Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2019, n° 3. Nerval « naïf » et « sentimental » – Varia - Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Pinon (Esther), Scepi (Henri)
- Pages : 339 à 348
- Revue : Revue Nerval
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406092162
- ISBN : 978-2-406-09216-2
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09216-2.p.0339
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/05/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Gérard de Nerval, Léo Burckart (1838-1839), textes établis, présentés et annotés par Sylvie Lécuyer, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », série « Bibliothèque nervalienne », 2018, 624 p.
Qui est l’auteur de Léo Burckart ? La question se pose à chaque édition de ce chef-d’œuvre du théâtre romantique. La pratique courante de l’écriture en collaboration vient en effet perturber l’image du génie individuel et singulier que les romantiques ont contribué à fixer tandis qu’émergeait la notion de propriété artistique et littéraire, défendue notamment par Vigny. S’il ne fait pas de doute que Dumas et Nerval ont travaillé ensemble à l’écriture de plusieurs pièces signées tantôt par l’un, tantôt par l’autre, déterminer la part exacte de chacun dans la conception et la rédaction de Léo Burckart demeure une entreprise délicate, en dépit (ou peut-être à cause) de leurs témoignages à ce sujet, nombreux, mais parfois contradictoires. L’attribution de la version de 1839 à Nerval, qui avait profondément remanié la pièce en vue de sa représentation au théâtre de la Porte-Saint-Martin, fait consensus – aussi Jacques Bony avait-il fait le choix, en 1996, de la publier sous le seul nom de Nerval, en mentionnant toutefois le nom de Dumas sur la page de titre intérieure. En 1957 en effet, Jean Richer avait mis au jour le manuscrit de censure de 1838, jusque là inédit, et considéré comme l’œuvre conjointe des deux dramaturges. Sylvie Lécuyer quant à elle réunit les deux états du texte, qu’elle édite tous deux intégralement dans la « Bibliothèque nervalienne ».
Sylvie Lécuyer s’attache à démontrer que le manuscrit soumis à la censure le 24 novembre 1838 correspond déjà à une version largement retravaillée par Nerval. À cette fin, elle reconstitue avec précision, dans l’introduction du volume, les étapes du voyage en Allemagne des deux collaborateurs, en s’appuyant sur leurs correspondances respectives et sur les récits qu’ils en ont donnés. Elle relève dans ces derniers des divergences qui lui permettent de conclure à des désaccords entre les deux auteurs, notamment sur la place à accorder au meurtre de Kotzebue par Carl Sand : Dumas y voyait un modèle possible, tandis que Nerval 340souhaitait chercher ailleurs l’inspiration. Fin germaniste, le traducteur de Faust avait une connaissance approfondie de l’Allemagne et de sa politique qui l’autorisait à se détacher de ce seul événement pour composer son drame. Sylvie Lécuyer confirme ainsi une remarque de Dumas qui, dans ses « Causeries d’un voyageur », reconnaît la paternité de Nerval pour ce qui est de « l’idée », de « l’étude » et de « l’esprit » du drame : elle rappelle la fascination mêlée d’érudition qu’éprouvait pour l’Allemagne l’auteur de Lorely et présente l’abondante documentation qu’il a consultée au sujet de la situation politique du pays en 1819, et plus particulièrement de ses sociétés secrètes. Cette étude minutieuse de la genèse de la pièce la conduit à examiner les différents états du texte, et la part que chacun des deux collaborateurs a pu prendre dans son élaboration. Les témoignages qu’elle a rassemblés concordent et prouvent que le drame a d’abord été rédigé en étroite collaboration : Dumas en a rédigé le prologue et les deux premiers actes, Nerval, les trois derniers. Selon Sylvie Lécuyer, ce serait cette version qui, lue au théâtre de la Renaissance le 16 novembre 1838 et aussitôt retirée, aurait été le support de la refonte de la pièce par le seul Nerval : il aurait réécrit Léo Burckart en ne conservant que de très rares extraits des actes composés par Dumas, avant de proposer le drame au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Après avoir analysé les raisons qui peuvent expliquer le changement de destination du drame, vraisemblablement causé par l’actualité houleuse du théâtre de la Renaissance, Sylvie Lécuyer étudie de près la chronologie des événements, et en conclut que la version remaniée est celle qui a été soumise à la censure le 24 et reçue à la Porte-Saint-Martin le 28 car « le laps de temps entre le 24 et le 28 est évidemment insuffisant pour opérer la réécriture d’une pièce en cinq actes et un prologue » (p. 39). Elle corrobore alors cette hypothèse par une analyse comparative du texte remis à la censure et de celui de l’édition de 1839, dont elle montre l’étroite parenté. Le fait que Nerval ait de nouveau modifié la pièce en 1852 pour l’intégrer à Lorely contribue également à accréditer la thèse selon laquelle il aurait amendé Léo Burckart à plusieurs reprises après avoir transformé l’œuvre qu’il avait écrite avec Dumas. L’analyse de « la part intime » du drame à laquelle se livre Sylvie Lécuyer va également dans ce sens.
Après cette introduction substantielle, le volume offre la transcription raisonnée du manuscrit de 1838 et l’édition scientifique du texte de 1839, 341qu’accompagnent l’« Avis des éditeurs », les documents et l’appendice que lui avait adjoints Nerval, ainsi qu’un relevé des variantes de l’édition de 1852. Les autres notes apportent quelques précisions contextuelles sur l’Allemagne de 1819 et reprennent une partie de l’argumentation déployée dans l’introduction. À l’appui de celle-ci, Sylvie Lécuyer édite également, en annexe, de nombreux documents précieux. Trois d’entre eux donnent accès aux sources de la pièce : il s’agit d’une transcription des documents sur les sociétés secrètes que Nerval a utilisés pour composer son drame, et qu’il a publiés dans l’édition de 1839, d’une étude des chants patriotiques contenus dans Léo Burckart et de leurs traductions, et d’un extrait des Carbonari de Jean-Joseph Regnault-Warin (1820), dont certaines formules sont reprises textuellement à l’acte IV. Le procès-verbal de censure, le très beau compte rendu de Théophile Gautier et des extraits commentés de documents relatifs à l’aventure du théâtre de la Renaissance éclairent les circonstances et les conditions de représentation de la pièce. Enfin, des extraits des « Causeries d’un voyageur » de Dumas et des souvenirs d’Alexandre Weill, journaliste qui avait fréquenté les deux collaborateurs lors de leur voyage en Allemagne, également commentés, sont l’occasion de revenir sur ce moment essentiel dans la genèse de Léo Burckart. La confrontation des deux témoignages conduit à mettre en doute celui de Dumas, et vient ainsi renforcer encore la thèse de Sylvie Lécuyer.
L’ensemble de l’ouvrage constitue en effet une démonstration convaincante et très documentée. Une part de mystère plane cependant encore sur l’histoire de la pièce : si l’on admet que la version soumise à la censure est très majoritairement due à la plume de Nerval, on ne peut qu’espérer que soit un jour retrouvé le manuscrit initial, de la main des deux dramaturges, dont Sylvie Lécuyer signale qu’il a été vu par Georges Bell, qui en perd la trace en 1850. Peut-être cette première version de la pièce permettrait-elle de lever enfin le voile sur la collaboration des deux auteurs, qui donne lieu à des interprétations contradictoires. En 2006, François Rahier avait par exemple comparé lui aussi les textes de 1838 et 18391. Contrairement à Sylvie Lécuyer, il y relevait surtout des différences et y décelait une évolution de la portée politique de la pièce, dans laquelle il voyait la marque de la participation de Dumas à 342la première version. On peut regretter que l’édition de Sylvie Lécuyer, qui ne comporte pas de bibliographie, ne mentionne pas cette étude ; une confrontation des deux points de vue aurait permis d’enrichir encore le propos. C’est néanmoins dans ces divergences d’interprétation que réside l’intérêt majeur de l’édition qu’elle vient de procurer : la publication conjointe des deux versions de Léo Burckart connues à ce jour et des documents qui s’y rapportent permettront à chacun d’étudier au plus près la question de l’écriture en collaboration, qui amène à réévaluer nos représentations de l’autorité et de l’auctorialité romantiques.
Esther Pinon
Université Rennes II
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Nerval et l’Autre, sous la direction de Corinne Bayle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », « série Nerval no 2 », 2018, 301 p.
Celui qui avait légendé un de ses célèbres portraits photographiques par la formule « Je suis l’autre » méritait bien que lui soit consacré un ensemble d’études précisément soucieuses de cerner les motivations plus ou moins secrètes, les logiques variables ainsi que les différentes dimensions de la relation continue et toujours renouvelée que Nerval entretint avec l’Autre et surtout avec les autres. Car il y a ici à distinguer préalablement : sous la catégorie de l’Autre peuvent se ranger, selon une hiérarchie qu’il importe d’éclairer, des instances multiples et des configurations dynamiques changeantes. La position adoptée face à l’objet détermine en l’occurrence une accommodation critique susceptible de rendre raison de la pertinence des questionnements soulevés. Soit on s’attache exclusivement à examiner les doubles ou les ombres du moi, tels qu’ils 343se manifestent dans les écrits de Nerval, comme s’y était employée une puissante tradition critique, volontiers encline à explorer les espaces du dedans et à se risquer sur les voies escarpées de la psychologie individuelle ; soit on privilégie une approche différenciée et différentielle, c’est-à-dire apte à circonscrire de façon minutieuse, contextualisée et historicisée, la diversité des relations créatrices qu’un écrivain noue, directement ou, consciemment ou non, avec des interlocuteurs privilégiés, que ceux-ci soient des individus, écrivains ou artistes, ou des œuvres. On comprend dès lors qu’une telle démarche s’interdit l’abstraction et l’essentialisation. L’Autre – s’il conserve son épaisseur et ses ambiguïtés parfois – s’inscrit dans un tissu serré d’échanges et de résonances qui de fait permettent de le situer, de lui conférer une place et surtout une valeur dans le système des références actives qu’un écrivain élabore nécessairement dans le cours du dialogue constant qu’il mène avec les autres. On ne peut par conséquent que se féliciter de l’orientation de ce volume dirigé par Corinne Bayle : échappant au piège de la réduction psychologique et de son arbitraire, il engage la recherche sur un terrain autrement plus fécond. L’ambition poursuivie n’est autre que de faire valoir sur nouveaux frais la dialectique de l’altérité et de l’identité dans l’écriture de Nerval et de mesurer le jeu des distances – ou plutôt des rapprochements et des croisements – par lequel l’auteur d’Aurélia se montre extrêmement sensible et réactif aux sollicitations esthétiques de son temps, et désireux toujours d’apporter sa note – consonante ou dissonante – au concert de la modernité poétique, fût-ce par des détours et des retours qui le conduisent à revisiter les siècles antérieurs (le xvie et le xviiie siècles notamment).
Corinne Bayle rappelle dans son introduction l’inlassable quête de coïncidence – de concordance de soi avec soi – qui marque l’itinéraire créateur de Nerval. Sans cesse désirée et recherchée, l’unité n’est jamais atteinte, et l’œuvre – dont l’auteur ne manque pas d’affirmer qu’elle fait corps avec sa vie, qu’elle est une part de sa vie, autant du moins que celle-ci se la dispute avec le Rêve – se fait le miroir de cette impossible concentration du moi, cristallisant en une seule identité. La pluralité des visages correspond et répond à la diversité des postures et des manières qui tantôt diffractent l’écriture tantôt au contraire la recentrent autour de motifs repris et obsessionnellement prolongés. Au-delà des genres et de leurs divisions supposées, c’est à une nouvelle cartographie des formes littéraires et des enjeux esthétiques que procède Nerval, dès lors 344que le principe moteur de sa quête demeure le moi et ses contraires, le sujet et sa dissemblance fondamentale. Composé de trois grands volets, Nerval et l’Autre se propose ainsi de parcourir les territoires de cette cartographie mouvante et de les éclairer.
Une première partie, intitulée « Réécritures et réinventions » place d’emblée la réflexion sous le signe d’une double dynamique de reprise et de reviviscence des textes-sources. Cinq contributions couvrent un champ qui se distribue en secteurs plus ou moins attendus : le pythagorisme de « Vers dorés », réexploré par Hamidou Richer, à partir du Dictionnaire de la nature de Delisle de Sales ; la référence à l’Histoire de l’Abbé de Bucquoy, envisagée à la fois à l’intérieur du texte d’Angélique et à l’extérieur de ce récit moins comme source que comme moteur de l’écriture (Marine Le Bail) ; la présence de Swendenborg dans Aurélia (Gabrielle Chamarat) ; la reprise des Chouans de Balzac dans Le Marquis de Fayolle, ainsi que quelques autres empreintes balzaciennes chez Nerval (Vincent Bierce) ; le récit des « Nuits du Ramazan » traversé et travaillé par les échos des Mille et une nuits (Victoire Feuillebois). Un deuxième volet rassemble des études vouées à l’examen des « sensibilités poétiques » (tel est le titre de cette deuxième partie). Autant dire des affinités et des affiliations : d’une part les parentés constatées, d’autre part les convergences éloquentes entre Nerval et d’autres écrivains ou poètes dont la présence séminale n’est plus à démontrer (Senancour par exemple, dont les échos et les résonances sont finement entretissés avec les motifs de la prose rêveuse de Nerval par Fabienne Bercegol, ou encore Hugo, efficacement replacé dans le voisinage de Nerval par Corinne Bayle, sous le sceau commun de « la poésie comme langage funèbre »). Quatre autres contributions reviennent sur les rapprochements qui ont pu être établis entre Aurélia et Polia, à partir bien sûr du Songe de Poliphile (Virginie Tellier), sur le dialogue avec Heinrich Heine (Capucine Echiffre), sur les apports de Bürger et le recours à la poésie populaire (Jocelyn Vest), ainsi que sur le rapport de Nerval à la « chanson non folklorique » (Romain Benini). La dernière section du volume (« Dialogues critiques ») ouvre la rubrique des questions plus nettement esthétiques, mais toujours abordées sous l’angle d’une relation située, généalogique ou critique, avec un auteur et une œuvre : le drame moderne approché à travers le prisme d’un Nerval lecteur de Shakespeare (Gaëlle Loisel), le réalisme réaligné dans la perspective de Dickens et de son ombre portée dans Les Nuits d’octobre 345(Victoire Feullebois) ; la tentation de l’histoire universelle – ou, pour reprendre les termes de Herder, de « l’histoire de l’humanité » – est envisagée par Aurélie Moioli dans un cadre comparatif qui met en regard Nerval et le poète italien Ugo Foscolo ; enfin prolongeant et achevant ce parcours critique, guidé par le sens du dialogue et de l’échange, Sarga Moussa propose une enquête sur les langues et le cosmopolitisme dans le Voyage en Orient.
Réunissant des chercheurs confirmés, et de plus jeunes contributeurs, ce volume fait aussi dialoguer les générations et les questionnements scientifiques, ce dont on ne peut que se réjouir. Il concourt ainsi à faire le point sur des questions déjà traitées (notamment en matière de critique des sources et à propos des problématiques esthétiques) et à tracer des pistes de recherches qui pourront s’avérer fructueuses. Quoi qu’il en soit, cet ensemble témoigne de la vitalité des études nervaliennes, saisies dans l’actualité de son développement.
Henri Scepi
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Pierre Fleury, Nerval et Schumann, la folie en partage, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Intempestives », 2018, 162 p.
Voici un beau livre.
L’auteur, Pierre Fleury, s’y laisse solliciter par le mystère d’une coïncidence entre un poète et un musicien qui ne se sont jamais connus directement, mais dont les œuvres entretiennent de si réelles affinités, qu’elles incitent le lecteur-auditeur à inventer, en même temps qu’une qualité nouvelle d’écoute, une pensée nouvelle de l’art (et de la folie) qui puisse rendre compte de telles correspondances.
346Nerval et Schumann auraient vu, dans cette coïncidence, une manifestation de la communication des âmes ou une preuve de la métempsychose en laquelle ils croyaient ; un historien ou un sociologue parleraient de l’influence d’un contexte spatio-temporel identique ; la psychiatrie soulignerait la prégnance de déterminations métapsychologiques sous-tendues par une même structure inconsciente ; Pierre Fleury, quant à lui, mise sur la vertu d’une démarche comparatiste qui tend, au-delà des seules comparaisons positives, à faire apparaître, en horizon, le point de convergence de deux lignes de vie (et d’art) absolument parallèles, qui ne se recoupent donc pas, mais qui ont en effet la folie en partage.
Sans doute Pierre Fleury ne manque-t-il pas de relever, dans un premier chapitre, les points de rencontres objectifs où ces deux vies parallèles se font en effet signe. Il ne manque pas non plus de contextualiser la folie qui s’empare, à la même époque, de Schumann et de Nerval : leur « cas » est exemplairement un cas de folie « romantique », non seulement en ceci que que leur folie s’ancre dans le « mal du siècle » de toute une génération, mais surtout en ceci que le romantisme, en ses valeurs principales, est le premier courant de pensée et d’art qui, après le long silence classique, redonne voix à la folie, reconnue en son humanité radicale en même temps que dévoilée dans sa force poétique fantastique.
Cependant, au-delà de la compréhension historique, il s’agit de rapporter les œuvres à des schèmes phénoménologiques plus profonds, qui disent, dans l’écriture poétique ou musicale, un autre rapport à soi-même et au monde, délié de la perception ordinaire et du sens commun.
Le Je, en s’énonçant poétiquement ou musicalement, vient au-devant de la scène sous les traits d’un « autre », étrange et familier. Plus qu’un rappel du motif culturel du Doppelgänger, cet « autre », qui surgit au sein même de l’énonciation, confère à l’écriture, poétique ou musicale, quelque chose de l’instabilité de l’humeur bipolaire. Et comme ce premier dédoublement ne se soutient lui-même que d’en entraîner d’autres à l’infini, la fantaisie, chez Nerval comme chez Schumann, enfante des formes elles-mêmes carnavalesques ou chimériques, qui procèdent par combinatoire d’éléments hétéroclites, par rapiéçage citationnel et autocitationel, selon un art de l’oxymore ou de la dissonance.
Ces formes, en outre, ont quelque chose d’emporté, comme si la folie se manifestait dans l’œuvre sous l’aspect d’un « débit » inédit, comme endiablé, allant en s’accélérant jusqu’à excéder tout repère. Ce phénomène 347est saisissant chez Schuman : sur la partition de la Sonate en sol mineur, op. 22, on lit l’indication so schnell wie möglich (« le plus vite possible »), puis, un peu plus loin, noch schneller (« encore plus vite »), comme si la vitesse pouvait passer toute mesure, et comme si l’interprète devait alors jouer aux limites de lui-même, dans un déséquilibre physiquement éprouvé, qui serait comme une mise en scène tangible de la folie en concert. Cette vitesse – qui est tout autre chose que de la virtuosité – a pour point de mire un point de fuite, comme un au-delà de la musique : telle cette « voix intérieure » (Innere Stimme), que Schumann note sur la partition de l’Humoresque, op. 20, sans qu’elle ne puisse ni ne doive être jouée : l’interprète est invité à la dire intérieurement, en la percevant cependant hors de lui, comme une hallucination auditive. L’écriture de Nerval est elle aussi sujette à ces accélérations fulgurantes, qui seraient dans la forme l’équivalent de ces impressions de chute éprouvées dans le rêve : on peut penser au surgissement lyrique des Mémorables, qui, dans un récit jusque-là réflexif, produit un effet de syncope, et précipite soudain le tempo, comme la strette de quelque fugue devenue folle.
Schumann et Nerval ont en commun, en outre, une manière semblable d’occuper la gamme de leur instrument respectif : chez Schumann, la main sur le clavier se recroqueville d’abord dans un espace médian relativement peu étendu, puis elle se laisse tomber dans le grave, ou aspirer dans l’aigu ; chez Nerval, le registre de la langue est lui-même « moyen », mais il peut être brusquement traversé de « soupirs », dans le bas, ou de « cris », dans le haut, – comme si le « moyen », où se tiennent le musicien et le poète, était plutôt un lieu d’incroyables vibrations, concentrées parfois jusqu’à l’inaudible ou l’illisible.
Musique et poésie configurent de la sorte un espace-temps qui n’est plus celui de nos habitudes ordinaires. En quel lieu (espace et temps) se tient le thème d’une variation (Les Chants de l’aube, op. 133, de Schumann), dès lors qu’en s’exposant pour la première fois, le thème est comme déjà re-connu, et dès lors qu’en revenant, il s’apparaît aussitôt « autre » ? De quel lieu surgit la voix des Chimères, sinon d’une sorte de brèche ouverte dans l’espace-temps, d’où elle viendrait résonner énigmatiquement dans l’air des vivants ?
Aucun des déictiques – je, ici, maintenant – par lesquels la réalité est rapportée à son cours ordinaire n’a plus de prises sur cela que l’œuvre donne pourtant si concrètement à éprouver. Cette dissolution des 348déictiques participe de l’expérience de la nuit ; et l’expérience de la nuit, transposée dans l’écriture musicale ou poétique, est l’expérience d’une obscurité nouvelle du langage, par quoi l’œuvre, devenue énigmatique à elle-même, vaut comme une sorte de déictique absolu, désignant rien qui se puisse indiquer. Ce geste de désignation aveugle, tourné éperdument vers l’obscur, Pierre Fleury le voit poindre en chacun de ces silences par lesquels la musique de Schumann semble donner une forme tangible à l’expérience de la mort, réellement éprouvée. Ces silences, Nerval les a lui-même notés, – quand par exemple il revit, à la première personne, l’agonie du Christ aux oliviers (« Hélas ! et, si je meurs, c’est que tout va mourir ! »), ou quand il scande le premier vers d’El Desdichado de tirets – « Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé » – qui semblent donner forme à quelque alexandrin de quatorze syllabes (dont deux syllabes-fantômes que l’on ne prononcerait pas), et qui apparaissent, moins comme des signes de ponctuation, que comme la trace encore vive d’une perte, quelque dessin au sème vague, une icône muette.
L’œuvre folle procède ainsi de la désagrégation du rapport au réel habituel ; mais elle est aussi marquée – aux frontières des zones d’ombre de la maladie – d’une faculté bouleversante à s’étonner de ce que la folie donne ainsi à vivre. Ce coefficient d’étonnement n’est pas exactement une manière de distanciation, ni même une manière d’ironie romantique plus aiguë et plus fine : en lui se mêlent lucidité et naïveté, mélancolie et tendresse infinie, avec une parfaite liberté.
Pierre Fleury a entrepris de traduire Nerval par Schumann et Schumann par Nerval, chacun étant tour à tour la raison ou la folie de l’autre. La notion de traduction est suggestive en ce que la position du traducteur est précisément la position du fou, cet incessant traducteur de lui-même, qui fait en l’autre l’épreuve de sa propre étrangeté. Une image reproduite à la fin du livre indique sur quel fil se tient l’art des fous ; elle est empruntée à la dernière séquence du film de Charlie Chaplin, The Pilgrim (Le Pèlerin) : on y voit Charlot avançant en sautillant de part et d’autre d’une frontière, ouvrant ici une brèche et là la refermant, éternel exilé des deux bords.
Jean-Nicolas Illouz
1 François Rahier, « Léo Burckart, un aller-retour Nerval Dumas (1838-1839) », Le Rocambole, no 36, « Dumas et le théâtre », Automne 2006, p. 60-72.