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Classiques Garnier

Book review

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue des études dantesques
    2022, n° 6
    . varia
  • Author: Mariani Zini (Fosca)
  • Pages: 225 to 229
  • Journal: Dante Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406146575
  • ISBN: 978-2-406-14657-5
  • ISSN: 2556-756X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14657-5.p.0225
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 03-15-2023
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Aurélien Robert, Épicure aux Enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Paris, Fayard, collection « Histoire », 2021, 367 p.

Pourquoi Épicure se trouve dans le sixième chant cercle de lEnfer de Dante (chant X) ? On pourrait sen étonner. Dune part, dans les Limbes, Dante place le matérialiste Démocrite, le cynique Diogène et Averroès, qui nie limmortalité de lâme individuelle. Dautre part, dans le Convivio (livre III), les épicuriens sont en compagnie des autres sectes philosophiques, les stoïciens et les péripatéticiens, concourant ensemble « à la recherche de la vérité éternelle ». Dans cette tension, diffusément étudiée par la critique, on peut retrouver, selon Aurélien Robert, une tension qui caractérise la réception dÉpicure au Moyen Âge : limage dun Épicure hérétique, athée et hédoniste, utilisée pour des finalités apologétiques et pastorales ; lestime au moins relative pour Épicure comme modèle de sagesse et pour certains aspects de sa philosophie (p. 164-176).

En effet, lessai dAurélien Robert se propose danalyser la réception de lépicurisme au Moyen Âge, en tenant compte de sa double trajectoire : dune part, la construction de lépicurien hérétique, athée et hédoniste et, dautre part, une forme destime, voire dadmiration pour Épicure comme figure de sage et comme philosophe de la sobriété et de la tempérance. Létude aboutit à une thèse historiographique forte : « le retour dÉpicure à la Renaissance est un mythe » (chap. 14, puis p. 311 sq.). Assurément, la redécouverte du De natura deorum de Lucrèce par Poggio Bracciolini en 1417 et la traduction des Vies et doctrines des philosophes de Diogène Laerce par Ambrogio Traversari en 1433 furent un moment significatif dans lhistoire de la transmission de la tradition épicurienne. Toutefois, selon Robert, elles ne changeront pas fondamentalement le double discours sur Épicure, établi par le Moyen Âge. (p. 309). La réception de lépicurisme est, pour Aurélien Robert, un objet détude qui montre la porosité historiographique des frontières entre le Moyen Âge et la Renaissance, de telle sorte que lAuteur préfère parler, comme Jacques Le Goff, dun long Moyen Âge ou, « dune longue Renaissance » (p. 316).

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Pour étayer cette thèse, qui ne manquerait pas de susciter la discussion, lessai prend en compte une longue durée (du II siècle de notre ère jusquau xiv siècle) et procède en cinq moments : Dans les trois premières parties « Lépicurien hérétique », « Figures de papier : le philosophe, le poète et le quidam » et « Le moment pastoral », lAuteur montre comme la figure de lÉpicurien hérétique, athée et hédoniste sest fixée entre le ii et le iv siècles de notre ère, lorsque le christianisme était une secte qui se trouvait en concurrence avec dautres sectes sur les mêmes terres (Asie Mineure, Palestine, Égypte…). Les Chrétiens devaient affronter un doble ennemi : les chrétiens hétérodoxes et les païens. La figure négative dÉpicure put contrecarrer les deux menaces, en associant les philosophes épicuriens et les « hérétiques », car, comme le souligne Robert, la signification négative dhérétique se trouve la première fois sous la plume de Paul. Toutefois, lorsque la concurrence réelle entre les sectes neut plus lieu dêtre, la figure dun Épicure comme un pourceau à la peau bien soignée (cf. Horace, Épître, I, V, v. 14-16) cristallisa la menace de la déchéance encourue par le chrétien intempérant et/ou porteur dune foi hésitante. La peur de se retrouver à lEnfer pour tout épicurien fut ainsi agitée par les discours apologétiques et les pratiques pastorales, notamment lorsque les ordres mendiants sinstallèrent de plus en plus dans les cités au xiii. À cet égard le nom dÉpicure avait trouvé au xii une nouvelle étymologie, non plus le sens légitime de celui qui vient en aide aux autres, mais le sens controuvé de « superficiel » en particulier sous la plume de Guillaume de Conches (p. 71). Grâce en particulier aux Gloses sur la Bible, lépicurien hérétique assume dautres figures. « non pas le philosophe de lAntiquité, mais le poète de lEcclésiaste, lhédoniste et lathée du Livre de la Sagesse ou linsensé des Psaumes » (p. 91). Les points communs de ses représentations sont la négation de la transcendance et lattention exclusive pour plaisir superficiel de la chair. Ce nest donc pas un hasard si Dante précipita Épicure dans les sixième cercle de lEnfer, en compagnie des hérétiques. Lintérêt de cette analyse est la généalogie fort ancienne de limage dun Épicure hérétique qui permet den apprécier de manière précise les moments de continuité et les déplacements de sens dans une longue durée. Cette vision synoptique est enrichie par lanalyse du même phénomène de cristallisation dans les monothéismes juifs et musulman, à travers la construction dautres représentations négatives. En fait, lAuteur montre comment la 227menace de lhétérodoxie juive se construisit en partie autour du terme de « apikoros », calque du mot dÉpicure, en particulier dabord dans lOrdre des Dommages, qui est une partie essentiellement juridique de la Mishna, puis par Maimonide et Isaac Albalag, lequel cependant reprocha à Maimonide et au philosophe musulman al-Ghazali davoir contribué à rendre populaire Épicure, tout en le caricaturant (p. 101) En effet, lassociation entre hérétique et épicurisme se trouve dans la théologie islamique au viii siècle, en passant par lassimilation des hérétiques aux poètes hédonistes, puis plus décidément par lappréciation de la philosophie épicurienne avec al-Shahrastani (xii siècle), qui souligna les conséquences néfastes de latomisme dÉpicure sur la théologie. 

Dans la quatrième et la cinquième parties « Sauver Épicure » et « Le retour du plaisir », lAuteur montre comment limage dun Épicure philosophe de la tempérance et/ou exemple de sagesse sest frayé un chemin entre le xii et le xiv siècles. Non que cette image ait été univoque, tant sen faut. Dabord, tel ou tel aspect de la philosophie ou de la « vie » dÉpicure ont été mis différemment en avant : la tempérance et la sobriété, la réflexion sur la mort ou le mépris pour la foule. Ensuite, il sagit du même Épicure que lépicurien condamné par lapologétique et la pastorale, mais qui a été interrogé dans dautres textes et selon dautres objectifs à partir de Pierre Abélard. LAuteur retrace alors litinéraire qui conduisit à construire une image plus positive dÉpicure comme philosophe, en le distinguant de lépicurien incrédule et débauché.

Au xii siècle, la réflexion sur Épicure se situa en effet dans le cadre de la question concernant la vertu des païens et de leur possible salut, en soulignant leurs vies exemplaires ou leur connaissance implicite de la Révélation. Les opinions divergèrent, mais ici Épicure « a gagné dans quelques textes une place nouvelle » (p. 188). Largument topique fut dabord « largument de la honte » reprochant aux chrétiens que les païens (au moins certains païens) avaient été plus vertueux queux. Trois points de vue sont ainsi rappelés : la perspective éthique dAbélard, selon lequel la rationalité philosophique païenne a pu envisager la même béatitude que celle promise par le Christ ; la défense dÉpicure de la part de Guillaume de Malmesbury, pour qui labsence de la croyance en la providence nimplique pas que une attitude résignée, mais rend possible, pour Épicure, la maitrise de la fortune par la pensée et Jean de Salisbury, revendiquant justement la définition de plaisir épicurien 228comme absence de souffrance physique et psychique, que les lecteurs malicieux auraient interprétée comme un éloge déplacé des plaisirs corporels. Dans ces textes, léthique est au centre de limage positive dÉpicure. Dans le sillage de Sénèque, notamment de ses premières Epistulæ, la philosophie et la personne dÉpicure offrent un exemple de sagesse caractérisée par la tempérance, la sobriété et la tranquillité dâme. Cela conduisit à insérer Épicure dans les nombreuses Vies, pour ainsi dire, des hommes illustres, puis des philosophes illustres entre xii et xiv. Le mérite de cette analyse réside, entre autres, dans la convocation par Robert dauteurs connus, comme Albert le Grand, et dauteurs moins connus, comme Hélinand de Froidmont. On peut donc suivre ici les discussions sur la mortalité de lâme, le calcul des plaisirs, la vie en retrait. Ce nest donc pas seulement la personne dÉpicure qui est digne destime, mais aussi des aspects significatifs de sa philosophie.

À côté dun Épicure comme philosophe moral, lAuteur consacre une partie originale à Épicure dans le cadre de la médicine, en particulier dans les universités italiennes entre le xiii et le xiv siècles. La question centrale est ici la fonction que le plaisir sexuel joue dans la santé physique, voire mentale de lhomme. À cet égard, les opinions divergent sur lappréciation des recommandations dÉpicure : est-ce que la sexualité est un plaisir naturel et nécessaire ou naturel mais non nécessaire ? Ou bien y-a-il des modalités positives et négatives de ce plaisir ? Et encore, du point de vue anthropologique : est-ce que le plaisir sexuel est une nécessité de lespèce ? Peut-il avoir une valeur salutaire pour lindividu ? À cet égard, une certaine compatibilité entre Aristote et Épicure put être établie, la vertu ne pouvant pas sexercer sans en retirer du plaisir, ou de la joie. Mais si le plaisir sexuel (essentiellement masculin) est une nécessité physiologique, voire psychique, car il soulage et évacue les tensions, lamour passionnel qui trouble lâme et le corps doit être évité car il engendre la maladie de la mélancholie. Une sexualité random peut alors être un remède efficace contre la mélancholie, comme les poètes latins (Ovide, Lucrèce) lavaient bien recommandé. 

Lessai se termine donc par la critique du mythe du retour dÉpicure à la Renaissance, tout en reconnaissant lépaisseur des conceptions comme celle de Matteo Garimberti en 1942 et celle de Cosimo Raimondi qui rédigea la première Défense dÉpicure, en 1429. Il sagit ici de sinterroger sur la place du plaisir dans la vertu et sur les conséquences de cette 229« inclusion ». Si dans nos actions vertueuses, la vertu est plaisante, « ferions-nous ces choix si la vertu apportait plus de douleur que de plaisir » ? (p. 300). 

Cet essai cohérent et érudit sappuie sur une écriture très claire et alerte. Il apporte une contribution significative dans les études sur la réception de lépicurisme et il pourra être lu avec profit et plaisir ! par les historiens de la philosophie médiévale, dans sa longue durée, ainsi que par les spécialistes de littérature.

Fosca Mariani Zini

Université de Tours / CESR