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Classiques Garnier

Comptes rendus et réflexions critiques

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue Nerval
    2022, n° 6
    . varia
  • Author: Bornancin-Tomasella (Gabrielle)
  • Pages: 399 to 405
  • Journal: Nerval Review
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406130963
  • ISBN: 978-2-406-13096-3
  • ISSN: 2554-8948
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13096-3.p.0399
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-20-2022
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Gabrielle Chamarat, Lucidité de Nerval, Paris, Classiques Garnier, 2019, 307 p.

Louvrage, où Gabrielle Chamarat réunit des articles publiés antérieurement, répond au projet de mettre en perspective lœuvre de Nerval de la dernière décennie (1845-1855, temps des chefs-dœuvre) avec la crise historique, politique et esthétique qui eut cours en France dans les années 1845-1850, et dont les répercussions se faisaient encore vivement sentir au début des années 1850. Lavant-propos annonce une réflexion destinée à se déployer non pas de façon chronologique, mais selon quatre axes thématiques qui expriment différentes facettes de la crise.

Axe politique : Nerval, originalité et opposition

Le premier pan de la réflexion souvre par un examen poussé de lenracinement de lœuvre nervalienne dans lhistoire contemporaine (« Présence de lhistoire contemporaine dans la polysémie du texte nervalien », 2018). Les textes qui suivent la révolution de 1848 sont répartis en deux groupes : œuvres entretenant un lien fort avec les événements contemporains et postérieurs à février 1848 (Léo Burckart, Le Marquis de Fayolle, Les Faux Saulniers, Les Illuminés, Les Nuits doctobre, « LHistoire de la Reine du Matin et de Soliman, prince des génies »), mais aussi ensemble plus méconnu des textes où lécrivain se recentre sur les années qui ont suivi la révolution de 1830 (Sylvie, La Bohême galante, Petits châteaux de Bohême, Aurélia). Cet ancrage de lœuvre nervalienne dans lhistoire est ensuite envisagé, au cours dune lecture de la quatrième partie du Voyage en Orient, à travers la confrontation des portraits de Constantinople donnés par Chateaubriand, Lamartine et Nerval (« La Turquie de Gérard de Nerval », 2009). Ressort en définitive loriginalité politique et esthétique du travail nervalien : dans sa représentation de lOrient, quil perçoit comme une source vivifiante pour la civilisation occidentale, Nerval déploie un « réalisme subjectif » (p. 44) qui sait prendre ses distances vis-à-vis de lOrient théâtral alors donné à voir sur les scènes parisiennes. Enfin, une étude des liens orchestrés 400par lécrivain entre le recueil des « Chansons et légendes du Valois » et Angélique (« Légendaire et opposition dans Angélique et dans “Chansons et légendes du Valois” », 1997) est loccasion, à travers le relevé deffets de contrepoint entre texte narratif et texte poétique, dinterroger les variations multiples proposées par Nerval sur le motif de lopposition et de ses corollaires. Lextrême vitalité du légendaire dans limaginaire valoisien devient alors prétexte à tracer les contours dun modèle politique, celui dune société unie dans ses traditions, qui sait en tirer la force nécessaire pour lire le présent.

Axe religieux : la question de la croyance chez Nerval

En abordant dans un second axe la question religieuse, Gabrielle Chamarat met laccent sur « lhésitation fondamentale chez Nerval entre un paganisme néoplatonicien et le christianisme » (p. 12). Sarrêtant sur « [l]Orient dans Aurélia » (2003), lauteure sattache à évaluer la place complexe de lOrient dans le texte nervalien, pris entre un pôle négatif et un pôle positif, dans une contradiction en apparence insoluble. Lexamen des références à Julien lApostat dans « Quintus Aucler », dernière monographie des Illuminés, resitue utilement lœuvre nervalienne dans le contexte dun siècle tourmenté, qui hésite entre désengagement religieux et constat de la nécessité dune foi (« Le paganisme au xixe siècle, lexemple de Julien lApostat », 2009). Ainsi, à la question de savoir dans quelle mesure on peut parler dune religion nervalienne, Gabrielle Chamarat répond en soulignant que le phénomène de la croyance sarticule chez Nerval autour dune « triple référence » (p. 105) où figurent respectivement paganisme, culte de la raison et christianisme (« La religion nervalienne », 2009). En effet, la figure du Christ simpose comme un foyer de questionnement pour les artistes dun siècle désenchanté, comme le prouvent deux poèmes jumeaux de Vigny et Nerval (« Le Christ aux oliviers, Vigny et Nerval », 1998). Cet axe se conclut par une investigation du rapport complexe que Nerval entretient avec Voltaire : plus importante quelle ny paraît, la présence du philosophe dans le texte nervalien appelle à pondérer la part dadmiration pour le dramaturge et penseur des Lumières et celle, plus subtile, de la critique à légard dun homme perçu comme responsable dune indifférence sceptique délétère qui a plongé la génération romantique dans le désarroi (« Nerval et Voltaire, distance et reconnaissance », 2005).

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Axe esthétique : présences et résistances du réalisme nervalien

Le volet esthétique de la crise occupe lauteure au long des sept articles qui constituent un troisième axe très dense où, prenant pour objet des œuvres variées, elle parvient à cerner avec précision la singularité de la position nervalienne dans la querelle réaliste. Gabrielle Chamarat apporte une contribution précieuse aux études nervaliennes en resituant avec brio lécriture tardive de Nerval dans « [la] question du réalisme entre 1848 et 1855 » (2014). Larticle examine consciencieusement les données de la querelle du réalisme en retraçant les étapes qui ont conduit Champfleury, tout au long des années 1850, à affiner et à affirmer sa définition du réalisme. La place conférée par ce dernier à Nerval dans cette nouvelle esthétique est interrogée dans sa pertinence et dans ses limites. La réflexion est ensuite approfondie par une enquête sur trois textes publiés par Nerval en 1850 (Les Nuits du Ramazan ; « Les Confidences de Nicolas » ; Les Faux Saulniers) lesquels, « creuset de la nouvelle manière décrire de Nerval » (p. 163) montrent la tendance de lécrivain à « résister par la fantaisie [] à un réalisme historique objectif imposé à la littérature » (« Réalisme et fantaisie dans Les Faux Saulniers », 2010, p. 173). Viennent ensuite une suggestive étude des « désordres » signifiants de lironie nervalienne des Petits châteaux de Bohême (« Les arabesques de lironie nervalienne », 2005), une analyse du réalisme dans Les Nuits doctobre, récit qui inclut de façon insistante « la question de son écriture » (« Le réalisme des Nuits doctobre », 2016, p. 187) et de celui de Sylvie, puisque la réflexion sur la nécessaire subjectivité de lartiste est au centre de la nouvelle (« Peut-on parler dun réalisme de Sylvie ? », 2008). Prenant le temps dexplorer « [l]imaginaire dans Aurélia » (2019), lauteure procure enfin avec profit une vue surplombante sur les parts respectives du réalisme, de la subjectivité et de limaginaire dans les dernières œuvres de Nerval, ce qui lamène à formuler les conclusions les plus éclairantes (« Réalisme, subjectivité, imaginaire dans la dernière partie de lœuvre fictionnelle nervalienne », à paraître).

Ouverture ou du lyrisme nervalien

Un bref quatrième axe considère pour finir les écrits nervaliens de la dernière période à travers le prisme du lyrisme. Le texte des Promenades et souvenirs est envisagé dans sa capacité à faire émerger, dans un tremblé 402constant entre les sous-genres du récit de voyage et de lautobiographie, un lyrisme dune force nouvelle (« Promenades et souvenirs, un passé en devenir », 2005). Létude de la « pose lyrique du sujet » (p. 266) et de ses variations dans Les Chimères fait apparaître le recueil comme un tableau de la mélancolie moderne (« Le sujet lyrique dans lhistoire », 2005). Louvrage peut alors se conclure, en point dorgue, par un très bel essai de comparaison entre Baudelaire et Nerval (« Nerval et Baudelaire, prose et poésie », 2015). Les lignes de tension qui circulent dun poète à lautre sont minutieusement analysées pour corroborer in fine « lappartenance des deux écrivains à une certaine période de crise de la littérature » (p. 280).

Cest là, en somme, un ouvrage très beau et très riche, autant pour la force de sa proposition densemble (resituer la production nervalienne dans un contexte de crise plurielle) que pour lapport de ses analyses de détail. Lon aurait aimé, peut-être, que les idées maîtresses de chacune des parties de louvrage soient en un point récapitulées, par exemple dans une proposition de conclusion au recueil, afin daffirmer avec plus de force encore la singularité de lapport de Gabrielle Chamarat à la critique nervalienne.

Gabrielle Bornancin-Tomasella

Université Grenoble Alpes

UMR Litt&Arts

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Martin Mees, Nerval ou la pensée du poétique, Essai de philosophie à lœuvre, Paris, Classiques Garnier, 2021, 461 p.

Le postulat selon lequel « lœuvre dart pense » anime dun bout à lautre louvrage suggestif de Martin Mees. Dans une démarche 403qui allie philosophie et littérature, lauteur de Nerval ou la pensée du poétique propose au lecteur, en guise de « manifeste de la philosophie à lœuvre » (p. 11), de regarder le texte nervalien penser. En effet, estimant que Nerval fournit un cas particulièrement riche pour philosopher avec la littérature, Martin Mees décline au fil des trois parties de lessai la pensée poétique de lauteur qui, selon les catégories du sublime et de la mélancolie, traverse lœuvre en vers et en prose.

Très dense, lintroduction offre non seulement un état des lieux des études philosophiques menées jusquici « en régime littéraire » (p. 27), par des croisements entre philosophie et littérature, mais aussi plusieurs explorations notionnelles indispensables à lépanouissement de la réflexion future (autour, notamment, des concepts de « poésie », de « poétique », ou encore de « sublime »). Formulant lhypothèse selon laquelle lœuvre de Nerval placerait au centre de ses enjeux les questions de la « poétisation » et du « poétiser », Martin Mees cherche ensuite dans lexpérience du désenchantement, caractéristique de la génération romantique et qui affleure particulièrement dans les poèmes écrits par Nerval dans sa jeunesse, les origines de cette tendance nervalienne à donner à la littérature une capacité spécifique à philosopher.

Dans la première partie de son étude, intitulée « Faire œuvre, de la mélancolie au sublime », Martin Mees démontre finement combien le « régime mélancolique » dont lœuvre nervalienne est lexpression se donne à lire avant tout comme recherche de lorigine – ce que le texte du Voyage en Orient surtout laisse deviner. Lattraction vers lOrient, la peinture dun amour idéalisé ou encore le désir de puiser dans des modèles illustres une force dengendrement de lœuvre nouvelle sont autant de manifestations de la mélancolie nervalienne que Martin Mees analyse dans un premier chapitre. Le critique parvient ainsi à suggérer que la mélancolie, plus quune lamentation statique, serait à saisir chez Nerval comme un processus dynamique doù lœuvre tirerait sa puissance de création : car le génie créateur nervalien semble destiné à sépanouir « dans la mélancolie dun regard en arrière » (p. 140). Il importe cependant de mesurer le rôle singulier joué par le sublime dans son association à la mélancolie : cest en tant quintuition ultime qui parvient à donner forme que le sublime est présenté dans le second chapitre. Le sublime nervalien échappe pourtant lui aussi à limmobilisme, puisquen bien des cas Nerval diffère avec adresse lachèvement définitif de la forme 404(Un roman à faire, Les Faux Saulniers…). Un tel constat autorise non seulement une réinterprétation lumineuse de la « folie » à lœuvre dans le texte nervalien, mais encore lanalyse stimulante de certaines saillances de lœuvre par lesquelles le lecteur accède à « ce mouvement qui amène la poésie nervalienne à réfléchir ses propres puissances poétiques et à en faire lenjeu même de lécriture » (p. 170) – le motif des ruines ou la figure dOrphée font partie de ces lieux privilégiés où ne cesse de se dévoiler lœuvre en perpétuelle formation.

La seconde partie de lessai (« Puissances de la littérature, poétisation de la vie ») se donne pour objet dexaminer la manière dont la littérature, sous la plume de Nerval, parvient à mettre en scène laction de lart et du poétique sur lesprit du lecteur, ou encore, parfois, sur le narrateur lui-même. Les textes de Sylvie et dAurélia sont les plus étudiés au cours du premier chapitre, qui considère les phénomènes de réflexion de limagination au sein de lœuvre nervalienne : motif du double, duplicité des instances narratives, ou encore faculté du théâtre à incarner le phénomène du dédoublement, tout porte à croire que « rien ne semble animer davantage le poète que de comprendre et faire comprendre sa fantaisie » (p. 237). Au cours du chapitre suivant, lauteur insiste sur « lexpérience du poétique » que Nerval propose au lecteur en suggérant, par le recours à une écriture de la sensation et de la condensation, que le poétique peut ultimement devenir une véritable forme de vie. Par bien des aspects, les textes de Nerval savent ainsi penser les effets de la création poétique, réflexion qui est mise en abyme par exemple dans le motif alchimique. En découle une poétique fort singulière, que Martin Mees propose de baptiser « poétique de lexpérience ».

Le projet de saisir les figures de la connaissance qui transparaissent chez Nerval sous-tend la troisième partie (« La pensée poétique »). Une place de choix est réservée à lillusion, qui, loin dêtre appréhendée par Nerval de manière péjorative, se dévoile au contraire comme un champ daccès à la connaissance dautant plus précieux quil est souvent négligé. Selon Martin Mees, cest au fond une pratique de la pensée qui se manifeste chez Nerval, notamment grâce aux figures et aux formes du double, par lesquelles la littérature trouve loccasion d« incarner les concepts dans la singularité de la vie » (p. 359) – dune vie qui ne cesse de surprendre par la variété de ses formes et des scénarios quelle engendre (premier chapitre). Lexploration nervalienne de la déraison, en priorité dans Les 405Illuminés, est alors saisie, à même lécart quelle revendique par rapport aux normes de la logique, comme une voie daccès supplémentaire à la connaissance (second chapitre).

Transparaît en définitive la « capacité de la littérature à se donner à elle-même les clefs de sa propre épistémologie » (p. 424), capacité que la conclusion ressaisit à travers quatre formes figuratives (les sciences occultes, la chimère, le double, la ruine) par lesquelles la littérature permet à la pensée de descendre en elle-même. Si lécriture poétique et littéraire, et celle de Nerval en particulier, fait penser, ce nest donc pas tant en qualité de « double du monde » quen tant que « double dans le monde » (p. 434), dans linfini miroitement de ses formes.

Sil rejoint parfois dans ses analyses de détail des questions déjà soulevées par la critique nervalienne, louvrage de Martin Mees enthousiasme cependant le lecteur par la force et la justesse de sa proposition densemble. Lauteur manie en virtuose le corpus nervalien, et sait à merveille décloisonner lœuvre de lécrivain pour ouvrir des pistes critiques fécondes tant pour les études littéraires – la relecture des thèmes de la folie ou de lillusion en font partie – que pour les études philosophiques. Il sagit en somme dune étude pleine de subtilité, dont les assises philosophiques sont dune solidité irréprochable, et qui a le mérite de proposer une démonstration dune grande cohérence : le pari dune philosophie à lœuvre semble donc largement emporté.

Gabrielle Bornancin-Tomasella

Université Grenoble Alpes

UMR Litt&Arts