert Pauget, inspirées par lœuvre de Verlaine (no 1 à 5). Ce volet dédié à la création constitue finalement un pan important de la revue, puisquil représente plus du tiers du volume du dernier numéro paru.

Chaque livraison comporte dautre part diverses annonces, destinées à relayer des événements liés à lactualité du poète à léchelle locale et nationale. Les activités de lassociation, laquelle est notamment à linitiative de conférences, de lectures et dhommages, et qui sest engagée dans la valorisation de la maison natale du poète à Metz, y sont mises en avant. Plus largement, la revue signale des parutions douvrages, des pièces de théâtre et des concerts en lien avec le poète. Elle annonce des manifestations telles que lexposition « Verlaine emprisonné » qui sest tenue en 2013 au Musée des Lettres et Manuscrits, ou celle quorganisent cette année la Fondation Mons 2015, la Bibliothèque royale de Belgique

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et le Pôle muséal de la Ville de Mons, sous le titre « Verlaine, Cellule no 252. Turbulences poétiques ».

LActualité Verlaine réunit enfin des études portant sur Verlaine, sur la poésie et sur la littérature, à travers une ligne éditoriale très ouverte. Aux côtés darticles consacrés au poète et à son œuvre, figurent en effet des textes abordant des problématiques transversales liées à la création lyrique, à des questions de versification ou à dautres auteurs du xixe siècle. Dans le quatrième numéro de la revue, Michèle Gorenc propose par exemple un portrait de Jean Aicard soulignant la place de cet écrivain dans les milieux artistiques des années 1870, au-delà de limage de poète provençal qui lui est souvent associée (no 4, p. 44-51). Marie Daffini livre de son côté un éclairage synthétique sur lœuvre et le parcours dAmable Tastu, dans la dernière livraison (no 6, p. 50-54).

En cherchant à croiser ainsi différentes perspectives, les Amis de Verlaine rassemblent des matériaux extrêmement variés. Il faut ajouter que lhétérogénéité de la revue se traduit également sur le plan de la rigueur des contributions, LActualité Verlaine proposant parallèlement des articles de grande qualité et des textes plus approximatifs, comportant pour certains des erreurs. À défaut de pouvoir rendre compte de lensemble de ces contenus, nous présenterons ici quelques exemples représentatifs des contrastes qui apparaissent à la lecture de la revue. Notons dabord que certains articles répondent pleinement à lobjectif affiché par Bérangère Thomas de contribuer à une meilleure connaissance du poète et de sa création, en reflétant lactualité de la recherche à travers des textes précis et accessibles, dotés dappareils de notes généralement restreints, mais exploitant efficacement les avancées des travaux consacrés à Verlaine.

Le numéro 3 articule par exemple plusieurs contributions autour du motif de la mélancolie, dont celle de Noëlla Baraquin (« Une nouvelle image anti-romantique de la malédiction littéraire [] », no 3, p. 36-40) qui analyse la malédiction « moderne » mise en scène par Verlaine comme une reconfiguration de la posture romantique de lartiste élu et exclu sous une forme « radicalisée, intériorisée » (p. 37), intégrant une dérision dirigée contre limage du poète en « professionnel de la déploration. » (id.) Si lon peut regretter que lauteur ne mentionne pas détudes consacrées à la malédiction littéraire, comme les travaux de Pascal Brissette (La Malédiction littéraire, Presses de lUniversité de

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Montréal, 2005), larticle nen livre pas moins des éléments tout à fait pertinents sur les pouvoirs réflexifs de lécriture verlainienne.

Dans « Ce “mot doux” de mélancolie » (no 3, p. 4-7), Arnaud Bernadet trace un parcours synthétique dans lœuvre du poète, en rappelant que le topos mélancolique ne saurait être abordé dun point de vue strictement biographique et psychologique. Cest ainsi avec malice que Verlaine évoque les Saturniens dans lexergue des Poëmes saturniens, en suggérant le caractère livresque de cette tradition (p. 4). Le motif de la mélancolie sinscrit en fait au sein dune réappropriation de la posture maudite, qui tend à conférer une valeur à lexclusion et à la marginalité. Dans cette perspective, Arnaud Bernadet évoque notamment les enjeux politiques de lennui, susceptible de traduire en creux le mal-être dun sujet désabusé face au pouvoir et à la société de son temps. Il note que si Verlaine condamne ses vers « sceptiques et tristement légers » (OPC, 239) après la conversion, la présence durable de références à la chair maintient sa parole poétique dans un régime dinstabilité.

Soucieux de questionner les visions convenues du poète et de sa création, à rebours des représentations restrictives et stéréotypées, Yann Frémy propose quant à lui de sintéresser à liconographie du poète jeune (« Les figurations de Verlaine ou la vie multipliée », no 3, p. 52-57), souvent négligée au profit dune image de bohème usé par les ans, les excès et la maladie. Létude convoque en particulier le dessin de Verlaine à 15 ans réalisé par Frédéric-Auguste Cazals en 1894, ainsi que le portrait présumé du poète par Louis Devedeux (1866) et celui que signa Frédéric Bazille (1868). À travers ce parcours, Yann Frémy invite à porter un nouveau regard sur Verlaine et sur « les forces » qui sous-tendent son œuvre.

Dans le numéro 4, plusieurs contributions stimulantes abordent les enjeux de la romance. Arnaud Bernadet rappelle dabord quen fondant son écriture « sur le naïf, le simple, le sentimental, le gracieux » (p. 4), le poète entend manifester une distance à légard des formes dart savantes (« Le goût de la romance : “le très ou lexprès trop simple” », no 4, p. 4-7). Il souligne également le rapport complexe que la romance entretient avec le « populaire », en précisant que Verlaine ne dédaigne pas dy inscrire des notes discordantes. Des allusions homoérotiques sont ainsi décelées dans « A Poor Young Shepherd », qui ajoutent à la confusion des genres marquant Romances sans paroles. Lanalyse montre une nouvelle fois que la naïveté et la simplicité procèdent chez Verlaine deffets construits qui nexcluent pas « la roublardise, les équivoques symboliques et les doubles sens » (p. 7).

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Noëlla Baraquin (« Du geste à la parole et au poème », no 4, p. 29-32) illustre ensuite à la lumière de la phénoménologie, notamment de Merleau-Ponty, lidée selon laquelle la langue dun auteur sinvente dans lindividualité dun usage, la parole relevant dune manière dexprimer un rapport singulier au monde. Appliquée à lœuvre verlainienne, cette perspective permet de confirmer quen se référant au genre de la romance pour le retravailler, le poète forge une parole propre, à distance « dune certaine grandiloquence romantique et parnassienne » (p. 32).

Ces auteurs ont donc en commun de mettre en avant la subtilité et le caractère maîtrisé du projet poétique verlainien. Lextrait de louvrage Verlaine : la parole ou loubli (Academia-LHarmattan, 2012), que Yann Frémy propose dans ce même numéro de LActualité Verlaine (no 4, p. 8-9), sinscrit dans leur sillage en traitant du motif de la mort. Létude articule des éléments biographiques et critiques pour montrer comment le poète se réapproprie ce topos depuis les vers de jeunesse quil adresse à Hugo en 1858 sous le titre « La Mort », en passant par différentes pièces des Poëmes saturniens et du projet de recueil socialiste Les Vaincus.

Le thème de la mort est également présent dans un article dArnaud Bernadet qui figure au dernier sommaire de la revue (« Du “testament littéraire” au testament ironique », no 6, p. 8-11). Cette contribution vient compléter les travaux consacrés à la relation que Verlaine a entretenue avec Hugo, notamment ceux de Steve Murphy et de Lucie Quéméner. Lauteur rappelle la distance que le poète a progressivement exprimée à légard des positions esthétiques et politiques du « Maître », avant de se concentrer plus particulièrement sur « Mon testament » (Mémoires dun veuf, 1886), un texte qui fait écho non seulement aux funérailles monumentales de Hugo en 1885, mais aussi à son « testament littéraire ». Avec justesse et clarté, Arnaud Bernadet analyse les procédés pastichiels dont Verlaine use aussi bien dans ses vers que dans son œuvre en prose.

En regard de ces contributions caractérisées par une grande rigueur, tant sur le plan de lanalyse que sur celui de la présentation formelle, le lecteur trouvera toutefois dans LActualité Verlaine des articles moins précis, reconduisant des lieux communs et des représentations réductrices, voire comprenant des erreurs. Des questions se posent notamment à la lecture de certaines pages traitant de questions de versification, par exemple lorsque le « rythme » du sonnet est présenté par Bérangère

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Thomas comme « [étant] celui de douze syllabes, ce qui correspond à la déclamation lyrique et à la scansion rythmique latine » (no 1, p. 24). Non seulement le sonnet nest pas associé à un vers exclusif, mais il est utile de distinguer les notions de mètre et de rythme, ainsi que les systèmes syllabique et quantitatif. Ajoutons que la présentation des différentes formes de sonnets, dans la suite de larticle, comporte plusieurs inexactitudes et quà partir dune réflexion sur le caractère fécond de la contrainte en littérature, lauteur en vient à opposer de façon caricaturale la poésie versifiée à une « tendance moderniste de lécriture automatique », où la création « dépend[rait] de linstinct », sans « le détachement spirituel nécessaire à la création dune œuvre. » (id.)

Par-delà ces points de versification, des analyses touchant à lhistoire littéraire font question dans certains textes de LActualité Verlaine. Là où les travaux récents visent à présenter avec nuance la position du poète à légard des mouvements de son temps, certains contributeurs reprennent à leur compte des représentations tranchées consistant à placer lœuvre sous la bannière de différentes écoles. Jean-Jacques Chiron présente ainsi Verlaine comme un « disciple de la génération parnassienne » (no 2, p. 24), tandis que Bérangère Thomas loue une œuvre « illustr[ant] à la perfection lart poétique parnassien » et « lévolution littéraire vers le symbolisme » (no 3, p. 3). Passant sous silence les procédés de distanciation fréquents sous la plume du poète, ces auteurs ne rendent pas compte de la complexité des rapports quil a entretenus avec le Parnasse et les « cymbalistes » (OPr, 1135).

Un autre texte non signé, intitulé « Jules Valadon » (no 1, p. 54), reflète limprécision qui caractérise de ce point de vue certaines contributions. Outre une erreur de datation sur Jadis et naguère, publié en 1884 et non en 1881, cette synthèse livre une lecture discutable du sonnet « Allégorie », paru en 1868 dans Le Hanneton et présenté comme une évocation du mouvement décadent. « Art poétique », daté de 1874 dans Cellulairement et à la fin dune lettre écrite à Valade en 1881 (OPC, 1148), est parallèlement analysé comme un « encouragement à la liberté décriture quapportent les symbolistes » (id.). Lauteur interprète enfin le poème publié dans Parallèlement sous le titre « Allégorie » comme l« annonce de la fin dune poésie classique pour une poésie plus moderne, le Symbolisme » (id.), alors que ces vers ont été publiés dès 1867 dans Le Hanneton sous le titre « Paysage historique ». Sil est vrai que certains poèmes ont pu être relus rétrospectivement dans les années 1880 sous langle du décadisme et du

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symbolisme, il nen convient pas moins de les interpréter avec prudence, en prenant en compte leur contexte de création.

Cest également de façon nuancée quon aura intérêt à aborder les tensions et les contradictions qui traversent lœuvre sur les plans éthique et politique, autour de la question du religieux par exemple. Dans le second numéro de la revue, Philippe Poivret réduit curieusement la production catholique de Verlaine au recueil Sagesse, en présentant le poète comme un auteur finalement éloigné des préoccupations de la foi (« Paul Verlaine et Mario Luzi : deux poètes, deux styles, les mêmes interrogations », no 2, p. 50-53). Cest dès lors tout un versant de sa création articulé à la religion, dont les recueils Amour, Bonheur ou encore Liturgies intimes, qui se trouve occulté. Inversement, ce volet de lœuvre est parfois mis en avant au détriment des références à la chair qui continuent à se déployer dans ses compositions. Revenant sur la réception de Wagner en France pour introduire le poème « Parsifal » (Amour), Bérangère Thomas affirme que cette figure incarne pour Verlaine « la conception de lapogée du christianisme » (no 4, p. 35), sans évoquer les allusions homoérotiques qui traversent le poème. Ce que lauteur présente comme une « essence chrétienne du poète » (no 5, p. 54) mériterait donc dêtre questionné.

Sans la définir précisément, Bérangère Thomas convoque dautre part à propos des Fêtes galantes lexpression d« esprit français », (no 1, p. 7-9) qui sera de nouveau employée dans une contribution ultérieure (« Richard Wagner et lesprit français », no 4, p. 33-36, nous soulignons). Lanalyse appelle des éclaircissements, dautant que lauteur, tout en recourant aux notions de « caricature sociale » et d« oubli » sans en expliquer la portée, écrit que la « société du second empire [sic] et le règne de Napoléon III » font ressortir dans les Fêtes galantes « les fantômes dune vie courtoise, délégance et luxe monarchique » (no 1, p. 7). On est ici tenté de rappeler que les nombreuses allusions grivoises distillées dans le recueil, en lien avec une critique oblique de la société contemporaine et du faste impérial notamment étudiée par Olivier Bivort, sont loin daller dans le strict sens de la bienséance et du raffinement.

Des éléments discutables apparaissent également dans un article centré sur « Metz » (Invectives), une pièce datée de « Paris, 17 septembre 1892 » et appelant à défendre le « grand vieux nom de Français » contre le « Borusse misérable » (OPC, 902-905) (« Lode à Metz ou lespoir du retour à la France de lAlsace-Lorraine », no 5, p. 26-29). Sappuyant sur ces vers, Bérangère

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Thomas restreint lexpression dun sentiment « chauvin et patriotique » (p. 26) à la création tardive de Verlaine. Il faut cependant noter que cette veine sexprime déjà dans ses vers à partir de la guerre franco-allemande, à une époque où le poète défend des positions « du rouge le plus noir » (OPr, 114) qui le conduiront à soutenir la Commune. En témoigne par exemple « Les Renards », une pièce publiée dans Le Rappel, le 2 décembre 1870 (OPC, 213). Ajoutons que selon lauteur, « Metz » révèlerait lattachement de Verlaine « à la doctrine du parnasse [sic] celle de lArt pour lArt qui doit élever lesprit et qui a une fonction déducation » (p. 27) Or lArt pour lArt se définit précisément à rebours des conceptions transitives de lart et cest sans doute dabord sous langle de linvective et de la polémique que ces vers empreints de violence se donnent à lire.

Les extraits cités dans cet article comme dans dautres contributions de LActualité Verlaine comprennent par ailleurs plusieurs erreurs (ainsi dans « Metz », « dés avance » au lieu de « dès à lavance », « sauts de la victoire » au lieu de « sautes de la victoire », OPC, 903-904) et des références parfois incomplètes. On pourra regretter plus largement quaux côtés darticles impeccables du point de vue formel, certains textes comportent de nombreuses coquilles et des erreurs de datation : les Mémoires de Madame dÉpinay (1726-1783), publiés en 1818 à titre posthume, sont par exemple datés de 1888 (no 2, p. 3) et Les Fleurs du Mal de 1856 (no 4, p. 34). Les erreurs sur les noms propres sont également fréquentes. Le dernier numéro paru fait ainsi référence à « Marcelline [sic] » Desbordes-Valmore et à Louise « Collet [sic] », tandis que le nom de Frédéric-Auguste Cazals est orthographié « Gazals » (p. 15). Enfin, la mise en forme des textes varie singulièrement selon les contributions, notamment du point de vue de la mise en page des notes, du signalement des références bibliographiques et de la présentation des poèmes, indiqués tantôt en italique, tantôt entre guillemets, tantôt en romain sans guillemets, ce qui crée à certains endroits des difficultés de lecture.

Ces réserves étant formulées, il faut rappeler combien LActualité Verlaine est à même dapporter à la connaissance et à la reconnaissance de lœuvre. En faisant se rencontrer des lecteurs passionnés et des chercheurs, en collaborant avec diverses institutions (les Médiathèques de Metz et dArras, les Archives du Palais du Sénat), la revue des Amis de Verlaine ouvre des voies tout à fait porteuses. Du point de vue de lexploration

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biographique, notamment, le lecteur gagnera à suivre cette publication dont certains numéros signalent et reproduisent des documents intéressants. Un manuscrit de larticle « Vieille ville », paru le 9 novembre 1889 dans Art et critique, est par exemple présenté par Rose-Marie Normand-Chanteloup et Laurent Wiart dans le numéro 2 (p. 36-40). Conservée à la Bibliothèque municipale dArras, cette version offre manifestement des variantes par rapport à la préoriginale utilisée par Jacques Borel dans lédition de la Pléiade (OPr., 1049-1064). Il serait utile de procéder à un relevé systématique en consultant lintégralité du manuscrit, dont larticle livre trois pages reproduites en fac-similé ainsi que des passages retranscrits. Si les commentaires qui accompagnent les documents proposent des extraits dautres textes comportant quelques coquilles, cette contribution nen offre pas moins des perspectives stimulantes.

Jules Boulard, dont la famille est apparentée au poète, publie encore « Une lettre dÉlisa Verlaine, née Dehée, à propos de son fils Paul », dans la dernière livraison de la revue (no 6, p. 31-33). Datée du 18 avril 1879, cette missive touchante adressée par la mère de Verlaine à sa belle-sœur Julie Evrard, qui accueillit le poète à Jehonville, est reproduite en fac-similé (quoique limage soit de petite dimension), avec des éléments de contextualisation précis. Cette lettre avait déjà été évoquée dans une contribution du même auteur (no 3, p. 10-11), qui faisait état des souvenirs laissés par le « cousin Paul » dans sa famille ardennaise, où lon parlait de lui comme dun personnage « peu honorable », ayant « compromis lhonneur de la tribu en écrivant un texte démoniaque intitulé… “Deux Amies[sic]. » (no 3, p. 10) De tels témoignages sont utiles pour continuer à interroger la réception du poète, pour apprécier le retentissement de ses choix de vie et décriture. Par-delà les différents points de vigilance et de discussion signalés dans ces pages, on soulignera donc en définitive combien les réseaux de partage et déchanges développés autour de Verlaine sont précieux, à la rencontre des sphères institutionnelles et associatives. LActualité Verlaine a tout son rôle à jouer, dans cette dynamique, au service dune meilleure appréhension du poète et de son œuvre.

Solenn Dupas

Université Rennes 2

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Stefan Zweig, Paul Verlaine, traduit de lallemand par Corinna Gepner, édition présentée par Olivier Philipponnat, Bègles, Le Castor Astral, coll. « Les Inattendus », 2015, 155 p.

Ce nest pas la première fois que léditeur béglois Le Castor Astral sattaque à Verlaine. On se souvient quen 1992 Jean-Luc Steinmetz y présentait Cellulairement, avant quOlivier Bivort ne reprenne ce même projet en 2002 pour Le Livre de Poche, édition critique revue en 2010, et suivie par Pierre Brunel dans la collection « Poésie/Gallimard » en 2013 (voir à ce sujet les deux comptes rendus de Bertrand Degott à la fin des numéros 12 et 13 de la Revue Verlaine). Cette fois, il sagit dun essai biographique signé par Stefan Zweig, paru en 1905 après que certains extraits en ont été diffusés la même année dans le Frankfurter Zeitung. Le livre est resté jusque-là inédit en français. Traduit par Corina Gepner, louvrage est précédé par une préface explicative dOlivier Philipponnat et suivi à titre comparatif par « La vie de Paul Verlaine », un texte dabord inséré dans la version allemande des Œuvres complètes du poète maudit, quavait supervisée Zweig lui-même et dans lequel il condense et nuance la biographie dorigine. Cet ensemble est complété dune séquence sur Rimbaud, rédigée en 1906 et publiée en 1922 pour Leben und Dichtung du même auteur. Il se conclut par trois poèmes contemporains de Zweig, « Bruges », « Île tranquille » et « Tristesse du soir » (1907), tous issus de Vers et prose dans une traduction vers le français dHenri Guilbeaux.

Il convient de noter que lédition est agrémentée de plusieurs illustrations en noir et blanc : le fac-similé de « Pour Marie. À F.-A. Cazals » (p. 5), paru dans La Plume le 16 novembre 1892 et intégré à la deuxième édition de Dédicaces (LXXIX) ; le Coin de table de Fantin-Latour (p. 16) dont la légende laisse échapper une rare coquille (« Léon Valado » pour Léon Valade) ; un autoportrait de 1894 (p. 48) ; la caricature du poète par Félix Valloton (p. 57) ; le non moins célèbre cliché de Verlaine attablé devant un verre dabsinthe au café François Ier (p. 63) ; le tableau de Cazals qui saisit le poète à lHôpital Broussais en train de fumer son brûle-gueule (p. 78) ; le croquis postmortem de Ladislas Loevy (p. 88) ; la sculpture de Niederhausern (p. 116). Cest sans doute liconographie qui est la plus décevante, ou qui apparaît moins directement significative. Dune part, elle est puisée pour lessentiel parmi les représentations tardives du poète, négligeant à proportion les (auto)portraits plus ludiques,

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mélancoliques ou satiriques de la jeunesse ; dautre part, en accord avec limage paradoxale et négative quen donne Zweig, elle accentue la logique du déclin : « cassure, effritement, dérapage et embourbement, déchéance et chute » (p. 107). Le lecteur a pleinement conscience quen matière de reproduction sexercent de fortes contraintes juridiques. Néanmoins, les illustrations ne sont pas toujours disposées à lendroit attendu. Bien que le récit de Zweig ne soit pas uniment linéaire, il obéit globalement aux étapes majeures de lexistence comme à la chronologie de lœuvre. Ainsi, les dessins de Valloton et de Cazals, réalisés tous deux en 1892, sont respectivement distribués dans la section narrant la rencontre avec Rimbaud en 1871 et le temps de la conversion avec Sagesse, ce qui à première vue na guère de sens.

En revanche, pour ce qui regarde le paratexte, lentreprise de Zweig est bien résumée par Philipponnat comme désir de « faire entrer Verlaine dans limaginaire allemand » (p. 18). En 1996, lors du colloque de Cerisy-la-Salle organisé par Steve Murphy et Jean-Michel Gouvard, Verlaine à la loupe (dont les actes sont parus en 2000 aux éditions Champion), Jean Voellmy avait déjà souligné linfluence de lécrivain auprès des néoromantiques allemands, et spécialement de Stefan George. En ce sens, la biographie de Zweig ajoute une autre pièce majeure au chantier. Elle fait valoir en particulier le travail continu du passeur intellectuel et culturel, par la lecture et la traduction. Zweig a consacré pas moins de six versions en allemand à La Bonne Chanson, VI, « La lune blanche… », qui le fascine par sa résistance en lien avec lindicible. Du reste, il perçoit dans les « poèmes de circonstance » quassemble lépithalame un recueil résolument « calme » et peut-être « le plus équilibré » (p. 49) quait jamais écrit Verlaine. Dès 1902, il préface une anthologie des meilleures traductions de lécrivain français, qui totalise 71 poèmes et connaît trois rééditions augmentées en 1907, 1911 et 1927. En 1913 commencent les Œuvres complètes de Verlaine qui aboutissent en 1922 et comptent les contributions de George, Hofmannsthal, Hesse, Rilke ou encore Dehmel.

Cest dans cet ensemble clairement décrit par Philipponnat que prend place la biographie. Dédiée par Zweig à Émile Verhaeren, emblème à la fois dune filiation et dune continuation initialement inscrites dans le symbolisme belge et français, elle conjugue une tentative personnelle de lecture à létat historique dun savoir. Il nest pas possible den livrer

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ici une analyse détaillée. Mais on ne peut pas non plus en exclure la dimension topique, qui confine parfois au cliché et en date résolument le discours. À juste titre, Zweig met dabord Verlaine en vis-à-vis des « settled poets, les messieurs de lAcadémie, François Coppée et Maurice Barrès » (p. 123). Il en relève lucidement les traits marginaux et originaux, une créativité dynamique dont sont dépourvus les contemporains alors que Verlaine dispose au départ dun capital social et culturel à peu près comparable. Le regard défavorable qui est porté sur la constellation parnassienne, « froids idéalistes » ou « tenants dun exotisme glacial, retenus et compassés jusque dans leur mélancolie » (p. 42), nest pas non plus pour étonner au tournant du xxe siècle. Il se fonde sur une version excessivement homogène, issue de Leconte de Lisle et de Heredia, même si en retour Zweig en excepte positivement les « fins architectes de formes versifiées » (id.). À linverse, lauteur distingue Verlaine des poètes de la force, qui obéissent à « une impulsion brûlante, surpuissante » (p. 105), propre à les projeter « dans linconnu » (p. 104) et à les soustraire à lordinaire bourgeois : Dante, Cervantès, Shelley, Byron, Goethe, Schiller ou Dostoïevski. Il classe Verlaine entre Grabbe, Günther ou Wilde, ceux qui par leurs « natures sensibles, morbides » (p. 106), par faiblesse ou impatience, répondent plutôt à lappel du vide : une poésie de la perte et de la chute qui tourne résolument le dos à labsolu et au « sublime » (p. 107).

Dune manière générale, Zweig place lacmé de lœuvre chez Verlaine autour de Romances sans paroles et surtout Sagesse, « son chef dœuvre » (p. 120), perception durable jusquà aujourdhui. Or cest en fonction de ce double processus de transition et de rupture, là où se nouent étroitement lévénement existentiel et lévénement artistique, quest pensé lentier de la production. En fait de méthode, Zweig suit de près le récit établi par les Confessions en plus de présupposés empruntés au déterminisme tainien que lauteur abandonne à la fin des années vingt au profit de la psychanalyse freudienne (p. 15-16). Lessai de 1905 se divise ainsi en six chapitres, « Prélude » (p. 25-32), « Le “pauvre Lélian” [sic] » (p. 33-53), « Lépisode Rimbaud » (p. 55-65), « Le pénitent » (p. 67-79), « Légendes et littérature » (p. 81-96), « Fin » (p. 97-99). Il en ressort que Verlaine est bien « linstigateur dune nouvelle époque lyrique » (p. 25). Sil passe encore pour un « créateur inconscient », élément qui mérite dêtre noté tant le propos corrige lirrationalisme auquel on la

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souvent assimilé, Zweig voit dabord dans cette « pensée sans suite » fondée sur lassociation et non lenchaînement, une parole qui certes est « dénuée de logique » et nobéit plus « aux lois de la raison » mais sans pour autant leur être « contraire » (p. 29). Cette autre rationalité symbolique, empreinte de « sensitivité » plus encore que de « sentimentalité » (p. 41), et simmergeant dans « lobscurité », le mystère et le silence, « la musique de lâme » (p. 93), se règle sur une double dynamique : « la poésie de la vie » (p. 98) et un style « souple, malléable, moelleux » (p. 42), du moins à ses débuts.

Ne possédant pas « la faculté turbulente et héroïque », que Zweig attribue surtout aux « grands poètes allemands » (p. 30), Verlaine a suivi un « chemin erratique et violent » (p. 31). Loin des institutions et des organes de consécration, il a su certes préserver sa spécificité, mais il établit sa parole dans lexpression radicale de la détresse. Chez lui, « le tragique perd toute signification esthétique » (p. 81), et comme lillustre laventure commune avec Rimbaud, provoque même un sentiment « tragicomique » ou « grotesque » (p. 55). Là réside néanmoins le pouvoir de communication de lœuvre : Verlaine ne nous « a rien donné qui neût été en nous » et sexhausse à ce titre en « symbole de lhumanité » (p. 98). En retour, il appelle une lecture capable de revivre les « souffrances » de cette « destinée » (p. 32), une critique fondée sur lempathie voire la sympathie. Car cette poésie articulée à la vie est gouvernée par le primat de lémotion : elle a cette singulière capacité de « distiller ces sentiments dans la forme qui leur est inhérente, à dissoudre lévanescent, léphémère dans une forme stable et solide » (p. 42). Ainsi sexplique que Verlaine avant Sagesse (et Cellulairement dont le critique ne pouvait avoir connaissance), mais aussi Mes hôpitaux ou Mes prisons, obéit à « linstinct confessionnel » et sans cesse « se raconte » (p. 69), en bien comme en mal, quil sagisse de lamour de Dieu ou des femmes, dans lordre de la sexualité comme à travers les sensations offertes par la nature.

Étant réglée sur la courbe descendante de la vie, cette poésie d« élégiaque » et de « sensitif » (p. 74) introduit par les vicissitudes des inclinations et des passions la diversité au centre de lécriture. Bien entendu, Zweig relève le motif de lhomo duplex (p. 76), dérivé de Buffon et exploité par Verlaine comme manière de légitimer tant la religiosité de lœuvre que ses inflexions ou ses résistances matérielles et charnelles. Il voit fort

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bien comment « lérotisme se spiritualise » (p. 72) même si, dès Sagesse et Amour, sous leffet de la mystique, la spiritualité sérotise également. Mais le critique retient plutôt cet argument que, dans la durée, le poète « reproduit son propre style » (p. 77) au lieu de le renouveler, au sens où « il a forcé son style » et « la détruit » (p. 75) finalement. Il devient même « impitoyable et déplaisant versificateur » (p. 42), de sorte que lorsquil ne lui reste plus que la nostalgie de sa conversion il écrit « une foule de poèmes pieux, de textes de circonstance, demblèmes religieux » (p. 75) – ce quon pourrait appeler des bondieuseries. On pourrait évoquer ici le dogmatisme de Bonheur. Zweig peut en conclure : « lhomme est mort en 1896, lartiste bien plus tôt » (p. 65). Sur cette base, il relève la logique des « postures », en accord avec les légendes qui entourent le poète, depuis « le pénitent accusateur quil resta jusquà la fin, livrogne colérique, le poète tendrement nostalgique, la foi du bon pécheur » (p. 79). Si lidée de « posture » (que rend la traduction) rencontre une problématique récente, de la sociologie postbourdieusienne aux récentes recherches en littérature sur la figure auctoriale (Jérôme Meizoz, Dominique Maingueneau, José-Luis Diaz), elle est néanmoins évaluée négativement par Zweig qui certes y voit lidentité entre style et vie mais au détriment des innovations de lœuvre. Il reste que sil comprend exactement la construction légendaire du personnage Verlaine par lui-même, le critique nen saisit pas toute lironie et ses effets de distance.

Lessai de Zweig nimporte peut-être pas tellement par les lieux communs qui y subsistent, le discours y est alors davantage pensé quil ne pense : par exemple, la relation avec Rimbaud, qualifiée « également » de « sexuelle » (p. 60) et moralement décrite sous langle d« échanges grossiers, cyniques et lascifs » (p. 59) ; ou encore labsence de souci pour la « politique » (p. 52) que démentent le projet des Vaincus, nombre de pièces du deuxième Parnasse contemporain en 1869, Sagesse, Amour ou Invectives. On sera plus sensible au paradoxe qui, sappuyant sur les racines familiales de Verlaine, proches de lAllemagne, en fait cet écrivain apte à porter « le fruit secret du lyrisme allemand » (p. 35) ou à simprégner du « mystère du chant allemand » (p. 93). 1905, lannée où Zweig publie sa biographie, est aussi celle de la crise de Tanger, marquée par des tensions recrudescentes entre les puissances européennes et spécialement entre la France et lAllemagne. Lauteur prend sur ce point à revers lhistoire

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et lopposition des sociétés. Il fait cependant abstraction des nombreux énoncés nationalistes et antigermaniques chez Verlaine, explicites dans « Ode à Metz » notamment. Sans perdre de vue les caractéristiques de la poésie allemande, sa perspective nest pas pour autant annexionniste ou particulariste. Elle met les arts et les cultures en dialogue, doù le rôle primordial de la traduction que Gepner et léditeur paient ici de retour.

Arnaud Bernadet

Université McGill