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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue des études dantesques
    2019, n° 3
    . varia
  • Auteurs : Pinchard (Bruno), Ferrara (Sabrina), Tomazzoli (Gaia)
  • Pages : 137 à 149
  • Revue : Revue des études dantesques
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406107064
  • ISBN : 978-2-406-10706-4
  • ISSN : 2556-756X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10706-4.p.0137
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/09/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Dantesque. Sur les traces du modèle, Sous la direction de Giuseppe Sangirardi et Jean-Marie Fritz, Paris, Classiques Garnier, 2019, coll. Rencontres, no 406, 305 p.

Cet ouvrage est beaucoup plus que les actes dun colloque international organisé à lUniversité de Bourgogne en 2016. Il constitue comme un premier panorama des études dantesques à la veille du 700e anniversaire de la mort de Dante. On y trouve un foyer de directions de recherche qui sadressent à tous ceux qui ont compris que chaque anniversaire du poète nest pas tant un anniversaire dans le siècle quun anniversaire qui fait le siècle. Ce livre, qui a lélégance de ne jamais prétendre à lexhaustivité, soulève une telle masse de savoir quon commence à comprendre comment Dante a fait le xixe siècle littéraire, plastique, musical, avant de semparer du suivant et du nôtre. Chaque article ici ne traite pas un thème, il ouvre un forage dans un massif tellement vaste et tellement dense quon referme chaque page avec le sentiment quon ne fait que commencer, quil y a encore tant à savoir et tant à conquérir et quil faut bien parler, comme fait Giuseppe Sangirardi lui-même, de « louverture dun chantier par définition gigantesque » (p. 14).

Et de fait, on passe de la traduction de lEnfer en vieux français pas Émile Littré, qui éclaire à sa façon le parti pris darchaïsme de Pézard, à lemphase somptueuse de Liszt, dun Rodin assiégé par un Dante à demi-lu au réalisme violent de Zola ou aux outrances calculées dIsidore Ducasse, pour en arriver aux aveux de Thomas Mann fuyant lattrait exclusif de la germanité au pied de la Montagne magique. Les polémiques sur « dantologie » et nationalisme en terre italienne ne sont pas oubliées, surtout quand elles sont enflammées par un Byron traduit par Lorenzo da Ponte ! Quant aux promesses frauduleuses du Polar ésotérico-dantesque, elles ne manquent pas dentretenir, à leur manière, le pouvoir de célébration qui entoure le Livre de Dante. On pourrait en conclure sans effort quil ny a dart que de Dante et que la seule fin de lart cest toujours la fin du Dante.

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Sil fallait cependant esquisser un premier cheminement au milieu dun massif aussi divers, on pourrait dire quil permet détablir une échelle des appropriations de Dante, œuvre et destin. On voit bien quun Liszt invente un piano nouveau, fait de résonances et damplifications, pour répondre à son modèle et inspirateur, mais finalement la lettre de Dante reste encore assez loin, létreinte est plutôt un passage daile. En revanche, la lecture par les archétypes que propose Jung affronte la géométrie intérieure du texte avec une précision remarquable qui conduit jusquà la confrontation avec « lambivalence de Dieu ». Mais là où le texte de Dante devient non seulement monde, mais se fait lui-même histoire, cest dans le récit bouleversant de Varlam Chalamov décrivant, vers après vers, la souffrance des prisonniers du goulag pris dans le permafrost de Sibérie. Cette évocation compte parmi les pages les plus fortes du livre. Mais partout y règnent lintelligence et la précision. On regrettera peut-être la présence trop modeste de Leopardi, seulement cité à loccasion de ses remarques sur Monti.

Dante nous vient dun passé qui, très largement, le recouvre et ce nest que peu à peu, et à travers des épreuves historiques sans nom, quil prend toute son ampleur, comme si cet auteur devait toujours être lu au futur, disposant moins dune tradition assurée que dun dévoilement progressif à travers les épreuves de lhistoire, comme le suggère à son tour Edoardo Sanguinetti en dialogue avec le compositeur Berio. Dante est encore devant nous : si cest le Dante de lEnfer, il y a de quoi pâlir ; si cest le Dante qui nous arrache aux creux de la terre, il pourrait être ce Livre des morts qui accompagne lumineusement la pérégrination des ombres que nous sommes tous appelés à devenir.

Bruno Pinchard

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Cécile Le Lay, Marie dans la Comédie de Dante. Fonctions dun « personnage » féminin, Roma, Aracne, 2016 (Oggetti e soggetti | 42), 460 p.

Que Marie fût une figure centrale dans la Comédie de Dante est une donnée acquise pour tous les spécialistes du poète florentin. Elle apparaît dans le poème (p. 22) dès le chant II de lEnfer où elle est présentée par les mots de Virgile comme la première « présence adjuvante » (p. 29) jusquà la prière finale, et en particulier « lantithèse umile e alta » (p. 373), synthèse de tous les rôles quelle remplit dans le poème. Or, malgré cette présence structurelle, à part les nombreuses Lecturæ Dantis des chants où Marie apparaît, les études notamment monographiques sur elle restent relativement rares, comme lauteure lexplique dans son introduction.

Le volume de Cécile Le Lay a sans aucun doute le mérite de présenter, par une enquête systématique, la figure de Marie dans la Comédie en lui reconnaissant entièrement la place de « personnage » et une « existence » dans le poème beaucoup plus capillaire. Cela apparaît aussi dans le recensement de sa présence, souvent dissimulée, dans les vers et en dehors des passages fixés par le canon exégétique (p. 23-24). Les différentes modalités dintervention attribuées à Marie dans lensemble du poème sont analysées méthodiquement et progressivement, comme la table des matières le laisse apparaître très clairement. Avec une véritable anaphore, les trois premiers chapitres annoncent au lecteur les « fonctions » dadjuvante, liturgique et esthétique que la Vierge assume dans les vers de Dante (chapitre i. Marie, présence adjuvante, chapitre ii. Marie, présence invoquée : fonction liturgique, chapitre iii. Marie, présence admirée : fonction esthétique).

Les titres des chapitres font émerger, à un premier regard, une méthode dinvestigation dempreinte structuraliste dans le but de dégager les procédés daction de la Vierge, ses « fonctions » justement, orientant le développement des faits. Les limites de cette démarche, déjà mises en évidence depuis longtemps, ont été bien cernées et franchies par Cécile Le Lay qui joint à linvestigation des « fonctions » actives de Marie (chap. i) des dimensions passives : objet dimitation, elle se dresse en 140exemplum, les prières qui lui sont adressées font delle un élément de la liturgie (chap. ii) tandis que léblouissement quelle suscite lors de ses épiphanies la déplace dans le champ esthétique (chap. iii).

On voit donc comme, en dehors des lieux du poème de la présence de la Vierge – incipit (Inf. II), explicit (Par. XXXIII) – Cécile Le Lay veut installer sa présence dérobée et cachée dans le tissu narratif. Elle énumère quatre pistes qui disposent, dans linvestigation, les quatre « fonctions » de la Vierge et qui, dans la structure de son ouvrage, se trouvent dans les trois premiers chapitres. Lintervention directe que lauteure appelle « juridico-théologique » et lintervention « morale » appuyée sur des modèles édifiants, exemples de vertu mariale, dans les sept corniches du Purgatoire, occupent le premier chapitre. Les deux autres apparaissent dans les titres des chapitres ii et iii. Le chapitre iv (Synthèse des fonctions mariales : prière finale), synopsis qui conclut les chapitres précédents et le chapitre v (Béatrice à la lumière de Marie) constituent les deux dernières étapes dun parcours. Ce dernier voit dans les épisodes dont Béatrice est protagoniste « comme une anticipation de scènes où domine la figure de Marie » (p. 26). Une riche bibliographie (p. 429-441) et un index très complet (personnages et événements historiques, auteurs et critiques, œuvres, textes bibliques et liturgiques, dogmes, fêtes, titres et emblèmes marials) (p. 443-449) concluent le volume.

Lexploration pointue de ces fonctions, appuyée par un recours assidu aux vers dantesques, constitue larchitecture même de louvrage de Cécile Le Lay qui semble ainsi prendre les formes dun commento thématique – marial – du poème. Sil est sans aucun doute enrichissant de lire le poème sous cette perspective monosémique, il est fructueux de sarrêter sur deux points qui méritent – me semble-t-il – une attention particulière, ne serait-ce quen raison de leurs positions liminaires dans le volume : il sagit de la première sous-partie du chapitre i (1.1 Personnage du récit : fonction juridico-théologique) et du chapitre de la conclusion consacré à Béatrice.

La première fonction, objet du début du chapitre i (p. 29-59) que Cécile Le Lay désigne par un terme sans doute peu usuel référé à Marie – « juridique » – est la seule fonction « active » des quatre qui trouve son explication dans le pouvoir dintercession de la Vierge. Dès le premier épisode fondateur du voyage, cest elle qui, miséricordieuse, intervient en amont pour secourir Dante égaré ; « la miséricorde est une 141prérogative que Dieu lui reconnaît en tant que Juge suprême » rappelle au lecteur lauteure en citant le Mariale Aureo de Jacques de Voragine (p. 30). Cette même miséricorde/justice est repérée par Cécile Le Lay presque systématiquement – parfois un peu trop – dans les innombrables interventions de la divinité en Enfer et au Purgatoire (Inf. VIII, la cité de Dis, Purg. XIX la femme bègue, IX la porte du Purgatoire, etc.). Dans la perspective énoncée par lauteure, deux passages me paraissent particulièrement significatifs. Tout dabord celui qui voit, dans lépisode de Sordel, lapparition de deux anges qui chassent le serpent. Limage conforme de Marie, nouvelle Éve, est évoquée car « grâce à elle, la justice divine sest infléchie » (p. 45). Ensuite, celui de Bonconte (Purg. V) qui trouve in extremis son salut en invoquant Marie : « Ce récit tout simple, inventé par Dante pour montrer lenjeu dun repentir même tardif, constitue la meilleure preuve de la puissance dintercession de la Vierge Marie au moment du jugement (le jugement individuel qui intervient juste après la mort) » (p. 57).

À la fin de ce parcours marial, cest une autre femme qui le clôt, la « gentilissima ». Litinéraire exégétique suivi dans le volume incite lauteure à affirmer que le paradigme marial, avec ses fonctions dégagées dans les chapitres précédents, résonne chez Béatrice, dont la description est débitrice de ce modèle (p. 393). Il suffit de comparer lépiphanie de la bien-aimée au Paradis Terrestre (Purg. XXX, 22-33) avec lapothéose de Marie dans lEmpyrée au chant XXXI du Paradis, p. 389-392) ; ou bien de reconnaitre dans sa capacité, encore plus grande que celle des bienheureux, de lire dans les pensées du viator, une caractéristique mariale « puisque Marie est considérée comme lincarnation parfaite de la grâce prévenante » (p. 398). Les épisodes de rapprochement que Cécile Le Lay développe sont nombreux et lui permettent daffirmer que Béatrice est façonnée pour être le moyen par lequel Marie se manifeste de façon implicite, étant porteuse de la grâce qui lui permet daccomplir sa mission bénéfique envers Dante. Cependant, elle reste ancrée à une réalité qui fait delle lobjet de cet amour de la part du poète, origine du poème. Cest justement cet enracinement de Béatrice dans la réalité pleinement humaine qui permet de distinguer les deux rôles et qui donne à la femme aimée celui, tout à fait extraordinaire, de transmettre « des réalités divines capables de sauver lhomme en perdition » (p. 422).

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Par cette perspective mariale globale, le livre de Cécile Le Lay offre au lecteur de Dante un outil bibliographique important, tout en nourrissant la (re)naissante dantologie française.

Sabrina Ferrara

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John Freccero, Dante. Une poétique de la conversion, Desclée De Brouwer, 2019.

Initialement paru en 1986 pour Harvard University Press, louvrage de John Freccero, Dante : the poetics of conversion, est maintenant disponible grâce à lexcellente traduction française de Laurent Cantagrel, publiée par léditeur Desclée De Brouwer. Le choix de traduire un ouvrage adressé aux spécialistes dun poète écrivant en langue étrangère, à 35 ans de la première édition et surtout à une époque où la plupart des chercheurs lit aisément langlais, donne la mesure de limportance de cette étude. Si la renommée de la Comédie nest plus à faire, il existe très peu de livres qui en donnent une interprétation aussi vaste et vivante, capable dinterroger la raison dêtre profonde de toute écriture ainsi que les modalités concrètes qui régissent les représentations poétiques. Dans ce volume, le poème nest pas présenté comme un objet distant ; au contraire, les lecteurs sont invités sinterroger sur tous les aspects de lexploit poétique de Dante, grâce à une enquête passionnante menée à partir dune vaste érudition médiévale, qui offre toutes les informations relatives au contexte de lœuvre et fait constamment interagir le texte avec notre propre perspective, notre sens commun, nos expériences personnelles de vie et de lecture.

Le volume se compose de 17 essais, parus entre 1958 et 1984, qui senchaînent les uns les autres en suivant la progression de la Comédie, 143du premier chant à la fin du Paradis, avec un dernier chapitre qui aborde la question plus générale de la terza rima. Même si deux tiers du volume sont consacrés à lEnfer, le livre de Freccero construit un véritable parcours, vise une interprétation globale du poème. En dépit de la variété des sujets traités, les différents essais suivent en effet un fil rouge thématique, tout en proposant plusieurs méthodes de lecture. Il sagit surtout dexplorer la structure fondamentale du poème, façonnée, selon le chercheur, sur le récit de la conversion offert par Saint Augustin, et inspirée par la cosmologie néoplatonicienne.

Le motif de la conversion ne relève pas dun simple concept théologique, ni dune structure inerte, comme linterprétait Croce : il sagit plutôt dune expérience capable dorchestrer lexistence et lécriture. Au Moyen Âge, lharmonisation du platonisme et des doctrines chrétiennes a suscité de nombreux débats très féconds pour lanalyse du texte de Dante. Ce domaine détude ample et complexe fait lobjet, chez Freccero, tantôt de lectures ponctuelles, toujours mises en relation avec leur contexte, tantôt danalyses plus générales, qui sont à la fois profondément enracinées dans le texte de Dante et dans ceux de ses prédécesseurs.

Tandis que les préfaces des éditions anglaise et française rappellent que Freccero assume lhéritage de deux géants de la critique dantesque, Auerbach et Singleton, il est tout de même important de souligner que, parmi les sources médiévales fréquemment utilisées par Freccero, celles qui appartiennent à lensemble du courant néoplatonicien occupent une place centrale : il cite à plusieurs reprises Calcidius, saint Ambroise, le pseudo-Denys, saint Bonaventure, sans oublier laristotélicien Thomas dAquin. Les ouvrages de Platon lui-même sont souvent évoqués, car Freccero est persuadé que Dante est largement influencé par le philosophe grec, probablement à travers la médiation de ses exégètes. Le chapitre 11 offre un bon exemple à ce sujet car lauteur apporte des arguments pour démontrer que le basculement de la position des protagonistes (Dante et Virgile) sur les jambes de Satan provient du Timée de Platon. Cependant, la pensée néo-platonicienne ne constitue pour Dante quun chemin possible mais voué à léchec car, daprès Augustin, aucune conversion ne peut avoir lieu sans un guide spirituel, équivalent symbolique de laction vivifiante de la grâce divine.

Les cinq premiers chapitres sont consacrés au début de lEnfer, et en particulier aux trois premiers chants. Freccero développe une lecture 144de ces chants qui a fait école, grâce à lharmonisation très réussie de plans dapproche différents. Il ne se limite pas à une explication de la structure narrative de ces passages. Dans lanalyse du prologue, il met en évidence les liens avec certaines sources médiévales, ce qui permet denrichir linterprétation du sens littéral et du sens allégorique. Lune des contributions les plus originales de ce volume se trouve sans nul doute dans lattention portée à la condition initiale du pèlerin, aspect souvent négligé, et à certains détails descriptifs apparemment insignifiants, tels que lorientation de son mouvement.

Augustin simpose comme modèle pour mieux comprendre plusieurs expressions problématiques de ces chants et, plus en général, comme inspiration profonde de la Comédie elle-même. Freccero nous montre que le poème est construit comme un parcours en trois étapes, dont lEnfer représente une première descente dans lhumilité, nécessaire pour entamer le chemin de la conversion après la mort du moi qui a péché. Par ailleurs, les cantiche peuvent être liées aux trois moments de lExode : si ce dernier est explicitement évoqué dans lépître à Cangrande, en tant que paradigme narratif sur lequel se fondent les sens littéraux et allégoriques du poème, Freccero dévoile de nombreuses et plus précises correspondances avec le livre biblique et avec son exégèse. Comme hypotexte du poème, lExode est présent tantôt au niveau de la structure générale de lœuvre, tantôt au niveau des images spécifiques, telles que la « fiumana » du deuxième chant. En revanche, ce lien structural avec lExode ne peut être perçu par le poète quaprès sa conversion : ce nest quà ce moment-là que lautobiographie devient possible.

Selon Freccero, nous devons toujours garder à lesprit le fait que toute autobiographie – et Augustin est toujours un précédent à cet égard – présuppose une distinction entre le protagoniste et lauteur. Cest la distinction fondamentale entre le pèlerin et le poète, à laquelle la critique dantesque sest souvent intéressée. En même temps, comme son étude le montre à plusieurs reprises, cette duplicité est à la source des ambiguïtés qui caractérisent le traitement de certains personnages, jugés selon la double perspective du pèlerin et du poète. En effet, cest la présence de ces deux regards qui rend possible la superposition des niveaux de signification : une fois la conversion achevée, lesprit humain découvre le sens de son histoire particulière dans son lien avec celle de tout lunivers.

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Le septième chapitre, consacré à la figure de Méduse (Enf. IX), développe ultérieurement ces réflexions. Lauteur propose dinterpréter lallégorie de Méduse comme une allégorie théologique, cest-à-dire comme une allégorie chrétienne modelée sur la phénoménologie de la conversion, ce qui permet de saisir la valeur structurale de ce procédé figuratif car, daprès Freccero, toute la structure narrative du poème se présente comme une rétrospection du moi qui se comprend lui-même dans lhistoire.

Cette attention à la dimension temporelle du poème est encore au centre de lanalyse du chant dUlysse. Dans la tradition, le voyage dUlysse implique un mouvement circulaire depuis et vers Ithaque, que lon peut lire comme une allégorie spatiale du temps circulaire qui caractérise la conception du temps chez les anciens. Toutefois, le récit dUlysse dans le chant XXVI de lEnfer ne respecte pas cette structure : en rupture avec la tradition, son déroulement est linéaire, car il est raconté à partir du point de vue de la mort du héros loin dIthaque, que Dante a inventée de toute pièce. Cest pour cela que « la transformation du voyage circulaire dUlysse en une catastrophe linéaire est lexpression dune critique chrétienne des catégories épiques » (p. 254). Si lépopée classique est marquée par cette circularité, le roman, quant à lui, se fonde sur la linéarité temporelle introduite par le christianisme. Grâce à la médiation de lÉnéide, le voyage de Dante se présente comme un double de celui dUlysse. Léchec du héros grec est opposé à la réussite du pèlerin, dont humilité conduit vers la voie de la conversion. Freccero peut ainsi conclure que la temporalité du poème participe de deux formes narratives, la forme circulaire et la forme linéaire : la Comédie est donc en même temps, comme lavait affirmé Lukács, la dernière épopée et le premier roman.

Étant donné que le péché représente une inversion des valeurs spirituelles positives, la première cantica est construite sur plusieurs oppositions fondamentales, et pour cette raison elle est marquée par un style ironique fondé sur la dissonance, que Dante crée grâce à lemploi de figures qui expriment ces oppositions. La dichotomie entre corps et âme est un socle constitutif de cet univers axiologique, car elle est présente dans la plupart des élaborations médiévales. Lune des innovations principales de Dante consiste, daprès Freccero, dans linsertion du corps à lintérieur dun récit de progression spirituelle. Si nous réfléchissons à 146ce sujet en prenant appui sur les doctrines médiévales qui postulaient différentes conditions de connaissance et dexercice de la vertu, on peut saisir le sens profond de plusieurs éléments du poème, surtout ceux qui appartiennent aux premiers chants, souvent perçus comme vagues et obscurs. Lanalyse de lexpression « piè fermo » et celle des trois bêtes du premier chant sont exemplaires à cet égard : en effet, Freccero arrive à les expliquer de manière exhaustive grâce à un nombre impressionnant de sources scientifiques, exégétiques et mystiques.

En sappuyant sur ces sources, Freccero affirme que, même si le corps est présent, le récit de la Comédie se révèle essentiellement comme étant un voyage de lesprit et de la connaissance. Il propose dassocier les trois cantiche aux facultés de lâme et aux types de vision associés à ces dernières ; à cette correspondance nous pouvons lier la différence entre leurs styles. Le mode de représentation poétique de lEnfer est donc fondé sur lopacité dune part, et sur la mimesis de lautre. Les âmes mortes deviennent des corps, des signes littéraux dont la signification spirituelle est obscure pour le pèlerin qui na pas encore complété son parcours de conversion et de compréhension. Le style de la première cantica consiste alors, selon Freccero, en une imitation réaliste mais en même temps ironique de la réalité. Lironie est possible précisément parce que lhumanité infernale, dans la perspective de léternité et de lâme désormais sauvée, est la négation exacte du monde séculier, avec ses contradictions et ses injustices. Mais lironie, par le fait même de se présenter en tant que procédé dinversion devient aussi « une allégorie de la conversion », car elle met en scène la mort du moi pécheur, nécessaire pour parvenir à sa résurrection.

Ce bloc consacré aux tout premiers chants se termine par un court chapitre qui aborde la question des anges des limbes, qui, daprès Freccero, nont pas choisi de ne pas choisir, mais plutôt ont choisi le rien, en se retrouvant ainsi aliénés et « vomis » en dehors de lunivers. Après les deux chapitres sur Méduse et sur Ulysse dont on a déjà parlé, un nouveau bloc de trois essais se concentre sur les tout derniers chants de lEnfer (XXXII-XXXIV).

Lépisode dUgolin est là aussi interprété à travers le prisme de lironie. Freccero suggère que lépisode est caractérisé par un langage et par une structure narrative qui reprend le modèle christologique et eucharistique : le but dune telle représentation est celui de montrer comment les damnés du bas Enfer ont échoué dans la compréhension de 147lespérance chrétienne et ont fini par en renverser totalement les valeurs politiques et spirituelles. Le cannibalisme, qui soppose à leucharistie, est ainsi lallégorie de la haine politique qui empêche les hommes de vivre en paix dans leurs communautés. Cest pour cela que le chant se clôt sur le silence, « triomphe de la biologie sur le langage » (p. 293), aboutissement de cette inversion ironique qui devient réticence.

Dans le chapitre 10, « Le signe de Satan », Freccero soutient que lopinion négative que certains lecteurs ont avancé à légard de la représentation dantesque de Satan, perçue comme mal réussie et dépourvue de tout aspect héroïque, est due au statut même des lecteurs : nayant pas fait le chemin du pèlerin, ils ne peuvent pas saisir limportance de cette étape fondamentale du passage de la transcendance négative à lascension vers la lumière. Au dernier chant de lEnfer, lironie se manifeste tout dabord dans la parodie de lhymne de la croix, puis dans la parodie visuelle offerte par le personnage grotesque de Satan, quil faut interpréter, en fin de compte, comme un véritable « signe » qui renvoie à la crucifixion du Christ. Les couleurs de ses visages symbolisent le processus de la corruption morale tel quil était décrit par les exégètes.

Le dernier chapitre de ce triptyque est encore centré sur Satan, et sur le passage ou Dante et Virgile saccrochent sur ses jambes pour sortir de lEnfer : cette étape constitue la fin du mouvement en spirale qui caractérise le parcours infernal et qui symbolise aussi la désorientation du pèlerin.

Le volume ne consacre que deux chapitres au Purgatorio. Dans le premier, Freccero insiste sur le fait que lépisode de Casella (Purg. II) peut être lu comme une palinodie de lexpérience poétique de Dante avant la Comédie. Pour être plus précis, la chanson de Casella est un moment de paix dans le raffinement progressif du désir qui marque lévolution spirituelle du pèlerin. Cet aspect est particulièrement évident, souligne Freccero, si lon compare ce chant avec celui de Francesca, qui fait aussi appel à la similitude des colombes.

Le chapitre suivant est consacré à Manfred. Ses blessures et son sourire signifient, daprès Freccero, lidéal politique impérial : il avait lui aussi subi des blessures, mais il était destiné à renaître. Freccero interprète la présence de ces blessures sur le corps aérien de Manfred, représentant de cet idéal, comme des blessures à la volonté divine, favorable à lempire, que lhumanité devra effacer à travers un parcours de purgation, tout comme les P marqués sur le front du pèlerin. Dans ce chapitre, une 148idée centrale de louvrage prend alors forme, à savoir la découverte dun parallèle entre les processus de linterprétation et de la purgation.

Enfin, le Paradis est au centre de trois essais, dont le premier fonctionne comme introduction à toute la cantica. Freccero souligne tout dabord la nature particulière de la poésie du Paradis : au fur et à mesure que le poète progresse dans son chemin de purgation et de connaissance, le lien entre poésie et représentation saffaiblit. Du réalisme de lEnfer et à travers lonirisme subjectif du Purgatoire, Dante parvient finalement à une poésie absolue, immatérielle, qui se rapproche de plus en plus du silence. Pour renforcer cette hypothèse, Freccero sappuie en particulier sur les métaphores du Paradis, et définit un dispositif stylistique quil appelle anti-image : il sagit de similitudes qui dénoncent elles-mêmes leurs limites référentielles, poussant le lecteur à faire lexpérience dun écart plutôt que dune analogie. Même la situation politique concrète de lItalie, vue de la perspective presque omnisciente du poète arrivé à la fin de son voyage, nest quun accident dans le cadre de lévolution qui mène à la vision finale du mystère de lIncarnation.

Sur limage finale du poème, Freccero revient plus en détail dans le chapitre 16, où il offre une fine analyse de la comparaison de la roue et du binôme « disio » (désir) et « velle » (volonté) : « Mais déjà mon désir et ma volonté étaient tournés, / comme la roue qui est mue également, / par lAmour qui meut le soleil et les autres étoiles » (Par. XXXIII, 143-145). Encore une fois, lauteur relie le texte de Dante au Timée de Platon sur la base dune analogie entre la paideia du philosophe grec et le principe chrétien de limitatio Christi. Dans la cosmologie de Platon, la perfection spirituelle achevée par léducation est symbolisée par les étoiles fixes, avec leur double mouvement circulaire de rotation et de révolution. Grâce à la médiation de Calcidius, les étoiles fixes sont transformées par la fantaisie de Dante en une roue qui se meut en cercle et en avant. Le « disio » indique le désir intellectuel, symbolisé par le cercle intérieur de la roue, tandis que le « velle » est la volonté proprement dite, représentée comme le cercle majeur de la roue.

Le chapitre 15 porte sur dautres étoiles, et notamment sur la danse des étoiles du dixième chant du Paradis. Après avoir expliqué la nature figurative du Paradis, qui ne dépend pas de la mimesis mais plutôt dune métaphore, Freccero se tourne vers quelques éléments de la cosmologie du ciel du Soleil. Encore une fois, larrière-plan de son discours est la 149conviction que la Comédie réalise une réconciliation entre les valeurs chrétiennes et la vision cosmique néoplatonicienne. En retraçant plusieurs lignes exégétiques, Freccero explique de manière très détaillée tous les éléments de ce passage du ciel du Soleil, y compris les douze âmes dansantes, le soleil lui-même et Beatrice.

Le dernier chapitre du volume vise à donner une interprétation du rapport entre la forme et le contenu du poème en se penchant sur la signification de la terza rima. Freccero sinspire ici de manière explicite des études de Singleton sur limbrication très étroite entre poétique et théologie. Il retrace le même modèle de mouvement vers lavant qui revient sur son commencement ou qui aboutit à une récapitulation finale dans les trois ordres conceptuels de la forme (la terzina), du thème (les trois cantiche) et de la logique (les moments de lautobiographie). Mais ce schéma nest quune représentation nécessaire de la réalité métaphysique elle-même : par conséquent, chacune de ces structures tripartites a sa contrepartie théologique. La structure logique de lautobiographie correspond au mouvement de la conversion, de la mort de lâme du pécheur à la résurrection. Dautre part, la terzina, peut être reliée à lallégorie théologique, qui est à son tour « un mouvement du temps qui séloigne du Verbe et retourne au Verbe » (p. 465), réalisé dans le rapport entre les deux Testaments. En sappuyant sur la théorie chrétienne de la recapitulatio, Freccero propose des considérations très riches sur les rapports entre le langage, les sens de lÉcriture et la temporalité.

En conclusion, louvrage de Freccero constitue un outil précieux, qui donne accès à lunivers de la Comédie à partir dune tradition théologique et philosophique difficile à saisir dans ses manifestations variées, et qui nécessite une érudition et un effort interprétatif remarquables. En même temps, cette érudition est mise au service dun esprit herméneutique extrêmement généreux et courageux, qui offre au lecteur des parcours de compréhension du texte tout à fait inattendus et saisissants. Il sagit donc dun ouvrage qui pourra alimenter un dialogue très fécond avec la tradition herméneutique française et avec les spécialistes de Dante.

Gaia Tomazzoli