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Classiques Garnier

Comptes rendus d'études

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Verlaine
    2013, n° 11
    . varia
  • Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Bourdelle (Édouard), Izquierdo (Patricia)
  • Pages : 335 à 347
  • Revue : Revue Verlaine
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812420290
  • ISBN : 978-2-8124-2029-0
  • ISSN : 2426-8860
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2029-0.p.0335
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/02/2014
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Solenn Dupas, Poétique du second Verlaine. Un art du déconcertement entre continuité et renouvellement, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2010, 485 p.

Le livre de Solenn Dupas entreprend de réévaluer lœuvre poétique du second Verlaine en montrant comment celui-ci, pleinement conscient des effets de sa réception dans le champ littéraire, travaille à déconcerter ses lecteurs en contredisant leurs attentes et en déjouant le système de valeurs dans lequel son œuvre se trouve située.

Une telle lecture implique dabord une conscience fine de lhistoricité de lœuvre de Verlaine, qui se pose, vis à vis de lépoque, sur le mode dun ironique contretemps. En 1880, lorsque Verlaine publie Sagesse, le champ est en pleine mutation, et la poésie, dans le contrecoup de la crise des valeurs parnassiennes, est entrée pour longtemps dans une phase de « révolutions permanentes » que lémergence progressive du symbolisme précipite plus quil ne la résout ; or si Verlaine profite du bruit qui se fait alors autour de son nom, il ne cherche pas à emboîter le pas des écoles qui se réclament de lui, mais choisit de marquer sa singularité, mutine ou désinvolte : face aux « décadents », aux « wagnéristes », puis face aux « symbolistes », aux « instrumentistes », aux « vers-libristes », ou aux « romans », Verlaine fait apparaître ironiquement limpertinence intrinsèque des étiquettes décole, et, en ce moment « écolâtre » de lhistoire littéraire où la révolution tend paradoxalement à sériger en règle, il déjoue le conformisme quil y aurait à se rallier même à lécole la plus avant-gardiste. Solenn Dupas montre bien que si certains poèmes ont pu être lus par les jeunes poètes en quête de « maîtres » comme autant de possibles « manifestes » esthétiques – cest le cas de Art poétique, Langueur ou Parsifal –, ils sont avant tout pour Verlaine des « poèmes » ou des « chansons », cest-à-dire une parole oblique dont lambiguïté déjoue précisément lunivocité de la parole manifestaire ou doctrinale.

Lattention que Solenn Dupas accorde à linscription de lœuvre de Verlaine dans le champ littéraire la conduit par ailleurs à être particulièrement attentive à la manière dont le poème accueille le réel historique, – le laisse poindre en le rendant poignant, – le rend parlant en laffectant

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dune voix. Pour une oreille attentive, le poème témoigne des violences de lhistoire jusque dans la façon dont il semble parfois les taire : alors que lon a trop souvent placé les Poèmes saturniens ou, plus tard, les Romances sans paroles, sous le signe dune « dépolitisation » de Verlaine, Solenn Dupas – à la suite des travaux de Dolf Oehler, Steve Murphy ou Arnaud Bernadet – interprète au contraire cette « dépolitisation » comme un encryptement mélancolique des traumatismes historiques, et sait plus finement entendre les silences de Verlaine, tout bruissants quils sont dallusions à lécrasement des journées de juin 1848, au coup dÉtat du 2 décembre 1851 (par exemple dans Grotesques), ou encore à la Semaine sanglante de 1871 (jusque dans Birds in the night). En outre, quelles que soient les palinodies idéologiques de Verlaine, son empathie pour tous les vaincus de lhistoire demeure constante, et le poème donne aux pauvres et aux exclus la voix qui leur est refusée par la société, en même temps que le poète, à lidentité incertaine, se reconnaît en eux.

À cette attention au punctum du réel dans le poème, Solenn Dupas ajoute une réflexion sur la façon dont le poème déjoue les idéologies de lépoque dans le geste même par lequel Verlaine semble sen faire lécho. On comprend comment lidéologie – quelle soit révolutionnaire ou réactionnaire, ou tour à tour lune ou lautre –, si elle traverse le poème, ne sy arrête pas, et nen contraint jamais le sens. Solenn Dupas fait valoir la notion de contretemps qui conduit Verlaine à prendre, ironiquement, le contrepied des orthodoxies massives qui régissent lair du temps. Les jeux du poème et de lidéologie font apparaître lidéologie pour ce quelle est, cest-à-dire un discours, mais un discours sans sujet, – une langue de bois, que le poème retaille dans le bois de la langue, en reprenant les bruits de lépoque dans le phrasé dun sujet singulier. Même le credo de la religion catholique, une fois mis en poème (dans les Liturgies intimes), nimplique plus aucune croyance dogmatique ou canonique : littéralement il se profane, dans une parole poétique, qui même lorsquelle exprime lespérance ou la foi, nen reste pas moins intrinsèquement a-théologique.

Lattention à lhistoire, au réel et à lidéologie va de pair, dans le livre de Solenn Dupas, avec une réflexion sur le travail propre de lécriture, sur les jeux du texte, et sur les mille tours et détours par lesquels le poème fait sens. Bien souvent le sens oblique du texte résulte de sa

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résonance avec un intertexte implicite, si bien que la simplicité de Verlaine apparaît comme le résultat dune complication textuelle très savante. Dautres fois, le texte joue de la superposition des registres de langue ; et ses valeurs érotiques notamment profitent du double sens de tel ou tel vocable, mais aussi du genre des mots, du sexe de rimes, ou encore de la forme du sonnet (le sonnet renversé notamment), etc. Il apparaît que la « suggestion », avant dêtre un mot dordre de lesthétique symboliste, est la voie royale dune poétique du désir, parce que le désir lui-même procède par allusion, jouant, comme le rêve, de lintervalle qui se creuse entre le texte manifeste et un texte latent. Solenn Dupas sait aussi faire résulter le sens des poèmes de certaines situations concrètes de parole : cest le cas notamment des poèmes-dédicaces, qui profitent des connivences implicites entre le poète et son destinataire, dont le lecteur est malicieusement frustré. Mais lessentiel de lart verlainien de la parole tient dans une manière de phraser le vers – de le reconduire « à ses primitives épellations » écrit Mallarmé –, en le mesurant à laune seule de la voix. La position de Verlaine face au vers libre est remarquable, car elle témoigne de ce que Verlaine na pas besoin du vers libre pour être libre dans le vers : laccentuation prosodique, qui existe à même la langue, suffit à déjouer le cadre appris de la métrique, – le sens ironique résultant dun maintien purement formel de la règle qui permet précisément sa transgression.

Cette attention à la voix « mutine » de Verlaine dans le poème permet finalement à Solenn Dupas de faire apparaître la dimension politique et éthique de lœuvre en rapportant celle-ci à une figure de lauteur qui se dérobe cependant à toute assignation objective.

Certaines analyses rapportent lart verlainien du déconcertement à une « stratégie auctoriale », où Verlaine, conscient de son implication dans le champ littéraire et calculant les effets de ses publications en fonction dun « horizon dattente » quil se plait à contredire, détourne à son profit les images que renvoie de lui le regard de ses contemporains. Lauteur apparaît ainsi comme persona, – cest-à-dire en réalité moins comme une instance sociologique, que comme un jeu de masques, où le véritable visage se dérobe. Solenn Dupas donne à lanalyse des réceptions de lœuvre une portée nouvelle : si la critique tend à lauteur un miroir déformant, Verlaine connaît lart dy multiplier ses aspects, semparant

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des rôles que ses contemporains lui font jouer, en singéniant à être toujours là où on ne lattend pas. Il arrive aussi au « pauvre Lelian » de faire son propre portrait, sur le mode dune troisième personne intime (« un poète qui est moi »), – à distance, jusque dans le geste qui le découvre au plus intime, parodique de lui-même, contrefaisant sa propre voix jusque dans la sincérité naïve qui est pourtant sa marque de reconnaissance.

Si, même dans le champ social, lauteur apparaît ainsi encore comme « un Légendaire » (Laforgue), cest quentre la vie et lœuvre, Verlaine invite son lecteur à inverser en quelque sorte le rapport : lauteur nest pas en amont de lœuvre, comme un garant extérieur, mais en aval, comme son effet, – produit par elle plus que la produisant lui-même. Les analyses que Solenn Dupas donne de la voix poétique font toutefois ressortir un paradoxe plus subtil encore : si le jeu du texte suppose une « abolition de lauteur » (son amuïssement en quelque sorte musical), il nen produit pas moins un effet de présence, par lequel lauteur se « refait avec le texte entier », dirait Mallarmé. Verlaine ? Il est caché parmi son texte, Verlaine, – et il vaut alors comme un sujet poétique pur qui est aussi, pleinement, un sujet éthique et politique.

Jean-Nicolas Illouz

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La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et lAlbum zutique, sous la direction de Seth Whidden, Classiques Garnier, coll. « Études rimbaldiennes », 2011, 370 p.

Louvrage veut réhabiliter lAlbum zutique, trop souvent déconsidéré dans les études littéraires en raison de sa « bizarrerie », et dont on peine à reconnaître limportance. Les auteurs veulent rendre ici loriginalité de cet album, qui nest pas quune « étape » dérisoire dans litinéraire de Rimbaud et de Verlaine. Le sous-titre souligne que les auteurs ne veulent pas tomber dans le piège qui consiste à réduire cet ensemble aux contributions de deux poètes majeurs : en situant Rimbaud et Verlaine parmi ce groupe, louvrage restitue la dimension collective du Cercle zutique. Et ce qui ressort à la lecture de louvrage, cest bien le fait que Rimbaud et Verlaine eux-mêmes nétaient pas dans une logique auctoriale en participant au Cercle zutique. Au contraire, les auteurs nous convainquent quune pratique collective caractérise le Cercle, pratique qui remet en cause les notions de texte, dauteur, doriginalité et surtout dautorité. Ainsi Rimbaud et Verlaine sont-ils bien présents dans lAlbum, sans que nous sachions toujours exactement à quel niveau ; le grand jeu des commentateurs étant de rendre à chaque texte son auteur, la signature nétant bien souvent quun leurre, sinscrivant dans un réseau pluriel. En effet il nest pas rare que les textes soient écrits à plus dune main et soient pourvus dun intertexte très riche – comme le montrent les études de Steve Murphy, Benoît de Cornulier, David Ducoffre, Philippe Rocher, Alain Viala ou Jean-Louis Aroui, qui toutes élargissent le tissu de références propres aux textes zutiques.

Dès lors, doit-on considérer lAlbum zutique comme un palimpseste ? Cette idée conclut louvrage ; reste à définir ce régime textuel. Si lintertextualité est une dimension nécessaire pour comprendre les enjeux du zutisme, elle est insuffisante pour envisager la qualité de ces textes. Létude de Seth Whidden montre à cet égard que les textes de lAlbum ne pourraient être réduits à de simples parodies. À la « parodie » potache que les commentateurs ont trop vite assignée aux textes, lauteur propose de substituer une parodie en « expansion », qui « dépasse de loin le rapport hypotexte-hypertexte » (p. 240). La poésie est ici « jubilatoire » autant du côté du lecteur que des auteurs, tant la radicalité de la parodie renvoie à un rire et à un savoir riches et virtuoses : jubilation

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du montage citationnel, jubilation de la caricature, jubilation de lexcès et de la distanciation.

Louvrage peut être appréhendé selon trois axes, qui suivent son évolution. Dabord un axe historique, replaçant le Cercle parmi ses contemporains – les Vilains Bonshommes, le Parnasse et ses parodies –, dans la culture et lidéologie qui le caractérisent. Ainsi les études de Michael Pakenham, Bernard Teyssèdre, Denis Saint-Amand, Lionel Cuillé, David Ducoffre et Alain Chevrier présentent-elles une genèse du zutisme, litinéraire des individus à lintérieur de ce cercle, leur façon de se réunir, leur vie et la culture qui leur est contemporaine – leurs lectures, les chansons quils ont pu entendre, leurs idées politiques.

On trouve ensuite un axe « thématique », cherchant à définir le plus précisément possible le régime par lequel fonctionnent ces textes, celui de la parodie et de lanonymat. Enfin, un dernier axe sattache à commenter certains textes, les réinscrivant dans leur contexte décriture, dintertextualité, de palimpseste ; à travers ces études détaillées, le lecteur peut situer ainsi limportance de lAlbum dans la pratique poétique des auteurs, ainsi que dans lexpérimentation générale de la poésie. Les études de Seth Whidden, Arnaud Bernadet, Robert St. Clair et Bruno Claisse définissent ainsi les principes fondamentaux du zutisme : la « signature au pluriel » (Arnaud Bernadet), la parodie comme refus de lautorité sous toutes ses formes, et lappel à la communauté, linsistance du politique dans lAlbum.

Ce dernier axe permet de relever la qualité de lAlbum zutique : il est une polyphonie faite de « manières ». Les textes répondent à dautres textes qui leur sont contemporains, sinscrivent dans une tradition ou la renversent, comme le montrent les études de Steve Murphy ou dAlain Viala ; mais les textes discutent aussi entre eux à lintérieur de lAlbum, comme le montre létude de Cyril Lhermelier sur Germain Nouveau. La cohérence de lAlbum tient à sa polyphonie, autant du point de vue des voix multiples quil implique dans chaque poème que de celui des échanges produits entre eux. Comme lindiquent plusieurs auteurs, on peut considérer lAlbum zutique comme un témoignage réel dune séance à lHôtel des Étrangers, au sens où nous assistons à une discussion criarde entre des voix quon peine à distinguer plus quà un compte-rendu de séance.

Que le lecteur ne se méprenne pas cependant, si le « foutoir » zutique ressort de la lecture de cette poésie jubilatoire, toutes les études soulignent

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le travail de composition de lAlbum et de ses poèmes. Celui-ci obéit aussi à une pragmatique de lecture qui suppose une organisation, aussi bigarrée soit-elle.

LAlbum zutique se révèle être un acte préparatoire aux innovations futures – comme un prélude aux Illuminations ? Membres dun cercle – plus que dun « groupe » ou « mouvement » – dont lexistence sera éphémère, les zutistes intrigueront les contemporains. Les études proposées sont autant une invitation à la lecture de leur Album quun acte fort de reconnaissance dun corpus qui nobéit pas aux lois reconnues. En ce sens, on saluera leffort des éditions Classiques Garnier davoir permis de donner de la voix et une signature à un groupe qui se démarquait par son anonymat, montrant quà linvention formelle de Rimbaud ou de Verlaine correspondait un climat lié à une certaine idée de la littérature.

Édouard Bourdelle

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Myriam Robic, Femmes damnées. Saphisme et poésie (1846-1889), Paris, Classiques Garnier, coll. « Masculin/féminin dans lEurope moderne », 2012, 358 p.

Cet essai déjà partiellement publié sous forme darticles est consacré à la « période dimpulsion et de gestation de [] Sapho homosexuelle » (p. 12). Il vise à « jeter une lumière nouvelle » (p. 15) sur Sapho en sintéressant exclusivement aux textes poétiques. Son approche est générique, métrique, esthétique, génétique, intertextuelle, idéologique, sociale et médicale.

La période étudiée se situe entre 1846, année où Baudelaire annonce le recueil Les Lesbiennes, et 1889, qui correspond à la publication de Parallèlement de Verlaine. Outre ces deux auteurs phares, louvrage cite beaucoup Banville (objet de la thèse de lauteure), parle de Mendès et de deux poètes moins connus : Cantel et Ménard. À travers cet ouvrage, il apparaît que Sapho est alors la chasse gardée des écrivains masculins ; écrire sur elle relève dun jeu dinitiés inspiré par Baudelaire.

Esthétiques de la provocation

Larticle « Sapho et les lesbiennes » de Deschanel évoque dès 1847 le penchant homosexuel de Sapho. Plusieurs poètes laissent alors de côté Phaon pour exploiter les potentialités érotiques du mythe. Ils promeuvent souvent une Sapho lesbienne, sensuelle, aux antipodes du « modèle mièvre et stéréotypé de la poétesse hétérosexuelle qui se suicide du haut du cap Leucade » (p. 18).

Lintérêt de Baudelaire pour Sapho viendrait du fait que Jeanne Duval et sa mère auraient été lesbiennes. Elle incarne surtout à ses yeux « lhéroïne de la modernité ». Cette figure lui permet démoustiller et de provoquer le lecteur bourgeois, mais sans recourir à la scatologie (par opposition aux textes consacrés à lhomosexualité masculine).

Baudelaire propose ainsi une lecture voyeuriste en recourant à des scènes érotiques. M. Robic, convaincante, montre la pertinence du concept de scène en poésie. Ce dispositif présent en peinture et en littérature (voir notamment Sur le balcon de Verlaine) est marqué par une « interaction entre au moins deux actants sous le regard dun tiers » (p. 161), une concentration narrative et lutilisation dun lexique pictural. À partir

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de 1850, le thème de Sapho et des tribades est très présent en peinture. Plus la répression sexuelle est forte, plus il se développe dans les arts (Courbet, Rops, Daumier, puis Bonnard).

Cantel va plus loin que Baudelaire, il interpelle le lecteur dans Columbatim (Amours et priapées). Son écriture rappelle les scènes érotiques épiées par le trou de la serrure dans certains romans libertins. La lune est souvent témoin de ces scènes érotiques chez Verlaine, Cantel puis Vivien. Certains éléments stimulent lérotisme : lieu clos, cadrage spatio-temporel, présence de spectateurs.

Évolution du discours saphique et de lonomastique

M. Robic rappelle quil sagit dune période de forte censure (1850-1870) où les écrivains hésitent à afficher une position claire à légard du saphisme. Après 1880, ils seront plus explicites et plus critiques. Un passage intéressant analyse les stratégies employées à lépoque pour contourner la censure : publier sous le manteau en Belgique, utiliser lalibi culturel de la poésie antique, recourir à la fantaisie, et surtout, laisser au lecteur le soin de saisir les allusions licencieuses. La censure est toutefois moins forte à légard des femmes : à leur propos, on parle seulement dattentat à la pudeur et aux bonnes mœurs ou encore dexcitation des mineurs à la débauche. On note une forte médicalisation du discours sur les « pédérastes » tandis que les lesbiennes font lobjet dune « esthétisation fantasmatique » (p. 69).

Brantôme utilise le mot lesbienne dès le xvie siècle. M. Robic affirme que dès 1850, le terme comprend des connotations de débauche sexuelle. Larticle de Deschanel et le procès de 1857 auraient achevé de généraliser lemploi du terme comme un synonyme de tribade. Dautres vocables apparaissent, tels que gougnotte, invertie, gousse.

Tout un bestiaire saphique se développe alors : la lesbienne sanimalise et devient chatte ou chienne. Comme la louve, elle est associée à la prostituée et peut être à la fois bestiale et maternelle (Romulus et Remus). Elle devient également panthère, lionne, rat, serpent, monstre. Ce bestiaire se diversifie considérablement à la fin du siècle et peut saccompagner de connotations péjoratives.

Le discours psychanalytique influe dautre part sur lonomastique. Sapho devient un cas clinique. La tribade est représentée comme une

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hystérique, une névrosée. On lui attribue des déformations physiologiques spectaculaires, notamment lallongement du clitoris, supposé être exagérément sollicité. Clitorisme devient alors synonyme de tribadisme et le terme ribaude apparaît. Toutefois, la documentation médicale est beaucoup moins riche pour les tribades que pour les sodomites, principalement à cause du silence des femmes sur leurs pratiques.

De lhystérie à la bestialité, il ny a quun pas ; on montre la lesbienne poussant des cris sauvages, aboyant, hurlant. Elle instaure dans ses relations un rapport de domination prédateur/victime et rejoint finalement la brutalité de lamour hétérosexuel, aux antipodes de la douceur conventionnellement attribuée à lamour saphique.

On relève ainsi une contamination du discours littéraire : les symptômes pathologiques sont réinvestis par les écrivains et une rhétorique de la damnation se met en place. La lesbienne devient une « véritable martyre moderne », une « femme damnée ». Cette figure christique apparaît chez Baudelaire, Banville, Verlaine et dans les toiles de Moreau. On lassocie même à Jésus. Inspiré par Les Fleurs du Mal, Verlaine parle de « Rite » et de « Stigmate ». Ce paganisme mystique autour de Sapho crée un syncrétisme religieux intéressant.

Incidences métriques : jeux rimiques et sonnet inversé

M. Robic sattarde dabord sur les jeux rimiques (1860-1870) et parle après Christine Planté de rimes homosexuelles (féminines ou masculines) chez Banville, Baudelaire, Verlaine (avec des connotations homosexuelles, comme plus tard chez Barney ou Vivien), Huysmans, Louÿs. Ces connotations sexuelles et érotiques ne sont cependant pas systématiques (voir par exemple Banville après Ronsard).

Sont ensuite analysées les variantes du sonnet inversé à partir de 1860. Chez Baudelaire dabord (Bien loin dici, 1864) puis chez Verlaine, (Sappho, 1867). Cette subversion dune forme qui a surtout chanté lamour hétérosexuel consiste à inverser quatrains et tercets afin de surprendre le lecteur. Cantel utilise lui aussi une métrique « déviante » dans Amours et priapées, où Le Clitoris présente cette construction. Deux lectures érotiques sont envisagées mais linterprétation des irrégularités métriques peine à convaincre dans ce passage.

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Représentations de sapho

Au xixe siècle, la lesbienne est appréhendée par opposition à la femme « naturelle » car elle est associée à la stérilité (Baudelaire, Cantel, Barney). Elle échappe ainsi à la vulgarité de la femme et suscite un amour esthétisé.

M. Robic relève le paradoxe de Baudelaire qui utilise des métaphores végétales, florales, pour dire lartifice et la stérilité de la lesbienne. Le motif de la femme-fleur, déjà présent chez Pétrarque, apparaît chez Verlaine, Banville, Ménard, Cantel puis chez Louÿs, Proust et Genêt. Ces métaphores incitent le lecteur à comprendre lhomosexualité comme un penchant naturel et à relier le paradis perdu antique au sort des lesbiennes modernes. Elles permettent un érotisme à la fois cru sur le plan des signifiés et euphémisé sur celui des signifiants (analogie rosée / foutre). En même temps, les lesbiennes dédaignent lamour hétérosexuel, la brutalité dÉros et du « soc infamant » (p. 185). Elles se réfèrent souvent à une vision sadomasochiste de lamour hétérosexuel comme dans Femmes damnées. Delphine et Hippolyte de Baudelaire. Lacmé est atteinte par lesthétisation de la maladie honteuse, la syphilis (chez Baudelaire et Cantel).

Vers 1850, Sapho fait lobjet dune véritable mode et tend à devenir une marque de fabrique. En témoigne par exemple la promotion dErinna de Banville. Pourtant, ce dernier aborde le saphisme sans érotisation ou alors de façon plus euphémisée que Baudelaire, dont il sinspire.

Parallèlement, Sapho devient lobjet de parodies à partir de 1845. Cette veine satirique sépanouit dans le rire fin de siècle. Baudelaire, Vitu, Dupont et Banville parodient Houssaye (Sapho) ; « La veuve Sopha » parodie Sapho de Philoxène Boyer. Verlaine écrit quant à lui Les Princesses, signées Théoville de Bandore. M. Robic mentionne également un Théâtre érotique de poche, LErotikon Théâtron. À partir de 1880, les parodies deviennent plus acerbes.

Lun des clichés de lépoque consiste à opposer la lesbienne passive (féminine) et la lesbienne active (masculine) ou la petite brune et la grande blonde, tendant à reconstituer landrogyne platonicien ou hermaphrodite qui représente le couple idéal du romantisme. Mêler le féminin et le masculin permet de dessiner une figure androgyne de Sapho

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(Baudelaire) et de réunir deux polarités : le génie poétique masculin et lamour associé à Vénus et au féminin.

De manière plus originale, M. Robic montre une filiation entre Racine et Baudelaire grâce au personnage dHippolyte qui permet de relier lamour incestueux de Phèdre à lamour lesbien. Comme Sapho, Phèdre subit la vengeance de Vénus. LHippolyte de Baudelaire serait inspiré de celui de Racine, jeune homme efféminé émasculé par Phèdre. Lauteure parle même de coalescence entre les deux mythes. Racine remplace Ovide et devient lhypotexte de la légende saphique. Ce travestissement est lié aux amazones, qui se multiplient en littérature à partir de 1840 (Mendès, Mallarmé, Heredia, Verhaeren…) et suggère une confusion des genres fondée sur une indistinction onomastique et sexuelle.

La lesbienne devient enfin un avatar du poète, quelle rejoint dans la souffrance et lexclusion, la soif dinfini et la mélancolie (Baudelaire). Le poète, comme la lesbienne, a conscience dun néant lié au plaisir stérile. Chez Baudelaire, lamour lesbien est justifié par la souffrance quil cause face à la société qui le rejette. Comme le poète, les amantes saphiques ont choisi la damnation et la mort, en martyre. Sapho représente donc le poète romantique par excellence, mélancolique.

Symbole de la marginalité sexuelle, la lesbienne peut également permettre aux écrivains davouer leurs propres tentations. Cest ce que prouve lanalyse convaincante de Ballade Sapho (1886) : Verlaine y dévoile sa propre homosexualité tout en adoptant une distanciation stratégique. Cet « autoportrait au miroir de Sapho » (p. 223) établit des liens étroits avec François Villon : connotations burlesques et obscènes, humour gaillard, fin parodique et satirique. Néanmoins, grâce à Sapho, apparaît une évocation nouvelle, moins obscène, de lhomosexualité. Verlaine multiplie les jeux sonores et comiques pour se protéger de la censure. Lindétermination des genres de lécrivain et du destinataire règne. Ainsi saffirme la double polarité sexuelle du sujet lyrique qui fait dialoguer les homosexualités pour affirmer sa bisexualité.

Il apparaît finalement que Verlaine est moins mélancolique que lauteur des Fleurs du Mal : chez ce dernier, les damnées souffrent, tandis que Verlaine les encourage au contraire à saimer. Cette surenchère sexpliquerait par le fait que Verlaine, lassé dêtre considéré comme un émule de Baudelaire, aurait cherché à sémanciper.

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En définitive, cet essai a le mérite daborder une période et un genre peu analysés à propos de Sapho et de créer un maillon essentiel entre le romantisme et lépoque décadente. Il propose en outre une précieuse anthologie saphique en annexe qui permet de découvrir notamment le long article de Deschanel et des textes de Cantel et de Ménard.

Mais il faut avouer que le lecteur peine à saisir les phénomènes dévolution car lécriture souffre de nombreuses redondances et, parfois, dun manque de lien entre les analyses.

On peut en outre regretter que ne soient cités que des poètes masculins, en attendant Natalie Barney et Renée Vivien qui apparaissent souvent dans cette réflexion, alors quelles publient bien après 1889. Après les saint-simoniennes, la publication de Lélia (1833) et les écrits et déclarations de Mme de Staël et Constance Pipelet, nexistait-il aucune femme poète pendant ces quarante années pour parler de Sapho ?

Patricia Izquierdo