Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
4 – 2023, 123e année, n° 4. Regards de femmes sur l’histoire littéraire - Pages: 945 to 1014
- Journal: Journal of French Literary History
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406159605
- ISBN: 978-2-406-15960-5
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15960-5.p.0177
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-15-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Le Rire des épistoliers. xvi e - xviii e siècle. Sous la direction deMarianne Charrier-Vozel. Rennes, PUR, « Interférences », 2021. Un vol. de 350 p. (Coline Piot)
Anciens et Modernes face aux pouvoirs. L ’ Église, le Roi, les Académies (1687-1750). Sous la direction de Christelle Bahier-Porte et Delphine Reguig. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitièmes siècles », 2022. Un vol. de 345 p. (Claudine Poulouin)
Études littéraires, vol. 51-2 / 2022, « La foule romanesque au xixe siècle ». Sous la direction deClaudia Bouliane et Sébastien Roldan. Québec, Université Laval. Un vol. de 199 p. (Corinne Saminadayar-Perrin)
Romanesques. Revue du Cercll / Roman & Romanesque, Hors-série, 2022. « Nouvelles lectures politiques de Jules et Michel Verne ». Sous la direction de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Christophe Reffait. Un vol. de 402 p. (Sylvie Roques)
Transversalités, no 165. Paul Bourget. Dossier coordonné par Dominique Ancelet-Netter. Paris, Institut catholique de Paris, avril-juin 2023, 88 p. (Vital Rambaud)
Nathaël Istasse, Joannes Ravisius Textor (1492/3-1522). Un régent humaniste à Paris à l’aube de la Renaissance. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 873 p.
Il fallait sans doute un ouvrage monumental pour rendre compte d’une œuvre énorme. Ici, il y a plus encore : entre Ravisius Textor et son exégète se laissent deviner de saisissants effets miroir, tant pour la méthode que pour l’ambition. Ravisius Textor, professeur de grammaire et rhétorique au collège de Navarre, encyclopédiste et lexicographe, a tenté de transmettre dans ses différentes sommes 946la part la plus vaste possible des savoirs antiques ; sous la plume de Nathaël Istasse, les formules qui disent sa propre ambition totalisante sont nombreuses. Comme Textor, il veut offrir, sans ignorer que la recherche jamais ne s’achève, une somme qui puisse faire le tour de son objet.
Au service d’une telle ambition, la méthode est à la fois originale et convaincante. Le titre de l’ouvrage peut laisser croire à une biographie de forme convenue, attentive au déroulé chronologique d’une courte vie (1492/3-1522) aussi bien qu’à son inscription dans son milieu (« Un régent humaniste à Paris à l’aube de la Renaissance »). Le plan du volume affiche du reste son classicisme : il nous présente « L’homme » (I), puis « L’œuvre » (II). Mais on ne trouvera guère ici de récit biographique linéaire, de fresques pittoresques sur la Montagne Sainte-Geneviève au temps de l’humanisme naissant : Nathaël Istasse est trop philologue pour tenter de réduire une existence passée à un fil continu (malgré l’image homérique de la quatrième), un milieu complexe à une esquisse de peintre. En archiviste rigoureux, il ne comble pas les lacunes, il préfère donner à lire la matière dont il dispose, toute la matière, en l’éclairant de sa spectaculaire érudition. Son ouvrage est donc construit comme l’écrin d’une œuvre immense, enrichi de sources archivistiques et manuscrites inédites ; son ambition première est de publier, traduire et annoter « l’ensemble » des pièces liminaires des ouvrages de Textor – mais aussi quelques extraits significatifs de ses œuvres mêmes – afin de reconstituer au mieux cette « toile » au centre de laquelle l’arachnéen professeur a évolué ; c’est à très juste titre que Nathaël Istasse file l’image tout au long de l’ouvrage.
Le lecteur, bien sûr, peut être frustré, parfois, de l’absence d’analyses rhétoriques ou poétiques plus fouillées. Il y aurait, de fait, tant à dire encore sur tel ou tel des textes, au demeurant parfaitement édités. À l’inverse, certains liminaires de l’œuvre textorienne pourront paraître verbeux, tout tissés de topoi éculés. Mais Nathaël Istasse suit sa ligne : s’effacer autant que possible derrière les sources, ne jamais préjuger de l’intérêt des textes et nourrir leur lecture de l’érudition la plus complète. S’en saisisse qui pourra. Ainsi, traquant les moindres traces laissées par une vie courte et une œuvre abondante, jamais Nathaël Istasse ne nous ennuie – même quand il explore à fond, avec une rigueur méthologique qui fait l’admiration du lecteur, l’onomastique textorienne ou la toponymie nivernaise. On trouvera au contraire, au cœur de l’ouvrage, de nombreux trésors : l’hommage rendu par le maître à son élève Auberianus, merveilleux Protée ; le poème à la Demoiselle, composé par un homme qui connaît parfaitement la littérature antique mais ignore tout des femmes ; le récit des dernières heures du grand poète néo-latin Andrelini, ou d’une leçon donnée au collège, lors de laquelle le maître a été pris en défaut ; etc. Ces éclats d’une vie, saisis dans leur forme brute, au cœur de ces sommes immenses qu’on ne lit plus – les Epitheta, l’Officina –, agrémentent la lecture et confirment l’intérêt de la démarche. L’ouvrage, surtout, valide bien des conclusions de travaux antérieurs : le rôle essentiel qu’ont joué ces « Apollons de collège » dans la promotion de la culture nouvelle ; l’étroite articulation entre érudition, pédagogie et poétique néo-latine ; l’importance enfin des réseaux intellectuels (la toile de l’araignée) qui se tissent, à Paris, entre collèges et ateliers d’imprimeurs. Par ailleurs, les travaux de Nathaël Istasse documentent, de manière très concrète, la façon dont se transmettent et se diffusent les savoirs et les pratiques intellectuelles : on admire et on cite, dans les œuvres de Textor et leurs liminaires, aussi bien les Anciens que les neoterici (Pontano ou Spagnoli, Budé ou 947Érasme) ; s’y donnent à lire, sur fond d’amitiés ou de rivalités, les effets d’une vive emulatio, au sein d’une aristocratie de la culture, savante et inventive, qui rejette en toile de fond les hiérarchies sociales. L’ouvrage, enfin, retrace précisément la fortune européenne des manuels scolaires de Textor dont l’importance, jusqu’au xviie siècle au moins, est ici clairement illustrée.
In fine, cet exercice de micro-histoire, en ce qu’il s’attache à un personnage et à une œuvre qui n’ont pas eu l’heur d’intégrer notre canon des monuments littéraires, offre à la recherche un point d’appui concret, précis ; il donne à découvrir et penser une vie d’érudition, dans ses aspects les plus laborieux et ses ambitions les plus hautes. Le livre lui-même est parfait dans la forme : tout est fait pour faciliter la lecture des textes, toujours précisément traduits après l’original ou en regard ; les annexes sont nombreuses et utiles ; les quatre index permettent au lecteur de circuler dans le volume et d’en tirer la meilleure part. Certes, il est un pan de l’œuvre textorienne dont ne rend pas compte l’ouvrage ; Nathaël Istasse l’admet d’autant plus volontiers qu’il prévoit de publier ce corpus dans un deuxième tome : l’œuvre poétique et dramatique du professeur. Car le professeur était aussi poète ; plus étonnant, le latiniste graphomane, qui fréquente essentiellement sa salle de classe et les ateliers d’imprimeurs, était homme de théâtre, amateur de farces et de moralités françaises ; enfin, si Nathaël Istasse constate le peu de traces laissées par Textor sur son implication dans les affaires du temps, c’est sans doute parce que l’on ne publie pas tout et que les textes publiés (et tout particulièrement les liminaires, modelés par des enjeux encomiastiques) ne proposent de leur auteur (ou de leur dédicataire) qu’une image souvent lissée. Déjà, quelques textes donnent, dans ce premier volume, à imaginer une dimension plus humaine, moins conventionnelle du sage professeur de Navarre. La publication à venir de ses épigrammes et de ses Dialogi permettra quant à elle non pas seulement de nuancer, mais de considérablement enrichir l’image de cet homme au génie « multiplex ». Nous attendons donc la suite de cette colossale entreprise avec une vive impatience.
Mathieu Ferrand
Joachim du Bellay, Œuvres complètes. Tome IV-1. 1557-1558. Édition de Michel Magnien, Olivier Millet et Loris Petris. Traduction de Michel Magnien. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2020. Un vol. de 838 p.
Ce volume poursuit la nouvelle édition des œuvres complètes de Du Bellay sous la direction d’Olivier Millet (ou plutôt la seule, car même Chamard n’avait repris que les poésies françaises, et pas les latines, après avoir publié séparément la Deffence, et illustration de la langue françoyse). Il constitue la première partie du quatrième tome et rassemble les pièces et les recueils que Du Bellay a publiés en 1557-1558, entre son retour de Rome et la parution des Regrets. On y trouve, dans l’ordre chronologique, le sonnet de Du Bellay qui figure dans Les Souspirs de Magny, des poèmes latins, qui seront repris plus tard dans les Poemata, mais qui ont connu une première publication dans des plaquettes de Michel de l’Hospital, L’Hymne au roy sur la prinse de Calais, le Discours au roy sur la trefve de l’an 1555, les Divers jeux rustiques et Les Regrets. Les poèmes sont donnés dans le premier 948tiers du volume (jusqu’à la page 292), où ils apparaissent seuls, sans commentaire ni note sur la page, ce qui permet une lecture agréable des recueils. Le très riche apparat critique occupe donc les deux derniers tiers du livre. Chaque recueil est pourvu d’une notice précise, de même que chaque poème, qui reçoit en outre une annotation abondante, utile et à jour. Les textes sont soigneusement établis, selon un protocole clairement précisé et le choix de variantes est limité à celles que proposent les éditions que Du Bellay a pu revoir, à la différence de l’édition Chamard, qui présentait des relevés exhaustifs, y compris de certaines éditions posthumes.
Tous les poèmes publiés dans ce volume étaient connus auparavant mais les huit pièces latines, dont s’est ici plus particulièrement occupé Michel Magnien et qui avaient été auparavant éditées par Geneviève Demerson dans les Poemata où elles étaient reprises, sont rapportées à leur première publication, dans deux plaquettes de Michel de L’Hospital et dans une autre probablement due à Pierre Galand, toutes trois publiée par Federic Morel. C’est donc dès son retour et sans attendre les Poemata que Du Bellay veut s’imposer comme un poète latin aussi bien que français et il apparaît soucieux de construire sa carrière : par l’entremise de L’Hospital, il entre en relation avec Federic Morel qui sera désormais son imprimeur, il cultive la faveur de Marguerite de France et semble chercher à obtenir celle du duc de Guise. Un autre intérêt de cette édition chronologique vient du fait que le volume ne contient pas Les Antiquités de Rome, plus tardives et donc à paraître dans le tome IV-2, et que se trouve ainsi brisé le diptyque attendu des deux recueils de sonnets où le poète évoque Rome. Les Regrets apparaissent alors dans un nouvel entourage, et s’en trouvent remis en perspective, à la suite de pièces de circonstance et du recueil léger des Divers jeux rustiques. L’image romantique déjà bien ternie d’un Du Bellay mélancolique, regrettant la France et la grandeur perdue de Rome, se voit ainsi radicalement corrigée. Car c’est encore un mérite de cette édition que de faire ressortir la variété du talent de Du Bellay en rendant justice aux Divers jeux rustiques, recueil qui se trouve illustré de faire pendant aux plus célèbres Regrets. La notice (principalement due à Loris Petris) dégage la singularité de cet ouvrage en commentant les trois mots du titre : sa poétique se caractérise à la fois par la variété, métrique et thématique, par la légèreté et par la thématique rustique. Dans ce recueil, présenté comme une version bellayenne des Folastries de Ronsard, une place importante est réservée à la traduction et à l’auto-traduction, de même qu’à l’humour et à la distanciation : c’est peut-être parce qu’il est alors difficile d’y lire une confession plus ou moins sincère du poète qu’il est sous-estimé par rapport aux Regrets et aux Antiquités. La seule réserve qu’appelle cette notice se trouve dans un tableau illustrant la variété métrique et strophique du recueil (p. 356-357) : il repose sur une conception typographique et non métrique des strophes, puisqu’il indique que les longs poèmes en rimes plates sont composés avec une strophe « variable ». Les vers commençant avec un retrait à droite, et découpant des paragraphes ou des alinéas, sont considérés comme dessinant des strophes (pour la même raison, les poèmes en rimes plates sans alinéas sont considérés comme n’en présentant pas). Or, la strophe est une structure qui se répète (même nombre de vers, même structure de rimes, même mesure de vers en même position) et d’un point de vue métrique, la rime plate correspond à un distique. Mais il est peut-être plus intéressant de considérer que les poèmes en rimes plates ne présentent pas de strophes, et que le premier trait de variété du recueil est d’offrir à la fois des formes lyriques (strophiques) 949et non-lyriques (en rimes plates). Plus qu’avec Les Folastries de Ronsard, c’est alors avec Le Bocage et Les Meslanges du même poète (tous deux de 1554) que se dessine l’ascendance des Divers Jeux rustiques. Ces deux recueils présentent en effet une variété métrique et thématique comparable, mêlant formes lyriques et non-lyriques, et ils développent une veine rustique que Le Bocage met en évidence par son titre. En outre, certains genres sont communs à ce dernier recueil et à celui de Du Bellay(le vœu, l’épitaphe, éventuellement parodique, de Rabelais chez Ronsard, d’un chien ou d’un chat chez Du Bellay).
La mise en page originale des Regrets a été respectée : chaque page présente deux sonnets complets (à l’exception du sonnet « À son livre » et du sonnet 191 et dernier, qui apparaissent seuls dans la partie haute), si bien que sur chaque double page figurent quatre sonnets, entre lesquels se dessinent généralement des rapports, poétiques, lexicaux ou sémantiques : comme le précise la notice (due à Olivier Millet), Du Bellay « exploite en effet ce que Frédéric Barbier appelle la pagina » (p. 553). Cette même notice présente une analyse très neuve du projet du poète dans ce recueil, minorant la dimension personnelle, ou plutôt montrant comment elle naît de l’appropriation et du déplacement de plusieurs traditions rhétoriques ou poétiques. L’autorité de Scaliger permet d’emblée d’inscrire le recueil dans les genres de l’apobatèrion et de l’épibatèrion, « poème de départ » et « poème de retour », dont on retrouve la topique dans Les Regrets, à ceci près que la patrie regrettée est moins le royaume que l’Anjou ou la Cour, et que le regret de la patrie se double ici d’une aspiration à une intégrité personnelle perdue. Ce dernier aspect appelle le modèle du recueil de sonnets pétrarquiste, où la succession des poèmes dessine une quête de soi marquée par la problématique augustinienne. En évacuant la thématique amoureuse et en projetant sur Marguerite de France la figure de la femme aimée, Du Bellay radicalise la leçon des Cento sonetti de Piccolomini et des Souspirs de Magny, qui renouvellent le sujet habituel des canzonieri. Il homogénéise toutefois la variété de son recueil, en composant un nuancier affectif qui fait passer sans heurt de l’élégie à la satire puis à l’éloge. La notice se clôt sur une analyse du rapport des poèmes aux événements historiques et sur une analyse de la composition, du recueil, « peut-être le plus construit (avec Les Fleurs du mal) de la poésie française » (p. 552). Son unité de conception interdit de penser qu’il rassemble des pièces éparses, écrites séparément.
Il est évidemment impossible de rendre compte plus précisément des plus de cinq cents pages de commentaires et de notes que présentent cette édition, qui s’impose d’emblée comme une référence capitale pour les études sur Du Bellay, et par conséquent sur la poésie du xvie siècle.
Emmanuel Buron
Agrippa d ’ Aubigné,Œuvres. Tome VIII : Poésies politiques, satiriques, Poemata, poésies de Constant d’Aubigné. Édition de Jean-Louis Charlet, Béatrice Charlet-Mesdjian et Jean-Raymond Fanlo. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2021. Un vol. de 722 p.
Le tome VIII des Œuvres d’Agrippa d’Aubigné est un singulier volume. Rectifiant des éditions anciennes et défaillantes, Jean-Raymond Fanlo a souhaité y réunir pour 950la première fois les poèmes politiques et satiriques d’Aubigné. Avec la complicité de Jean-Louis Charlet et Béatrice Charlet-Mesdjian pour le versant antique, l’éditeur offre aux pièces latines des traductions inédites. Dès son introduction, l’ouvrage dit ouvertement ce qu’il est : un édifice poétique facétieux – à l’image de l’auteur – construit à partir d’ensembles déjà colligés, revus et établis par Aubigné à la fin de sa vie, et augmenté de pièces éparses qui ressortissent à la même veine.
Les premières sections du tome correspondent, dans les manuscrits, à des recueils globalement déjà ébauchés par leur auteur. Le volume s’ouvre ainsi sur les étonnants Vers funebres de Th. A. d’Aubigné gentilhomme xantongois sur la mort d’Estienne Jodelle dont la provocation et la vigueur ont escorté dans les années 1570 la fracassante entrée d’Aubigné en poésie, au moment de leur publication dans le recueil de Lucas Breyer. S’ensuivent les poèmes (français et latin) qui, dans la deuxième partie du cahier 158 du manuscrit Tronchin, accompagnent la dernière version des Tragiques. Dans les poèmes français, le lecteur suit un trajet signifiant, de la réflexion politique avec des Stances à tonalité tragique sur le malheur du roi, à la satire des pièces courtes (sonnets, épigrammes et épitaphes), en passant par les Odes polémiques. Les Epigrammata latines de T 158 cheminent elles aussi selon la même inclinaison, du grand style au registre polémique. La conversion linguistique est alors l’occasion de faire figurer les poèmes latins du cahier de T 157, au terme duquel figurent trois épitaphes, intitulées sur le manuscrit « Tumuli, et inscriptiones ». De l’épigramme à l’épitaphe, l’on retrouve le goût albinéen pour l’inscription, la pointe, celle qui grave et fixe, loue ou dénonce. Dans T 157, le fil rouge de la poésie polémique s’interrompt parfois, et l’unité de ton est peut-être moins évidente que dans les pièces du cahier 158 : certaines pièces amoureuses et légères viennent s’interposer, signalées dans les manuscrits par le J majuscule indiquant une place envisagée dans un éventuel recueil de Juvenilia en latin, qui n’est pas sans faire songer – en contrepoint – à son Printemps en français. La suite donne à lire l’alacrité littéraire et linguistique des Jambonika copiés et organisés dans 154 comme une sorte de petit recueil satirique. C’est alors que le livre bascule dans les miscellanées puisque les dernières sections sont consacrées à des « pièces diverses », aux productions mêlées du père et du fils notamment dans T 160, ainsi qu’à l’indexation de pièces rejetées car d’attribution erronée. Somme toute, en choisissant de laisser apparaître l’entrelacs des inspirations et la bigarrure de manuscrits dont l’usage s’est étalé sur plusieurs dizaines d’années, l’éditeur donne au tome VIII l’aspect d’une marqueterie dans laquelle chaque tesselle se distingue davantage par sa saveur que par sa couleur.
En effet, le premier parti-pris est celui de l’unité de ton : l’édition entend former un nouvel ensemble – l’articulation d’un corpus, pourrions-nous dire – à partir de recueils parfois déjà plus ou moins ébauchés par leur auteur dans lesquels la fibre du satiriste se retrouve. Le second critère majeur allégué pour l’établissement du volume est celui de la solidarité contextuelle. Au nom de ces deux critères, les éditeurs justifient les écarts génériques (par exemple la présence, parmi les « Pièces diverses », du Chapitre des Escriptz licencieux initialement pensé pour le Sancy mais qui éclaire et commente certains poèmes du volume) et l’infidélité à la monographie (puisque nous y lisons des poèmes de Constant, avec lequel le père, attentif et pédagogue, dialogue.)
L’apparat critique est dense et soucieux de rendre compte de la méthode adoptée pour établir un ensemble que l’éditeur sait – et revendique – mobile et disparate. 951Dès l’introduction, l’intérêt du lecteur est aiguisé par l’aventureuse fortune de ces manuscrits clandestins, que le poète continue de considérer pour les alimenter, les organiser et même les faire recopier tout en s’assurant qu’ils soient à l’abri. Les préambules qui accompagnent le volume, les sections ou les pièces, en plus de décrire précisément les manuscrits parfois pluriels et les sources intermédiaires, explicitent en détail les problèmes de choix qui se sont posés, lorsque les poèmes étaient présents ailleurs, ou lorsqu’il a fallu décider de traduire ou non le latin macaronique. Le résultat est un livre riche et plaisant, dont les notices, de l’œuvre à l’homme, du contexte à la faconde, de l’Histoire à l’anecdote, éclairent le sens de poèmes qui forment autant de « billets d’humeur ».
La transparence qu’impliquent la rigueur scientifique et l’humilité face à des poèmes dont on ignore la destination éditoriale offre au volume des directions diverses qui parfois obligent les éditeurs à des pas de côté ou des impasses (lorsque le choix est fait de laisser certaines pièces apparaître dans le tome IX des Œuvres qui contiendra Le Printemps), dont le caractère inopiné ne gêne pas la lecture. Au contraire, jonchée de clichés des manuscrits conservés à la Bibliothèque de Genève, celle-ci devient une véritable immersion dans l’atelier clandestin du poète. L’ensemble dévoile une facette méconnue de l’œuvre du poète-soldat qui, dans ses cahiers, pousse à son comble son goût pour la satire, la polémique, et le rire. Derrière les choix éditoriaux, l’hommage à l’homme est palpable. Sans cesse est renouvelé le régal d’esprit et de verve qui le caractérise. Certes, les textes des premières sections bénéficient d’une fixation plus ordonnée, liée à la facture des manuscrits, mais la mobilité des suivantes trouve sa cohérence dans l’énonciation du masque rieur et riant d’Aubigné.
S’il fallait formuler une seule remarque (outre les petites coquilles – inéluctables dans un ouvrage de cette envergure – relevées sur la même page 435), elle tiendrait essentiellement dans la relégation parmi les annexes d’une « Table de tous les poèmes d’Aubigné ». L’on comprend bien la vocation d’un tel document, qui est de resituer les pièces du recueil-florilège dans une production plus large et parfois éparse ; mais sa situation, marginale dans le volume et intermédiaire dans l’édition des Œuvres (ni initiale ni conclusive, et ce alors même que le tome IX des Œuvres contenant Le Printemps n’est pas encore paru et posera, lui aussi, indubitablement des problèmes de corpus) étonne. Une cartographie aussi précieuse aurait peut-être mérité plus grande considération.
Julie Chabroux-Richin
Diane Robin, Aux Origines de l ’ esthétique. Le goût de la laideur au seuil de la modernité. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 411 p.
L’étude comparatiste de Diane Robin représente un travail pionnier sur la vaste notion de la laideur dans les textes et les arts de la première modernité. Elle inaugure, en chef de file, un véritable regain d’intérêt scientifique autour de la thématique du laid à la Renaissance. En témoignent les travaux qui ont suivi de près la parution de cet ouvrage : Susana Gállego Cuesta, Traité de l’informe. Monstres, crachats et corps débordants à la Renaissance et au xxe siècle (2021) ; Olivier Chiquet, Penser 952la Laideur dans l’art italien de la Renaissance. De la dysharmonie à la belle laideur, (2022) ; Sofina Dembruk, « Saincte et precieuse deformité ». Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance (2022). L’intérêt principal de l’ouvrage réside dans son approche synthétique d’un corpus ample et très divers. La démarche est résolument transdisciplinaire, comme la nature du sujet l’exige : Diane Robin propose une typologie utile de sept discours qui traitent en creux la question du laid : textes néoplatoniciens, traitements littéraires, traités de civilité, écrits physiognomoniques, recueils de lieux communs, puis traités rhétoriques et artistiques. Le laid, qui n’apparaît qu’aux marges de multiples théorisations du beau, est étudié suivant l’approche « archéologique » foucaldienne qui préconise l’entrecroisement de différentes pratiques discursives, au-delà des discours dominants. Le corpus d’étude, très ambitieux, regroupe les représentations textuelles et picturales de la laideur physique. Les œuvres traitées, italiennes et françaises, couvrent une période allant, pour les textes, des traités artistiques et philosophiques de la fin du xve siècle aux recueils satyriques et libertins des années 1620, et, pour les images, des Têtes grotesques de Léonard de Vinci aux caricatures maniéristes d’Agostino et d’Annibale Carracci. L’introduction laisse transparaître le titre de la thèse dont est issu le présent ouvrage : Les Paradoxes de la mimesis. Les enjeux esthétiques de la représentation d’un sujet aussi ignoble que la laideur sont donc au cœur de l’étude.
La première partie s’intéresse au difforme conçu, comme une déviance par rapport à une norme de beauté (corporelle). Héritées de l’Antiquité, les conceptions négatives du laid – dénoncé comme stigmate du vice et comme étranger à l’ordre du logos – se perpétuent à la Renaissance. Diane Robin présente de façon synthétique les divers discours en jeu et les fait dialoguer. Explorant d’abord la fortune renaissante des traités néoplatoniciens (Plotin, Marsile Ficin), elle retient les adaptations christianisées, plus littéraires, qui rattachent l’informe au chaos primitif dans les cosmologies renaissantes (Pic de La Mirandole, Du Bartas, Tasso), ainsi que les écrits du néoplatonisme amoureux (Leone Ebreo). Elle met également à contribution les traités artistiques (Alberti, Albrecht Dürer, Léonard de Vinci, Ludovico Dolce, Giovanni Paolo Lomazzo, Vincenzo Danti) et rhétoriques (Cicéron, Matthieu de Vendôme). Théoriciens de l’art et du discours ayant un même idéal de dispositio harmonieuse, c’est sous les auspices de bonnes proportions (anthropométriques et oratoires) que sont pensées les catégories esthétiques du beau et du laid, ce qui met ce dernier du côté du blâme. À ce sujet, Diane Robin relève la pérennité du topos satirique de la vetula, la vieille laide, inspirée d’Horace et de Martial à la Renaissance (Du Bellay, Agrippa d’Aubigné). L’interprétation des corps est fortement influencée par le regain des traités physiognomoniques qui déduisent le caractère des apparences corporelles (Bartolomeo Delle Rocca, Antoine Du Moulin, Giambattista Della Porta). Aux lectures purement morales de la laideur s’oppose l’usage proprement comique qui a souvent une visée didactique et met à profit la valeur mnémotechnique du laid. Ses effets drolatiques et obscènes sont exploités par les facéties burlesques (Le Pogge), les parodies (Francesco Berni) et les caricatures (Vincenzo Campi, Michelino da Besozzo) qui peuplent également les mondes excentriques rabelaisiens.
En tant que catégorie susceptible de briser les lieux communs, la laideur est étudiée, dans la deuxième partie de l’ouvrage, comme objet de la subjectivation créatrice. Sous les auspices du postulat horatien ut pictura poesis, peintres et poètes sont rapprochés par leur traitement subjectif et subversif du laid. Les 953artistes recourent à une « mimésis déformante » (123) qui renverse et parodie les modèles : la contrefaçon et la caricature, la mise en mouvement des corps avec ses effets de distorsion, le vieillissement, les mauvaises manières dénoncées dans les traités de civilité (Castiglione, Della Casa) et les pitture ridicole qui relèvent de l’obscène et du carnavalesque (Jan Metsys, Bartolomeo Passerotti, Vincenzo Campi), enfin la figure hybride du satyre et son pendant, la vieille laide lubrique, qui incarnent la transgression des normes morales et deviennent l’emblème des recueils libertins les plus radicaux dans leur refus de la représentation idéalisante (Sigogne, Berthelot, Régnier, Bruscambille). La subversion des modèles se retrouve également chez les écrivains burlesques (Berni, Firenzuola, Mauro, Bini, Molza, influencés de manière décisive par les capitoli deNicolo Campani), ainsi que dans les textes polémiques et antipétrarquistes (Du Bellay, Jodelle). Les artistes s’approprient le paradoxe physiognomonique que représente Socrate (un physique ignoble revêtant un esprit exquis) pour en faire un indice de distinction de l’intellectuel (Ésope, Alain Chartier). La non-correspondance entre intérieur et extérieur, qui est au cœur de la crise du signe, devient l’emblème des défis herméneutiques. C’est autour du personnage socratique que se tisse l’imaginaire des silènes à la Renaissance : ces chèvre-pieds mythologiques deviennent l’insigne grotesque des académies humanistes occultes. Toutes ces réactions polémiques contre les canons dominants mettent en exergue la laideur comme agent de ce qu’Eugenio Battisti a appelé l’antirinascimento.
Diane Robin montre enfin qu’au seuil de la modernité, la laideur participe à la formation du goût (notamment au rapprochement entre le giudizio,plus intuitif,et le gusto,plus objectif) théorisé dans les traités artistiques de la seconde Renaissance. Elle met en avant l’importance du regard et de la perspective pour la constitution du jugement esthétique en mobilisant l’analogie avec l’anamorphose (optique et rhétorique). La poésie de la fragmentation ludique (les blasons), fait une large place au laid, qui réjouit, en dépit (ou en raison) de sa nature répugnante et horrifiante, d’une fétichisation érotique qui le rapproche du refoulé (Freud, Deleuze, Bataille). Le goût pour le corps ouvert se retrouve dans les planches anatomiques de Vésale. La fascination ambivalente (goût et dégoût) et les sensations fortes (horreur et fascination) que procure la vision de scènes d’horreurs corporelles s’exprime également dans la poésie et la peinture (la tête découpée de la Méduse). L’attirance pour la laideur est volontiers associée à un érotisme souvent pornographique (Théophile de Viau, Claude d’Esternod) qui annonce les ébats libertins de Sade. Du plaisir érotique, on passe à l’effet comique que suscite la difformité dans les facéties (Le Pogge) et les séries de Gobbi de Callot. Nourrissant des fantaisies excentriques et comiques, le laid engage un rapport thérapeutique et didactique avec le rire (Joubert). Dans la mesure où la laideur informe par son energeia les images agissantes, elle possède également une efficacité oratoire qui émeut et amuse ses destinataires. Ce panorama des diverses pratiques du laid débouche sur une thèse centrale : le goût de la laideur renvoie au plaisir cathartique, instructif et cognitif de sa représentation, la mimésis paradoxale du laid conduisant une fascination proprement esthétique.
Sofina Dembruk
954Susana Gállego Cuesta, Traité de l’informe, Monstres, crachats et corps débordants à la Renaissance et au xxe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 448 p.
En mettant bord à bord textes et images, dans une lecture transhistorique convaincante, Susana Gállego Cuesta ambitionne de montrer dans le Traité de l’informe comment « la notion tremblante d’informe » (410) est devenue « le socle paradoxal de toute une réflexion esthétique » (20), d’Alberti à Max Ernst. S’attaquer à un objet à ce point « fuyant » (17), présentant une face abjecte, une face « policée » et « élégante » (252), relève de la gageure. Aussi convenait-il, par prudence, de s’arrimer à l’analyse d’œuvres concrètes. Dès le préambule joliment intitulé « De la germination », l’éclosion des idées se fonde ainsi sur une démarche empirique personnelle, en l’occurrence l’installation des créations horticoles de Michel Blazy pour l’exposition « Chassez le naturel » à Chambord.
La première partie retrace avec rigueur l’histoire de la notion, dont l’invention revient au xxe siècle, à partir notamment du bref article « Informe » de Georges Bataille et de l’entreprise de la revue Documents. L’autrice restitue avec précision la ramification de la pensée de Bataille dans les avant-gardes artistiques et le post-modernisme, en particulier la polémique qu’engagent les lectures divergentes de l’informe bataillien comme productivité paradoxale chez Kristeva et Didi-Huberman, aussi bien que dans le débat transatlantique. L’approche notionnelle s’enrichit de considérations sur l’intérêt contemporain pour l’informe – l’acte de naissance en est l’exposition de 1996 organisée au centre Pompidou –, sur les controverses autour de l’art informel et les apports de la Queer Theory.
Si au xxe siècle, la question de l’informe est politique, à la Renaissance, la fascination naturiste en fait un « outil d’ouverture et d’inquiétude », « ouvrant les formes au potentiel et à l’inchoatif ». L’ample deuxième partie décrit ce « passage productif par l’informe » qui s’opère « aux lisières de la figurabilité ». Chez Léonard de Vinci, la série des dessins des Déluges (conservés à Windsor) et les dessins préparatoires pour la Sainte Anne, la Vierge et l’enfant du Louvre élèvent l’« esquisse informe » (componimento inculto) en discipline réglée. Chez les peintres maniéristes, la résurgence de cette technique paradoxale prend un tour plus inquiétant : dans la Pala Capponi de Pontormo (église Santa Felicità à Florence), l’art du ghiribizzo (caprice ou tarabiscotage), « comble du travail de l’informe » (131), s’exprime dans les « chorégraphies gelées » (139) des corps saisis sur la pointe des pieds.
L’« altération » bataillienne éclaire également la « sombre énergie » que dégagent les œuvres cornucopiennes de Rabelais et de Montaigne. On retiendra en particulier l’analyse époustouflante des motifs réversibles de la bouteille de Pandore ou des cornes de Panurge qui font du Tiers Livre « une machine déclassante » (163). Métaphore d’une entreprise d’écriture toute organique – chez Rabelais, la « digestion […] accouche de personnages » ; chez Montaigne, « l’indigestion donne naissance au texte » (191) –, l’informe ouvre le texte à la prolifération des listes qui « imposent leur propre navigation » (198) chez le premier, au vertige des énumérations chez le second.
Autre manifestation fructueuse de l’informe, les grotesques. Susana Gállego Cuesta livre ici une réflexion originale sur les créatures hybrides et monstrueuses, aux corps instables et réversibles, qui peuplent les planches décoratives des Songes drolatiques de Pantagruel (1565) et du Recueil de la diversité des habits955(1562) de François Desprez, notamment ces créatures-marmites auto-dévorantes, véritables « opérateurs du travail du rêve » (232). La meilleure part est réservée à l’expérience-limite de « l’effondrement du sens » (226) dans LeMoyen de parvenir (1617) de François Béroalde de Verville, quand l’informe scatologique tourne à plein régime : la profusion de « saillies ordurières », dont le mot « conculcavit » serait l’emblème, vient disloquer récits et syntaxe et renouer avec « la joie cratylique de motiver les signes » (244).
La dernière partie, intitulée « La boue dans tous ses états », s’attelle à la valeur d’usage de l’informe, à « ce que cela soulève », lorsque l’étron s’introduit dans la cornucopie. Est ici abordé l’informe chrétien, qui se loge dans le corps « en pourrissement ». Ainsi, dans les fresques disparues de San Lorenzo à Florence, peintes par Pontormo entre 1545 et 1556, l’enchevêtrement massif de corps en putréfaction, excroissance du corps malade du peintre atteint d’hydropisie, ramène le spectateur à la théologie pessimiste du dénuement de l’homme sans Dieu. Processus comparable que celui de la ruindad dans l’autobiographie spirituelle de Thérèse d’Avila, le Libro de la vida (1562 et 1565) : l’éveil de l’âme nécessite de traverser les souffrances du corps égaré et disloqué (le « descoyuntamiento ») ; devenue « muladar », l’âme est purifiée par l’épreuve de l’excrément, « ordure et ferment » (279), avant de devenir « nonada », informe par défaut, « moins que rien », dans l’attente de la grâce qui est le vrai Tout.
Passant au crible les obscénités et les facéties misogynes de Panurge, « celui par qui la merde arrive » (288), Susana Gállego Cuesta examine ensuite « le corps informe » féminin dans l’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre. Si l’idée d’une « logique déclassante » nous semble quelque peu forcée, l’évocation des deux héroïnes dégradées et pourtant sauvées par l’ordure, la dame de Roncex publiquement conchiée et l’héroïque Florinde qui se mutile par vertu, illustre avec force les prolongements évangéliques de l’informe, lorsque « La merde [part] à l’assaut de la dignité humaine ».
Le corps féminin ridiculisé, béant, supplicié devient à son tour puissance d’altération. On retiendra notamment l’excellente interprétation des murailles vénériennes de Paris, faisant comme un trou dans le texte rabelaisien, ou encore l’analyse d’inédits organes sexuels dentés dans les petits récits érotiques du Moyen de parvenir. L’accouchement de Gargamelle est revisité avec brio et reçoit une signification supplémentaire par le rapprochement opéré avec l’expérience sensuelle de la vision thérésienne. « Ce que le féminin fait à l’informe », c’est sans conteste d’« introduire le trouble dans le genre ». Chez Montaigne, le cas de Marie Germain changeant de sexe ou le Socrate de l’« Apologie de Raimond Sebond », les Andouilles du Quart Livre et, plus étonnant, certains dessins de Léonard de Vinci (l’Ange incarné des collections Windsor) célèbrent la rencontre d’Hermaphrodite avec l’androgyne platonicien, dans un désir d’indifférenciation.
L’ultime chapitre aborde l’informe comme l’« expression d’une érotique de la matière ». S’affirme ici la volonté d’en dépasser la veine dysphorique, à laquelle nous ont habitués l’art contemporain et le métamorphisme de la Renaissance, pour en explorer la potentialité libératrice d’humour et d’ironie. Le motif rabelaisien de « la merde à la bouche » – le dîner des Lanternes, le mode d’ingestion de dame Quinte Essence, les déjections nourrissantes d’Alcofrybas durant son séjour dans la gorge de Pantagruel –, un certain pain de sucre excrémentiel dans l’Heptaméron, ou bien les saynètes fulgurantes de coprophagie dans le Moyen de parvenir seraient 956autant de déclinaisons de cette relation « d’optimisme informe » instaurée avec le monde. Textes orduriers et badins invitent à hausser le sens, et l’on voit ainsi, chez un Montaigne coprographe, la métaphore excrémentielle, conjuguée à l’ivresse de l’alcool, s’appliquer au mode de production poétique des Essais. On signalera encore les considérations pénétrantes sur l’art du moulage, expérience plastique de la matière autant que matrice conceptuelle, dont le motif qualifie la démarche de Montaigne aussi bien que les visions de Thérèse d’Avila.
Au terme de l’ouvrage, s’il arrive que le lecteur se perde dans les « enroulements » de la réflexion, ce foisonnement, qui tient à l’éventail des domaines de conceptualisation de l’informe, esquive la facilité d’une pensée cloisonnée et produit une prose riche en nuances, dont la verve excuse les menues coquilles. L’exigence de la théorisation, solidement étayée par des enquêtes lexicales sur le mot « informe », ne le cède en rien au plaisir de l’analyse textuelle, ce dont témoignent les pages finales consacrées au moulage érotique du beurre chez Béroalde de Verville et le surprenant glissement effectué in fine vers l’expérience duchampienne de l’empreinte.
Ce « grand écart temporel » libère non seulement des significations inattendues dans les œuvres de la Renaissance, il confirme également que « le xvie siècle a beaucoup fait résonner et raisonner le début du xxe siècle » et permet ainsi d’aborder le xxie siècle « dépressif » avec une « gravité légère ». L’épilogue du traité revendique ce décentrement, tout en confortant la légitimité d’une recherche sur l’informe, ce « pas grand-chose » dont le bénéfice majeur est d’impliquer le lecteur/spectateur dans la construction de l’œuvre. De l’intérêt de regarder les créations de Louise Bourgeois avec Pontormo en tête : c’est par cette audace que l’informe, araignée écrasée bataillienne, peut prendre son envol.
Pouneh Mochiri
Miriam Speyer, « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au xviie siècle (1597-1671). Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2021. Un vol. de 844 p.
La publication de cet ouvrage constitue un véritable évènement puisqu’il s’agit là de la première étude d’ensemble d’un phénomène éditorial et culturel capital du xviie siècle. L’intention affichée de ce fort volume (844 p., dont une bibliographie de 40 p.), remarquablement documenté, est de « replacer le recueil collectif dans son contexte de publication originel » et d’en « mesurer l’importance littéraire et culturelle, tant du point de vue des instances créatrices, auteurs et éditeurs, que de celui des lecteurs » (p. 15). Afin de remplir cet objectif aussi ambitieux que justifié, Miriam Speyer examine un impressionnant « corpus restreint » de 69 recueils collectifs, 55 d’entre eux ayant connu une réimpression et/ou une suite. Ce travail se caractérise et se recommande par une grande rigueur analytique, qui bénéficie de la base de données développée par l’autrice durant son doctorat. L’autrice réalise un travail titanesque, en s’extrayant de l’ombre de Frédéric Lachèvre, qui pesait sur cette entreprise : tout en rendant hommage au bibliographe dans l’épilogue, elle parvient en effet à corriger et à améliorer ses écrits fondateurs et réussit ainsi, conformément au programme de sa base de données, à « refaire Lachèvre ». L’ouvrage se compose de trois parties respectivement intitulées « Le 957recueil collectif de poésies, un objet éditorial » ; « Former et publier le goût du siècle » et « Compiler pour qui ? Lecteurs et lectures ». La périodisation proposée examine avec à propos le statut et la forme du recueil collectif au xvie siècle, mais aussi en Europe, avant d’en venir au corpus d’étude. L’autrice voit dans les deux recueils édités par Du Petit Val à Rouen en 1597 « l’acte inaugural » (p. 48) du recueil collectif au xviie siècle. Elle explique de manière convaincante que la contemporanéité des textes retenus par Du Petit Val distingue son entreprise de celles de ses devanciers, notamment en ce qu’elle rend le recueil collectif « à même de concurrencer les recueils poétiques d’auteur » (p. 49). À partir de ces remarques, l’autrice analyse avec finesse « trois essors éditoriaux » (p. 77) des recueils collectifs de poésies au xviie siècle, des graphiques venant appuyer à bon escient sa démonstration : 1597-1630 ; 1650-1671 ; 1672-1700. L’intérêt d’une telle approche est de montrer sur le temps long l’évolution des usages et des pratiques poétiques : le recueil collectif n’est ici pas qu’un objet d’étude ; il constitue un observatoire diachronique privilégié du fait poétique au xviie siècle. Ces découpages permettent de rendre sensible l’importance capitale du recueil collectif dans l’institution de courants poétiques dominants. À cet égard, les développements portant sur des recueils postérieurs à 1671 permettent de baliser judicieusement la distinction recueil collectif-anthologie, l’autrice analysant notamment le rôle du premier dans l’apparition de la seconde, tandis que la distinction entre recueil collectif et recueil autographique montre que le premier offre davantage que le second l’opportunité de consacrer les poètes, ouvrant jusqu’à la possibilité de rassemblement ultérieur de leurs œuvres en volume.
« Briller par la diversité » s’impose comme un travail d’histoire du livre de tout premier ordre, ce dont on ne peut que se réjouir, puisque Miriam Speyer nous donne de nombreuses clés de lecture pour mieux comprendre les interactions entre le monde de l’édition et le monde de la poésie au xviie siècle. Ainsi le troisième développement de la première partie revient-il avec clairvoyance sur « le recueil collectif, entre spéculation opportuniste et création littéraire » (p. 107). De même, l’attention toute particulière portée au rôle des acteurs de la publication remet en jeu la notion d’auctorialité, en attirant l’attention sur les inflexions plurielles suscitées par les dynamiques de collaboration à l’œuvre dans le processus éditorial du recueil collectif. De ce fait, Miriam Speyer révèle, preuves à l’appui, la fabrique collective de la poésie au xviie siècle. Naturellement, cette fabrique est aussi une fabrication, et l’autrice examine de ce point de vue la composition et l’agencement matériels des recueils collectifs : péritextes, mais aussi effets de sériations, comme ces recueils « à suivre » (p. 172) créant de véritables marques avant l’heure. Des réflexions éclairantes sur les rapports entre manuscrit et imprimé attestent également des recherches de pointe menées sur le terrain par Miriam Speyer. Ces assises méthodologiques expliquent qu’à aucun moment l’autrice ne tombe dans le piège de l’essentialisation, cherchant systématiquement à « trouver les recueils les plus représentatifs » (p. 219) et évitant par là d’écraser la singularité des opérations éditoriales et commerciales auxquelles se livrent les différents imprimeurs-libraires. C’est dans ce contexte heuristique que se pose la question de la « circulation des vers » (p. 577), qui les fait changer de sens en fonction du nouveau contexte éditorial dans lequel ils s’inscrivent. De ce point de vue, l’ouvrage de Miriam Speyer se révèle d’une grande valeur aussi et surtout parce qu’il propose, dans la lignée des travaux de Roger Chartier, récemment prolongés à propos de la poésie du 958xviie siècle par Guillaume Peureux, une histoire sociale de la lecture et de l’écriture, en tâchant de répondre à la problématique suivante : « la compilation poétique a-t-elle en fin de compte transformé ses lecteurs en auteurs ? » (p. 482). Miriam Speyer ne se cantonne pas à une approche relevant exclusivement de l’histoire du livre, puisqu’elle met à profit avec acuité ses observations sur la matérialité des recueils pour approfondir des problématiques génériques et métriques essentielles, en examinant notamment les recueils collectifs en leurs genres. Cette démarche lui permet de développer l’idée très intéressante selon laquelle ces compilations seraient des « arts poétiques en acte » (p. 608) : « Briller par la diversité » nous fournit l’occasion de relire l’évolution de la poésie française au xviie siècle à travers ses genres privilégiés. Comme l’autrice l’écrit avec fermeté, « les recueils collectifs de poésies esquissent une histoire de la poésie au xviie siècle » (p. 205). L’impact de cette approche sur la culture et le goût littéraires du xviie siècle est considérable, puisqu’elle revient à les réévaluer de fond en comble. En effet, le recueil collectif contribue, dans l’écosystème littéraire du temps, à la formation du lecteur, et va jusqu’à susciter sa vocation poétique : les compilations étudiées par Miriam Speyer constituent des modèles qui, en vertu des principes de « lecture tabulaire » (p. 541) et d’« écritures modulaires » (p. 623) qu’elles promeuvent, deviennent de véritables écoles pour aspirants poètes. En dernière instance, on peut donc dire du livre de Miriam Speyer qu’il déploie une sociocritique de l’invention anthologique, en ce qu’il éclaire de manière lumineuse la fabrique de l’exception poétique et l’imaginaire social qui s’y rattache, par une approche faisant alterner distant et closereading ou, pour reprendre les mots de Miriam Speyer, approche « quantitative » et approche « qualitative ».
Le volume est extrêmement soigné et témoigne d’une relecture attentive. On note simplement une coquille un peu ennuyeuse : « stances » est orthographié « stasnces » dans la table des matières (p. 841). En définitive, il semble bien que Miriam Speyer ait écrit tout ce qu’il y avait à écrire sur les recueils collectifs de poésies au xviie siècle. Mais plus important encore, elle réussit le tour de force de réconcilier dans cette étude l’histoire de l’édition et la poétique : à ce titre, « Briller par la diversité » deviendra assurément un classique des études dix-septièmistes.
Maxime Cartron
Théâtre de femmes de l ’ Ancien Régime. Tome III, xvii e - xviii e siècles. Édition critique par Aurore Evain, Perry Gethner et Henriette Goldwyn, avec la collaboration de Derval Conroy, Séverine Genieys-Kirk et Alicia C. Montoya. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2022. Un vol. de 601 p.
Ce volume, à cheval sur les xviie et xviiie siècles, est le tome III de l’importante collection du Théâtre de femmes de l’Ancien Régime (le volume IV axé sur le xviiie siècle étant paru en 2015). Le choix des autrices et des pièces remet en lumière Catherine Bernard avec deux tragédies Laodamie, reine d’Épire (1689) et Brutus (1690) ; Mme Ulrich avec une comédie La Folle enchère (1691), créée à la Comédie-Française ; Catherine Durand autrice de dix comédies-proverbes parues en 1699 dans le deuxième tome du Voyage de campagne de Mme de Murat, dont 959cinq sont publiées ici ; Louise-Geneviève de Sainctonge qui reprend l’histoire de Grisélidis dansune comédie intitulée Griselde, ou la princesse de Saluces datée entre 1692 et 1714 ; Marie-Anne Barbier, première dramaturge avec une carrière officielle dont sont éditées ici la tragédie Arrie et Pétus représentée à la Comédie-Française et à la cour de Fontainebleau (1702) ainsi que la comédie Le Faucon ;et enfin Madeleine-Angélique de Gomez dont sont ici éditées deux tragédies, Habis (1714) et Marsidie, reine des Cimbres (1724).
Conformément aux principes de la collection, la primauté est donnée aux textes et les introductions sont volontairement réduites à l’essentiel, tout en étant denses, de même que le glossaire, l’index des noms et le bref complément bibliographique. L’introduction générale insiste sur le contexte de ces dernières années du règne de Louis XIV qui voient l’effritement du système d’un point de vue politique, social et artistique. C’est dans ce nouveau paysage culturel que les femmes entrent, paysage marqué par la création de la Comédie-Française et un besoin de renouvellement auquel elles vont répondre, en combinant originalité et intertextualité critique, à travers des héros tragiques masculins indignes de la morale héroïque traditionnelle comme chez Mmes de Gomez, Deshoulières, Bernard et Barbier, et des héroïnes au contraire porteuses de ces vertus comme Léodamie, Marsidie ou Thomyris. Parallèlement, l’amitié féminine rarement exaltée par les auteurs trouve sa place dans leurs comédies (Griselde), leurs proverbes dramatiques et leurs tragédies (Habis). Les autrices n’hésitent pas à dépeindre un monde sans scrupules guidé par l’argent et le cynisme, surtout à propos du mariage (comme dans La Folle enchère de Mme Ulrich).
Toutes jouent un rôle important dans la vogue sensible qui affecte la tragédie, avec des pièces comme Laodamie, Habis et Griselde, entre comédie et tragédie à fin heureuse, de même que les toopï des ennuis familiaux et de la mère victime annoncent les nouvelles comédies de La Chaussée, voire le drame bourgeois. Un autre fait remarquable est leur moindre invisibilité. Leurs pièces sont jouées, parfois reprises. Elles-mêmes publient de leur vivant leurs œuvres mêlées ou non, selon des modalités diverses qui témoignent d’une reconnaissance progressive de leur statut d’autrice, en dépit bien sûr de constantes attaques en « maternité » de leurs œuvres (notamment autour de Marie-Anne Barbier et Pellegrin). Enfin, si elles ont du mal à se faire une place au sein de la tragédie lyrique comme librettiste ou comme compositrice (citons toutefois Louise-Geneviève de Sainctonge et Élisabeth Jacquet de La Guerre), elles profitent de deux espaces en plein essor : les théâtres de société et d’éducation.
Une notice individuelle sur le parcours de chacune des autrices précède l’introduction à la pièce éditée. On retiendra comme traits marquants, en dépit de leur différentes extractions et trajectoires, leur appartenance à des titres divers à des univers socialement et intellectuellement favorisés (hormis peut-être Marie-Anne Barbier néanmoins aidée par Edme Boursault ou Madeleine-Angélique Poisson-Gomez, d’une lignée de comédiens, mariée à un gentilhomme espagnol endetté), plus ou moins engagés (comme le montrent les liens de Mme Ulrich avec le milieu libertin), mais aussi parfois leur relatif anonymat (on connaît ainsi très peu de la vie de Mme Durand, peu de celle de Louise-Geneviève Gillot ou Gillet de Beaucour dont le nom de plume est Mme de Sainctonge). Un autre trait marquant est leur large éventail générique. Catherine Bernard et Mme Durand sont romancières, dramaturges, poétesses et conteuses, Mme de Sainctonge, outre 960l’étonnante comédie présentée ici, écrit des poèmes, des livrets (deux tragédies lyriques, Didon et Circé, en 1693 et 1694), des opéras-ballets, des divertissements et une pastorale. Marie-Anne Barbier, autrice reconnue de tragédies, élargit son répertoire à partir de la Régence. Mme de Gomez commence sa carrière littéraire par quatre tragédies (Habis, Sémiramis, Cléarque tyran d’Héraclée et Marsidie reine des Cimbres), puis se tourne vers la narration anecdotique et reprend le modèle du recueil de nouvelles avec Les Journées amusantes (1722-1731), les Cent Nouvelles nouvelles (1732-1739) et La Nouvelle mer des histoires (1733-1735), rééditées et traduites.
Au-delà de dates symboliques (Laodamie est la première tragédie de femme représentée à la Comédie-Française et La Folle enchère l’une des deux comédies de femme créées sur cette scène au xviie siècle), ce nouveau volume donne à lire ou à relire ces autrices et ces œuvres, injustement oubliées, qui nous intéressent par leurs opinions sur les femmes autrices (préface d’Habis entre autres), leur aptitude à peindre des univers troublés que ce soit dans la psychologie des personnages (par exemple dans le Brutus de Catherine Bernard) ou dans les univers mis en scène, leur participation aux débats littéraires contemporains et leurs réseaux de sociabilité.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
Barthélémy Christophe Fagan, Théâtre français. Édition de Gabriele Vickermann-Ribémont. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2022. Deux vol., 1231 p.
Indissociables, ces deux volumes regroupent les douze pièces données ou destinées à la Comédie-Française par Fagan, auteur du xviiie siècle aujourd’hui bien oublié que cette utile collection des Classiques Garnier tente de faire redécouvrir, avec d’autres tels Destouches ou Boissy, à l’aide d’éditions savantes modernes. Il s’agit tout à la fois de retrouver les conditions d’émergence de ce théâtre mais aussi de réévaluer des jugements trop anciens portés sur ces auteurs, méconnaissant leur originalité ou les jugeant à l’aune de critères discutables, et de restituer ainsi dans son ampleur l’évolution du genre comique aux siècles classiques. C’est ce que fait remarquablement ici Gabriele Vickermann-Ribémont et l’on admire la somme que représentent ces deux volumes, appuyés sur un travail éditorial d’une grande minutie, nécessaire puisque Fagan n’a fait l’objet d’aucune édition critique moderne (seule émerge de son théâtre sa petite comédie, La Pupille, éditée dans le volume I du Théâtre du xviiie siècle par Jacques Truchet dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1972). La version de base des textes est la dernière éditée de la vie de l’auteur, et les variantes comportent celles des manuscrits du souffleur conservés à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, permettant de mieux comprendre « l’élaboration ou l’évolution du texte mis en scène » (p. 55). Une attention particulière est portée aux visas de censure figurant sur ces manuscrits présentés en tableau synoptique p. 57.
Une copieuse introduction présente cet auteur trop méconnu, et distingue avec une grande clarté les trois périodes de sa production pour les théâtres : Il écrit pour la Foire avec Pannard puis Favart (années 1731-1732), puis pour le Théâtre Français (1733-1740) et ensuite pour le Théâtre Italien (1740-1753). L’appendice IV (p. 1195) 961présente sous forme de tableau synoptique cette répartition des pièces de Fagan pour les trois scènes parisiennes. On peut se demander ici pourquoi le Théâtre français de Fagan est dissocié de son Théâtre italien et forain (confié à Flora Mele, le volume I est paru en 2020 chez Classiques Garnier), ce qui n’est pas le cas pour Boissy, par exemple. Sachant, d’ailleurs, que la production d’un même auteur pour différents théâtres a tout de même un air de famille (c’est évident pour Marivaux), et que la circulation est intense entre les scènes parisiennes à de multiples niveaux (entre autres, le théâtre français a récupéré une partie des comédies données aux italiens) ; enfin cette dissociation ne concerne ni les théâtres de province ou étrangers, qui ont dû jouer Fagan, ni les théâtres de société, qui l’ont beaucoup joué si l’on en croit une rapide visite aux sites CESAR et Théâtres de société…
Comme d’autres auteurs avant lui (Dufresny) ou certains de ses contemporains (Legrand ou Boissy), Fagan excelle dans les petits formats : « Fagan n’a quasiment écrit que des petites comédies et est aussi, dans l’histoire du théâtre, considéré comme un mineur pour cette raison » (p. 20). Sa seule vraie grande comédie, selon Gabriele Vickermann-Ribémont, serait L’Amitié rivale de l’amour (16 nov. 1735), comédie sensible en cinq actes et en vers qui se situe entre La Chaussée et Marivaux et obtint un succès moyen. Les caractères de Thalie sont une fausse grande pièce, composée de trois pièces indépendantes, d’un prologue et d’un divertissement. On parcourt ainsi une bonne décennie de théâtre, entre 1733 (Le Rendez-vous) et 1744 (L’Heureux retour), les trois dernières pièces n’ayant pas été représentées : Le Musulman, pièce à sujet turc, L’Astre favorable,pièce écrite à l’occasion de la naissance du duc de Bourgogne, premier fils du dauphin, et qui développe un chassé-croisé amoureux, et Le marquis auteur, pièce tardive témoignant de l’amertume de plus en plus vive de l’auteur devant le manque de succès de ses pièces : témoignage des démêlés possibles des auteurs avec leurs nobles commanditaires (dans le cadre du théâtre de société que Fagan a pratiqué), ce serait, selon Gabriele Vickermann-Ribémont, « peut-être la pièce la plus personnelle de Fagan, et en quelque sorte son testament d’auteur » (p. 1079).
On retiendra de ce théâtre la miniaturisation de la comédie de caractère (et sa déclinaison féminine) dans La Grondeuse, petite comédie de 1734, ou dans la trilogie Les Caractères de Thalie (1737) formée de trois pièces : une de caractère, L’Inquiet, une d’intrigue, L’Étourderie, et une comédie à épisodes, Les Originaux ; l’analyse qu’en propose Gabriele Vickermann-Ribémont est tout à fait intéressante, chaque pièce s’écartant du recyclage et de la réécriture apparente : L’Inquiet, qui s’apparente à L’Irrésolu de Destouches, fait apparaître, en arrière-fond, la nature mélancolique voire dépressive de l’auteur, qui prend une allure pathologique, ce que l’introduction met aussi bien en lumière (p. 20). L’Étourderie, qui fait aussi écho à un célèbre Étourdi, est une petite pièce amusante, fondée sur un quiproquo brillamment prolongé de façon presque ahurissante, éblouissante grâce aux ambiguïtés de la langue. Enfin Les Originaux est une comédie à épisodes, forme que Fagan avait pratiquée pour la Foire (on voit bien ici les échanges fructueux entre les diverses productions des auteurs), mais transformée en comédie morale (proche, à cet égard, du Petit-maître corrigé) et méta-théâtrale puisque les personnages jouent leurs propres rôles ridicules afin de corriger le jeune marquis de ses travers.
On retiendra aussi bien sûr le grand succès de Fagan, La Pupille, petite comédie en prose créée le 5 juillet 1734 et dont le succès ne se dément pas jusqu’à la fin du siècle : elle témoigne de l’évolution de la petite comédie vers « un comique léger, 962compatible avec les bonnes mœurs » (p. 22), qui s’est éloigné de la farce et se trouve même contaminé par la mode sensible qui prévaut à l’époque. La dramaturgie de la pièce, finement et précisément analysée par Gabriele Vickermann-Ribémont dans son introduction, repose sur une succession de malentendus « produisant un comique tendre » (p. 245). On retiendra encore une petite comédie en prose créée le 5 novembre 1740, Joconde, inspirée d’un conte de La Fontaine et de l’Arioste : deux hommes (ici Astolphe roi de Lombardie et son ami Joconde) se vengent de l’infidélité de leurs maitresses en se déguisant en marchands et en formant la gageure de séduire trois sœurs insensibles et hostiles à l’amour et au mariage en un temps record (30 minutes), sachant « qu’il n’est point de femmes que les larmes, la flatterie et la libéralité ne puissent attendrir » (scène 1, p. 835). La pièce est donc à épisodes, présentant tour à tour les trois sœurs, de caractères différents : Marcelle l’enjouée, Suson la maussade et Clorinde escortée de son philosophe. Plus nouvelle que le sujet, on y trouve une esthétique du tableau (de même que dans L’astre favorable, scène 13) : il est dommage que l’éditrice ne renvoie pas au livre de Pierre Frantz qui avait attiré l’attention sur ces passages de Fagan dans son ouvrage, cité en bibliographie, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle.
D’une façon générale, l’édition de Gabriele Vickermann-Ribémont, irréprochable pour l’établissement des textes, très savante et approfondie dans les analyses de texte, porte moins d’intérêt à la vie théâtrale proprement dite et reste sommaire sur les questions de représentation, brièvement présentées dans les notices introductives et peu abordées dans les notes de bas de page alors que se jouent chez Fagan des nouveautés scéniques majeures. On aimerait en savoir plus sur les distributions, les représentations en province ou à l’étranger, dans le cadre du théâtre de société, sur les dates de sortie de répertoire des pièces et les éventuelles reprises ultérieures. À cette réserve près, cette édition constitue une sorte de monument pour tout un pan de la comédie française du xviiie siècle à un moment crucial de son évolution, susceptible d’intéresser chercheurs, curieux, et, on peut l’espérer peut-être, amateurs ou professionnels du théâtre vivant.
Catherine Ramond
Jean-Baptiste-Louis Gresset,Théâtre complet. Édition de Jacques Cormier. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2022. Un vol. de 487 p.
À côté de l’histoire littéraire des auteurs et des œuvres exploitables par l’enseignement des écoles et des lycées, à côté de celle qui cherche à distinguer dans la production littéraire foisonnante une élite à valeur éternelle et internationale, une autre histoire littéraire, dégagée des fins utilitaires et des préjugés de lecture « modernes », ne cesse de s’élaborer. C’est d’elle que relève l’œuvre de Gresset : le succès de cet écrivain aujourd’hui oublié du public a égalé en son temps celui de son contemporain Jean-Jacques Rousseau, ou du roi Voltaire, sans que soient comparables les domaines de leur réussite. Jusqu’au milieu du xixe siècle, les éditeurs réimpriment son œuvre, d’un débit assuré. C’est après une longue interruption que paraît une réédition de son théâtre complet, trois pièces en tout : 963Edouard III (1740), Sidney (1745), Le Méchant (1747). Jacques Cormier, qui en a eu l’initiative et l’a réalisée de façon passionnante, est surtout connu jusqu’ici par ses travaux sur Robert Challe, dont le nom, tout au contraire de celui de Gresset, fut ignoré en son temps. Son édition de Gresset ne comble pas seulement une lacune dans l’histoire du théâtre (qu’avait commencé à réduire la présence du texte du Méchant dans l’anthologie du théâtre du xviiie siècle réunie par Jacques Truchet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 1974) ; comme elle comporte aussi le texte du poème qui est la plus connue de ses œuvres : Ververt, ou les voyages du perroquet de la Visitation de Nevers (1734), elle constitue désormais l’édition moderne des œuvres complètes de l’écrivain, du moins de celles qu’il a publiées et qui ont fait sa célébrité.
L’introduction renouvelle en partie ce que les études antérieures disaient de la carrière de Gresset, apprenti jésuite tenté par le théâtre avant de s’en détourner bientôt par scrupule religieux ; l’éditeur tire notamment le meilleur profit de ce que la correspondance de Mme de Graffigny, publiée entre 1985 et 2015, nous apprend sur les relations mondaines et galantes de Gresset comme sur sa séduction et son esprit de conversation, qui n’était pas dépourvu de causticité. L’inspiration du Méchant apparaît comme plus personnelle, originale et nourrie d’observation que ne le suggère le titre, qui semble n’annoncer qu’une classique comédie de caractère.
Pour l’éditeur moderne, il s’agissait d’abord d’éclairer les ressorts de la réputation d’un auteur qui a connu un long et brillant succès. Jacques Cormier a mené une enquête très riche sur la réception de Gresset en son temps, dans les périodiques, les correspondances, le répertoire des théâtres, les académies. L’unanimité s’est faite d’emblée sur le talent supérieur du poète, maître du « vers aisé » aussi bien dans Ververt que dans la comédie. Dans la tragédie, les contemporains ont bien perçu la reprise de vers ou d’hémistiches raciniens, que souligne Jacques Cormier dans de nombreuses notes : mais comme l’a bien montré naguère Jean-Pierre Perchellet, la réutilisation de matériaux empruntés à Racine et Corneille est le fait de tous les dramaturges du siècle, Voltaire en tête. On sent dans ses premiers commentaires que Voltaire s’inquiète du talent et du succès éclatants d’un débutant en qui il voit déjà un rival ; il se rassure en soulignant les limites d’un poète plus doué à ses yeux pour le badinage que pour les grands genres. Même Jean-Jacques Rousseau est séduit par Gresset, chez qui il déjeune à Amiens, en mai 1767, à son retour d’Angleterre.
L’éditeur analyse avec beaucoup de finesse les qualités littéraires de Gresset en tenant compte des critiques de son temps, largement cités et commentés, mais aussi en relisant les textes d’un œil neuf. Il souligne le naturel et la vivacité des dialogues, servis par une pratique supérieure de la versification. Il relève l’abondance et le bonheur des vers-maximes, dont il donne un relevé à la fin de chaque pièce. Il souligne l’intérêt qu’a suscité la nouveauté dramaturgique de Sidney, essai d’un genre de comédie sérieuse qui a déconcerté les contemporains. Il commente les effets que l’auteur tire du cadre anglais, exploité par ailleurs dans le roman de l’époque. Il étudie en profondeur les caractères des personnages, notamment dans Le Méchant.
Entre les nombreuses éditions de ses différentes œuvres parues du vivant de Gresset, avec des variantes parfois importantes, Jacques Cormier a choisi les éditions originales. Pour Edouard III, celle de Paris, Prault, 1740, est l’aboutissement d’une évolution du texte dont témoigne un manuscrit largement retouché par 964l’auteur conservé à la Comédie Française. Pour Sidney, Jacques Cormier reproduit également l’édition originale, La Haye, [Neaulme], 1745, que copient les suivantes, parfois avec d’intéressants changements dans les didascalies. Pour Le Méchant, il s’agit de l’édition de Paris, Sébastien Jorry, 1747, comparée notamment avec un manuscrit de souffleur de la Comédie Française dont la ponctuation, différente de celle des éditions, reproduit la respiration des acteurs ; c’est cette ponctuation que reprend la présente édition. On y trouvera aussi une impeccable description des copies manuscrites et des éditions ultérieures des trois pièces, ainsi que le relevé commenté des variantes. Pour le rendre plus accessible au lecteur moderne, l’orthographe du texte a été modernisée, et son annotation multiplie les explications de termes et de tournures vieillies, les éclaircissements historiques, ainsi que les rapprochements avec les textes classiques ou contemporains.
Cette édition est particulièrement riche en informations sur les premières représentations, le choix des acteurs et les rôles qu’ils avaient l’habitude de jouer. Par exemple, pour ce qui concerne Le Méchant, Jacques Cormier met en lumière l’influence qu’a exercée le théâtre des petits appartements de Versailles sur la Comédie Française. Le jeu supérieur du duc de Nivernois dans le rôle de Valère entraîne des changements heureux dans celui du comédien qui jouait ce rôle à Paris, Roseli (p. 26).
Figure en annexe le texte d’une amusante petite pièce intitulée La Critique de Ververt, imprimée à La Haye en 1736 et reprise dans certaines éditions des œuvres de Gresset. Elle imagine l’effet produit par la lecture du poème sur de jeunes religieuses, qu’elle détourne du couvent. On peut se demander si c’est bien là le projet de Gresset, et si le texte est de sa plume, malgré des indices que relève Jacques Cormier ; la pièce, sans doute destinée à un théâtre de société, est en tout cas un témoignage intéressant sur la réception contemporaine du poème.
Avec cette édition magistrale des œuvres de Gresset, le lecteur moderne dispose désormais d’un livre attachant et d’une contribution de premier ordre à une histoire renouvelée du théâtre du xviiie siècle.
Sylvain Menant
Louis-Jean Levesque de Pouilly,Théorie des sentiments agréables. Édition et études critiques sous la direction de Françoise Gevrey. Reims, Épure, « Héritages critiques », 2021. Un vol. de 304 p.
Cet ouvrage se compose de deux parties : la présentation et l’édition critique d’un texte du Rémois Levesque de Pouilly par Françoise Gevrey, suivies de cinq articles sur le même sujet rédigés par divers collaborateurs. De cet imprimé très souvent republié et revu par l’auteur, depuis le premier de la Veuve Pissot à Paris en 1736, jusqu’à celui, tout aussi parisien, de David le jeune en 1749, l’éditrice a choisi cette dernière édition agrémentée de corrections manuscrites originales d’auteur signalées en note et de compléments thématiques d’époque que reproduit encore ce volume. Françoise Gevrey établit ainsi la synthèse d’un texte qui anima largement les débats de son temps sur divers sujets que l’auteur, nourri en particulier par un savant séjour philosophique en Angleterre, définit comme la « route du véritable bonheur ». Dédié au roi, mais « à la portée de tous ceux qui sont capables de la réflexion la plus légère », le propos envisage tout ce qui correspond à la nécessité la mieux avisée du temps allant des beaux-arts à l’harmonie sociétale.
965Pour ce qui est du complément, l’article de Miguel Benitez revient sur les diverses éditions corrigées du texte ; celui de Carole Dornier sur la convergence de la pensée entre l’auteur et l’abbé de Saint-Pierre, avec une lettre inédite du premier. La notion du bonheur chez Fontenelle est mise en contestation avec celle de notre auteur dans un article de Claudine Poulouin. Marc-André Bernier s’intéresse aux agréments du langage dans le texte de Pouilly. Et, dans un dernier article, Bernard Delaunay traite de ses rapports assez originaux avec l’Académie royale des sciences pour le projet d’une « école des Arts » destinée à la formation technique des jeunes gens de la ville de Reims.
François Moureau
Flora Champy, L’Antiquité politique de Jean-Jacques Rousseau. Entre exemples et modèles. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2022. Un vol. de 632 p.
L’ouvrage est issu du travail de doctorat de Flora Champy, Normalienne, agrégée de Lettres Classiques, et se présente comme une synthèse impressionnante de la pensée politique de Rousseau, saisie dans ses ouvrages de philosophie politique et de philosophie du droit. Deux annexes présentent avantageusement les notes de Rousseau sur le De re publica de Cicéron, ici traduites, ainsi qu’une autre source où a directement puisé le Genevois, des extraits du De antiquo jure civium romanorum de Carlo Sigonio, avantageusement traduits. La démonstration de Flora Champy se déploie en deux mouvements distincts, les exemples des grands hommes offerts par l’antiquité souvent ouverts à l’exemplum ; puis les modèles que sont certaines cités antiques et qui seuls font sens pour une communauté, les liens entre ces deux concepts étant longuement étudiés dans l’introduction, au regard de la mimesis comme de la theoria. Dans cette exégèse des sources exemplaires de Rousseau, Flora Champy bascule donc de la philosophie morale à la philosophie politique, de la construction d’une personnalité à celle d’une communauté, sa démonstration replaçant à sa juste place le rayonnement de la république romaine. L’Antiquité pour Rousseau est bien autre chose qu’une galerie de figures héroïques ou un fonds commun d’images déjà devenues topiques ; elle est la source vive de sa conceptualisation du politique. D’une partie l’autre, Flora Champy passe donc naturellement de l’exemple au modèle, de l’exemplification à la conceptualisation, du grand homme à la cité, pour cerner la juste mesure des références historiques antiques dans la construction de la pensée politique de Rousseau. Car l’Histoire antique – politique – tient une place à part dans l’œuvre de Rousseau : elle est non seulement la source, mais aussi le processus d’exemplification, accompagnant l’invention conceptuelle. C’est l’enquête, ambitieuse, ample et saisie à partir des textes et des états génétiques des textes (les trois Discours, le Contrat social, les Lettres écrites de la montagne, les Affaires de Corse, les Considérations sur le gouvernement de Pologne, corpus d’étude qui n’empêche pas de sonder aussi l’œuvre de Jean-Jacques), que réalise avec autant d’élégance que de clarté et de solidité dans l’enquête Flora Champy.
La première partie, L’antiquité construite. Évaluer la modernité, la conduit à mesurer, après d’autres critiques, la formation intellectuelle de Rousseau, de l’enfance jusqu’à l’illumination de Vincennes, par les exemples puisés notamment 966dans sa lecture de Plutarque, du moins le Plutarque d’Amyot qui tire le texte du côté d’un héroïsme néo stoïcien qui convenait à l’aristocratie française et auquel un enfant d’artisan put aussi avoir accès dans la république genevoise. Ces exemples sont déjà plus que des ornements rhétoriques : ils portent en germe un modèle d’existence, saisi en l’occurrence dans une triangulation, puisque lié à la présence d’un père représentant et représentatif d’une cité (la patrie genevoise). Quand Flora Champy passe au crible les traces véritablement laissées par les Vies dans les œuvres de son corpus « politique », elle doit admettre qu’elles ne sont pas plus nombreuses que celle des Œuvres morales. Mais la portée d’un style héroïque en revanche se mesure durablement. Flora Champy suit la chronologie de la formation intellectuelle de l’autodidacte Rousseau et saisit ensuite quels exemples sont travaillés dans les deux décennies qui le dé-placent entre Mme de Warens et Mme Dupin. Rollin ou Saint-Aubin continuent à l’engager du côté d’une Histoire exemplaire, où l’identification héroïque commence à être tempérée par la réflexion moraliste. La double fréquentation livresque de Montaigne et de Lamy lui apprend à « lire » autrement et à comprendre que les exemples illustres pourraient bien être des « figurations de l’ordinaire humain » (p. 78). Moral et rhétorique, l’exemple est encore un outil dans son argumentation, mais ne s’y substitue pas ; en revanche, la fréquentation des auteurs anciens s’accompagne, comme le rappelle Flora Champy, d’essais de traductions de textes en latin (surtout de 1737 à 1758), qui sont autant d’apprentissage d’un style : l’antiquité politique de Rousseau est autant une réserve d’exemples que de tons. La République de Platon est utilement relue et réétudiée au moment de la rédaction de la Lettre à d’Alembert par exemple. Le premier Discours, ouvrage fondateur du système de Rousseau, prend pied dans une conception nostalgique de l’Antiquité, incarnée dans le personnage revisité par Rousseau de Fabricius, le pauvre vertueux, dont l’exemple historique est déjà en train de basculer vers le modèle politique. Ici, sans doute, la lecture de l’ouvrage récent de Renaud Bret-Vitoz, aux PUL, L’éveil du héros plébéien, aurait permis à Flora Champy de mieux mettre Rousseau en perspective dans une histoire littéraire en pleine construction de nouveaux parangons. L’étude des sources ne doit pas masquer l’influence des milieux, ni celle des courants. Cette vertu, essentiellement politique, car civique, Rousseau propose de l’étudier au regard des monuments antiques, qui sont tout aussi bien les objets artistiques d’Athènes que les « actions héroïques » de Sparte, sachant que ces deux exemples commencent à prendre, dès le premier Discours, une valeur allégorique plus qu’illustrative et servent de réponse à L’Esprit des lois de Montesquieu. Après Fabricius, Rousseau se servira encore de Brutus, de Caton ou d’Alexandre pour incarner dans un homme et dans un style sa conception de la vertu politique. Puis il changera d’échelle et établira sa réflexion non plus à partir des grandes figures de l’antiquité politique, mais à partir des grandes cités, Sparte, Athènes et surtout Rome.
C’est ce changement d’échelle qui alimente la seconde partie de l’ouvrage, tout aussi stimulante que la première : L’antiquité constructive. Formuler le droit politique. Les cités antiques sont élevées au rang de modèles de pensée et c’est à l’histoire des peuples et non plus aux destinées des hommes illustres que s’intéresse le philosophe après son second Discours et avant son Histoire de Lacédémone et son Parallèle entre les deux républiques de Sparte et de Rome. Ce n’est pas en historien intéressé par l’exactitude des dates et des événements que Rousseau aborde la chronologie de ces cités antiques, mais en philosophe politique qui 967cherche à traquer l’origine du droit et du contrat social. Flora Champy, en prêtant attention aux indices qui permettent de reconstituer la genèse de ces quatre textes, jusqu’au Contrat social, suit par effets de glissements la construction du système de Rousseau, l’élaboration du droit politique dans cette pensée, la place de la souveraineté populaire dans ce système, et nous la suivons à notre tour avec plaisir dans une enquête toujours minutieuse et élégamment rédigée. Flora Champy situe dans l’Émile un tournant important entre la conscience morale et la conscience politique, entre l’influence de Plutarque et celle d’Hérodote ; pour le dire autrement, l’Histoire vaut moins pour les faits « que pour ce qu’elle peut nous enseigner sur le fait politique » (p. 309) : parce que lacunaire, elle s’offre comme promesse de reconstitution. Cette fois, Rousseau rejoint partiellement Montesquieu et s’éloigne de Voltaire et de la tradition des juristes européens, dont Grotius. L’Antiquité politique n’est pas seulement un réservoir d’exempla ; elle sert de contre modèle à une modernité politique qui ne cesse de décevoir Rousseau. À lui qui interroge la liberté politique, qui se soucie du maintien de l’État, qui commence à être obsédé par la notion de volonté générale, les exemples individuels gardent une valeur illustrative ; mais c’est aux exemples des structures collectives, le corps politique, qu’il veut ajuster sa pensée, l’individu ne prenant sens que dans une histoire du collectif. Rousseau s’attèle bien obstinément désormais à l’étude des gouvernements anciens. C’est là qu’une étude sur les autres auteurs qui ont pensé des gouvernements (notamment Diderot) aurait pu aussi apporter un éclairage sur l’originalité de la pensée de Rousseau. Flora Champy convainc parfaitement dans ses deux derniers chapitres (« la cité antique, outil critique et modèle politique » et « les cités antiques, modèles de gouvernement ») de l’ascendant de Rome pour le penseur. L’exploration attentive du texte de Carlo Sigonio sur le droit romain (extraits traduits par elle proposés en annexe 2) dont Rousseau est tributaire est à ce sujet un des éléments stimulants de cette enquête.
Cet ouvrage, qui avance sans hésiter mais en questionnant inlassablement, en s’appuyant, mais pas servilement, sur tous les critiques qui l’ont précédé, est une remarquable synthèse, qui fera date, sur l’influence des auteurs antiques et de l’histoire antique sur la pensée de Rousseau, l’élaboration de sa philosophie morale, mais plus encore sa philosophie politique et sa conception du droit politique. L’information est aussi précise que la langue est élégante. Ce n’est pas seulement l’exemplarité des hommes illustres dans la formation intellectuelle et culturelle de Rousseau, n’omettant pas les médiations (traductions, adaptations, réécritures) dont les textes anciens ont pu faire l’objet, que Flora Champy explore, mais la construction d’un système originée dans des modèles (non pas d’existence) mais de pensée, qu’elle parvient à élaborer.
France Marchal-Ninosque
Nicolas Morel, De l’encre aux Lumières. La famille Cramer et la librairie genevoise sous l’Ancien Régime. Genève, Slatkine, 2021. Un vol. de 295 p.
Nicolas Morel, chercheur postdoctoral à l’Université de Zurich, auteur d’une thèse sur le Voltaire de Beuchot soutenue en 2018 et publiée un an plus tard, nous offre dans ce savant volume une saga familiale, l’histoire d’une maison d’édition genevoise rendue célèbre pour avoir publié et diffusé un auteur phare : Voltaire. 968Tout commence avec un médecin strasbourgeois protestant, Jean-Ulrich Cramer (1610-1687), réfugié à Genève en 1634 et reçu bourgeois en 1668. L’un de ses petits-fils sera le célèbre mathématicien Gabriel Cramer (1704-1752). Jean Antoine (1655-1725), le fils cadet de Jean-Ulrich, fait un apprentissage d’imprimeur-libraire chez Léonard Chouet, l’un des deux grands imprimeurs de la cité avec les De Tournes. Il devient l’associé de Chouet en 1680 et le reste jusqu’au décès de ce dernier en 1691. Jean-Antoine rachète alors l’atelier et le fonds d’imprimerie à la veuve Chouet, et s’associe avec le libraire lyonnais Philibert Perrachon. Le 8 juin 1722, son fils Guillaume-Philibert (1693-1738) épouse Jeanne-Louise De Tournes, fille du libraire Gabriel De Tournes. À cette occasion, Jean-Antoine cède à son fils ses parts dans l’entreprise qu’il partage avec Perrachon. Mais Guillaume-Philibert décède subitement en mars 1738, à 44 ans, moins d’un an après son associé. Sa veuve va devoir faire face à une situation complexe, au nom de ses deux fils Gabriel (1723-1793), âgé de 14 ans, et Philibert (1727-1779), 10 ans à peine, et, bien qu’en retrait, veiller sur l’affaire durant une décennie avec l’aide de deux associés, les frères Claude et Antoine Philibert. Or si les veuves de libraires dirigeant l’atelier familial sont nombreuses en France sous l’Ancien Régime, telle n’est pas la règle à Genève. Et le cas de Jeanne-Louise De Tournes est assez exceptionnel. À l’été 1755, ses fils étant majeurs, et l’associé Philibert ayant repris sa liberté, les Cramer sont, pour la première fois dans l’histoire de trois générations de libraires, indépendants. Et c’est à peu près le moment où ils entrent en relation avec Voltaire. Philibert le visite à Colmar en août 1754. Voltaire s’installe à Genève en février 1755. Il y séjournera cinq ans. Les deux frères Cramer ont servi d’intermédiaires pour trouver la propriété de Saint-Jean… qui deviendra Les Délices. La famille participe à la vie mondaine et joue dans le théâtre du célèbre auteur. D’éditeur de Voltaire, Gabriel en devient l’ami et le factotum. La maison Cramer diffuse alors une bonne partie des livres qu’elle produit vers la France et a des liens étroits avec la librairie lyonnaise, mais elle exporte aussi beaucoup vers l’Espagne et le Portugal, et dans une moindre mesure vers l’Italie et vers l’Europe du Nord. Elle se lance immédiatement dans la production d’œuvres complètes de Voltaire, qui connaitront plusieurs éditions successives de 1756 jusqu’à celle dite « encadrée » de 1775. Les deux frères publient aussi d’autres textes, tels Candide (1759) ou le Théâtre de Pierre Corneille (1764). Mais les Cramer sont aussi aux prises avec les contrefacteurs, et avec des concurrents, tel François Grasset, à Lausanne, qui n’est autre que leur frère de lait. Gabriel Grasset, son frère, est dès 1759 le chef de l’atelier des Cramer, et se voit confier, en 1763, la tâche de publier clandestinement les textes les plus polémiques de Voltaire, lesquels sont ensuite introduits dans les œuvres complètes publiées par les Cramer. Ceux-ci sont aussi, grâce à leur réseau professionnel, les pourvoyeurs de livres du grand homme. Mais à partir du milieu des années soixante, Philibert se désintéresse de la librairie et se tourne vers la politique. En 1766 il est secrétaire de justice, et entre au Petit Conseil en décembre 1767. Il en sera évincé dix ans plus tard. Il fréquente alors les cercles parisiens et le salon de la duchesse de La Rochefoucauld d’Enville, chez qui il rencontre Condorcet et Benjamin Franklin, dont il héberge durant quelques mois le petit-fils à Genève. Il meurt le 19 août 1779. Depuis 1765, Gabriel est donc seul à la tête de la librairie, et se consacre presqu’exclusivement à l’édition de Voltaire. Il croise alors sur sa route Charles-Joseph Panckoucke, qui s’immisce dans la relation entre les Cramer et Voltaire, et dont l’implication dans l’édition des œuvres complètes de 1768 et dans 969celle de l’édition encadrée de 1775 demeure mystérieuse et énigmatique. Nicolas Morel a le mérite de poser une question que d’autres se posent aussi, et à laquelle personne n’a de réponse : l’avide Panckoucke, préfigurant la figure de l’éditeur moderne, est-il le fossoyeur de la firme Cramer, maison d’imprimeur-libraire traditionnelle ? Pourtant, en misant sur Voltaire, les Cramer ne préfigurent-ils pas, eux aussi, l’éditeur moderne ? En 1776, Gabriel Cramer s’établit à la campagne. Un an plus tard, il se retire de la librairie, son fils unique Jean-François Louis, né en 1752, ayant choisi d’embrasser le métier des armes. Il meurt le 18 mars 1793. On pourrait croire qu’avec lui s’achève la saga de trois générations de libraires genevois. Il n’en est rien. Gérald Cramer (1916-1991), dont le quadrisaïeul n’est autre que Philibert, le frère de Gabriel, a été, dans la seconde moitié du xxe siècle, un célèbre galeriste et éditeur d’art genevois, travaillant en étroite collaboration avec de nombreux artistes, dont Chagall, Miró, Éluard, Matisse, et Picasso. Comme le souligne avec justesse Nicolas Morel, Gabriel et Gérald Cramer ont choisi de travailler en étroite collaboration avec des créateurs. La pratique professionnelle de Gabriel Cramer est peut-être plus proche de celle de son arrière-neveu Gérald, que de celle de son père Guillaume-Philibert ! Ce beau livre, qui fera date, est une importante contribution à l’histoire du livre, pas seulement genevois, mais aussi aux études voltairiennes.
Dominique Varry
Giacomo Casanova, Correspondances familières avec ses parents et sa dernière compagne (années 1780-1798). Édition, présentation et notes de Furio Luccichenti et Marie-Françoise Luna avec la collaboration de Roland Le Mollé. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2022. Un vol. de 203 p.
Ce recueil procure, dans un premier temps, des lettres adressées à Giacomo Casanova par plusieurs membres de sa famille (ses frères Francesco, le célèbre peintre de bataille, et Giovanni, alors directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Dresde ; son neveu Carlo Casanova ; sa nièce Teresa ; son neveu par alliance Carlo Angiolini qui accompagne affectueusement ses dernières années et auquel il lègue le manuscrit de l’Histoire de ma vie) et quelques lettres de Casanova à certains de ces correspondants, essentiellement à son frère Giovanni et à son neveu Carlo. Même si quelques-unes sont antérieures, ces lettres datent très majoritairement des années passées par Casanova à Dux chez le comte de Waldstein. Plusieurs lettres étaient inédites, l’ensemble n’avait jamais fait l’objet d’une édition soigneuse et cohérente : on le découvre ici avec un appareil critique qui permet de tirer profit des informations qu’il procure à propos de la vie familiale et sociale de Casanova au cours de ses dernières années et des réalités matérielles de son existence. En revanche, les épistoliers n’abordent pas, dans cette correspondance familière, de sujets littéraires, pas plus qu’ils n’évoquent l’écriture de l’Histoire de ma vie. Les lettres écrites en français sont éditées en respectant le français italianisé des correspondants. Les lettres écrites en italien sont traduites en français par Roland Le Mollé. Dans une seconde partie du recueil, on lit une nouvelle édition des lettres de la dernière compagne vénitienne de Casanova, Francesca Buschini 970(lettres traduites de l’italien par Roland Le Mollé), après celle donnée par Aldo Ravà en 1912. Ces lettres, qui évoquent les connaissances de Casanova à Venise, font entendre parfois quelques échos d’une vie sociale et culturelle vénitienne plus large, mais que Francesca Buschini, contrainte par la pauvreté, ne connaît que par ouï-dire. Elles témoignent de la façon dont vivait tant bien que mal une jeune fille pauvre et renseignent sur l’existence menée par Casanova après son second exil de Venise (1783), notamment lors de son séjour à Vienne auprès de l’ambassadeur de Venise (1783-juillet 1784) puis au cours des premiers mois passés à Dux (lettres de juillet 1786 à octobre 1787). Avec cet ouvrage, Marie-Françoise Luna, dont la contribution essentielle aux études sur Casanova n’est plus à rappeler, poursuit, ici avec Furio Luccichenti, un précieux travail d’édition de la correspondance familière de Casanova : on lui doit déjà le volume Mon cher Casanova (lettres de Maximilien Lamberg et Pietro Zaguri à Casanova), préparé avec Marco Leeflang et Gérard Luciani (Honoré Champion, 2008).
Jean-Christophe Igalens
Yvon Le Scanff, Senancour. Penser nature. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2022. Un vol. de 377 p.
Yvon Le Scanff livre avec cet essai un ouvrage important, pour la connaissance de l’œuvre de Senancour, qui en est incontestablement renouvelée, et d’une manière plus générale, pour les liens qui se tissent entre littérature et philosophie à la fin du xviiie siècle et au début du siècle suivant. On ne peut que se réjouir que soit ici pris en compte, certes à des degrés divers, l’ensemble de cette œuvre, trop souvent réduite à Oberman, et que ce soit donc bien un itinéraire intellectuel et sensible tel qu’il se dessine au fil des ans, à travers la diversité des genres littéraires pratiqués par Senancour (articles de presse, brochures, romans, rêveries, théâtre, etc.), qui soit ici exposé. Le mérite de cet ouvrage est encore de réhabiliter Senancour en tant que penseur, en le faisant dialoguer avec les principaux courants de la philosophie antique et moderne : Yvon Le Scanff précise par exemple, dans la section sur « l’ascète », la position de Senancour par rapport au stoïcisme, considéré comme une forme d’« héroïsme du négatif », « un héroïsme réactif, en partance vers le ressentiment contre la vie » (p. 126), dont Senancour renie l’idéal d’ataraxie, pour lui préférer un état où les passions ne sont pas étouffées mais régulées. L’angle retenu pour aborder Senancour conduit à diverses reprises Yvon Le Scanff à le situer par rapport à Spinoza, mais aussi Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, les tenants du nihilisme, etc. Dans ce tour d’horizon très riche qui s’attache toujours avec beaucoup de finesse à saisir la particularité de la vision du monde de Senancour, on peut regretter que davantage de place ne soit pas faite à la religion, à la critique de la Bible, au combat contre le fanatisme, mais aussi à la quête d’autres formes de sacré, autant de facteurs qui ont également pesé sur l’évolution de la pensée de Senancour.
Ainsi que le titre du livre l’indique, Yvon Le Scanff examine cette pensée à partir de la conception de la nature que se fait Senancour et des choix d’écriture auxquels l’a conduit sa volonté d’inscrire fidèlement dans ses textes le cours de ses idées, sans jamais en forcer artificiellement la cohérence ni l’achèvement. Ainsi trouve-t-on tout au long de l’ouvrage d’excellentes analyses de la pensée 971à l’essai, jamais figée, jamais donnée comme finie, qu’a privilégiée Senancour, pour se prémunir contre la facilité trompeuse des certitudes et pour se maintenir toujours en mouvement, toujours en garde contre les « absurdités humaines » qu’il se proposait dès son deuxième essai de dénoncer avec force (Sur les générations actuelles. Absurdités humaines). Mais il ne s’agit pas ici seulement de définir une méthode qui fuit toute mise en forme systématique et qui se reconnaît le droit de douter, voire de se contredire. Yvon Le Scanff présente à juste titre cette pensée comme un « exercice de soi » (p. 35) pratiquée en vue de « se réformer soi-même », comme l’écrit Senancour dans les Libres méditations, de mieux se comprendre et de mieux maîtriser la conduite de sa vie, ce qui explique la proximité de ses textes avec le journal intime : on y retrouve les mêmes injonctions adressées à soi-même pour tenter de vivre en conformité avec les principes que l’on s’est donnés, tout comme l’attention portée aux fluctuations jour après jour, parfois heure par heure, d’une pensée modifiée par les impressions sensibles reçues du dehors. Il en ressort que, chez Senancour, les idées ne peuvent être appréhendées en dehors du contexte, de l’espace sensible qui les a vues naître : elles doivent être prises « comme des possibles, selon un point de vue, selon un point de vie », comme le dit très bien Yvon Le Scanff (p. 344) : cette osmose entre la pensée et le lieu est remarquablement rendue dans les pages qui passent en revue les différents types de paysages, sublime, romantique, pastoral, choisis comme cadres ou plutôt comme moteurs de la rêverie.
Yvon le Scanff est allé à l’essentiel en ramenant cette pensée qui ne veut jamais s’arrêter à la quête de l’établissement de justes rapports entre l’homme et le monde, ce qui aboutit dans le meilleur des cas à l’expérience revigorante d’une exaltante participation à la nature saisie dans sa force productive, notamment dans les moments de rêverie qui sont chez Senancour autant de « moments d’énergie » (Oberman) permettant la « pure expansion, écoulement dans le tout qui est désormais, et à nouveau, le soi » : Yvon Le Scanff trouve avec raison dans cette « conscience pleine de monde et du monde » qu’est la rêverie la forme sans doute la plus accomplie de « la pensée-nature » qu’il cherche à circonscrire, en tant qu’elle engage « une théorie des rapports et une poétique des harmonies de la nature » (p. 299). Au fil des chapitres, il rend compte également avec rigueur des concepts clés de cette pensée, ceux, par exemple de « dénaturation » conduisant à une nécessaire « rétrogradation », mais aussi d’« extension » relançant sans cesse le besoin d’une régulation qui n’est pas résignation à l’ascétisme. Il ménage une heureuse mise au point sur la légitimation de l’amour comme possible voie d’accomplissement de l’homme et comme cheminement vers le beau et le bien, sans laisser de côté sa mise en fiction, y compris dans les romans les moins connus de Senancour, comme Aldomen, où se dit le bonheur d’aimer, et plus encore Isabelle, où ce bonheur se trouve paradoxalement dans la distance, dans l’oscillation « entre le pas encore de l’espérance et le déjà plus de l’élégie regrettante » (p. 223) Tout aussi réussies sont les pages sur « la voie de la sagesse », trouvée dans la valorisation de l’habitude, « condition du bonheur durable parce qu’elle fixe un rythme dans le temps » (p. 232), dans la recherche de la « voie du mineur », soit d’une « intensité maîtrisée » (p. 234), qu’allégorise l’opposition entre l’humble violette et la trop voyante rose dans les Rêveries sur la nature primitive de l’homme, mais aussi dans l’idéal de « l’homme simple » qui expérimente un « sublime du peu » (p. 243) : autant de modalités d’une privation qui doit se comprendre non pas comme une 972mutilation, mais comme une modération conduisant à un bonheur retrouvé dans l’art de vivre en accord avec le rythme du monde.
Cette « pensée-nature » conduit Senancour à un nouvel usage de la description dont Yvon Le Scanff mesure bien la portée métaphysique, puisqu’elle devient « moyen de compréhension mais aussi d’investigation de la nature dans son rapport à l’homme » (p. 316). Cela ne va pas sans répercussions sur le style même de l’écrivain. Si l’aporie du « style naturel » est mise en évidence (p. 280), il reste à enquêter sur la construction des phrases, sur les figures de style mobilisées pour exprimer les harmonies entre l’homme et le monde : Yvon Le Scanff relève ici et là le recours à l’épiphrase, à l’apposition, à la nominalisation, ce qui invite à poursuivre cette étude stylistique des textes de Senancour. La conclusion ouvre à son tour des pistes prometteuses en mettant en avant la part d’« utopie », fût-ce « à rebours » (p. 348), qu’il y a effectivement dans les mises en garde contre l’épuisement de la terre auxquelles se livre très tôt Senancour : il est souhaitable que les études d’écopoétique ne négligent pas ce corpus qui illustre à sa façon et avant l’heure le concept d’anthropocène. Il faut donc féliciter Yvon Le Scanff d’avoir redonné une actualité à Senancour par un essai ambitieux qui restitue avec justesse l’inscription de sa pensée dans son œuvre.
Fabienne Bercegol
Guillaume Cousin, La Revue de Paris (1829-1834) : un « panthéon où sont admis tous les cultes ». Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2021. Un vol. de 694 p.
Le livré tiré de sa thèse que Guillaume Cousin a consacré à la Revue de Paris vient opportunément s’inscrire dans une série de travaux sur les rapports entre presse et littérature dans la première moitié du xixe siècle. Certains d’entre eux sont généralistes, tels ceux de Patrick Berthier (La Presse littéraire et dramatique au début de la monarchie de Juillet (1830-1836), Presses du Septentrion, 1999) et de Marie-Ève Thérenty (Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), H. Champion, 2003). D’autres consacrés à un seul écrivain journaliste, tel le Balzac journaliste de Roland Chollet (Klincksieck, 1999). Le présent travail prend la suite des diverses monographies de revues littéraires parues avant lui, depuis le livre de Thomas Palfrey sur L’Europe littéraire (H. Champion, 1927) et celui de Kathleen Jones sur La Revue britannique (Droz, 1939), jusqu’à ceux de Jean-Jacques Goblot sur Le Globeet son groupe littéraire (Plon, 1995), de Thomas Loué sur la Revue des Deux Mondes, de Buloz à Brunetière (Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1999), et d’Adrien Goetz sur L’Artiste (thèse Paris IV, 1999).
Cette recherche sérieuse et informée vient remplir à propos un vide et une attente. Elle gagne à s’être concentrée sur les années véritablement significatives de la Revue de Paris, entre sa création par Louis-Désiré Véron en avril 1829, grâce à sa fortune acquise comme médecin mondain enrichi par la « Pâte Regnauld », et son rachat en 1834 par le directeur de la revue concurrente, Buloz, qui s’empresse d’en faire un appendice de moins haut parage de la triomphante Revue des Deux Mondes – jusqu’au moment où il cède cette Revue amoindrie à Arsène Houssaye, alors directeur de L’Artiste, qui s’emploie un temps à fondre les deux publications (1845).
973Une première partie – « La Revue de Paris en son temps » – considère d’abord cette revue hebdomadaire « dans sa matérialité », s’attache à écrire l’histoire y compris financière de son lancement, s’intéresse à ses trois directeurs successifs (Louis Véron, Charles Rabou, Amédée Pichot), à ses actionnaires ainsi qu’à ses principaux collaborateurs (Chasles, Nodier, Latouche, Balzac, Sainte-Beuve, Mérimée, Janin, etc.), en les classant selon l’importance et la nature de leur participation. Passant « de la gauche libérale au centre droit orléaniste », l’évolution politique de la revue est ensuite scrutée, de manière d’autant plus nécessaire que si la revue se flatte d’être purement littéraire, sauf au lendemain de la révolution de Juillet, elle n’en a pas moins une ligne qui se manifeste en sa « Revue politique » éphémère ou en ses « Albums ». Ligne qui ne manque pas d’évoluer, entre le moment où Véron prend la plume pour estimer qu’au lendemain de 1830 c’est au tour des « gens de lettres » d’être appelés « aux affaires » et celui où la revue fait allégeance à Casimir Perier, figure majeure de la « Résistance ».
Dans une sous-partie intitulée « La Revue dans le champ de la presse littéraire », l’influence des « revues » et « magasins » littéraires anglais est mise en lumière, la Revue de Paris apparaissant comme un mixte de magasin et de revue à l’anglaise, qui, tout en se délivrant de la systématicité des comptes rendus critiques attendus d’une review, penche vers le Magasin, soit la réunion de textes littéraires offrant une image attrayante de la littérature telle qu’elle peut s’écrire dans le laboratoire de la presse.
La revue est aussi saisie dans son rapport aux revues semblables et rivales qui constituent alors la presse littéraire parisienne : la Revue encyclopédique, Le Globe, le Mercure de France au xixe siècle tel que relancé en 1829 sous la direction d’Amédée Pichot, ou encore la Revue française doctrinaire, pour ce qui concerne les organes de presse existant avant sa création ; la Revue des Deux Mondes, refondée par Buloz en 1831, L’Europe littéraire se posant en rivale lors d’une carrière éclair en 1833-1834 avant de sombrer dans la faillite, L’Artiste et La France littéraire pour ce qui concerne l’après. La Revue de Paris est ainsi évoquée comme se distinguant avec succès des revues plus « intellectuelles » et plus austères (la Revue encyclopédique, Le Globe, la Revue française) et comme réussissant à se hausser à la toute première place dans la « pyramide des revues » grâce à son choix d’être un « recueil exclusivement voué aux lettres » (Latouche), de publier les « ténors de la littérature » (Véron), mais aussi à celui d’être une revue éclectique, comme l’annonce une formule du prospectus initial mise en montre dans le titre de ce livre et souvent répétée ensuite : « un Panthéon où sont admis tous les cultes ».
Intitulée « Création et critique littéraire », la seconde partie s’attache d’abord aux contributions littéraires originales que la revue publie dans les trois grands genres que seuls l’auteur retient (fiction narrative en prose, création dramatique et poésie), puis consacre une partie à la critique. Commencer par envisager la « création littéraire » et non la critique est ici légitime, puisque la logique de ce « Magasin », attrayant, distractif, original, que se veut la Revue de Paris consiste bien, dans un premier temps en tout cas, à relativiser la part de la critique au profit de la « création », comme on ne disait pas encore. D’autant que cela permet à l’auteur une construction en antithèse, parfois un peu forcée, entre une création ouverte au romantisme, et une critique qui lui est hostile. Mais le mot de « création » paraît parfois bien avantageux pour des produits dont certains sont stéréotypés par les 974modes en cours, alors que d’autres, il est vrai, comme y insiste l’auteur, sont le résultat d’hybridations et d’expérimentations remarquables. Cette partie initiale souffre de la répartition de la matière en vertu du critère générique. Commode pour en offrir au lecteur une image précise, d’autant que celui-ci est gratifié de très longues citations, ce critère s’avère malgré tout un peu trop dominant, au détriment d’autres logiques d’étude réduites à se glisser dans les interstices : la logique esthétique, la logique formelle, la logique thématique, la logique chronologique, la logique auctoriale, la logique médiatique, etc.
Ainsi l’évocation des récits en prose passe-t-elle en revue successivement les nouvelles exotiques, historiques puis fantastiques, avant de reléguer dans une quatrième case de Varia les nouvelles et contes échappant à ces catégories, sans assez la construire autour du genre de l’étude de mœurs et en particulier de Balzac, dont la contribution (Ferragus, La Femme de trente ans, La Femme abandonnée…) est quasiment passée sous silence comme réputée trop connue. La logique générique insiste à l’intérieur de ces deux sous-genres que sont les nouvelles exotiques, envisagées selon les contrées où elles situent l’action (Corse, Italie, Espagne, Orient), et les nouvelles historiques, réparties selon les périodes évoquées. Si l’on suit volontiers l’auteur dans la relativisation qu’il propose de la place des contes fantastiques, exagérée selon lui par l’histoire littéraire, tout comme en son rappel que, selon les critères du temps, fantastique et fantaisie se touchent, et que rares sont les contes de l’époque qui obéissent à la définition théorique du fantastique proposée par T. Todorov, on est gêné par la radicale synonymie ici postulée entre conte et nouvelle. Appuyée sur les travaux de René Godenne, elle n’est pas assez confrontée aux habitudes de balisage générique du temps, dont on se souvient par exemple quand on voit Janin mettre le mot nouvelle en italiques, et définir le genre selon un critère de vitesse hippique, comme une « course au clocher ».
Le critère générique se retrouve dans l’évocation du théâtre, qui met en vedette deux genres propices au format de la revue : les scènes historiques, genre libéral né sous la Restauration, dont Loève-Veimars, Félix Bodin, et Charles Rabou prolongent la mode, mais surtout les proverbes, de Théodore Leclercq et de Scribe principalement, traités de manière exhaustive, avec, comme c’est ici souvent le cas, utilisation systématique des travaux critiques contemporains. Parmi les autres formes de ce « théâtre à lire » caractéristique de la Revue de Paris, une place est faite à La Nuit vénitienne de Musset, pièce tombée devenue « pièce de papier ».
Traitée selon un plan chronologique qui distingue l’avant et après 1830, la poésie est considérée à juste titre comme « le parent pauvre de la Revue ». Tout comme pour Scribe, auteur consacré, payé cher et prié d’alimenter la revue en proverbes, c’est aussi l’argument de la notoriété qui a prévalu, plus que celui de la qualité, pour la mise en vedette de rares pièces de deux poètes majeurs, Lamartine et Delavigne. Le second surtout apparaît comme un auteur « maison », tant par ses publications que par les recensions critiques élogieuses de son théâtre et de sa poésie. Hugo en revanche ne figure que par un poème reproduit sans son accord en juin 1831. Comme pour mettre en valeur l’éclectisme de la revue, une place est faite à la poésie publiée dans l’orbite académique (Legouvé ; Pierre Lebrun), une autre aux satiriques tels que Barthélemy et Barbier. Seuls se détachent de cette grisaille « Les Vœux stériles », mais aussi « Les secrètes pensées de Rafaël » où Musset, renvoyant dos à dos classiques et romantiques, emblématise à sa manière la ligne de la revue.
975Moins convaincante est la thèse ici énoncée selon laquelle la Revue de Paris, grâce aux publications qui viennent d’être rappelées, serait une « tribune romantique ». Pour qu’il y eût tribune, il eût fallu non seulement présence en ordre dispersé de romantiques de divers acabits parmi les signataires des textes littéraires publiés, mais utilisation de la revue comme outil de propagande, au moyen de professions de foi, de manifestes, de critiques dithyrambiques, et investissement en corps de la place par divers sous-groupes romantiques connivents. Ce à quoi la revue se refuse en raison de son programme éclectique, dont le fondement commercial n’est pas à négliger, puisqu’il s’agit ainsi de ne pas se spécialiser, au risque sinon de s’aliéner des portions du lectorat possible. Non pas tribune romantique, la Revue de Paris n’a été plutôt qu’une scène d’exposition insistante pour certains romantiques hors écoles, prosateurs plutôt que poètes ou dramaturges, choisis en fonction de leur notoriété et de leur aptitude à utiliser l’instrument médiatique, Nodier, Balzac, Janin, Mérimée, le bibliophile Jacob en ce qui concerne le premier rang, alors que les grands poètes romantiques refusent de descendre dans cette arène, Hugo le premier, malgré le démarchage auquel se livre auprès de lui Nodier. Et le signe que la « création littéraire » elle-même y est loin de porter les couleurs du romantisme, c’est que deux des genres majeurs que l’école a illustrés, le drame et la poésie lyrique, y sont non seulement absents mais aussi systématiquement dénoncés par les critiques, tout comme est absent le Cénacle à l’exception de Sainte-Beuve et d’Antony Deschamps, tandis qu’est mieux accueilli le romantisme libéral. À Guillaume Cousin qui estime à juste raison que seul le Musset des « Vœux stériles » représente ici le plus vif du désenchantement de l’après 1830, on doit faire remarquer que c’est bien malgré tout dans le sillage de l’« école du désenchantement » telle que définie par Balzac en 1830, avec Nodier, Janin, Stendhal et lui-mêmepour totems, que gravite le néo-romantisme médiatique de la Revue de Paris, laquelle donne une place de choix à trois de ces quatre vedettes, tout comme elle vante ses fétiches cosmopolites, Hoffmann et Jean Paul.
L’affirmation en revanche selon laquelle la critique telle que la pratique la revue est presque constamment antiromantique est juste. Sainte-Beuve et Nodier entre autres y font certes exception, mais dans le cadre de la rubrique « Littérature ancienne » où se trame selon Guillaume Cousin une « contre-histoire littéraire » quêtant des ancêtres au romantisme. En revanche, la partie consacrée à la critique contemporaine s’ouvre à bon droit par l’évocation des trois « pamphlets » antiromantiques que formulent tour à tour Latouche, Viennet et Nisard, et par l’analyse de la manière dont les directeurs de la revue les approuvent en catimini. De manière plus constante, les critiques qui donnent le ton, Philarète Chasles puis Amédée Pichot en particulier, mais aussi Cuvillier-Fleury et Saint-Marc Girardin, futurs critiques de la Revue des Deux Mondes et du Journal des Débats, ne cachent pas leur antipathie envers Hugo, Dumas, et consorts, et plus encore envers les excès de la littérature frénétique. Tout cela au nom d’un « éclectisme raisonné », auquel revient souvent Chasles et qu’on retrouve aussi vanté sous la plume de Janin. Nodier lui-même y va d’un éloge de Delavigne, comme incarnant ce romantisme modéré que la revue favorise. Il se comporte ainsi non seulement en collaborateur mais aussi en prescripteur de ligne éditoriale, tout comme le font aussi par moments, en plus des directeurs, Chasles, Latouche et Janin. Ce sur quoi on aurait pu attendre quelque synthèse, tout comme sur la place et l’esprit général de la critique telle que la pratique la Revue, sur le personnel critique qu’elle emploie (que reprendra pour 976une part Buloz, en lui donnant plus d’importance) mais aussi sur les formes qu’elle y adopte, soit dans les articles, soit dans ses « Albums ». Car, de nouveau, c’est ici la logique des genres qui l’emporte, la critique étant distinguée entre critique dramatique, critique romanesque et critique poétique, alors qu’il y aurait beaucoup à dire aussi sur les méthodes à l’œuvre, dont celle de Sainte-Beuve dessinant une première mouture de la critique biographique, infléchie ensuite.
Resterait aussi à tenter d’expliquer les raisons de l’échec de la Revue de Paris et de la surprenante victoire de la Revue de Deux Mondes, par des comparaisons qui ne manqueraient pas d’être éclairantes et qui font un peu défaut pour l’instant. L’histoire connexe des deux revues pendant qu’elles sont en rivalité (1831-1834), puis une fois la Revue de Paris réduite à un statut ancillaire, apporterait sans doute à cet égard quelque clarté. De quoi inspirer de nouvelles recherches prometteuses à ce grand connaisseur de l’histoire des revues de la première moitié du xixe siècle qu’est déjà devenu l’auteur de ce livre, grâce à ce premier travail d’ampleur magistrale.
José-Luis Diaz
Anne-Marie Baron, Balzac, spiritualiste d’aujourd’hui. Au-delà du Bien et du Mal. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2022. Un vol. de 385 p.
Après Balzac et la Bible. Une herméneutique du romanesque (Champion, 2007) et Balzac occulte. Alchimie, magnétisme, sociétés secrètes (L’Âge d’homme, 2012), Anne-Marie Baron prolonge son exploration du versant mystique de l’œuvre de Balzac dans le présent volume. Le livre rassemble, ou plutôt fusionne, plusieurs articles et communications des dix ou douze dernières années où Anne-Marie Baron a constamment mis en évidence les différentes facettes de ce Balzac « spiritualiste ». Ces études sont ici réécrites et intégrées dans un propos qui suit un axe ascendant, un itinéraire spirituel allant du mal vers le bien, et du réel vers l’au-delà.
Dans la querelle bien connue entre le Balzac réaliste et le Balzac visionnaire, Anne-Marie Baron prend donc résolument parti pour le second. Au risque peut-être d’une exagération, lorsqu’elle écrit que « des années 60-80 à nos jours », la critique a souligné « la pertinence du tableau social […] sans tenir aucun compte de la déformation nécessaire du romanesque » (p. 10) : c’est faire bon compte de quelques décennies de critique balzacienne sur la question du réalisme, de la « mythologie réaliste » de P. Barbéris aux approches actuelles centrées sur l’interdiscursivité…
Mais qu’importe : là n’est pas le sujet d’Anne-Marie Baron, qui s’attache à déceler le spiritualisme de Balzac, entendu comme « une notion métaphysique qui suppose une distance, destinée ou non à être comblée, entre la matière et l’esprit […] qui n’est pas incompatible avec un matérialisme certain » (p. 22). Il s’agit donc d’étudier tantôt la pensée philosophique et métaphysique de Balzac, tantôt son inscription dans une tradition spirituelle mystique et théosophique (Saint-Martin, Boehme), tantôt la pratique d’une écriture symbolique, où le sens littéral se double de sens cachés.
L’autrice, soulignant que le réel balzacien donne à voir des idées et des significations et non des choses muettes, évoque ainsi un « réalisme spéculatif » (Graham 977Harman), voire un « réalisme magique » ou un « irréalisme critique » (p. 97). Le spiritualisme serait à nouveau d’actualité (d’où le titre) dans les neurosciences ou la physique quantique (p. 237-238, p. 343).
Si l’étude porte sur l’ensemble de l’œuvre, c’est bien sûr le Livre mystique qui est au cœur des analyses. L’ouvrage présente l’intérêt de placer au centre de notre attention les textes les plus idéalistes ou les plus métaphysiques, comme Louis Lambert et tout particulièrement Séraphîta, roman relativement peu étudié et auquel Anne-Marie Baron consacre plusieurs analyses approfondies. Il est aussi question des Scènes de la vie de campagne, et le chapitre sur le sens mystique (et non seulement érotique) des fleurs balzaciennes dans LeLys dans la vallée et dans Séraphîta, est un des passages fort intéressants de l’ouvrage (p. 187-205). La question de l’énergétique balzacienne et de la « pensée qui tue » est une des clefs de cette lecture, appuyée sur les Études philosophiques mais aussi sur les textes analytiques (Traité de la démarche, Code des gens honnêtes, Traité de la vie élégante). Les Scènes de la vie privée et de province sont également traversées ; on signalera notamment l’interprétation des héros et héroïnes balzaciens au regard du modèle de l’hagiographie (p. 171-177). D’autres rapprochements paraîtront peut-être plus hasardeux, comme la symbolique des nombres mise en regard de la numérologie cabalistique et biblique (p. 309-335), la conception du droit à la lumière de la loi talmudique (p. 73-97), ou la comparaison entre Balzac et Nietzsche (p. 46-57).
Dans cette herméneutique, il s’agit de montrer comment Balzac cherche à « faire découvrir des vérités morales, spirituelles, métaphysiques derrière des allégories » (p. 73). À la limite, la Comédie humaine serait une « œuvre clairement missionnaire », une « légende dorée » du xixe siècle (p. 176-177). Il serait intéressant à cet égard de croiser ce type de lecture avec les apports des études balzaciennes sur les effets de déstabilisation du sens liés au comique, à l’ironie, voire à la parodie, car tout ce discours spiritualiste ne va pas sans humour, comme le note parfois l’autrice. Quoi qu’il en soit, et c’est là l’intérêt principal de l’ouvrage, il s’agit de remettre au premier plan la question de la « pensée de Balzac », dans la lignée de ceux qui se sont interrogés sur la cohérence du « système balzacien » (Max Andréoli, André Vanoncini). Anne-Marie Baron apporte une contribution sur ce plan en soulignant vigoureusement l’influence de l’illuminisme et du mysticisme de Louis-Claude de Saint-Martin, de Jacob Boehme et de Swedenborg, dans l’écriture et la pensée de Balzac.
Thomas Conrad
George Sand, Œuvres complètes – 1840 – Le Compagnon du Tour de France. Édition critique par Martine Watrelot. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 532 p.
C’est le philosophe Pierre Leroux, saint-simonien dissident et, dès 1837, maître à penser de Sand en ce qui concerne le socialisme, qui fait connaître à celle-ci le Livre du Compagnonnage (1839) d’Agricol Perdiguier. Ce compagnon menuisier est alors engagé dans l’effort de réformer, à des fins d’unité, cette ancienne organisation des métiers artisanaux français, déchirée par le fanatisme des différentes sociétés ouvrières (les Devoirs) qui la composent. Sand le lit, l’invite chez elle, 978l’encourage (« Persévérez dans la voie vraiment grande et généreuse que vous avez embrassée », lui écrit-elle le 29 mai 1840), lui offre son soutien économique. De cette rencontre naît Le Compagnon du Tour de France (décembre 1840), le premier des romans dits « socialistes » de Sand, inspirés par une pensée sociale du rôle de l’écrivain et animés par la foi dans le socialisme « utopique ». Martine Watrelot, autrice de l’appareil critique de ce volume des Œuvres complètes de Sand, souligne à juste titre combien l’entreprise de Perdiguier, en même temps ethnologique ante litteram et politique, confirme les convictions de Sand sur la possibilité du « règne de la fraternité » et sur « les capacités morales et l’instruction des classes laborieuses » (p. 7), essentielles pour le bâtir. Ce credo lui inspire le héros du roman, Pierre Huguenin, menuisier et compagnon, qui prêche lui aussi « la fusion de tous les Devoirs rivaux » (p. 111). Sand l’investit d’une véritable « mission évangélique » (p. 47), elle fait de lui une figure christique de « pâtre inspiré », doué d’une « âme ardente » et du « don de prophétie » (p. 138), capable de dessiller les yeux de ses collègues et de leur faire croire à une société future où une parfaite égalité et l’amour réciproque règleraient les rapports sociaux. Ouvrier pénétré de la mélancolie profonde des classes supérieures de sa génération, Pierre aime les livres, cherche à s’instruire, s’éduque à la beauté esthétique, tombe amoureux d’une aristocrate qui aime sa sensibilité et sa droiture.
On l’imagine, Sand devra se défendre de l’accusation « de flatter le peuple, de vouloir l’embellir » (p. 37) : elle le fait dans la Notice de 1851, pour la réédition de ce roman demeuré pourtant inachevé. Elle revendique alors deux principes apparemment contradictoires : la vraisemblance du personnage (« Perdiguier lui-même était au moins aussi intelligent, au moins aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier […] pouvait être jeune et beau », p. 38) ; son « droit de faire pour les hommes du peuple ce qu’on m’avait permis de faire pour ceux des autres classes » (p. 37). Les enjeux esthétiques ne sont pas disjoints, chez Sand, des enjeux idéologiques : cette peinture du monde des travailleurs, qui se veut scrupuleusement fondée sur le récit des mœurs compagnonniques, montre sa conscience des problèmes que pose la représentation des classes populaires, ainsi que sa volonté de donner vie à un regard éloigné autant du misérabilisme hugolien que de la criminalisation que la littérature des bas-fonds fait peser sur celles-ci. « Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, si peu connues des autres classes » (p. 46), écrit Sand dans l’Avant-propos. C’est l’assomption d’une mission et le début d’une recherche qui, en changeant de formes, va l’accompagner, en passant par Jeanne (1844), les romans « socialistes » et la trilogie « rustique », jusqu’à Nanon (1872).
Martine Watrelot, chercheuse qui peut s’appuyer sur une ancienne et profonde connaissance du Compagnon du Tour de France, met en évidence la complexité du texte : roman social, roman d’amour, roman sur ce que peut être un art prolétarien, certes ; mais aussi roman sur la faillite du libéralisme et de la charbonnerie des années 1820, époque où l’histoire est située, et donc sur les perspectives bloquées du mouvement républicain pendant la monarchie de Juillet. Cette édition a aussi le mérite d’une annotation qui fournit une quantité d’informations précieuses sur les codes, les mœurs, le lexique en usage dans le Compagnonnage (ou dans la Maçonnerie), sur les unités de mesure, les savoirs ou la situation du marché du travail artisanal de l’époque. Le relevé des variantes signale un important travail d’écriture, avec beaucoup de passages biffés, ou réécrits directement avec les 979protes, tandis que le carnet préparatoire au roman (dont on rappelle les contenus) montre combien Sand « s’attache à fixer la progression de la narration » ou « note aussi l’évolution des relations entre les personnages conformément aux traits psychologiques de chacun » (p. 386).
On regrette que, dans l’« Introduction », les citations du roman renvoient à l’édition de J.-L. Cabanès (Livre de Poche, 2004) et non à l’édition critique dont il est question ; on déplore également l’absence d’une section consacrée à la bibliographie critique sur LeCompagnon du Tour de France mise à jour, toujours présente dans les autres romans sandiens de la collection. L’attention louable à la dimension nationale et internationale de la réception du roman aurait enfin gagné à faire l’objet d’une analyse critique. Ce qui ne diminue pas l’importance de cette nouvelle publication dans le cadre des Œuvres complètes de George Sand dirigées par Béatrice Didier.
Agnese Silvestri
Théodore de Banville , Nouvelles et contes (1845-1870). Édition par Peter J. Edwards. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 641 p.
La publication de cette édition critique s’inscrit dans la continuité de l’édition des Œuvres de Banville entreprise depuis 2000 sous la direction de Peter J. Edwards : neuf tomes de poésie complète, trois de théâtre, deux de critique et un de correspondance : soit déjà 16 tomes. La période couverte par le présent ouvrage est loin d’épuiser la part consacrée par Banville aux genres brefs en prose, et l’éditeur appelle de ses vœux l’édition des sept recueils suivants, publiés entre 1881 et 1888. Trois ensembles sont ici réunis : La Vie d’une comédienne, publié en 1877, dernier état augmenté et refondu d’un recueil d’abord publié en 1855 ; Esquisses parisiennes. Scènes de la vie, publié en 1876, du nom d’un premier recueil paru en 1859, pareillement refondu et augmenté de textes parus entre 1855 et 1870 ; enfin des textes rassemblés sous le titre Nouvelles et contes non recueillis : ensemble non pas disparate, mais rhapsodique, qui reprend et varie les thèmes et les manières de Banville dans des genres brefs destinés à la presse, auxquels le geste éditorial confère le statut d’une sorte de troisième recueil désormais accessible au public.
Doué d’une veine poétique à laquelle la notion de fantaisie reste attachée, Banville n’en fait pas moins preuve d’un sens aigu du réel qui ne doit pas être confondu avec le réalisme. Car s’il nous montre le spectacle de la société parisienne de son temps, il l’observe d’abord selon l’optique du théâtre dont le merveilleux poétique peut transfigurer le monde réel. Et c’est au théâtre que Banville nous emmène avec lui, même s’il sait, en contemporain de Baudelaire et après Nerval, que la poésie est désormais « tombée dans la prose » (comme elle l’est dans la presse). De même, la double postulation vers le réel et l’idéal manifeste une tension qu’illustrent le conte et la nouvelle. Ainsi, Banville entremêle dans « La Vie d’une comédienne » – texte liminaire presque programmatique –, les prestiges de l’illusion naïvement vécue par l’héroïne avec l’évocation poignante d’un destin broyé par la violence inhumaine de ses proches. Mais variant les registres, il sait pareillement jouer d’une ironie légère et spirituelle. À rebours surtout de ce qui 980est convenu, académique, parvenu, Banville se montre un témoin curieux, sensible et ouvert à la « vraie poésie » : celle des artistes sans gloire, comme ces « pauvres saltimbanques » et autres parias, artistes vieillissants ou à l’étoile injustement pâlie : ô Marie Dorval ! Il en ressort un point de vue très informé sur le théâtre de la monarchie de Juillet que Banville place sous les yeux de ses contemporains, sans oublier ses vedettes, tel Frédérick Lemaître. En somme, selon l’exemple de Balzac, et avant Bertall, Banville s’attache à la « Comédie de notre temps » (p. [128]), car c’est au présent que doit s’attacher la « Muse moderne ». Et c’est là sans doute le principal mérite de cette édition que de nous donner à lire un Banville prosateur encore trop peu connu, tout à la fois conteur et poète, alliant la fantaisie de l’humoriste à l’ironie du critique.
Le lecteur aura tout lieu de se féliciter de l’érudition de l’apparat critique, aussi complet que possible : notice, établissement du texte avec prépublications et éditions successives, variantes, notes, bibliographie et index (au nombre de six !). À cet égard, le travail d’annotation est sans doute l’outil le plus précieux, tant il fournit les clés nécessaires pour comprendre les usages, les acteurs, et les mœurs du théâtre parisien tels que les a connus et observés Banville. Quelques regrets pourtant subsistent, à commencer par l’absence de justification du titre « Nouvelles et Contes », préféré à celui de « Contes et Nouvelles » imposé par l’usage et bien plus ouvert. Les textes de Banville ne sont en effet pas tous narratifs, et l’assignation générique est souvent une question qui relève chez lui d’une poétique très consciente (p. 69). Puisque la « Notice » vaut introduction, elle aurait quant à elle gagné à être placée au seuil de l’ouvrage où sa consultation aurait été grandement facilitée. En outre, la présentation des éditions successives ainsi que l’empan chronologique retenu laissent parfois perplexe : l’on ne sait pas avec certitude si La Vie d’une comédienne, publié en 1877, comporte des modifications postérieures à 1870, et le contenu des éditions antérieures n’est pas davantage précisé. De même, s’il est légitime de ne donner qu’une fois les textes repris dans des publications successives, on attendrait que « La Vie d’une comédienne » et « Le Festin des Titans » ne soient pas signalés là où ils sont omis dans le recueil de 1876. On aurait aussi souhaité que, dans la table des matières, le titre d’Esquisses parisiennes soit conforme à celui de l’édition retenue, dont le second, Scènes de la vie, est pourtant fort emblématique de cette théâtralité sociale qui, chez Banville, redouble partout le théâtre. On s’interroge enfin sur l’utilité d’un relevé de variantes dénué de commentaire : un choix significatif plus restreint et précédé d’une présentation aurait été préférable. Surtout, en dépit de l’ampleur du travail fourni, on déplore trop d’erreurs résiduelles : renvois de page systématiquement décalés entre l’apparat critique et le texte ; usages typographiques incertains, dont l’emploi des grandes capitales ; coquilles nombreuses et parfois gênantes (« Jean Lorraine » [sic], p. 454) ; approximations, voire erreurs de langue caractérisées dans la notice. Bref, il a manqué une relecture avertie, et l’on se désole qu’un grand éditeur universitaire historique comme Champion n’ait pas fait sa part de travail, au point de ternir une édition qui est le fruit des connaissances d’une vie de chercheur. Restent heureusement la publication du texte, et la solidité du fond.
Bertrand Vibert
981Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale. Tome XVI : Juin 1861 – Septembre 1863. Texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 749 p.
L’édition de l’intégralité des critiques dramatiques publiées dans la presse par Théophile Gautier continue de fournir d’indispensables volumes à qui s’intéresse à la vie et à la création théâtrales du xixe siècle. D’une part, le magistère exercé par le feuilletoniste Gautier, étendu sur plus de trente ans, couvre presque toute l’activité des théâtres parisiens, grands et petits : cela offre au lecteur d’aujourd’hui, par la grâce d’une plume habile à saisir sons et images, un véritable spectacle dans un fauteuil. D’autre part, le travail éditorial effectué par Patrick Berthier, d’une érudition généreuse, depuis les notes infrapaginales jusqu’au répertoire des noms cités et aux index (personnes, œuvres scéniques, périodiques et autres œuvres), permet de faire de chaque volume un instrument d’étude incomparable.
Le tome XVI réunit les feuilletons dramatiques de Théophile Gautier publiés de juin 1861 à septembre 1863 dans Le Moniteur universel où il officie depuis avril 1855. Il se fait remplacer par Gustave Claudin (dont les textes ne sont pas repris ici) lors de ses déplacements loin de Paris, en Russie (août-octobre 1861), à l’exposition de Londres (mai-juin 1862), en Algérie (août 1862). Les passages de relais entre le feuilletoniste attitré et son remplaçant donnent lieu à quelques lignes savoureuses, tel ce dialogue fictif dans lequel Claudin remet entre les mains de Gautier, à son retour, son « feuilleton, net de tout arriéré » : « Les mélodrames sont là sur cette planche, les vaudevilles sur cette autre, tous avec une étiquette qui, le plus souvent, est une épitaphe. » (4 novembre 1861, p. 75) L’on sait combien les procédés d’oralisation comme les jeux de fictionnalisation et d’auto-représentation appartiennent à la rhétorique du feuilleton, fondée sur l’éthique et l’esthétique de la (fausse) conversation. Gautier s’y adonne particulièrement dans les moments de disette théâtrale, lorsque la plume du feuilletoniste manque de matière, les créations se raréfiant. C’est souvent le cas en 1861-1863 car les théâtres conservent de plus en plus longtemps à l’affiche les mêmes pièces, offertes à un public qu’élargit et renouvelle le développement des chemins de fer : « Trois ou quatre mois aujourd’hui ne suffisent plus à épuiser la vogue d’une pièce qui réussit pour une raison quelconque. » (25 février 1862, p. 165) Faute de nouveaux spectacles à chroniquer, Gautier évoque un nouveau système de décorations, panoramiques, proposé par M. Foucault (23 juin 1862), visite l’aquarium du jardin zoologique d’acclimatation (9 décembre 1861) ou bien découvre une nouvelle serre du bois de Boulogne, baudelairiennement appelée « Le Paradis artificiel » (27 octobre 1862). D’autres semaines, il profite de la permanence des affiches théâtrales pour rendre compte du Salon de 1861 ou s’occuper de la publication du Capitaine Fracasse dans la Revue nationale et étrangère.
Le lecteur assidu des feuilletons de Gautier retrouve le maître-critique fidèle à ses opinions et à ses goûts. L’euphémisme continue de dire l’exaspération face à la prolifération du vaudeville routinier (« Ma Sœur Mirette n’est pas à proprement parler le chef-d’œuvre de l’esprit humain […] », 15 juillet 1861, p. 51). Le plaisir visuel et auditif du cirque est toujours vanté par le feuilletoniste demeuré enfant (« Les oreilles nous tintent encore de la fusillade. Devant nos yeux éblouis de merveilles et de splendeurs, les lignes dansent sur le papier comme des lanternes 982au vent. » 29 juillet 1861, p. 65) Gautier se laisse aussi éblouir par « ce kaléidoscope de décors, de costumes et de trucs qu’on appelle une féerie » (3 mars 1862, p. 170). La défense du vers, garde-fou contre le prosaïsme, est proclamée avec obstination (« La forme métrique, précisément parce qu’elle n’est pas la forme usuelle, maintient le théâtre dans la sphère de l’art. », 16 décembre 1861, p. 102) – le théâtre de Louis Bouilhet, qui parle « la langue des vers », est ainsi soutenu. L’attachement aux versions originales des chefs-d’œuvre anciens est rappelé, par exemple à propos d’une reprise de L’Illusion comique à la Comédie-Française : le directeur Édouard Thierry « eût pu jouer la pièce telle qu’elle a jailli du cerveau rayonnant de Corneille fou d’enthousiasme, de jeunesse et de poésie. » (10 juin 1861, p. 27) Les reprises de pièces rarement jouées de Corneille (Le Menteur) et de Molière (Le Sicilien ou l’amour peintre, Psyché) sont saluées par un Gautier toujours curieux et enthousiaste
Le feuilletoniste guette, parfois en vain, la nouveauté, la « vraie forme moderne » du théâtre, car il attend que « les jeunes générations aient trouvé leur formule et dégagé du milieu moderne l’idéal nouveau » (21 juillet 1862, p. 252). S’il passe à côté de Labiche (La Station Champbaudet n’est pas distinguée du reste de la production courante), il suit l’entrée active dans la carrière dramatique de Victorien Sardou, salue les premiers pas d’Alphonse Daudet (La Dernière Idole, à l’Odéon), s’intéresse aux pièces du duo Meilhac et Halévy. Ce sont aussi les premiers gestes des acteurs et des actrices que scrute Gautier, impatient de voir qui peut succéder à Rachel : sera-ce Mlle Agar ? La pauvre Emma Livry, promise à une si belle carrière de danseuse, meurt de ses brûlures à vingt-et-un ans. Gautier s’en désole, mais il salue les nouveaux débuts de Constant Coquelin dans Le Mariage de Figaro tandis que Samson (doté d’une « habileté de diction qu’on ne dépassera guère », 16 mars 1863, p. 487) donne ses dernières représentations à la Comédie-Française.
La période ici chroniquée révèle la permanence ou plutôt la rémanence du romantisme. Le théâtre de Musset, arraché au livre, s’épanouit désormais sur scène (On ne badine pas avec l’amour, Les Caprices de Marianne). En revanche, plusieurs reprises de drames des années romantiques laissent un goût amer, comme celle d’Antony à la Porte Saint-Martin, sans Bocage ni Dorval (« la lave du volcan s’est refroidie », 30 juin 1862, p. 238). Gautier soutient par amitié la dernière création de Joseph Bouchardy (Philidor), mais « [l]e public n’est plus assez attentif pour en suivre la marche avec intérêt » (12 janvier 1863, p. 421). La mélancolie teinte alors certains feuilletons : l’on y suit la chronique d’une mort annoncée, celle du romantisme de 1830-1840. Le feuilleton du 8 septembre 1862 se fait nécrologique, relatant la disparition de Bocage, le Didier de Marion de Lorme, l’Antony, le Buridan de La Tour de Nesle, qui « réalisait de la façon la plus absolue l’idéal du temps » (p. 278) – parti à Londres, Gautier n’avait pu rendre compte de la dernière création de Bocage : Les Beaux Messieurs de Bois-Doré de Paul Meurice d’après le roman de George Sand. Gautier assiste en revanche à la reprise du More de Venise de Vigny, d’après Shakespeare, avec Rouvière, dans l’ancien Théâtre-Historique du boulevard du Temple – en voie de démolition. À la fin du volume, le feuilleton du 28 septembre 1863 évoque la mort de Vigny, celui qui « maintenait les droits sacrés de la pensée contre l’oppression des choses matérielles » (p. 670) Telle est la mission que poursuit, obstinément, Gautier critique dramatique.
Olivier Bara
983Theophile Gautier, Œuvres complètes – Poésies, 2. Édition de Peter Whyte et Thierry Savatier, avec la collaboration d’Alain Montandon. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 671 p.
Tout aussi attendu que le tome 1 des Poésies, ce second volume réunit Émaux et Camées, édité par Peter Whyte, ainsi qu’une collection de pièces plus ou moins errantes, la poésie ne faisant pas exception à l’histoire toujours compliquée des textes de Théophile Gautier. On y retrouve donc, classés selon leur date de première parution, les poèmes non retenus en volume entre 1831 et 1870, le recueil offert à la Princesse Mathilde, Un douzain de sonnets, Pièces diverses (1869), et un ensemble de pièces posthumes regroupées par formes (distiques, quatrains, sonnets, bouts rimés, autres poésies, fragments, traductions et adaptations). Suivent, éditées par Thierry Savatier, vingt-deux Poésies érotiques et libertines, accompagnées de trois apocryphes. À quoi Peter Whyte a joint, pour terminer, quatre inclassables : un inédit, une attribution douteuse, une fausse attribution et une collaboration. C’est dire le scrupule d’exhaustivité avec lequel les éditeurs ont rassemblé les textes et collationné leurs éventuelles variantes. Il reste que cette tentative de classement s’avère, comme celle des éditeurs précédents, impuissante à faire surgir un ordre de cet éparpillement et confirme dans l’idée que « l’abus de la prose » a effectivement conduit Gautier à s’éloigner sinon de la pratique de la poésie, du moins de l’ambition de produire un nouveau recueil au-delà d’Émaux et Camées.
L’érudition mise au service du texte est elle aussi exemplaire, dans la droite ligne de Charles de Spoelberch de Lovenjoul, dont le sigle HOTG précède la très grande majorité des notices. Chaque poème est enchâssé dans un impressionnant appareil critique, à commencer par une histoire de chaque texte, qui en repère les avatars du manuscrit à l’édition finale. Suit une présentation, parfois de plusieurs pages, doublée de l’apparat critique et de notes textuelles (qui auraient peut-être gagné à faire l’objet d’une indexation distincte). Peter Whyte a en outre relevé avec une patience de bénédictin les traces que les poésies, leur genèse ou leur réception ont pu laisser aussi bien dans la Correspondance de Gautier, que dans son œuvre journalistique, ainsi que dans les témoignages biographiques de ses contemporains. Il a de surcroît, et contrairement à René Jasinski, pris le parti d’inclure des notices biographiques détaillées et des citations substantielles des textes de prose, à destination d’un large spectre de lecteurs.
Le texte de présentation d’Émaux et Camées offre un très utile tableau comparatif des six éditions parues du vivant de Gautier. Peter Whyte a également repris les rapprochements intertextuels des éditions antérieures en les enrichissant – voire en en corrigeant quelques erreurs avérées, et il apporte de précieuses indications sur les sources d’inspiration et la genèse de nombre de poèmes du recueil. Quant aux pièces libertines, dont Gautier refusa l’édition au nom du cant et que les éditions posthumes de Charpentier (1875) et de René Jasinski (1932 et 1970) avaient délibérément écartées, Thierry Savatier en a tout aussi soigneusement reconstitué les avatars éditoriaux, leur conférant un statut en quelque sorte académique. Une longue introduction les replace à la fois dans le contexte du xixe siècle et dans l’imaginaire de Gautier, mettant en relation sa « cérébralité » avec sa pratique de la poésie érotique et son obsession de la beauté statufiée.
Le volume comporte également un index des noms de personnes. Sans doute la table des matières qui s’étire sur huit pages aurait-elle justifié aussi un 984index alphabétique des titres. Quant à la bibliographie, elle est aussi succincte qu’hétérogène et il est dommage que les articles et ouvrages auxquels renvoie abondamment le paratexte n’y soient pas repris. Mais cette omission ne doit pas effacer les éminentes qualités du volume et ses nombreux mérites.
Pour parodier le titre du recueil de 1873, Poésies de Th. Gautier qui ne figureront pas dans ses œuvres, on ne peut que se réjouir de ce que toutes ses poésies figurent désormais dans les deux volumes de cette nouvelle édition. Elle devrait contribuer à lui restituer sa véritable place dans le Parnasse du xixe siècle et avoir raison des malentendus qui ont par le passé fait ombrage à sa réputation de poète. En dépit de quelques redites, la richesse du paratexte restitue à nombre de poésies éparpillées au gré des éditeurs et trop souvent réduites à des pièces de circonstance, un arrière-plan à la fois personnel et culturel qui les remet en lumière, tel le sonnet de L’Impassible ou l’ekphrasis de La Promenade hors des murs. L’accent mis dans l’introduction de Peter Whyte sur l’innovation de Gautier en matière de métrique et la profusion des variantes restituent par ailleurs à son œuvre poétique une dynamique qui dément le pur formalisme auquel il fut trop souvent réduit par la postérité. La diversité des formes pratiquées − du grand poème en octosyllabes aux bouts-rimés, en passant par le sonnet ou l’envoi – ne témoigne pas seulement de son goût du métier, elle fait apparaître aussi la diversité de ses sources d’inspiration, entre les fragments de Thomas Moore qui marquent sa dette à l’endroit de la poésie hellénistique, Le Banc de pierre, transposition lyrique d’un tableau de son ami Hébert (que le commentaire de sa fille Judith l’avait mis au défi de célébrer), ou encore Les Lions de l’Arsenal, qu’il adapte d’une épigramme de Goethe pour dénoncer l’occupation autrichienne de Venise, pour ne citer que quelques exemples.
Cette édition devrait aussi contribuer à relativiser l’allégeance de Gautier à la cour impériale, grâce à la mise au point particulièrement tempérée de Peter Whyte à propos des trois seules pièces effectivement de circonstance, et grâce aux multiples dédicataires que cette édition fait revivre. Tous ces ancrages de Gautier dans la société et la vie artistique de son temps attestent clairement que sa poésie est tout sauf désincarnée, comme l’a montré également le numéro spécial du Bulletin de la Société Théophile Gautier, consacré à la poésie (La Poésie de Gautier, textes et postures) paru en 2021. Enfin la place faite aux pièces érotiques devrait achever de dissiper le malentendu parnassien qui colle encore à l’image de Gautier poète.
Par la variété de ses composants, cette savante édition donne à réfléchir à la fois sur l’ubiquité de la posture poétique chez Gautier et sur les fonctions de la poésie dans le xixe siècle français ; et elle offre enfin aux chercheurs une base solide pour la réévaluation d’un poète qui reste aujourd’hui à peine moins « inconnu » que ne le déclarait déjà Baudelaire en 1861. Car le temps est révolu où Gaëtan Picon croyait pouvoir qualifier sa poésie de « bijouterie stérile ».
Marie-Hélène Girard
Kevin Saliou, Le Réseau de Lautréamont. Itinéraire et stratégies d’Isidore Ducasse. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2021. Un vol. de 318 p.
Le Réseau de Lautréamont se présente comme une tentative ambitieuse de déconstruire le mythe environnant Isidore Ducasse, afin de révéler un aspect 985plus réaliste de sa vie et de sa carrière littéraire. Kevin Saliou propose un examen approfondi des relations et des interactions de Ducasse au sein du champ littéraire de son époque, en se basant notamment sur l’étude de la circulation de ses œuvres.
Après avoir synthétisé en quelques pages les mythes circulant autour de la figure de Lautréamont, le livre propose de retrouver la « réalité » de Ducasse en retraçant ce qu’on connaît de son histoire personnelle, à partir d’un rassemblement aussi exhaustif que possible des témoignages et traces qu’on a pu recueillir sur l’existence sociale de l’auteur des Chants de Maldoror. Le livre offre une série de portraits précieux des personnalités croisées par Ducasse, et propose une représentation en réseau de la diffusion des Chants et des Poésies. Il présente également une reconstitution du Paris de Lautréamont : le quartier de la Bourse et des grands boulevards, la galerie Vivienne (qui est aussi le cœur de la vie homosexuelle parisienne), le café des Variétés, la Librairie internationale, le Quartier latin (et ses revues étudiantes dont il fréquenta les rédacteurs sans y participer). Contrairement à l’image d’un Ducasse isolé et en marge des milieux littéraires, Kevin Saliou établit la trajectoire sociale d’un véritable homme de Lettres qui avait une vingtaine de relations dans la capitale (parmi celles dont on a gardé des traces) et qui cherchait à s’intégrer à la société lettrée de son temps. Sa correspondance témoigne d’un désir de reconnaissance critique, tout comme les envois de ses exemplaires à des critiques et à des personnalités du monde littéraire. Les premières analyses de ses relations avec les écrivains d’Amérique latine en séjour à Paris ouvrent de nouvelles pistes d’investigation pour mieux saisir le sociogramme de Ducasse écrivain.
Un point particulièrement intéressant de cet essai réside dans l’utilisation du concept de chaîne d’acteurs, emprunté à Bruno Latour, pour tenter de reconstituer la circulation des Chants de Maldoror et de l’image de Lautréamont de lecteur en lecteur. La valeur de tout objet culturel est en effet produite par un processus sans fin de sélection et de réévaluation de signes et de traces par les acteurs sociaux. On regrette que les graphes présentés ici ne prennent pas en compte la chronologie de cette diffusion ni les conditions matérielles qui la rendent possible : l’image de Lautréamont ne circule pas de la même manière dans une conversation, une lettre, un article de périodique, une préface, un ouvrage universitaire ; intégrer ces objets comme des acteurs, en allant jusqu’au bout de la logique latourienne, aurait permis de rendre ces analyses encore plus parlantes.
On aurait également aimé que les fondements théoriques de ce travail soient davantage interrogés. Le mythe de Lautréamont aurait pu être analysé davantage en relation avec la posture auctoriale produite par Ducasse, ou à travers l’analyse des dispositifs médiatiques et éditoriaux qui l’ont rendue possible. Les contemporains de Ducasse font-ils autre chose que d’ériger, dans leurs souvenirs, une figure avant tout médiatique ? Le simple fait de s’appuyer sur des témoignages, recueillis souvent des années après les faits, malgré toutes les précautions méthodologiques dont fait preuve cette étude (recoupements, mises en doute), devrait également faire l’objet d’une réflexion : ces objets discursifs, souvent produits à l’occasion de souvenirs ou d’articles commémoratifs, participent de logiques médiatiques et mémorielles dont les mécanismes sont connus (valorisation des anecdotes, exagérations, sélection de traits ramenant à des types et reprises virales de ces traits de portrait en portrait), mécanismes qui relèvent également, d’une certaine manière, du mythe collectif. Le témoignage de Paul Lespès, présenté comme un récit personnel, tisse 986par exemple un portrait de Ducasse en maudit qui renforce le mythe sans apporter d’informations factuelles. Plutôt que de chercher à confirmer ou infirmer ces souvenirs, il aurait été intéressant d’analyser ces mécanismes et d’étudier la circulation des biographèmes dont la mise en série constitue l’image publique de Ducasse. Par ailleurs, la « réalité » n’est pas moins une construction qui procède de codes qu’il faudrait également interroger : selon quelles échelles de valeurs les faits historiques sont-ils plus pertinents que la posture pour comprendre le phénomène littéraire ? Cette approche apporte-t-elle une plus-value pour l’interprétation de l’œuvre ?
Les questionnements méthodologiques que soulève Le Réseau de Lautréamont sont à la hauteur de la contribution significative de cet ouvrage à l’étude de la vie et de l’œuvre d’Isidore Ducasse. Kevin Saliou offre une vision renouvelée de Ducasse, non plus uniquement comme un énigmatique Comte de Lautréamont, mais comme un homme de lettres solidement ancré dans les réseaux intellectuels et littéraires de son époque.
Julien Schuh
Franck Laurent, Littérature et politique mêlées. Essais sur Victor Hugo. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2022. Un vol. de 421 p.
L’ouvrage que publie Franck Laurent correspond au temps long d’une recherche : rassemblant dix-sept études conçues entre 1995 et 2017, il permet de lire des articles qui ont fait date dans la critique hugolienne (par exemple, l’essai liminaire sur le grand homme), d’avoir accès à certains textes difficiles à trouver et de découvrir deux inédits, issus de conférences. Il ne forme pas, toutefois, une collection d’articles mais bien un livre qu’on gagne à lire du début à la fin, dans l’ordre construit par Franck Laurent, qui propose, sur la question d’un Hugo politique, un parcours dans l’œuvre, riche, cohérent, progressif et, comme toujours avec Victor Hugo, complexe et nuancé.
La politique, ou plutôt le politique chez Victor Hugo, ouvre un débat qui accueille les contradictions (on trouvera, en postface, un commentaire du philosophe Gérard Bras), et se dit dans des genres littéraires extrêmement variés : le théâtre, mais qui n’est pas réduit aux drames romantiques (aux côtés d’Hernani et Ruy Blas, figure Torquemada) ; le genre romanesque (Claude Gueux, Les Misérables, Quatrevingt-treize) ; la poésie (des Odes et Ballades aux recueils de la monarchie de Juillet, puis Châtiments, et l’efflorescence poétique de l’hiver 1857-1858, autour de la question problématique d’une épopée de la Révolution). On n’oubliera pas le récit de voyage (Le Rhin), dans la dichotomie de sa forme : une vaste « Conclusion » qui donne à lire les progrès de la « Civilisation », tandis que les lettres insistent à loisir sur la barbarie, les ruines, le grotesque.
Le livre s’organise en trois parties qui portent sur trois notions essentielles dans la figuration du politique chez l’écrivain : la souveraineté (du roi, de l’Empereur, du peuple), immédiatement problématique et saisie sur le mode du conflit (« Conflits de souveraineté ») ; les espaces de pouvoir et de contre-pouvoir (« Espaces du politique ») ; la république, enfin, qu’à partir de 1850, Hugo soutient mais sans jamais occulter les difficultés de sa fondation (« Une si difficile république »). La succession des parties, chronologique, épouse la biographie politique hugolienne, de façon subtile et fine, dans la mesure où certains articles proposent une synthèse dans toute l’œuvre, donnant 987à lire sous les évolutions de l’écrivain, la ligne continue de ses idées essentielles : le Peuple Océan, l’abîme de la misère et de la question sociale, le caractère premier de la « personne », catégorie essentielle, contre toutes les « tyrannie[s] de l’impersonnel ».
La première partie s’ouvre sur la place de Napoléon (le grand) dans l’œuvre, puis sur le rapport à la monarchie, en particulier dans le dialogue avec les Doctrinaires sous la monarchie de Juillet, avant de se clore sur la place de Napoléon « le petit » cette fois, et sur le pivot de Châtiments. La seconde partie pose la question du pouvoir en fonction de l’espace dans lequel il s’exerce : commencée sur les drames des années 1830, elle conduit à envisager la question de la langue, corrélée à celle de la nation et se clôt sur la conception européenne de l’écrivain, pour une Europe de la Paix contre l’Europe des nations. La troisième et dernière partie, consacrée au républicain, de La Fin de Satan à Quatrevingt-treize, apporte une mise au point décisive sur ses relations complexes avec la Commune.
L’avant-dernier article (« Victor Hugo, la Commune, la République ») constitue une remarquable mise au point sur la Commune, et il forme, en un sens, un remarquable pendant avec le tout aussi remarquable article, au début du livre, sur les points de rapprochement et les divergences de Hugo sous la monarchie de Juillet avec les Doctrinaires : dans la lignée des travaux de Pierre Rosanvallon, Franck Laurent invitait à réhabiliter la doctrine trop souvent schématisée de ceux qui constituèrent pendant trente ans un courant politique et idéologique dominant le pouvoir (Guizot), la philosophie (Cousin), le droit (Pellegrino Rossi), et même une certaine vision de la littérature (Guizot auteur de la Vie de Shakespeare, Charles de Rémusat, Villemain). De part et d’autre du livre, ces deux articles de fond, très richement et historiquement documentés, entremêlent littérature et politique pour approfondir des points idéologiques essentiels dans la compréhension du dix-neuvième siècle. L’on découvre ce que la pensée de la « civilisation » chez le Victor Hugo des années 1840 doit au courant doctrinaire mais aussi ce qui l’en détache absolument, à savoir la question de l’impossible unité du corps social, le « retour du refoulé », « les barbares » du peuple et de la misère (voir le personnage de Guanhumara dans Les Burgraves). S’agissant de la Commune, Franck Laurent montre comment elle ne doit pas se lire comme la répétition de juin 1848 : ses enjeux, mêlés à la guerre étrangère et à la défaite, expliquent les méfiances de Hugo quand bien même il en partage en grande partie les idées et alors que le journal de son « clan », Le Rappel, adopte une ligne politique différente de la sienne, relativement plus favorable à l’insurrection parisienne.
L’ouvrage de Franck Laurent donne ainsi corps à la fameuse question du « pouvoir spirituel » de l’écrivain en abordant l’aspect politique des « Mages » romantiques. Mais il ouvre également de nombreuses voies dans l’herméneutique littéraire : par exemple, notant la place très grande du hors-scène dans les drames hugoliens, il l’interprète en relation avec l’élargissement d’un « monde » devenu désormais « trop grand, trop varié, trop secret aussi, pour trouver son centre », monde dont la puissance sans bords sera évoquée, entre autres, par les toponymes en cascade de Ruy Blas, dans l’interminable monologue de l’acte III. Sur la question du dénouement de Quatrevingt-treize, contre une tradition critique ancienne et bien établie, Franck Laurent propose un pas de côté et s’intéresse à ceux qui restent plutôt qu’à ceux qui meurent. Les héros de la Révolution meurent mais ce qui est en jeu dans le roman et dans la vraie vie, est sans doute moins la Révolution que la fondation d’une république qui dure : « laisser vivre Lantenac, c’est […] lui refuser in extremis le statut de héros » ; une « République victorieuse » « n’éprouve [pas] le besoin de 988mettre à mort les royalistes [qui restent] ». Il nous faudrait davantage de place pour mettre en valeur toutes les perspectives herméneutiques que Franck Laurent renouvelle sur les œuvres ; nous nous limiterons à un dernier exemple en recommandant tout particulièrement l’article consacré à la devise républicaine telle que le vieux Mabeuf, porte-drapeau inattendu d’une Révolution « rouge », la prononce et la déforme : « Fraternité ! égalité ! et la mort ! » (IV, 14, 2) Tissant le réseau des textes hugoliens (« Le droit et la loi » vs Les Misérables), saisissant comme fil conducteur la devise républicaine dans ses variations formelles, Franck Laurent nous conduit de la Liberté jusqu’à une mort qui ne semble plus une alternative (la conjonction et a remplacé ou), en passant de manière inattendue par le couvent, problématisant ce qui devient la « république bien farouche » du vieux bonhomme Mabeuf : « Peut-être […] parce que la politique ne saurait se réduire à l’héroïsme révolutionnaire. Même en République. Surtout en République. » On l’aura compris, mêler littérature et politique dans le livre de Franck Laurent ne consiste pas dégager un corps de doctrine chez Victor Hugo mais à ouvrir, grâce à la littérature, un espace de réflexion.
Myriam Roman
Marie-France et Jean de Palacio, Paul Alexis, l’outsider des lettres. Paris, Lettres modernes, Minard [Classiques Garnier], « Archives des lettres modernes », 2022. Un vol. de 424 p.
Auteur d’une biographie de Zola intitulée Notes d’un ami (1882), Paul Alexis incarne l’idée de la fidélité en littérature. Défenseur d’une esthétique naturaliste qu’il a célébrée par une formule restée célèbre, dans l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret en 1891 (« Naturalisme pas mort »), considéré comme un être paresseux, longtemps attelé à la rédaction de deux romans qu’il a eu du mal à terminer, Madame Meuriot (1891) et Vallobra (1901), il traîne derrière lui la réputation de n’avoir été que « l’ombre de Zola », un écrivain sans nom, affublé uniquement de « deux prénoms », comme l’indique avec cruauté Félicien Champsaur dans l’un de ses écrits… C’est contre cette vision caricaturale que l’ouvrage de Marie-France et Jean de Palacio veut lutter. Les auteurs montrent que l’œuvre de Paul Alexis, composée de deux romans, d’un grand nombre de nouvelles et de quelques pièces de théâtre (à côté de multiples chroniques journalistiques), mérite d’être considérée avec attention. La lecture minutieuse qu’ils en proposent met en lumière les caractéristiques d’une poétique narrative fondée sur « une large palette » de formes d’expression, jouant librement avec les règles de l’intrigue romanesque, préférant la juxtaposition des scènes à l’enchaînement rigoureux du récit, afin d’offrir au lecteur des analyses sociologiques dominées par une vision du monde ironique et désenchantée. Ce qui se dégage de ces analyses, c’est l’idée d’un Paul Alexis plus proche de Flaubert que de Zola, conformément, d’ailleurs, à la dédicace inscrite en tête de Madame Meuriot (« À la mémoire vénérée de Gustave Flaubert »). À l’étiquette de « naturaliste », jugée réductrice, les auteurs préfèrent, pour qualifier Alexis, d’autres formules qu’ils esquissent, d’un chapitre à l’autre : « réalisme chimérique » (p. 29), « écriture décadente » (p. 52), « naturalisme fantastique » (p. 54), « impressionnisme » (p. 89, p. 106), « naturalisme mystique » (p. 93), « tentation symboliste » (p. 94), voire « romantique » (p. 35). En progressant dans la lecture des chapitres, on voit émerger, peu à peu, certaines parties de l’œuvre 989sur lesquelles se concentre l’analyse : les deux longues nouvelles que sont « César Panafieu » et le « Journal de M. Mure », et surtout Madame Meuriot, véritable somme romanesque scrutée dans sa complexité narrative, dont le dénouement, construit sur le récit de la mort du personnage éponyme, suscite une étude détaillée (p. 355-378).
Le regard porté sur Paul Alexis privilégie l’analyse interne de l’œuvre pour restituer à l’écrivain un talent littéraire qu’on lui refuse d’une manière générale, en l’enfermant dans le personnage étroit d’un disciple sans aucun relief. Mais plusieurs éléments d’ordre biographique sont mis en évidence, car les « différents visages de l’homme sont images de l’œuvre » (p. 15) : l’activité du polémiste (p. 97-104) ; les logements de l’écrivain aux Batignolles, ses évocations de la Cité des Fleurs, du château des Brouillards ou de l’omnibus Odéon-Batignolles-Clichy (p. 173-204) ; sa collaboration à l’entreprise du Théâtre Libre lancée par Antoine (qui lui doit beaucoup, puisqu’il a imaginé l’expression de « théâtre libre » : p. 165) ; ou encore son échec, lorsqu’il tente, à la fin de son existence, d’entrer dans l’Académie Goncourt en train de se constituer… Ses anciens camarades des Soirées de Médan lui tournent alors le dos, d’une façon humiliante, en rejetant la candidature de celui qui se présentait devant eux, humblement, comme un simple « outsider » (p. 380). D’où le titre choisi par cet essai qui souligne, dans sa conclusion, qu’Alexis a été la victime de sa modestie et de ses hésitations perpétuelles, et qu’il importe, pour effacer les jugements d’une histoire littéraire particulièrement injuste, de redécouvrir une œuvre complexe, fondée sur une grande richesse thématique.
Jean de Palacio avait publié dans Les Cahiers naturalistes, en 1987, un important dossier consacré à la figure littéraire de Paul Alexis. Avec cet ouvrage, rédigé avec Marie-France de Palacio, il poursuit un travail de réhabilitation qui lui tient à cœur. En dehors d’une relecture attentive des nouvelles et des romans, il s’appuie sur l’édition annotée des lettres de Paul Alexis à Émile Zola, procurée par Bard Bakker en 1971, dont les informations demeurent, aujourd’hui encore, indispensables pour qui veut découvrir la personnalité de l’auteur de Madame Meuriot. Ajoutons que les chapitres composant cet essai érudit, dont la lecture est passionnante, des premières aux dernières pages, ont apparemment été écrits d’une manière autonome par l’un ou l’autre des deux auteurs, sans que l’on sache (ce qui est dommage) qui est responsable de telle ou telle partie.
Il faut lire Paul Alexis, déclarent Marie-France et Jean de Palacio… Comment répondre à cette invitation ? L’œuvre d’Alexis, à part quelques exceptions, ne bénéficie pas de rééditions récentes. Mais les richesses de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, remédient à cette lacune. Toute l’œuvre – nouvelles, romans ou pièces de théâtre – est disponible en téléchargement, sous la forme de fichiers PDF. Si l’on veut disposer de volumes imprimés, on peut même commander des tirages en fac-similé réalisés par Hachette Livre. L’amoureux d’une œuvre ainsi redécouverte pourra poursuivre son enquête en ouvrant le recueil des lettres adressées par Zola à Jeanne Rozerot (Gallimard, 2004), où il trouvera de nombreuses informations sur les liens d’amitié qui ont uni Jeanne Rozerot et Paul Alexis. Et il aura la possibilité de méditer sur les émouvants portraits d’Alexis révélés récemment par la collection, en grande partie inédite, de l’œuvre photographique de Zola, mise en ligne sur le site de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie.
Alain Pagès
990Catulle Mendès, Œuvres. Tome V. La Première Maîtresse. Édition critique par FranckJavourez. Paris, Classiques Garnier, « La Bibliothèque du xixe siècle », 100, 2022. Un vol. de 257 p.
L’idéal amoureux peut-il vaincre les pulsions mortifères du désir charnel ? L’idéal esthète peut-il surmonter les séductions de l’argent et de la renommée ? Comme à son habitude, Catulle Mendès plonge le lecteur dans les affres d’une société du trompe-l’œil, de la mascarade, où la gangrène morale se répand sournoisement sous les apparences poudrerizées d’une bienséante bourgeoisie : l’auteur déchire le voile et donne à voir un abîme vertigineux. Œuvre morale que celle de Mendès ?
Dans un sens, mais ce serait oublier la nature bifrons des auteurs fin-de-siècle, qui jouent avec les codes entre apparences et réalité et se jouent de l’ordre attendu de la morale à défendre et du vice à condamner : psychologie des profondeurs, anthropologie du vice, nosographie de l’amour, sociologie de l’art avec les nombreuses pages consacrées à la Bohème, tout se mêle et s’entrechoque dans une danse macabre, une spirale de perdition rythmée par le Style. La beauté de l’écriture de Mendès – ses formules ciselées, ses images puissantes, l’érotisme aux accents Régence – serait-elle le Salut ? À moins qu’elle ne soit elle-même ferment de décadence : Mendès, « enchanteur pourrissant », séduit le lecteur, le happe dans la chambre noire de Mme d’Arlemont et, comme cette figure double – bourgeoise le jour, goule la nuit –, se fait tout à la fois irréprochable et démoniaque pour mieux pousser le lecteur, « [son] semblable, [son] frère », à l’analyse spéculaire. C’est une même tension entre beauté du style et laideur morale, ce même malaise face aux renoncements, à la médiocrité qui tenaillent Évelin Gerbier mais sans doute tout un chacun, que met en avant la partie réception de l’œuvre, éclairante annexe du riche appareil critique de Franck Javourez.
Non binaire, ambiguë, l’œuvre de Catulle Mendès mériterait d’être davantage étudiée : outre le document historique qu’elle représente en tant qu’œuvre à clefs et récit de la vie artiste, elle invite à une « pensée complexe » par la mise en lumière de l’intissé de l’individu dans le monde et par le miroir tendu au lecteur. En ce sens, La Première Maîtresse prend des accents de bildungsroman décadent et Évelin Gerbier d’un Lucien de Rubempré fin-de-siècle ou d’une préfiguration de Dorian Gray : dans le monde du matérialisme – du corps, de l’ego et de l’argent, nulle Rédemption.
Morgane Leray
Marine Le Bail, L’amour des livres la plume à la main. Écrivains bibliophiles du xixe siècle. Préface de Daniel Sangsue. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2021. Un vol. de 378 p.
L’ouvrage de Marine Le Bail est issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 2016 à l’Université de Toulouse, sous la direction de Fabienne Bercegol et Françoise Melonio, thèse qui a été couronnée par deux prix, le Prix de recherche Ary Scheffer du Comité de Liaison des Associations Dix-Neuviémistes (CL19), et le Prix Jean Jaurès de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles Lettres de Toulouse. L’épaisse thèse de près de 550 pages, doublée de son volume d’illustrations et 991d’annexes, est devenue un très élégant volume de 380 pages, également enrichi d’une quarantaine d’illustrations, pour les unes, en noir et blanc, disséminées dans le texte, et parfois en pleine page, pour les autres, en couleur, réunies dans un cahier central qui propose non seulement des représentations des bibliophiles et de la bibliophilie, mais aussi des frontispices, des vignettes, des lettrines et des reliures, qui disent tout le charme des objets auxquels se consacre l’étude de Marine Le Bail.
Cette étude frappe d’emblée par l’ampleur des recherches menées et des problématiques rassemblées autour d’un questionnement central sur la bibliophilie. Elle propose en outre une approche originale, loin des hiérarchies consacrées, et transgénérique autant que transdisciplinaire. Héritière de problématiques épistémologiques et poétiques mises en place autour des représentations littéraires de la collection d’objets (notamment dans notre ouvrage Poétique de la collection au xixe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, 2010), Marine Le Bail les déplace pour proposer, non plus une analyse des savoirs et des écritures fondés sur l’objet familier, mais une intelligibilité de l’objet-livre dans la structuration d’ensemble de l’histoire littéraire et dans la perspective d’une épistémologie des supports.
Dans une première partie socio-historique (« La bibliophilie au xixe siècle : de la pratique personnelle au personnage collectif »), sont évoqués successivement l’histoire de la bibliophilie au xixe siècle (chapitre 1), à partir du double héritage des pratiques bibliophiliques depuis la Renaissance et des pratiques de la collection depuis les cabinets de curiosités ; les diverses représentations de la bibliophilie (chapitre 2), dans la littérature panoramique et l’iconographie associée, et dans ses incarnations lexicales (bibliophile vs. bibliomane, néologismes qui vont se démultipliant au fil du siècle, etc.), mais aussi en tant qu’objet du discours savant, du xixe siècle à nos jours. La mise en contexte dans la recherche contemporaine est alors l’occasion de déployer la problématique dans toute son ampleur, puisque c’est une « phénoménologie du livre » que cherche à mettre en place Marine Le Bail, selon une approche globale, qui conjugue une réflexion sur le support matériel et sur la réception textuelle. Le cadre conceptuel est alors en place pour que se déploie une typologie subtile des bibliophiles selon qu’une « conscience bibliophilique » s’actualise ou non dans une véritable collection (chapitre 3). Sont alors présentés en détail les principaux auteurs qui sont étudiés (Gérard de Nerval, Jules Janin, Charles Nodier, Barbey d’Aurevilly, les frères Goncourt, Charles Asselineau, Charles Monselet, Paul Lacroix, Charles Cousin, Octave Uzanne…). Cette première partie aura ainsi montré que les aspects définitoires et méthodologiques, à construire de toutes pièces, étaient en eux-mêmes un des enjeux de cette recherche sur un objet d’étude jusqu’ici trop rapidement réduit à une appréhension thématique.
La deuxième partie propose une « poétique de la bibliophilie ». En s’attachant plus spécifiquement aux récits sur la bibliophilie (nouvelles, contes, romans), Marine Le Bail met au jour leur structure narrative et actantielle (chapitre 4), dégageant des chronotopes, s’interrogeant, à la suite de Philippe Hamon, sur le système des personnages, questionnant un « désir de livre » mortifère, dont il faut peut-être alors sonder plus avant les implications épistémologiques et anthropologiques : le livre dans ces dispositifs fictionnels se retrouve souvent investi d’une toute-puissance menaçante, projetant le fantasme d’un monde où le savoir et le pouvoir seraient encore inclus au livre, alors que les progrès techniques et industriels du 992xixe siècle imposent à l’adoration des masses des merveilles manufacturées dont elles feront bientôt leurs nouveaux dieux (comme l’avait montré en 2016 l’exposition « Persona » du Musée du Quai Branly). En analysant la dimension fantastique de ces récits, Marine Le Bail met cependant clairement au jour « l’ébranlement existentiel » (Daniel Sangsue) dont ils sont porteurs, qu’elle lit très justement comme le symptôme d’une « crise cognitive » qui appelle en d’autres endroits une distanciation ironique (chapitre 5). L’approche poéticienne se clôt sur la forme de la description et du catalogue (chapitre 6), une écriture bibliophilique qui conjugue classification savante et appréhension subjective et sensible, selon une démarche de « monstration », un « dispositif d’exposition textuel », particulièrement dans les deux « œuvres-musées » que sont La Maison d’un artiste d’Edmond de Goncourt et le Voyage dans un grenier de Charles Cousin.
La troisième partie (« La bibliophilie à la croisée des temps ») est encore plus stimulante. En analysant le positionnement ambigu de la bibliophilie dix-neuviémiste, entre « nostalgie des origines » et « désir de modernité », Marine Le Bail étudie également les réseaux de sociabilité qui sous-tendent la pratique bibliophilique (sociétés savantes de province, collectionneurs de manuscrits et documents anciens, ou à l’inverse, cénacles de bibliophiles modernistes, promoteurs de nouvelles normes éditoriales). Dans le premier cas (chapitre 7, « Le bibliophile passeur de passé »), Nodier, présenté après d’autres bibliophiles historiens (mais en écrasant peut-être la chronologie des évolutions esthétiques), apparaît finalement comme celui qui permet « l’émergence d’une nouvelle langue des origines », conciliant « l’apport de la culture livresque » et « l’exercice de la fantaisie verbale ». Dans le second cas (chapitre 8 : « D’un bout à l’autre de la chaine du livre »), Marine Le Bail réaffirme la nécessité, « contre une certaine tradition logocentrique », confortée par la critique structuraliste et relayée par l’institution scolaire, de réinscrire le texte au sein d’un « vaste réseau trans-sémiotique », en lien avec les récentes recherches sur la médiologie et l’intermédialité. Les bibliophiles modernistes du siècle dernier ont mis en œuvre une pensée du livre étroitement dépendante de la chaîne éditoriale, et parfaitement consciente des conditions techniques, pragmatiques (en direction du lectorat) et symboliques (dans ses valorisations esthétique et idéologique) de sa réalisation, conscience exacerbée en outre par « l’accélération des modes de production, de communication et de création » au fil du siècle. En outre, ces bibliophiles novateurs, en assurant la promotion des minores ou des « excentriques », ont proposé une reconfiguration de l’histoire littéraire dominante (chapitre 9 « L’histoire littéraire des bibliophiles ») et mis en œuvre d’autres critères de valorisation, questionnant les hiérarchies établies et montrant l’importance d’un décentrement pour repenser la question de la transmission, non désormais dévolue au seul texte, mais prenant en compte toutes les potentialités expressives du support. Si paradoxal que cela puisse paraître, la bibliophilie dix-neuviémiste, dans sa version la plus avant-gardiste, a donc naturellement préparé les interrogations contemporaines sur le devenir du livre, et sur le devenir d’une civilisation qui échappe désormais à l’exclusivité de l’écrit.
La conclusion le montre admirablement, en prenant acte, à la suite de Matthieu Letourneux (Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, Seuil, 2017), de la façon dont le livre s’inscrit aujourd’hui, jusque dans les espaces des supermarchés (au sein « d’un vaste secteur culturel transmédiatique qui privilégie les effets de circulation et de porosité entre les catégories du littéraire, 993de l’audiovisuel et du ludique »), mais aussi de la façon dont le texte sur support numérique devient « texte-flux », toujours instable et malléable, pour reprendre les mots de Florence Thérond dans la revue en ligne Komodo 21 consacrée à « La Fin du livre » (2015). Ce qui fait pour nous le prestige du livre-papier, et particulièrement du livre ancien, c’est peut-être sa fragilité, suggère alors Marine Le Bail, et l’usure même des pages, à travers lesquelles le bibliophile d’aujourd’hui accède à une « expérience polysensorielle de lecture », est profondément une expérience de mémoire. Ses derniers mots sont une invitation « à faire un peu de place, sur les rayonnages de nos bibliothèques, aux fantômes de tous les livres qui ne sont plus, comme de ceux qui auraient pu être », et au travers des fantômes, le livre se referme sur une belle allusion à son préfacier, Daniel Sangsue, grand spécialiste de Nodier, qui regrette en ouverture du volume ce « moment de notre culture où les bibliothèques et le livre matériel était l’objet d’un amour inconditionnel, incommensurable, que les nouvelles générations ne peuvent même plus comprendre ». Le temps viendra bientôt où bon nombre de supports numériques seront à leur tour perçus comme objets d’histoire, où l’urgence de la perte remplira d’ardeur pour accélérer la constitution, la structuration et la diffusion partagée d’archives du web, et gageons qu’il ne manquera pas de jeunes enseignant(e)s et chercheur(e)s qui, comme Marine Le Bail, sauront à la fois transmettre le goût des livres et l’appétence pour de nouveaux supports de création littéraire.
Dominique Pety
Henri de Régnier, La Double Maîtresse. Édition critique par Franck Javourez, préface de Jean-Louis Backès. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Un vol. de 402 p.
Les Classiques Garnier publient la première édition critique de La Double Maîtresse, le premier roman d’Henri de Régnier paru en 1900 au Mercure de France. Le livre, constamment réédité jusqu’en 1959 par le Mercure, rencontre un succès durable relayé par plusieurs volumes illustrés jusqu’en 1966 où il connaît la consécration du Livre de Poche. Puis il faut attendre le recueil des Romans costumés rassemblé et préfacé par André Guyaux (1992) et, trente ans plus tard, le volume qui vient de paraître grâce au travail remarquable de Franck Javourez, l’un des grands spécialistes de l’auteur. L’événement est d’importance, car il comble une lacune et replace à sa juste valeur un livre que les uns réduisaient à un libertinage facile et suranné et les autres à l’un de ces ouvrages fin de siècle qui avaient fait leur temps. L’immense avantage de cette nouvelle édition consiste d’abord à briser les préjugés et ensuite à suggérer la pluralité des lectures aujourd’hui possibles de ce livre injustement oublié. Franck Javourez, qui a étudié les trois manuscrits connus de La Double Maîtresse, réunit un riche paratexte dont l’intérêt majeur est, en effet, d’ouvrir des pistes pour une herméneutique du texte et de montrer les raisons qui ont accumulé sur lui les malentendus. Au tournant du siècle, Régnier a 36 ans et il est célébré comme le principal disciple de Mallarmé dont on connaît la répugnance pour la prose narrative. Déjà, une évolution se fait sentir dans ses choix formels et, dans ses derniers recueils, il glisse du vers libre au vers régulier, seuls ses contes, ainsi ceux de La Canne de jaspe, conservant encore le rythme et le prestige de l’écriture artiste. On comprend que ce nouveau livre par ses ruptures 994conduise les contemporains à s’interroger sur le parcours du poète. Mais la maturité n’implique-t-elle pas en soi l’exigence d’une métamorphose ? Au moment où Régnier travaille sur La Double Maîtresse, Gide suit lui aussi sa courbe en passant à l’écriture classique de ses récits dont le premier, L’Immoraliste, paraît justement en 1902. Même si ces deux livres n’ont aucun rapport de contenu, ils se ressemblent par une même nécessité de s’approprier la prose narrative d’une manière neuve pour dire une vérité essentielle à eux-mêmes qui n’a pas encore trouvé de forme littéraire. Et pour tous deux, ce sera le roman, pourtant a priori le plus objectif des genres. À ce titre, la réception de La Double Maîtresse qui occupe une belle partie du paratexte, est hautement significative de la surprise ressentie par la critique et de la dualité de ses interprétations. Il faut retenir, pour les opposer, l’éreintement du roman par Gide dans La Revue Blanche et les lettres de Proust, qui n’hésite pas à le comparer sur le plan structurel à Du côté de chez Swann. Gide peut difficilement aimer une œuvre de fiction qui donne une place si large au libertinage qu’il voit comme une sorte de pastiche sans grande justification des écrits du dix-huitième siècle et dont la linéarité lui semble trop souvent interrompue par des anecdotes répétitives et parfois inutiles. Mais il est curieux, peut-être parce que ce roman le trouble, comme il le reconnaîtra lui-même plus tard, qu’il néglige l’inventivité, la subtilité et l’originalité de sa construction qui révèlent un vrai travail de création et donc en soi une vraie recherche. Proust, au contraire, se montre fasciné par la structure du roman dont la seconde partie, en brisant sa linéarité, annonce à ses yeux de manière évidente Un amour de Swann qui raconte lui aussi une histoire antérieure à la naissance du premier narrateur. Il se passionne aussi pour le rôle joué par la mémoire involontaire dans La Double Maîtresse, malgré les différences qu’il tient à signaler entre, d’un côté, une grappe de raisin et une porte qui s’ouvre brutalement, traduisant le désir puis son interdiction, et, de l’autre, une madeleine qui provoque le fécondant retour du passé et la création littéraire. Gide et Proust permettent de situer et de comprendre l’importance du roman dans l’histoire littéraire, mais aussi de saisir en quoi il répond à une nécessité intérieure de l’écrivain. Sur ce point, un autre élément du paratexte permet d’aller plus loin. Ce sont les trois états successifs de la préface, finalement réduite à quelques lignes. Le second état révèle une écriture et des choix qui se sont imposés à lui presque à son insu, comme pour exprimer une catharsis, et une conception du roman qui refuse tout enjeu démonstratif. Le bonheur d’écrire, de manipuler ses personnages comme des marionnettes, n’est paradoxalement pas séparable du sérieux et de la gravité de l’entreprise. En tête d’édition, la préface de Jean-Louis Backès et l’introduction de Franck Javourez présentent une histoire du livre saisie dans les métamorphoses de ses lectures successives, souvent liées aux modes et aux interrogations d’une époque, et le paratexte entier contribue ainsi à montrer ce qu’il devient pour le lecteur d’aujourd’hui.
Pierre Lachasse
Edmond et Jules de Goncourt, Idées et sensations. Texte établi et présenté par Irène Bazin de Jessey. Paris, STFM / Classiques Garnier, 2021. Un vol. de 450 p.
L’œuvre des Goncourt a longtemps pâti du succès de leur prix et de leur académie. On ne lisait plus guère leurs romans et l’on parcourait le Journal pour y 995découvrir des renseignements sur la vie littéraire et artistique. Depuis une vingtaine d’années, s’est manifesté un regain d’intérêt ; de nombreux travaux ont été consacrés aux deux frères et à leurs ouvrages ; leur Journal, leur correspondance, leurs romans font l’objet d’éditions savantes chez Champion, chez Garnier. Le grand public peut les lire dans des éditions de poche qui se sont multipliées. Robert Kopp vient de faire paraître l’ensemble des romans des deux frères dans la collection Bouquins, où il avait déjà publié le Journal. Deux biographies récentes leur ont été consacrées, chez Fayard et chez Tallandier. Les Goncourt ont désormais une place parmi les grands auteurs du xixe siècle et l’on a redécouvert derrière les diaristes médisants et misogynes de véritables hommes de lettres, des inventeurs de formes nouvelles. Seul un petit ouvrage, Idées et sensations, semblait encore resté dans ce long purgatoire ; le voici réédité par Irène Bazin de Jessey à la Société des Textes Français Modernes.
Le livre était paru le 26 avril 1866 à la Librairie internationale Lacroix-Verboeckhoven. Selon leur habitude, les deux frères en avaient âprement négocié le contrat et les droits d’auteur. L’ouvrage, réédité en 1877 chez Charpentier, avait ensuite sombré dans l’oubli. L’éditrice s’interroge sur les raisons de la méconnaissance de ce petit livre dédié à Flaubert. Sans doute le considérait-on seulement comme une anthologie, comme de simples morceaux choisis d’un Journal resté longtemps inédit. À quoi bon s’intéresser à quelques extraits alors qu’Edmond avait livré au public la part aimable du Journal à partir de 1887 et qu’en 1956 Robert Ricatte en avait donné l’intégralité ?
C’était méconnaître le caractère d’œuvre à part entière d’Idées et sensations. Irène Bazin de Jessey identifie l’origine de l’essentiel des textes, qu’elle numérote, ce qui donne peut-être l’illusion d’une continuité mais facilite les repérages. Certes ceux-ci sont empruntés le plus souvent au Journal (trois cent quarante-six sur quatre cent deux), aux années les plus proches (1862 à 1866) mais aussi au tout début, à 1852. Quelques séquences sont reprises d’articles de jeunesse ou des Notes sur l’Italie. La longue introduction souligne l’autonomie du recueil par rapport au Journal. Les auteurs gomment les dates, la chronologie, les noms de lieux et de personnes. L’ensemble est décontextualisé et doté d’une portée générale.
Les critiques ont posé la question du genre à propos d’un ouvrage hors norme, désolidarisé du journal. Dans son article à La Presse du 21 mai 1866, Saint-Victor parlait d’« un recueil de pensées, de fantaisies et de petits tableaux ». Cet ensemble s‘inscrit d’abord dans la tradition des moralistes, notion qui s’est constituée avec les travaux de Binet et de Prévost-Paradol au temps des Goncourt. Les deux frères ont la plus grande admiration pour La Bruyère, au contraire de Taine qui lui reprochait ses vues éparses, sa myopie, et ils aiment le style dépouillé et concis de Chamfort. Dans le sillage des moralistes, ils jouent, dans Idées et sensations, de toute la diversité des formes brèves (maximes, aphorismes, anecdotes) ; presque la moitié des textes se réduit à une phrase ; l’alternance avec des textes plus longs crée un rythme de lecture bien particulier. Les deux frères cultivent une discontinuité qui leur est familière, multipliant les paradoxes, passant d’un sujet à l’autre, d’une forme à une autre. Ils veulent d’abord paraître brillants, originaux, surprendre, voire choquer leur lecteur par un jaillissement perpétuel de formules, d’idées, de sensations.
Le petit livre peut se lire comme un bréviaire de la pensée des Goncourt, une pensée qui ne refuse pas les contradictions, car la vérité est momentanée, mais rejette l’esprit systématique pour rester fidèle au réel. Les deux frères cherchent constamment 996du sens et leurs portraits, leurs petits tableaux deviennent bien souvent des allégories. Ils y exposent leur point de vue, celui de matérialistes qui réduisent l’idée à la sensation, qui voient la vie comme « une agrégation de molécules » et s’amusent des convives qui parlent de l’immortalité de l’âme après un copieux repas. Sainte-Beuve et Saint-Victor leur ont reproché leur critique des classiques et de l’antiquité considérée comme « le pain des professeurs ». S’ils sont sensibles à la misère des humbles, aux souffrances des faibles, s’ils proposent des mesures sociales et un ministère de la souffrance publique, s’ils condamnent le libéralisme économique, les Goncourt s’affichent aussi en conservateurs résolus qui font l’éloge du préjugé, « l’expérience des nations », et soulignent les risques de l’éducation pour tous.
Irène Bazin de Jessey a raison de voir aussi, dans des pages, qui relèvent du journal intime, un autoportrait. Les deux frères ont l’angoisse du temps qui passe et use les êtres et les choses, ils sont hantés par la vieillesse et les vieillards présents dès l’ouverture du recueil. Ils déclinent toutes les formes de la mélancolie, de l’ennui ; ils disent leur lassitude d’une vie monotone où rien n’arrive, leur tristesse d’un monde désenchanté par la science et le progrès, leur sentiment d’être exilés dans une société qui ne leur correspond plus. Ils disent la cruauté d’une nature qui leur rappelle constamment la mort. Ils font l’éloge de la religion chrétienne qui est « la religion des tristesses de la vie » et ils considèrent que les artistes sont mélancoliques par nature. Ils aiment l’oubli que procurent le sommeil et le tabac.
Dans un article à La Presse, le 7 mai 1866, Gautier louait un livre où « le moraliste oubliant parfois l’étude du cœur humain, s’amuse à regarder un coup de soleil bizarre, un coin de paysage singulier, quelques-uns de ces effets invraisemblables qui sont les paradoxes de la nature. » L’introduction d’Irène Bazin de Jessey souligne la beauté des descriptions de crépuscules qui s’inscrivent dans cette veine mélancolique caractéristique de la tonalité à l’ouvrage. La nuit qui vient est riche de sensations colorées et sonores avec les derniers chants d’oiseaux ou le cri des grenouilles. Une silhouette de paysan à la Millet se dessine sur un fond de soleil couchant. Nos deux aquarellistes voient monter la nuit dans un bois en décembre et ils goûtent les pâlissantes agonies de couleurs. À côté de ces peintures, les récits de rêves viennent apporter leur touche de fantaisie et de fantastique.
Il faut enfin souligner la richesse de l’annotation. Les textes sont recontextualisés par des notes qui éclairent les allusions, les personnages ou les lieux évoqués. Une particulière attention est portée au vocabulaire car l’on connaît le goût des Goncourt pour les néologismes. Un subtil jeu de renvois permet de reconstruire des réseaux, de découvrir des jeux d’échos derrière une apparente discontinuité. De précieuses références bibliographiques permettent d’approfondir la réflexion. Des annexes donnent les principaux articles critiques consacrés à Idées et sensations. L’édition d’Irène Bazin de Jessey apporte un précieux complément au travail de redécouverte des Goncourt.
Pierre-Jean Dufief
Maxime du Camp, Les Académiciens de mon temps. Édition établie par Thomas Loué. Montrouge, Éditions du bourg, 2021. Un vol. de 646 p.
Élu le 26 février 1880, Maxime du Camp offre avec Les Académiciens de mon temps, rédigés de 1882 à 1893, une galerie de portraits qui, ainsi juxtaposés, 997constituent un panorama de la vie académique complétant ses Souvenirs littéraires de 1883. Barbier, Laprade, Vogüé, Brunetière et Loti sont les héros du jour dans cette institution qui a refusé Baudelaire, Gautier et Flaubert avant Zola.
Thomas Loué présente (p. 9-29) les raisons d’écriture de ces portraits, issus de dossiers constitués sur les soixante-six académiciens qu’a rencontrés Du Camp au fil des trente-deux élections qui ont eu lieu durant sa présence sous la Coupole. Une autobiographie vient s’y ajouter, avec la « sincérité » que l’auteur veut y manifester après « l’indépendance » d’esprit dont il a fait preuve dans sa galerie de confrères. Sans être aussi incisif que les Quarante médaillons de l’Académie française publiés par Barbey en 1864, ni aussi traditionnel que la quête de lignage dans le 22e fauteuil opérée par Ludovic Halévy, ce panorama offre en effet quelques pointes et saillies, par exemple dans ses portraits de Barbier, Boissier, Gréard et Leconte de Lisle.
Maxime du Camp fréquente Lavisse et Rousse, mais aussi Laprade et Marmier, est tout à fait conscient de l’esprit de corps spécifique à la Compagnie, qui en fait un salon à part, renouvelé au rythme des funérailles que suivent les survivants, en cette Académie vieillissante de la deuxième moitié de siècle. Une courtoisie sans cordialité vraie, un quant-à-soi qu’il convient de garder vu la diversité des origines, mais aussi un sens du collectif au-delà des partis multiples (« parti des ducs », des républicains, des catholiques, des universitaires, des gens de lettres, des auteurs par genres littéraires…) : telles sont les caractéristiques qui, à petites touches, se dégagent de cette sociologie empirique.
Il faut donc remercier Thomas Loué d’avoir exhumé des archives de l’Institut auquel avait été légué cet ensemble de portraits, avec lettres et coupures de presse, réuni par Maxime du Camp, mais dont il n’avait pas prévu la publication alors que ses Souvenirs d’un vieil homme de lettres concomitants, puisque de 1882 à 1888, plus politiques par l’évocation du salon de Valentine Delessert dans les années 1850, étaient réservés pour le xxe siècle, sous leur titre définitif de Souvenirs d’un demi-siècle (1949). Malgré quelques coquilles regrettables, il nous fournit ainsi un document utile à la connaissance des individus comme de l’institution.
Lise Sabourin
Marie Krysinska, Œuvres complètes. Poésie. Sous la direction de Florence Goulesque et Seth Whidden. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Deux vol. de 402 et 376 p.
Les volumes I et II des Œuvres complètes de Marie Krysinska (1857-1908) sont consacrés à sa poésie et inaugurent une collection qui en comptera six. Autrice complète aux talents multiples, à la fois poète, musicienne, romancière, nouvelliste, critique littéraire et chansonnière, Marie Krysinska est présentée comme une figure incontournable et trop longtemps ignorée de la modernité littéraire de la fin du xixe siècle. Tant du point de vue esthétique que social, elle fait entendre sa voix d’artiste et de femme dans un monde littéraire majoritairement masculin. Si, depuis une vingtaine d’années, on redécouvre son œuvre, il paraissait nécessaire d’en proposer une première édition complète et critique, ayant la « double intention de présenter une vision globale du projet artistique complexe de l’autrice et de lui rendre sa place unique dans ‟l’immortelle famille des créateurs” » (Introduction, 998vol. 1, p. 26). Les deux premiers volumes remplissent parfaitement cette mission, s’ouvrant sur une riche introduction, co-signée par Florence Goulesque et Seth Whidden, prolongée d’une bibliographie générale récente. Les éditions de Rythmes pittoresques (vol. I, éd. Seth Whidden), Joies errantes (vol. I, éd. Yann Frémy †) et Intermèdes (vol. II, éd. Darci Gardner et Laurent Robert) proposent un appareil critique complet comprenant une préface introductive détaillée, les notes et variantes précisant le contexte de parution des poèmes et leur évolution, les principaux comptes rendus critiques et une bibliographie spécifique à chaque recueil.
L’introduction générale retrace la vie artistique de Marie Krysinska, qui s’impose dès les années 1880 par ses talents musicaux et littéraires dans les cercles hydropathes, zutistes et décadentistes. Un séjour de deux ans aux États-Unis coïncide avec la parution du manifeste du symbolisme par Moréas (« Le Symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886) et signe son éviction de l’avant-garde littéraire. Un silence complet pèse sur ses tentatives en vers libres. La dernière phase de sa vie artistique est placée sous le signe de la reconquête de son rôle de poète, notamment par la mise au jour de sa théorie poétique. Cependant, Marie Krysinska meurt dans l’anonymat en 1908. Florence Goulesque et Seth Whidden insistent sur la position intenable de l’autrice, à qui l’on reproche tout : sa participation à l’univers des cabarets, sa théorie poétique, sa volonté d’indépendance, son féminisme, ses origines polonaises et juives. La présentation générale se termine par un état des lieux exhaustif de la recherche et un historique de la renaissance critique de l’autrice.
Pour aborder Rythmes pittoresques (1890), Seth Whidden rappelle la querelle de la paternité du vers libre, avant de démontrer, exemples à l’appui, combien la place qu’on refuse à Marie Krysinska s’impose. Si le recueil est attendu, préfacé par J.-H. Rosny et accueilli favorablement, ce qu’on a pu en dire demeure bien en deçà des innovations que Seth Whidden met en lumière. Dans Rythmes pittoresques, la poète, écrit-il, « s’accorde le rôle de déchiffrer et de transmettre les mirages, les visions difficilement discernables – autrement dit, elle adopte la fonction de voyant, peu de temps après les fameuses lettres de Rimbaud » (p. 33). Elle y parvient par l’usage de la synesthésie baudelairienne mais, surtout, par l’exploration d’un « rythme neuf […] tout à fait unique[…] pour la poésie française de l’époque » (p. 35).
Joies errantes, sous-titré Nouveaux rythmes pittoresques (1894), est précédé d’un Avant-propos de la poète, qui évoque son rôle dans la genèse du vers libre. Yann Frémy, dans sa préface très complète, souligne combien la poète est une « artiste consciente de sa création et admirable théoricienne » (p. 199). Il y détaille la singularité de la « formule » revendiquée par Krysinska, qui ressortit d’une recherche d’équilibre et d’harmonie entre divers procédés : l’humour, la parodie, le mélange des tonalités, l’utilisation dosée de mots nouveaux ou quotidiens et le travail de l’image, imposant ses exigences imprévues. Cependant, l’exploration du rythme, qui repousse les limites d’un cadre formel sans jamais s’en affranchir, donne la pleine dimension des innovations poétiques de Krysinska. Le respect du cadre, même modeste, distingue son esthétique de celle des surréalistes, dont elle annonce à bien des égards, selon Frémy, l’apparition.
Intermèdes (1903) reprend le sous-titre Nouveaux rythmes pittoresques. La reprise souligne combien Krysinska conçoit son exploration consciente du rythme comme un tout et répond, selon Darci Gardner, aux détracteurs qui voient dans ses innovations un effet du hasard ou une imitation manquée de quelque grand modèle. Le recueil est précédé d’une Introduction très documentée sous-titrée 999« Sur les évolutions rationnelles, esthétiques et philologiques ». Le ton y est assuré et polémique, la démonstration claire. Alors que l’Avant-propos de Joies errantes revendiquait à demi-mots une « formule » nouvelle, l’Introduction d’Intermèdes établit les contributions de l’autrice à la poésie tout en dénonçant le statut accordé à la femme dans les lettres. Les présentations critiques des deux premiers recueils fixaient les grandes lignes de l’esthétique de Krysinska. Celle d’Intermèdes propose, quant à elle, une lecture interprétative qui montre comment s’affirment au fil des recueils certains thèmes, dont les figures féminines, ou comment le syncrétisme artistique trouve ici son expression la plus accomplie. Intermèdes s’inspire largement des arts de la scène, chanson et théâtre. Présenter ce recueil comme l’aboutissement de l’exploration des Rythmes pittoresques prend sens dans la perspective d’un projet éditorial qui se conçoit comme un tout, évitant les redites tout en accentuant la cohérence de l’univers poétique de Krysinska.
Par la qualité de leur présentation, ces deux volumes contribueront sans nul doute à assurer à Marie Krysinska la place qui lui revient dans l’évolution de la poésie. Ils créent surtout un effet d’attente bienvenu. En effet, on ne peut que se réjouir de découvrir dans les prochains volumes les autres genres explorés par cette artiste complète.
Valérie Michelet
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes. Tome VII (1901-1902). Éd. Jean-Marie Seillan avec la collaboration de Valérie Roux. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Un vol. de 1060 p.
Ce septième tome des Œuvres complètes s’attache à la production des années 1901-1902. L’introduction générale contextualise de manière précise cette période aux plans personnel et historique. Elle nous plonge dans « le bain idéologique » (p. 10) où nageait alors Huysmans. Sa lecture métaphysique de l’Histoire, qui l’apparente aux antimodernes identifiés par Antoine Compagnon, est retracée avec clarté à l’aide de nombreuses citations tirées de sa correspondance, souvent inédite. Elle s’attache, par ailleurs, à corriger certains éléments de la posture d’auteur parfois attribuée à Huysmans, liée en particulier à son séjour à Ligugé et à son départ du monastère. En citant des lettres inédites, Jean-Marie Seillan entend « retoucher le portrait pathétique de l’oblat que [la critique] calque sur le personnage de fiction qu’est Durtal. Quelque raison qu’on ait de transformer Huysmans en martyr, celui-ci n’a pas été ignominieusement chassé, à son corps défendant de la pieuse oasis poitevine par une loi inique » (p. 14). Il met plutôt en valeur le retournement spirituel qu’a constitué son interprétation de la loi de 1901 contre les congrégations religieuses. La correspondance privée en est le reflet, révélant une critique acerbe du clergé et des cloîtres corrompus, aux yeux de l’écrivain, en particulier par l’argent et le péché de chair. Jean-Marie Seillan conclut que « l’année 1901 a constitué dans l’œuvre de Huysmans un pivot dont on ne saurait sous-évaluer l’importance » (p. 22). L’analyse de ce tournant donne lieu, par ailleurs, à une démonstration intéressante sur le cloisonnement générique entre hagiographie et roman.
Le parti pris de mettre en parallèle la correspondance avec la production publiée et le commentaire de certaines corrections des chroniques observées 1000dans les avant-textes s’avère particulièrement pertinent pour mesurer le degré d’autocensure des textes. La correspondance est, d’ailleurs, mise à l’honneur également dans l’utile chronologie qui suit l’introduction générale.
Celle-ci s’emploie aussi à réhabiliter l’importance de l’hagiographie sur Don Bosco dans l’économie de l’œuvre. Elle l’associe à un tournant non seulement dans la conception de la sainteté de Huysmans, mais aussi dans le choix du personnel romanesque qui témoigne d’un intérêt nouveau pour le personnage du curé (et non plus du moine). Ainsi, les éditeurs ne se contentent pas de contextualiser les œuvres présentées, ils affirment aussi leur interprétation sur la façon dont elles s’insèrent dans les œuvres complètes, quitte à remettre en cause une doxa parfois défendue par la critique ou les contemporains de l’auteur. Cet aspect souligne utilement les apports de cette édition à l’attention d’un lectorat qui n’est pas nécessairement spécialiste de Huysmans.
La copieuse introduction de 110 pages à Sainte Lydwine de Schiedam entend venir combler une lacune, puisque cette œuvre n’a pas bénéficié d’édition annotée récente. Elle affiche l’ambition de répondre à des « questions qu’aucune édition critique n’a encore tenté de débrouiller » (p. 44), comme la rénovation du genre hagiographique par Huysmans, avec le désir d’en faire une œuvre d’art opposée à la littérature sulpicienne qui le caractérisait trop à ses yeux. On notera seulement que l’aspect fantasmatique de l’œuvre a bien été mis en valeur par l’introduction de Claude Louis-Combet à Sainte Lydwine de Schiedam (À rebours, 2002) en écho à ses propres obsessions. Celle-ci n’a pas échappé aux éditeurs qui la citent (p. 119), sans interroger toutefois cette réappropriation sulfureuse.
L’introduction passe en revue les nombreuses sources de cette hagiographie et le travail auquel Huysmans les a soumises en analysant les annotations portées sur les récits hagiographiques qu’il a utilisés, puis le traitement littéraire qu’il a choisi. Se dessinent ainsi les lieux de la transformation des récits édifiants en œuvre littéraire. Les éditeurs n’hésitent pas à souligner les contradictions de la critique, par exemple sur la question du dépouillement stylistique comme reflet du dépouillement mystique idéalisé par Huysmans (p. 81-82). On saluera également qu’ils aient mentionné que leurs annotations ne sauraient être exhaustives : toutes les sources utilisées par Huysmans n’ont pu être prises en considération et les passages relevés comme importants mais écartés du récit n’ont pas été signalés.
Il aurait été intéressant de savoir si le modèle du compilateur, présenté comme une alternative à celui du romancier, est une originalité initiée par Huysmans au début du xxe siècle, tant on la retrouve par la suite, y compris chez des auteurs non confessionnels. Cela aurait, cependant, certainement dépassé le cadre de cette déjà très riche introduction.
Celle-ci dévoile clairement en quoi l’hagiographie est sous-tendue par une vision mystique de l’Histoire où les compatient(e)s équilibrent la progression du Mal, vision partagée par d’autres auteurs catholiques de l’époque dans la lignée de Joseph de Maistre, mais assurément insolite pour la plupart des lecteurs non spécialistes. La « douleur désirable », l’attente eschatologique et ses implications politiques, un imaginaire du Mal qui lui fait réinterpréter sa propre existence sont analysés et replacés dans l’économie de l’œuvre. Puis, « l’investissement fantasmatique » de ces éléments, négligé par la critique académique (mais relevé par Claude Louis-Combet), fait l’objet d’un chapitre au titre audacieux, « une hagiographie perverse », et du chapitre suivant. Les éditeurs insistent sur l’importance de penser le 1001traitement du corps de la sainte dans la lignée des filles des rues qui l’ont précédée dans l’œuvre de Huysmans. Ce dernier développe une mystique érotique qui le rapproche d’hagiographes non confessionnels ; de même que son anticléricalisme, évoqué ensuite à la faveur de l’aspect polémique de son hagiographie envisagé par l’examen des manuscrits. L’introduction s’achève sur une réflexion générique, où est notamment analysée la projection de soi dans l’hagiographie. Les modulations génériques, permises par la discontinuité du récit hagiographique, démontrent là encore un lien, souvent occulté, avec la période naturaliste de Huysmans.
Cette introduction est enrichie d’une notice qui retrace la genèse de l’ouvrage, l’histoire de sa publication, d’un point sur les états manuscrits du livre et sur la réception, puis d’une bibliographie des sources et des études critiques et, bien entendu, d’abondantes notes. En annexe figurent des extraits d’un manuscrit de travail laissant apparaître les passages biffés et les ajouts, puis le journal du voyage en Belgique et en Hollande effectué par Huysmans en 1897 (annexe II) et en 1902 (annexe III) pour préparer son livre. Sont aussi reproduites ses notes sur Marie Ock, carmélite du xviie siècle, autre compatiente, sans doute préparatoires d’une chronique pour L’Écho de Paris (annexe IV). Suivent divers documents préparatoires à la rédaction et une correspondance avec un médecin suite à sa lecture de l’œuvre, à propos du sens de la souffrance et de la guérison. Cet appareil éditorial rend accessible une base de travail, dispersée jusqu’ici, très importante pour le chercheur.
Les autres textes avec lesquels Sainte Lydwine est regroupé font l’objet de notices plus courtes (bâties sur le même schéma) et ne comportent pas de documents génétiques.
De la même période (1901-1902) sont présentés des textes sur la peinture (Préface de La Jeunesse du Pérugin et les origines de l’école ombrienne de l’abbé Jacques-Camille Broussole et des articles parus dans L’Écho de Paris réunis dans De tout), ainsi que l’ouvrage hagiographique de commande sur Don Bosco (1902) qui n’a pas l’ambition esthétique de Sainte Lydwine. Il s’agit d’un démarquage d’une biographie édifiante publiée en 1888. L’introduction s’attache à montrer l’intérêt de cette tâche dans l’évolution du catholicisme de l’auteur et de certains motifs de son œuvre romanesque. Elle réinsère l’ouvrage dans le contexte politique de l’époque, appuyant à nouveau l’aspect polémique que revêt le genre hagiographique pour Huysmans. En faisant ressortir l’actualité de ces figures, l’écrivain brosse moins le portrait d’une époque révolue que celui de son temps. Cet usage du genre hagiographique, inattendu aux yeux du non spécialiste, est bien démontré dans cette édition.
Le rapport à l’actualité est, du reste, envisagé aussi à travers le visage du chroniqueur, mis en valeur dans l’introduction du recueil De tout (1901). Huysmans y apparaît en journaliste à rebours. En effet, ce n’est pas dans ses chroniques qu’il faut chercher un écho des préoccupations contemporaines. Ce paradoxe frappe aussi dans la réunion de ces textes et de ces facettes (du flâneur parisien à l’hagiographe) en apparence disparates : les choix génériques déjouent le rapport attendu au temps. Ce n’est pas là le moindre intérêt de cette édition à la fois très érudite et très accessible.
Aude Bonord
1002Jean Lorrain, Très russe. Roman. Suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier. Édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 296 p.
C’est une heureuse initiative que la réédition de Très russe de Jean Lorrain, suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier. Le texte fut d’abord publié en 1886, après un premier roman remarqué, Les Lépillier ; comme pour ce dernier, l’action de Très russe se déroule sur la côte normande, notamment à Fécamp, petit port de pêche où naquit Lorrain. Si Très russe offre une véritable critique de la société fécampoise, il est surtout connu pour son portrait-charge de Maupassant (autre figure locale) qui faillit valoir à Lorrain un duel contre l’auteur de Bel-Ami (1885). L’adaptation théâtrale du roman pour le Théâtre d’Adaptation (la Bodinière) en 1893, quant à elle, ne rencontra pas un franc succès. De fait, elle est aujourd’hui complètement tombée dans l’oubli.
Cette nouvelle édition est présentée et annotée par Nöelle Benhamou, qui de Lorrain avait déjà réédité La Maison Philibert (1904), roman sur la prostitution à la Belle Époque (Éditions du Boucher, 2007). Avec Très russe, elle continue donc de réhabiliter l’œuvre de Lorrain, notamment en engageant un travail de recherche centré sur les questions d’intermédialité entre roman et théâtre.
L’introduction de Noëlle Benhamou est une reproduction à peine remodelée de son article « Très russe : du roman à la pièce » paru dans Jean Lorrain, produit d’extrême civilisation (J. de Palacio et É. Walbecq, éd., Mont-Saint-Aignan, PURH, 2009, p. 261-278). À ce titre, la présentation n’apporte pas de nouveaux éclairages sur Très russe, son adaptation théâtrale, et, selon Noëlle Benhamou, le fait qu’elle peut être perçue comme une réécriture fin-de-siècle du Misanthrope de Molière. Si les amateurs de Lorrain apprécieront cette contextualisation poussée, les connaisseurs et les spécialistes déploreront l’absence de commentaires sur la figure de Judith Gautier, en filigrane dans Très russe devenu Villa Mauresque (titre de la seconde édition du roman). En effet, l’intrigue centrée sur un jeune poète amouraché d’une femme fatale plus âgée rappelle les propres fantasmes de Lorrain à l’égard de Judith Gautier – alors Judith Mendès – durant l’été 1878 alors qu’il était encore un aspirant poète. Edmond de Goncourt rappelle à ce titre dans son journal que « [t]out gamin, il s’était pris d’une passion nette pour la fille de Gautier […]. Judith faisait lire du Victor Hugo et du Leconte de Lisle » (Journal, Mémoires de la vie littéraire, t. II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 754). Il aurait aussi été intéressant de pousser l’analyse du personnage d’Allain Mauriat comme l’un des premiers doubles de Lorrain, une pratique d’auto-fictionalisation propre à l’écrivain-journaliste qui, toute sa vie durant, a frayé avec ses personnages. En effet, dans l’Avertissement qui ouvre Villa Mauresque, Georges Normandy écrit que le personnage de Mauriat est « un autoportrait d’une fidélité absolue » (Villa mauresque [Très russe, 1886], Paris, Éditions du Livre moderne illustré, 1942, p. 11). De fait, Lorrain réutilise Mauriat un an plus tard dans la nouvelle « La Marquise d’Hérode », dont l’intrigue se déroule aussi sur la côte normande. Se pose ainsi la question de la fictionnalité conditionnelle comme stratégie littéraire chez Lorrain, pour qui les codes de la presse à scandale et du roman à clef forment une pratique culturelle à la base de son travail ; cette pratique lui permet, en retour, d’accumuler une forme de capital – réel, littéraire, culturel, symbolique – qui vise 1003directement à l’auto-promotion de son œuvre autant que de sa personne. Qu’en est-il donc de Très russe, de par son mélange de fiction et de réalité, comme un texte qui défie l’autonomie épistémologique et esthétique du roman – et donc un texte qui présente une gageure critique, morale et éthique ? Quel rapport entretient-il avec les pratiques journalistiques de Lorrain (et notamment avec son goût pour le scandale, par exemple dans ses « Pall Mall Semaines ») dans une période d’expansion et de démocratisation de la culture de la célébrité médiatique ? Enfin, comment mettre ces questions en relation avec l’adaptation théâtrale de Très russe un peu moins de dix ans plus tard ?
L’appareil critique, les annotations et les annexes (bio-bibliographies de Lorrain et de Méténier, mais aussi comptes rendus du roman ainsi que de la pièce) proposés par Noëlle Benhamou apportent une solide contextualisation critique à cette lecture croisée de Très russe le roman et Très russe la pièce. Ils remettent par ailleurs en lumière Oscar Méténier, romancier naturaliste-décadent et auteur dramatique qui a notamment adapté les Goncourt et Maupassant à la scène. Chien de commissaire, il a textualisé son intérêt pour les mœurs des bas-fonds de Paris dans des pièces curieuses où vagabonds, apaches et prostituées se donnent la réplique en langue verte. Aujourd’hui largement oublié, Méténier n’en demeure pas moins une importante figure du Paris fin-de-siècle, de ses premiers pas sur la scène littéraire au Chat Noir jusqu’à la fondation du Théâtre du Grand-Guignol. Nul doute qu’il mérite lui aussi une réhabilitation critique.
Cette édition en miroir ouvre donc un chantier qui vise à approfondir les études lorrainiennes, en particulier dans le rapport du texte à son adaptation théâtrale, et le théâtre non légendaire de la dernière période (Une nuit de Grenelle, Hôtel de l’Ouest… Chambre 22, Clair de lune ou encore Deux heures du matin… Quartier Marbeuf). À travers la collaboration de Lorrain avec Méténier, mais aussi avec Gustave Coquiot ou encore avec Delphi Fabrice, il conviendrait en effet d’analyser plus généralement les pratiques intermédiales de la fin-de-siècle. Avec cette édition croisée de Très russe, Noëlle Benhamou livre des pistes de recherche, qui permettront indéniablement aux amateurs de Lorrain d’élargir leur connaissance de son œuvre.
Alexandre Burin
Cynthia Gamble et Matthieu Pinette, Ruskin, Proust et la Normandie. Aux sources de la « Recherche ». Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », 2022. Un vol. de 436 p.
« Proust a compris, mieux que tout autre écrivain, la pensée de Ruskin ». Cette affirmation résume le nouveau travail de Cynthia Gamble et Matthieu Pinette qui retrace des rapports entre le critique britannique John Ruskin (1819-1900) et Marcel Proust, traducteur de deux de ses ouvrages, La Bible d’Amiens (1904) et Sésame et les lys (1906). Les beaux anneaux qui relient les deux hommes sont de nature esthétique et se matérialisent dans un territoire : la Normandie. Cette région côtière de la France, riche en vestiges du Moyen Âge, territoire singulier où le paganisme a survécu en sourdine face à la christianisation, destin de villégiature des Français et Britanniques aisés au tournant du xixe siècle, se dresse comme la géographie 1004partagée entre ces deux personnalités d’époques et d’horizons différents, mais qui se trouvent unies dans une même quête artistique et existentielle.
La complicité entre les deux auteurs est évidente. Ils avaient déjà travaillé à quatre mains à l’occasion de l’exposition Ruskin-Turner (Amiens, 2003), et de l’essai L’œil de Ruskin. L’exemple de la Bourgogne (Presses du réel, 2011). Même si l’on peut deviner la voix derrière tel ou tel passage, leur nouveau travail, Ruskin, Proust et la Normandie. Aux sources de la “Rechercheˮ, se structure dans un récit homogène et se laisse lire avec l’avidité d’un roman. Les deux auteurs réussissent à offrir dans ce nouvel essai de la « Bibliothèque proustienne » un itinéraire intellectuel, mais aussi une carte topographique qu’entrelacent les vies de Ruskin et Proust. En ce sens, le livre s’offre aussi comme un guide de voyage : le lecteur a envie de visiter – au-delà de l’archiconnu, pour les pèlerins proustiens, Cabourg-Balbec –, les multiples localités qui constituent la constellation normande de la Recherche.
Cynthia Gamble et Matthieu Pinette signalent les voyages réalisés ensemble à la recherche de tel site oublié, comme Glisolles, près d’Évreux, dont le château, aujourd’hui en ruines, « exerce une sorte de magnétisme sur Proust », ou Conches-en-Ouche pour voir les vitraux de l’église de Sainte-Foy que Proust a admirés. Ainsi, l’ouvrage illumine de manière rétrospective l’œuvre proustienne en mettant en valeur l’extrait normand qui l’alimente. C’est aussi le cas des multiples villes de sonorités suggestives comme Bretteville-l’Orgueilleuse devenue Marcouville-l’Orgueilleuse dans le roman, « un engouement onomastique qui vient de son maître à penser, Ruskin ». On découvre, par exemple, que le nom de Charles Swann aurait une origine normande et viendrait de la famille anglaise d’Henry Swann, propriétaire du manoir de Cantepie et de la pharmacie Swann à Paris (aujourd’hui lamentablement à l’abandon). Un autre exemple : derrière la description des effets de lumière des vitraux de l’église de Combray il y aurait en réalité ceux d’Évreux. Les auteurs confirment que les clochers de Caen sont les inspirateurs de ceux de Martinville. « Proust retient, assimile et récrée toutes ses visites normandes », affirment-ils, et ils inventorient un à un, et avec toutes sortes de détails, les liens possibles entre les multiples voyages proustiens et leur transposition dans la fiction romanesque.
Ruskin, Proust et la Normandie, belle suite de Voix entrelacées de Proust et de Ruskin (publié dans la même collection, en 2021) de Cynthia Gamble, est divisé en deux parties nettement différenciées : la première consacrée à John Ruskin, la seconde à Marcel Proust. Afin de montrer les liens de chaque auteur avec la Normandie, ils mélangent savamment des aspects biographiques (par exemple, la relation pas toujours facile entre Ruskin et son épouse Effie Grey) avec leur œuvre et leur parcours intellectuel. Pour Ruskin, voyageur aguerri, la Normandie est avant tout le « laboratoire gothique » et il y voyage pour étudier l’évolution du style gothique. Il faut souligner que « l’approche architecturale de Ruskin est visuelle mais aussi morale ». Même l’asymétrie de la cathédrale de Bayeux est perçue comme la preuve du lien « inné » entre architecture et nature par cet historien d’art anglais qui fait la synthèse du romantisme en Angleterre. D’ailleurs, il est intéressant de découvrir les « maîtres » du « prophète » Ruskin, deux historiens d’art qui poussent Ruskin à voyager de l’autre côté de la Manche, William Whewell (1794-1866) et Robert Willis (1800-1875), professeurs à l’université de Cambridge que Ruskin a connus personnellement. Robert Willis lui a inspiré l’idée de « lampes » ou « esprits » qu’il développera dans The Seven Lamps of Architecture, un travail qui 1005exercera une grande influence sur Proust. On ne peut oublier non plus l’ascendant fondamental de William Turner dont Rivers of France (1837) est une Bible pour Ruskin, et le sera aussi pour Proust.
Le lecteur peut suivre avec une grande richesse de détails les différents séjours qu’a réalisés en Normandie le maître de Brantwood depuis son enfance, d’abord à côté de ses parents, ensuite avec son épouse et finalement avec des amis entre 1833 et 1888. Tous ces voyages sont très bien documentés grâce à son journal ainsi qu’à sa correspondance et celle de son épouse, sauf celui de 1848. Dans cette année de tensions avec son épouse certaines pages du journal ont été détruites. Amoureux de la Normandie, le critique d’art nourrissait une vraie prédilection pour Rouen, un « labyrinthe de délices », à laquelle il avait prévu de consacrer le huitième livre de la série Our Fathers Have Told Us. Il avait la « certitude » que les cathédrales françaises – Chartres, Reims, Rouen et Amiens – étaient supérieures aux anglaises à plusieurs égards. C’est Ruskin qui décrit la flèche de Coutances comme couverte d’écailles, une image que Proust reprendra ensuite dans son roman pour décrire celle de l’église de Combray. La fascination ruskinienne pour les fêtes religieuses catholiques était telle que ses parents, protestants et dogmatiques, commençaient à s’en inquiéter. Selon les auteurs, La Bible d’Amiens, que Proust traduira en français et publiera en 1904, est « l’aboutissement direct de ces séjours normands ». Néanmoins, et on peut entendre dans cette remarque une revendication, il n’existe aucune trace de John Ruskin dans le territoire normand qu’il a aimé jusqu’au point d’envisager de s’y installer : pas de statue ni un nom de rue ou de place évoquant sa figure.
De l’autre côté, la Normandie est pour Marcel Proust « le ferment de son grand-œuvre ». Non seulement c’est le pays de prédilection de son maître John Ruskin, qui le poussera à visiter les églises et cathédrales normandes, mais aussi elle offre un refuge favorable à sa santé précaire grâce aux stations balnéaires prisées, sans oublier qu’elle se présente comme un univers clos où il peut observer, en tant qu’écrivain, la haute société, si bien qu’elle deviendra aussi son laboratoire romanesque. Le premier voyage est daté de 1880, quand il a neuf ans et se rend pour la première fois à Dieppe. Puis il y voyage à plusieurs reprises (Dieppe, Puys, Trouville, Les Frémonts, etc.), et de 1907 à 1914 il séjournera à Cabourg et ses environs chaque été. Malheureusement, ces voyages ne sont pas toujours documentés, mais les auteurs aboutissent malgré tout à trouver les liens qui se cachent derrière les multiples articles élogieux que Proust consacre à cette région française.
Dans leur étude, Cynthia Gamble et Matthieu Pinette se plongent dans un des épisodes les plus célèbres des pèlerinages ruskiniens, celui de 1900 avec le couple Yeatman. Ils sont allés ensemble à la recherche de la « petite figure » du portail des Libraires de la cathédrale de Rouen tant admirée par Ruskin parce que significative de l’esprit des artisans gothiques, et qui finalement a été découverte par Madeleine Yeatman. La trace directe de ce pèlerinage, on la trouve d’ailleurs dans La Prisonnière, notamment dans la scène des bruits de la rue au réveil du héros. En fin de compte, c’est sous l’effet de cette « rencontre » spirituelle avec Ruskin que Proust développe sa théorie esthétique, « à savoir que seul l’artiste peut, par son travail, transmettre une certaine immortalité ». Par ailleurs, les auteurs abordent aussi des aspects moins connus du rapport entre Proust et la Normandie, comme la volonté de Proust de contempler la France dans une perspective britannique ainsi que l’influence de cette société anglaise sophistiquée, avec son engouement 1006pour les sports, sur la société française, ayant favorisé une vraie transformation du territoire. Il faut penser à l’impact social, par exemple, qu’a eu l’inauguration en 1907 du Grand Hôtel à Cabourg, qui est devenue ainsi la station balnéaire à la mode, la « Reine des Plages ». En ce sens, l’essai offre une vision très large qui revêt des aspects historiques, sociologiques et culturels enrichissant l’approche de la vie et l’œuvre de John Ruskin et Marcel Proust, un travail minutieusement documenté et parsemé d’illustrations qui rendent aisées à suivre les explications, sans oublier une pratique chronologie normande croisée entre les deux hommes, ainsi qu’une bibliographie sélective de grande aide pour les chercheurs.
Valèria Gaillard
Martina Della Casa, Sur Le Christianisme contre le Christ. Un projet de livre d ’ André Gide. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2022. Un vol. de 190 p.
Les livres les plus importants d’André Gide ne sont pas forcément ceux qu’il a publiés. Ceci en manière de boutade, mais tout de même pour constater qu’il y a, au cœur de l’œuvre de Gide, une sorte de trou noir qui en est peut-être l’essentiel. C’est du moins l’impression qu’il a lui-même entretenue, que ce soit en qualifiant cette œuvre d’« édifice découronné » quand il apprit la destruction de ses lettres par Madeleine, ou en parlant de sa propre figure comme « borgne ou sans yeux » s’il ne parvenait pas à publier ce qu’il avait de plus important à dire ; à savoir Le Christianisme contre le Christ, Corydon, son livre sur Chopin, son roman et son petit Traité des Dioscures.Corydon et le roman, c’est-à-dire Les Faux-monnayeurs, c’était la question de l’homosexualité, question toute humaine et corporelle à laquelle il pensait pouvoir apporter une réponse définitive. Le Christ et les Dioscures étaient le recto et le verso d’une même question, celle de l’éventuel dépassement de l’humain par le divin, autre pierre de touche de la réflexion de Gide, qui devait l’amener à célébrer « Dieu, fils de l’Homme ». Et l’on peut dire que la musique de Chopin, telle qu’il la concevait, était, elle aussi, tournée vers l’ineffable. Aux interprètes de Chopin, Gide faisait le même reproche qu’aux Églises, celui d’imposer leurs lectures à des textes qu’il suffisait de savoir écouter. Le but ultime était un stade d’effacement de l’homme devant sa propre création. Ceux qui ne savaient pas s’effacer, comme les prêtres devant le sacré ou les virtuoses devant Chopin, ceux-là étaient indignes d’entrer dans le temple.
Dans ces conditions, on ne peut s’étonner que ces trois projets soient restés à l’état d’ébauches : si les Notes sur Chopin sont devenues un petit livre, leur titre indique bien leur caractère inachevé, Gide ayant dû ajouter des extraits de son Journal pour le rendre plus consistant. Le Traité des Dioscures n’a abouti qu’aux brèves « Considérations sur la mythologie grecque », et Le Christianisme contre le Christ n’a jamais pris corps.
Ce qui semble un échec revêt en fait une double signification, à la fois verticale et horizontale : le plan vertical, c’est celui de la quête d’une transcendance, que Gide a pu rechercher dans sa vie sous diverses formes, mais à laquelle il n’a jamais renoncé, sacralisant chaque instant de vie comme une promesse d’éternité. Le plan horizontal, c’est celui d’une existence considérée, par éducation sans doute, comme 1007une progression constante vers un mieux relatif, toujours perfectible. Devant les Évangiles comme devant les mythes ou les partitions de Chopin, Gide se sentait en présence d’une révélation vers laquelle il ne pouvait cesser d’avancer. Et la meilleure preuve qu’il pouvait donner de la validité de sa conception, c’était de ne pas parvenir à l’enfermer dans une formulation définitive.
C’est donc ce plan horizontal, le long cheminement de Gide vers son impossible traité christique, que Martina Della Casa entreprend ici de retracer, comme on cherche à retrouver une piste dont plusieurs passages ont disparu.
L’idée de ce traité naquit de façon très gidienne, « en concomitance avec son initiation à l’homosexualité et en contradiction radicale avec sa formation religieuse (p. 17) », c’est-à-dire en 1895, à la suite de la « conversion » à laquelle Oscar Wilde l’avait conduit. Il s’agissait bien, non pas de rejeter la religion, mais de l’adapter à ses mœurs, Gide se faisant hérésiarque afin de légitimer ses désirs. Vers 1920, il va pouvoir affirmer que « nombre de pages [en] sont écrites », ce qui a permis à certains de penser qu’il faisait allusion au Numquid et tu… ? de 1916-1917. C’est là que Martina Della Casa émet l’hypothèse, qui va s’avérer féconde, que l’écriture de ce projet de traité a commencé beaucoup plus tôt, et s’est prolongée au-delà de cette date. L’idée que ce livre soit en fait constitué de morceaux disparates éparpillés au fil du Journal et des textes critiques coïncide avec le fait que la question religieuse se posa chez Gide sous forme de dialogue, sans vraiment aboutir à une position définitive. C’est alors un parcours en trois étapes qui nous est proposé.
La première étape, « Une problématique en germe », se situe entre le début du Journal, en 1887, et la publication en 1897 de « Morale chrétienne ». À l’origine, c’est un Christ désincarné, et négateur de la chair, qui apparaît dans Les Cahiers d’André Walter. Mais ne pouvant se résoudre à cette impasse, Gide commence, à partir de 1893, à ébaucher une distinction entre le Christ et la morale que le christianisme a établie. Il va ainsi, en même temps que Les Nourritures terrestres, publier le texte « Morale chrétienne » qu’on peut considérer comme le point de départ du futur Christianisme contre le Christ, centré sur la question du bonheur, opposé au dogmatisme répressif de Saint Paul. Une relecture des Évangiles s’impose donc, comme la meilleure façon de retrouver la parole du Christ.
La deuxième étape proposée par Martina Della Casa, « Le développement et l’éclosion », se situe entre 1898 et 1919, c’est-à-dire de la « Lettre à Angèle » consacrée à Nietzsche en 1899, jusqu’à la rédaction de Numquid et tu… ? Ce que Gide trouve chez Nietzsche, c’est l’affirmation du principe de libre examen, et du sacrifice nécessaire accompli par ceux qui ont le courage de l’énoncer. Mais à partir des années 1900, « sous l’influence de ses amis convertis, le catholicisme […] fait sentir sa présence dans l’intriqué système de contradictions qui nourrit l’inquiétude spirituelle gidienne (p. 48). » Sa mise en balance du protestantisme et du catholicisme trouve alors sa formulation en 1910 dans un projet de préface au Retour de l’Enfant prodigue, où il renvoie les deux doctrines dos à dos, se montrant de plus en plus opposé à Saint Paul. « Il n’est donc pas surprenant que son projet du Christianisme contre le Christ naisse justement en 1914, année avec laquelle se clôture cette période de tentation vis-à-vis […] d’une religion qui n’a pu s’affirmer qu’en “débarquant le Christ”, comme il l’écrit en 1913 (p. 53). »
La guerre venue, son projet s’affirme et se modifie ; il s’agirait d’“une sorte de traité mystique” qui s’intitulerait « L’Entretien avec Nicodème », en référence à ce « chrétien honteux » évoqué par Saint Jean. Mais le fait qu’il soit centré sur 1008l’opposition entre Christ et christianisme incite à penser que ce texte put être considéré par Gide, au moment de sa rédaction, « comme le véritable aboutissement » de son projet de 1914. Cependant, écrit dans une période de crise, Numquid est assez différent, et surtout reste en deçà de la contestation que Le Christianisme contre le Christ se proposait d’exposer, même si déjà il énonce l’exigence de la joie et renonce à l’idée de vie éternelle.
La troisième étape, « La branche sociale et politique », va de 1916 à 1937. C’est en prenant en compte la conception si particulière de l’individualisme de Gide qu’on peut « comprendre comment sa pensée sur le Christ et le christianisme finit par nourrir ses interrogations sociales et politiques (p. 74). » Cette convergence s’exprime à la faveur de textes comme « L’Avenir de l’Europe » et l’étude sur Dostoïevski. On y retrouve l’idée, déjà exprimée en 1913, que « le christianisme n’a pas su former un monde à l’image du Christ comme ont fait le Bouddha ou Mohammed ». Ces conclusions sur la trahison accomplie par le christianisme, dignes de figurer dans Le Christianisme contre le Christ, s’accompagnent de l’attente d’une nouvelle Europe façonnée par l’enseignement du Christ, celle que Gide voit, à partir de 1932, s’organiser grâce au communisme. Dans cette perspective, c’est à un Christ dédivinisé, mais héroïsé, qu’il se rallie, « une figure de référence pour façonner le “nouvel homme” (p. 94) ». Ensuite, détaché du communisme, Gide retrouve sa liberté d’affirmer, dans son dernier texte sur ce sujet, « Dieu fils de l’Homme » en 1943, son athéisme christocentrique, célébrant le Christ et faisant de Dieu une création de l’homme.
C’est ainsi une réflexion à la fois homogène et toujours en progrès qui fait de ce Christianisme contre le Christ un chantier en cours, livre répandu, épars, à travers l’œuvre de Gide, mais impossible à rassembler dans un volume définitif. Comme le dit bien Martina Della Casa en conclusion, « ce livre, finalement, Gide l’a écrit, en laissant au lecteur la tâche de le reconnaître dans son œuvre et de le laisser se manifester à lui (p. 104) ».
À la mise en lumière de cet itinéraire s’ajoutent 70 pages d’annexes, qui reproduisent l’essentiel de ces membra disjecta, et qui nous permettent à notre tour d’en tenter l’assemblage.
Pierre Masson
Olivier Penot-Lacassagne, Antonin Artaud, l’Incandescent perpétuel. Roman critique. Paris, CNRS Éditions, 2022. Un vol. de 378 p.
Grand spécialiste d’Artaud, Olivier Penot-Lacassagnebrosse ici une histoire critique de la réception de cet écrivain hors norme. Il constate la multiplicité d’interprétations de l’œuvre, chacun essayant de s’approprier Artaud, ce qui discrédite la notion de commentaire. Il prévient d’emblée que son but n’est pas celui d’Alain et Odette Virmaux qui, dans les années quatre-vingts, établirent un bilan de la critique. Il ne cherche pas à recenser les différentes lectures, mais à analyser la façon dont ont été construits les récits, véritables « fictions critiques ». Il interroge les débats dont l’œuvre et l’homme ont été l’objet, d’où le sous-titre de « roman critique ». Sont ainsi mis à nu les présupposés affectifs (ceux des amis, des témoins, etc.), ou idéologiques (l’appartenance à tel groupe, à telle revue), qui 1009sont à l’origine de ces multiples interprétations, ce qui permet d’embrasser tout un pan de la pensée française depuis l’après-guerre, de « restituer la viralité de cet envoûtement qui prit un jour le nom d’Artaud ».
Chaque interprétation étant ancrée dans son temps, l’auteur adopte l’ordre chronologique. Pour les années 1945-1948, il constate que les lecteurs sont sidérés par le morcellement d’une œuvre éclatée entre les écrits qui précèdent et la découverte de nouveaux textes profondément dérangeants par leur radicalité. Artaud ne cesse de proposer une succession de versions de ses œuvres, chacune déconstruisant ce qui a été énoncé dans les précédentes, comme en témoigne notamment la pertinente confrontation des Adresses de 1925 et de 1946 au Pape et au dalaï-lama. Ce revirement en déconcerta plus d’un, en scandalisa d’autres. À la mort d’Artaud en 1948, ces contradictions qui sous-tendent l’œuvre sont oubliées, d’autant que la fameuse Conférence du Vieux-Colombier l’année précédente a suscité une vive émotion. Artaud devient alors une figure mythique que chacun veut faire sienne.
Les mêmes revirements sous-tendent les positions d’Artaud sur le théâtre. Lors de la réédition de 1944 du Théâtre et son double, volume constitué de textes écrits entre 1931 et 1936, Artaud renie partiellement une conception du théâtre trop inscrite dans le monde des hommes, envisageant d’écrire un autre ouvrage où serait privilégié un drame céleste, projet vite abandonné, car l’année suivante il s’affranchit de toute référence au sacré. Passé quasiment inaperçu lors de sa publication en 1938, le volume réédité suscite une fascination immédiate, entachée d’incompréhension. Arthur Adamov publie les « Notes » d’Artaud en les expurgeant de ce qui rend leur lisibilité difficile. Henri Thomas, dans une étude pionnière, vise à trouver une unité dans cette série de textes autonomes, à montrer que leur signification commune tend vers la notion de Cruauté. S’il peut avoir l’illusion que le volume a une cohérence interne, c’est en prenant en compte uniquement certains textes, ce qui sera souvent le cas dans les travaux ultérieurs, chacun retenant celui qui va dans son sens. Louis Jouvet joue alors un grand rôle dans la schématisation simpliste de la réception d’Artaud. Les divergences de l’écrivain avec Jouvet, avec qui il collabore dans les années trente par nécessité, suite à l’échec du Théâtre Alfred-Jarry, ne portent pas fondamentalement sur les moyens dramaturgiques mais sur « l’esprit » du théâtre, tel qu’il le conçoit dans la Conférence « La Mise en scène et la métaphysique » prononcée en 1931 ou dans « Le Théâtre alchimique » publié en 1932. Bien que leur désaccord soit allé croissant, Jouvet prononce en juin 1946 un éloge dithyrambique d’Artaud en qui il voit un prophète qui, ayant saisi « l’essence du théâtre » et concevant une forme nouvelle du jeu, de l’acteur, de la mise en scène, annonce « l’art dramatique de demain ». Sa position lui permettant de prophétiser avec autorité, il va rapidement créer une doxa que nul ne remettra en cause, doxa qu’infirment pourtant les derniers textes récents d’Artaud. Jean Vilar qui, lui, est un farouche défenseur de la fidélité au texte, ne partage pas l’enthousiasme de Thomas et de Jouvet. Se fondant sur un seul texte : « La Mise en scène et la métaphysique », il ne retient du Théâtre et son double que la notion « d’incantation », seule capable de régénérer l’art du théâtre, car il a conscience que les grands créateurs depuis Copeau, ce sont les metteurs en scène à l’heure où, comme il le déplore, les auteurs dramatiques ne remplissent plus la fonction poétique que l’on attendrait d’eux.
Olivier Penot-Lacassagne interroge ensuite les interprétations qui ont cours dans les deux décennies qui suivent la mort de l’écrivain. La lecture de Blanchot, 1010pour qui la quête d’Artaud est une expérience limite dont aucun commentaire d’accompagnement, de toute façon fautif par essence, ne saurait rendre compte, influe alors profondément sur la réception. Est-il possible de parler d’Artaud et comment ? Telle est la question que se posent, après lui, bon nombre de critiques. Toute l’œuvre, selon Blanchot, est marquée par « l’esprit de poésie ». Quant au Théâtre et son double, c’est un Art poétique essentialiste, notion que contestera Derrida, considérant le Théâtre de la Cruauté comme « une question historique ». Pour Adamov, LeThéâtre etson double n’étant pas un traité sur le théâtre, cela n’autorise pas les metteurs en scène à se réclamer d’Artaud. Il en attend l’avènement d’une forme nouvelle dans laquelle l’opposition générique, théâtre/poésie, n’aurait plus cours.
Geneviève Serreau, qui publie en 1966 son Histoire du nouveau théâtre, détermine également la réception d’Artaud. Selon elle, l’avant-garde des années cinquante est tributaire de son influence. Pourtant ses grands représentants contestent ce point de vue, comme Ionesco, ou émettent des réserves, tel Adamov, réserves qui vont croissant à partir de 1954 lorsque ce dernier découvre Brecht et désavoue ses premières pièces non engagées. Romain Weingarten va jusqu’à affirmer que le théâtre d’Artaud est « lettre morte », à la fois périmé et sans postérité. Leurs prises de position sont loin d’être entendues ; à partir des années soixante, lorsque le brechtisme s’essouffle, nombreux sont les jeunes auteurs dramatiques et les metteurs en scène, en France comme à l’étranger, qui se réclament du Théâtre et son double, devenu « un véritable bréviaire ».
Si Théâtre populaire dans ses premiers numéros semble défendre Artaud, dès la création de Mère courage par le Berliner ensemble, les dissensions apparaissent au sein du groupe. Roland Barthes et Bernard Dort prônent un théâtre d’intervention politique, un « théâtre critique », tandis que Jean Duvignaud, Guy Dumur, Jean Paris se méfient du dogmatisme du Petit Organon. Si les deux premiers sont catégoriques dans leurs assertions, les trois autres sont plus nuancés. Dans un texte non publié, Paris souhaite que l’antagonisme des conceptions de Brecht et d’Artaud soit dépassé dans une complémentarité dialectique puisque l’un privilégie l’intellect, l’autre les affects, ce qui permettrait d’embrasser la totalité de la nature humaine. Duvignaud, qui quitte lui aussi la revue, considère plus tard qu’elle est « sans doute morte d’un conflit imaginaire entre Brecht et Artaud ». Il réduit l’œuvre d’Artaud au seul théâtre, estime l’auteur, il ne s’intéresse qu’aux expériences avant-gardistes des années cinquante et ne prend pas en compte l’apport de revues comme Tel Quel ou Change où Derrida, Barthes, Foucault, Deleuze, Guattari, Chomsky, chacun à leur manière, ont transformé le regard porté sur Artaud.
L’auteur s’attache ensuite à la figure de Paule Thévenin qui, parce qu’élue par l’écrivain comme sa fille spirituelle, a voulu dans son travail éditorial restituer « la lettre et l’esprit » d’Artaud. S’érigeant en gardienne du temple, elle a parfois assemblé les textes à sa guise, les déplaçant, les recomposant, introduisant une ponctuation absente, afin de faire entendre le texte « comme si Antonin Artaud le disait à voix haute », tout ceci au nom d’une fidélité absolue. Elle s’est livrée à des commentaires qui ont induit la réception de l’œuvre. À l’opposé de ce désir de fidélité, Fernando Arrabal qui désire promouvoir un théâtre Panique feint de s’inspirer d’Artaud, substituant en fait à la cruauté métaphysique telle qu’Artaud la définit une cruauté de sang. Quant à Jean Vauthier, dont Le Sang fut immédiatement considéré comme une illustration de la Cruauté artaudienne, il récuse toute influence du Théâtre et 1011son double. Dans les années quatre-vingt-dix, Michel Vinaver reproche à Artaud d’être à l’origine de la crise que connaît le théâtre en reconnaissant le metteur en scène comme seul créateur aux dépens du texte. Ces voix discordantes, qui n’ont pas été entendues, n’ont en rien porté atteinte à la fascination exercée par Artaud.
Le livre s’achève par une réflexion qui va des avant-gardes jusqu’à l’extrême contemporain. L’auteur constate une convergence des pratiques entre les promoteurs de la performance poétique et Artaud, ce « devancier magistral de leurs expérimentations sonores, corporelles, spatiales et/ou vocales ». Si Isou, fondateur avec Pomerand du Lettrisme en 1945, se démarque d’Artaud, un dissident du Surréalisme à ses yeux, car il ne recherche pas la beauté sonore de la langue, François Dufrêne, fondateur de l’Internationale Lettriste, qui revendique une poésie « phonatoire », reconnaît en lui un devancier. Heidsieck qui, après avoir revendiqué une « poésie sonore », veut également d’une « poésie action », rend hommage à Artaud qui se situe à la frontière de l’écrit et de l’oralité. Si les expérimentations de ces poètes sont restées longtemps confidentielles, les déclarations du groupe Tel Quel, qui gravite autour de Sollers, font grand bruit en raison de la position dominante qu’il occupe dès sa création en 1959. À partir des années soixante-dix, lorsque le groupe se radicalise, Artaud devient une icône mise au service de la lutte des classes. Cette récupération politique d’Artaud maoïsé discrédite la revue. Malgré tout, comme le souligne Olivier Penot-Lacassagne, les travaux du groupe ont eu le mérite de transformer le rapport à Artaud qui n’est plus de filiation mais de rencontre, rapport qui est également celui du collectif Change fondé par Jean-Pierre Faye en 1968, comme de la revue TXT fondée en 1969 par Christian Prigent. C’est aussi la rencontre d’Artaud qui a remplacé son interprétation chez Deleuze et Guattari.
Ce livre somme, qui analyse la réception complexe d’Artaud en décryptant ce qui est à l’œuvre dans les lectures qui en ont dévoyé le sens, repose sur une documentation solide constituée non seulement par l’ensemble des travaux critiques, par une connaissance précise de l’histoire des revues, mais aussi par la correspondance entre Artaud et tous ceux avec qui il a été lié, de près ou de loin, amis, écrivains, metteurs en scène. C’est dire l’importance de cet ouvrage qui constitue désormais, pour quiconque s’intéresse à Antonin Artaud, une référence obligée.
Marie-Claude Hubert
Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques. Édition d’Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2023. Un vol. de 1808 p.
Yves Bonnefoy aurait eu cent ans le 26 juin 2023. Et voici que sont publiées ses Œuvres poétiques dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il est difficile d’ouvrir ce volume sans éprouver une profonde émotion, tant la présence du poète reste proche, sept ans après sa disparition. Et cette émotion est accrue par le fait qu’Yves Bonnefoy, ayant accepté de son vivant, « avec simplicité », le principe de cette édition, a veillé lui-même à son organisation, avant de confier à quelques proches, universitaires et amis spécialistes de son œuvre, le soin d’en établir et d’en annoter scrupuleusement le texte. À ce groupe est venu se joindre Alain Madeleine-Perdrillat qui a donné un éclairant Avant-Propos : « Et poésie, si ce mot est possible ».
1012Yves Bonnefoy a entendu de manière ouverte et singulière la notion même d’œuvrespoétiques, puisque figurent dans ce volume, en plus de l’ensemble des poèmes en vers, depuis Le Cœur-espace de 1945, non seulement les poèmes en prose et les « Récits en rêve » qui ont suivi, mais quelques essais cruciaux éclairant le parcours et la pensée du poète, comme « La Présence et l’image », sa leçon inaugurale au Collège de France en 1981, ou bien la conférence de 2000 « L’enjeu occidental de la poésie ». Il a ajouté à cet ensemble un choix de traductions (Paul Celan, Robert Frost, W.B. Yeats, Shakespeare, John Donne, Keats, Leopardi, Pétrarque, Galway Kinnel, Emily Dickinson). Enfin, il a livré en « appendice » quelques textes relativement anciens devenus difficilement accessibles, et multiplié les apports de compléments précieux pour les chercheurs (notes, ébauches, plans, manuscrits, prépublications, prière d’insérer, réponses à des enquêtes, lettres…) en marge des volumes concernés.
C’est donc l’idée que se fait Yves Bonnefoy de la poésie et de son travail, dans ses divers états, que la construction même de cette Pléiade vient illustrer. En mettant ensemble les poèmes en vers, les proses, quelques essais et les traductions, en mettant en ordre avec soin la teneur de son legs, Bonnefoy souligne combien la poésie constitue une expérience ouverte, globale, en extension, animée tout entière par la quête de ce qu’il appelle « la vérité de parole ». « La poésie n’est pas la philosophie, ni même, ni surtout, elle n’est pas la littérature », affirme-t-il : elle ne consiste ni en une collection d’œuvres en vers, ni en un usage esthétique du langage écrit ; elle est un vouloir, une ambition, une chercherie qui interroge nos raisons d’être à même le langage. C’est un mode de penser particulier qui tire parti des embûches et des apories de la langue. L’écriture poétique exprime moins d’émotions qu’elle ne questionne leur énigme : comment traversent-t-elles les corps et comment le sens vient-il à se perdre et manquer ?
Organisée chronologiquement, comme c’est l’usage, cette Pléiade dessine aussi une trajectoire dont on perçoit d’autant mieux les étapes que les essais retenus par le poète la ponctuent (« textes 1951-1967 » ; « textes 2000-2016 »). Cette trajectoire est celle d’une parole qui se déplie et se simplifie, depuis les premiers écrits fortement marqués par le surréalisme, jusqu’aux plus récents. Le langage travaillé poétiquement arc-boute son effort contre la tentation de se refermer sur lui-même. De livre en livre, l’écriture se fait de plus en plus transitive et transitoire ; elle se simplifie : il semble qu’il lui appartienne d’intercéder en notre faveur auprès du monde sensible pour qu’il nous accepte ; cette écriture fait signe, elle entrouvre une clarté puis s’efface, se renonce devant l’émouvante nudité de l’objet évoqué. Elle ne saurait donc être, comme ont pu faire mine de le croire Baudelaire et Mallarmé, à elle-même sa propre fin, ni trouver dans l’esthétisme son aboutissement. C’est toujours l’accès hasardeux à la vérité humaine qui lui importe, parmi les trous, les creux, les bosses qui font du chemin du langage un chemin plein de pièges.
Yves Bonnefoy, on le sait, se défie des images. Cependant, il y a quantité de scènes et de tableaux sous sa plume, comme sous la plume de Baudelaire. Le poète n’en a jamais fini avec la représentation, non plus qu’avec la fiction, ces « récits en rêve » où des visions se projettent. Mais, plus que tout autre, il se méfie du Dieu qui dort dans les images ! Et celles qu’il nous propose sont en vérité des images et des fictions faites pour se retourner contre les pièges de l’image et de la fiction, usant donc de leur ressort et de leurs biens pour reconnaître, plutôt que le rêve même, la soif qui l’alimente et pour détourner de la gnose le « génie mélancolique de 1013l’image ». La contre-fiction du poème est ainsi génératrice de conscience, garante de vérité, et ne se laisse pas prendre à ces leurres ou ces enflures qui prétendraient faire du poète un mage ou un ange. À tout moment, cette parole qui travaille inlassablement la langue et que l’on appelle poésie y cherche le vrai.
C’est donc une interminable tâche de poète que de dire l’être avec justesse, de lui rendre justice en allant le chercher et le cerner dans son désordre, là même où il apparaît, dans ses moments, ses soucis, son vertige. Et l’on comprend que dans une telle perspective la pratique de la poésie ne se sépare pas de la volonté de comprendre ce qu’elle est. Bonnefoy n’a pas la plume naïve et ne s’abandonne pas aux jeux sensibles et musicaux du langage, non plus qu’à ses charmes et ses troubles. À Verlaine et Apollinaire, il a toujours préféré Baudelaire et Rimbaud. La poésie est une affaire sérieuse, un organe de connaissance exigeant et singulier, menacé tant par la légèreté et la complaisance que par l’obscurantisme : il faut en préserver et accentuer la vigilance ! Et l’exercice de la traduction joue ici son rôle ; il suffit de relire la petite note qui introduit les poèmes de Keats et Leopardi que Bonnefoy a traduits pour le vérifier ; on y peut lire ceci : « la grande poésie des autres langues que la nôtre est faite pour s’allumer comme une lampe sur la table où se cherchent nos propres mots, et même si la fenêtre devant nous est ouverte sur une nuit d’ici, avec ses propres rumeurs, ses propres chants qui s’éloignent. » La conscience de la poésie s’oriente et s’aiguise ainsi dans la confrontation. Jamais le poète ne se recroqueville sur lui-même ; son intériorité demeure toujours en alerte, attentive au dehors, que ce soit dans le monde, dans l’art, dans la critique ou dans la poésie écrite en d’autres langues.
La parole d’Yves Bonnefoy est positive, à maints égards rassurante : elle donne à espérer et s’appuie sur des mots simples et proches, capables de porter avec eux plus d’espérance que d’autres. Ces mots donnent l’idée que le monde est nôtre, qu’il peut être rejoint et habité sans angoisse. N’est-ce pas les mots même dont nous avons besoin pour dire et reconnaître ce qui nous tient en vie, nous nourrit ou nous menace ? Au fil des livres de poèmes de Bonnefoy, le lecteur voit se constituer un paysage où jouent l’ombre et la lumière, une topographie préférée où la présence humaine se révèle et où son sort se décide. Il y a des ravins, des fumées, des flaques de pluie, des pierres, des cendres et de la neige ; il y a des oiseaux, des grappes, des fruits et des barques ; il y a des mains, des voix, des cœurs serrés ; il y a des couleurs changeantes ; et c’est là toute la vie humaine en situation dans les détours de l’exister quotidien. Yves Bonnefoy écrit que la poésie « reste éprise du monde dont elle souffre ». Il questionne avec une espèce de ferveur confiante « cette impression d’exil qu’a le poète sur cette terre dont il estime pourtant qu’elle est la sienne ».
En traversant cette Pléiade, on redécouvre de fond en comble les œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy, et on est notamment rendu sensible, à cause du rapprochement des textes, à l’allure très particulière de sa prose qui est sinueuse, lente, et prend le temps d’instituer la pensée. Certains la trouveront compacte peut-être, mais elle a ce déroulé paisible d’une parole qui s’établit avec une sorte d’aisance tranquille, non dépourvue de prudence et d’autorité : celles de qui mesure soigneusement la charge de sens de chaque mot. Et c’est alors comme si l’on entendait sur la page la voix vivante d’Yves Bonnefoy sortant de son corps verbal, autant dire sa présence : cette voix un peu sourde et chantante où la plénitude trouve à s’installer en ouvrant son chemin.
1014On comprend alors qu’une Pléiade n’est pas une simple compilation d’œuvres : la voix du poète y est déposée, ou plutôt gardée vivante, dans toutes ses inflexions, et d’une manière telle qu’il semble que là se reconnaissent aussi son regard, son pas et sa respiration.
Jean-Michel Maulpoix