Skip to content

Classiques Garnier

Book reviews

967

COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Un siècle d excellence typographique. Christophe Plantin et son officine (1555-1655). Paris, Bibliothèque Mazarine – Éditions des Cendres, 2020. Un vol. de 499 p. (Jean Balsamo)

Anthropologie tragique et création poétique de l Antiquité au xvii e  siècle français. Sous la direction de Jacqueline Assaël et Hélène Baby. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2020. Un vol. de 513 p. (Justine Le Floch)

Tristan et le théâtre du xvi e  siècle. Cahiers Tristan l Hermite, XLII. Les Amis de Tristan LHermite, Classiques Garnier, 2020. Un vol. de 181 p. (Jean-Claude Ternaux)

Littérales no 47 – 2020, « Dossiers génétiques de la première modernité ». Sous la direction de Guillaume Peureux. Presses de lUniversité Paris Nanterre. Un vol. de 137 p. (Guillaume Berthon)

Pensées secrètes des Académiciens. Fontenelle et ses confrères. La Lettre clandestine, 2020, no 28. Paris, Classiques Garnier. Un vol. de 495 p. (Sophie Audidière)

Françoise de Graffigny (1695-1758), femme de lettres des Lumières. Sous la direction de Charlotte Simonin. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/féminin dans lEurope moderne », 2020. Un vol. de 460 p. (Marie-Thérèse Inguenaud)

La Morale en action. Apologues, paraboles, proverbes et récits exemplaires au xix e  siècle. Sous la direction de Violaine Heyraud et Éléonore Reverzy. Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2021. Un vol. de 294 p.

Littératures, n o  81, « Écrire les homosexualités au xix e  siècle ». Sous la direction de Jean-Marie Roulin et Stéphane Gougelmann. Presses Universitaires du Midi, 2020. Un vol. de 224 p. (Pierre Zoberman)

André Gide et le théâtre. Un parcours à retracer. Sous la direction de Vincenzo Mazza. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2021. Un vol. de 452 p. (Jean-Michel Wittmann)

968

François Rouget, Ronsard et la fabrique des Poëmes. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », 2020. Un vol. de 368 p.

Apparue dans les Œuvres complètes de Ronsard en 1560, la section des Poëmes, recueillant des pièces antérieures en un jardin où règnent la variété et la « libre contrainte » chères au Vendômois, navait suscité que peu dintérêt parmi la critique seiziémiste. En cause, lapparent désordre dans sa composition, les multiples réarrangements auxquels Ronsard, poète-jardinier, sessaie année après année, enfin, lhybridité générique de ses formes. Pourtant, ces pierres dachoppement savèrent fécondes si lon prend le temps den examiner les aspérités : tel a été le projet de François Rouget qui, méthodiquement, et toujours avec clarté, explore et exploite ces interrogations initiales pour nous introduire dans latelier de Ronsard et nous guider parmi les sentiers vallonnés de ses bocages. Au fil des pages se dessinent parallèlement un chemin de vie ponctué de retraites loin de la Cour et un itinéraire poétique qui, du tapageur éclatement des frontières affiché dans les Folastries, débouche sur lélaboration dun ordo neglectus restituant la diversité de la nature.

La métaphore horticole, fil conducteur de louvrage, nest pas simple ornement. Outil conceptuel permettant dappréhender la genèse théorique du poëme dans la continuité de la silve et des miscellanées (chap. i), elle éclaire surtout lhypothèse fondamentale dune dispositio en acte, au cœur du travail de François Rouget. En effet, dès lors que le poëme est défini, non par son hybridité individuelle, mais en fonction de « la relation quil entretient avec les autres pièces dun ensemble bigarré » (p. 50), linterprétation gagne à étudier les dynamiques de greffe et de rencontre au sein des « Poëmes », autant que les efforts conjoints dharmonisation et de diversication déployés par lauteur dans les différentes étapes éditoriales de ses œuvres complètes. Lanalyse méthodique qui en est proposée nourrit in fine la compréhension dune poétique ronsardienne de la concordia discors, où coexistent volontairement lordre et le désordre, dans un équilibre instable, toujours mouvant et libre dêtre métamorphosé, en accord avec la conception de la nature et du vivant propre à lauteur (chap. v).

Chronologique (de 1553 à 1587) et analytique (recueil après recueil), la progression de louvrage se fonde avant tout sur dimpressionnants tableaux annexes – une centaine de pages – consultables en ligne gratuitement sur le site des éditions Droz (https://www.droz.org/france/product/9782600060592) et qui retracent litinéraire de chaque poëme, édition après édition, en fournissant systématiquement leur patron métrique. Dépliant les mécanismes dun « style du temperamentum » (p. 26) qui associe labeur et improvisation, harmonie et imperfection, François Rouget considère les transitions comme le ressort-clé dune écriture feignant le naturel et dune esthétique aspirant à la mediocritas. Ainsi, à tous les niveaux, lobservation de la circulation des motifs et des isotopies (voir par exemple la stimulante analyse des transitions dans le Sixiesme livre des Poëmes p. 233-237) et de la porosité des frontières entre les poëmes laisse entrevoir un Ronsard qui, vêtu de « son tablier de jardinier » (p. 302), prend plaisir à cultiver de nouvelles formes poétiques, engendrées par des jeux dimplantation, de repiquage et dhybridation. Ces pratiques font émerger de nouveaux réseaux de sens à lintérieur de recueils, mais contribuent surtout à libérer les genres des cadres traditionnels.

En refusant de considérer les divers Bocages et Meslanges comme de simples « recueils dattente » (p. 11 et p. 129), François Rouget démontre leur valeur intrinsèque 969autant que leur fonction dans lévolution des pratiques décriture du Vendômois. Dans ces serres poétiques, Ronsard ose et il expérimente : les mètres sassouplissent, les contours des strophes seffacent, les rimes, moins riches, sont suppléées par des effets ditération sonore (p. 151 et 215). Si le style « prend parfois lallure de la prose » (p. 148), François Rouget sattache toujours à souligner a contrario les stratégies compensatoires élaborées par Ronsard dans son cheminement vers un poëme qui, finalement « constitué en unité discursive plutôt quen unité métrique » (p. 302), semble bien avoir offert, dune certaine manière, un berceau aux Hymnes et aux Discours. Ces pièces, en particulier les petits genres, se révèlent ainsi porteuses de renouveau : par elles, Ronsard saffranchit des règles de laptum et régénère son inspiration.

Cest à la faveur de retraites loin de la Cour que ces recueils ont vu le jour : la restitution des scénographies énonciatives occupe logiquement une part fondamentale de chaque chapitre de louvrage. Analyser d parle Ronsard, aussi bien du point de vue géographique que pragmatique, est nécessaire pour comprendre la diversification croissante des registres qui ressort à lissue des expériences de lecture régulièrement décrites par le chercheur. Ainsi, les déceptions du poète dans ses relations avec la Cour expliquent souvent les émotions contradictoires que font surgir les poëmes, allant de la satire directe de la vie aulique aux discrets efforts, minutieusement décelés par François Rouget, dun « courtisan aux aguets » (p. 103) qui continue despérer des faveurs, en passant par diverses attitudes méditatives. En cueillant, le poète se recueille aussi : partagé « entre le statut de courtisan et la condition de poète libre » (p. 59) à laquelle il goûte lors de ses retraites, il ne cesse dinterroger les caprices de la Fortune.

Ces reconfigurations et stratégies de diversification métriques, prosodiques et stylistiques influent inévitablement sur lethos de leur auteur, dont le tempérament cyclothymique est fréquemment invoqué pour rendre compte de la bigarrure des tons observable dans chaque recueil. Bien plus, la production des poëmes est envisagée comme fruit du « comportement dune persona agitée dont la carrière a été contrariée » (p. 60) à maintes reprises. Ainsi, à mesure que létude progresse, le désenchantement du poète se fait plus net, et sa mélancolie. François Rouget en vient finalement à brosser le portrait dun poète maudit, dont le Second Livre des Meslanges donnerait à lire des « amours jaunes » (p. 134) avant Tristan Corbière et où résonne une voix tantôt sentencieuse, tantôt cynique. Pourtant, Ronsard na jamais renoncé à lharmonie et – lattention quil accorde à lapparence matérielle de ses Œuvres Complètes en témoigne – sest efforcé jusquau bout, bon an mal an, de définir un nouvel ordre, fût-il seulement poétique.

Au terme de cette belle promenade parmi les jardins de Ronsard, un souffle de liberté nous accompagne encore, tout comme le désir de nous ressourcer en ces lieux où il fait bon lire et rêver.

Adèle Payen de La Garanderie

Antoine Le Métel d Ouville, Théâtre complet. Tome III. Édition de Monica Pavesio et Anne Teulade. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 667 p.

Ce troisième et dernier tome du Théâtre complet dAntoine Le Métel dOuville vient clore le projet éditorial lancé par Monica Pavesio et Anne Teulade en 2013 970avec la publication simultanée, dans la même collection, des deux premiers volumes consacrés à cet auteur de comédies qui connut un succès certain durant la décennie 1640-1650.

Depuis létude fondatrice de Roger Guichemerre sur La Comédie avant Molière (1972), une série de travaux récents sont venus, de façon plus ou moins directe, rappeler le rôle important joué par dOuville dans le renouveau du genre comique en France. Ces vingt dernières années ont été marquées par un renouvellement profond des études sur la comédie du xviie siècle, quil sagisse des travaux de Véronique Sternberg sur les mécanismes propres au genre comique (La Poétique de la comédie, 1999), de létude de Catherine Marchal-Weyl sur la transformation des personnages de la comedia sur la scène française (Le Tailleur et le fripier, 2007) ou encore de louvrage récent de Coline Piot qui vient opportunément rappeler que lassociation du rire et de la comédie nétait pas une évidence avant 1660 (Rire et Comédie, 2020). Après les deux éditions du Théâtre complet de Scarron parues chez Honoré Champion (éd. Véronique Sternberg, 2009) et chez Droz (éd. Jonathan Carson, 2013), cest donc un nouveau jalon de lhistoire de la comédie en France avant Molière que la publication du Théâtre complet de dOuville vient mettre en lumière.

Lune des spécificités de lédition critique établie par Monica Pavesio et Anne Teulade consiste à présenter les pièces de lauteur non par ordre chronologique ou par genre dramatique mais daprès leurs sources dinspiration. Si cette méthode de classement originale tend à brouiller la progression de lœuvre de lauteur, elle présente néanmoins lavantage de souligner demblée la logique de composition dramatique employée par dOuville, dont le théâtre sinspire systématiquement de pièces étrangères. Ce troisième volume, en particulier, vient ainsi rappeler que, si lauteur pouvait faire « figure de pionnier » (p. 340) dans ladaptation en français de comedia espagnoles, il compte aussi, aux côtés de Rotrou, « parmi les dramaturges hispanisants qui restent fidèles à la comédie italienne » (p. 340). En effet, si les deux premiers volumes ne présentaient que des pièces imitées de lespagnol (Calderón pour le tome I et Lope de Vega pour le tome II), ce troisième volume contient quant à lui, non seulement deux comédies inspirées de Pérez de Montalbán – La Dame suivante (1645) et La Coiffeuse à la mode (1647) – mais également deux pièces tirées de modèles italiens : la tragi-comédie Les Morts vivants (1646) imitée de Sforza Oddi et la comédie Aimer sans savoir qui (1647) adaptée de lOrtensio.

Ces quatre pièces, expliquent les éditrices, ont en commun dêtre portées par des héroïnes qui assument pleinement leurs désirs et qui savent se faire les maîtresses du jeu pour les satisfaire, chacune illustrant à sa manière la maxime énoncée par lhéroïne de La Coiffeuse à la mode : « Une femme peut tout, sitôt quelle dit “jaime” » (II, 3, v. 640, p. 268). Si les héroïnes « hardies » nétaient pas rares à lépoque – on peut songer, chez Rotrou par exemple, à Florante dans la Célimène (1636) ou encore à lhéroïne éponyme de La Belle Alphrède (1639) – lattention au personnel féminin se remarque, chez dOuville, jusque dans la composition des seconds rôles qui présentent souvent de véritables caractères, là où même les premiers rôles masculins semblent parfaitement interchangeables. Dans cet univers comique et tragi-comique où « les dames font toutes les avances aux Cavaliers », pour reprendre les mots des frères Parfaict (p. 189), le déguisement, choisi ou contraint, constitue lexpédient favori pour parvenir à ses fins : quelle soit travestie en suivante, en coiffeuse, en esclave ou en homme, chacune profite de son ou de ses identités de substitution pour « model[er] [son amant] à sa guise 971avant de le prendre pour époux » (p. 224). Or, par-delà les potentialités comiques quil offre, ce thème du travestissement va permettre au dramaturge de mettre en abyme le processus théâtral lui-même, chaque pièce développant à sa manière sa propre métathéâtralité. Ainsi les héroïnes des trois comédies « incarne[nt] lart théâtral » (p. 57), chacune étant « présentée comme une dramaturge, metteure en scène et actrice ingénieuse » (p. 213), pouvant faire dune simple fenêtre du décor « la scène dune comédie dans la comédie » (p. 513). Lensemble de ces pièces présente « limage dun monde fuyant et ambigu où lon nest jamais sûr de rien » (p. 360) et dans lequel les personnages, victimes dillusions diverses, se demandent sans cesse sils veillent ou sils rêvent.

Cette édition critique est rendue particulièrement précieuse par lexpertise de ses deux éditrices dans le domaine du théâtre italien et espagnol, expertise dont témoigne parfaitement la bibliographie, présente à la fin de louvrage, qui donne un aperçu de la critique moderne consacrée à la comédie de la Renaissance et de lépoque classique non seulement en France mais également en Italie et en Espagne. Lintroduction de chaque pièce est loccasion dune plongée dans le théâtre italien ou espagnol puisque chacune sattarde longuement sur la présentation et létude de sa source : La doncella de labor et La toquera vizcaína de Montalbán parues en 1635, la pièce de Sforza Oddi intitulée I Morti vivi, publiée en 1576 et lOrtensio composé collaborativement par les Accademici Intronati en 1561. En outre, quelques rappels généraux, bienvenus pour le spécialiste du théâtre français, sont offerts au lecteur : Anne Teulade propose ainsi une mise au point très efficace sur la « taxinomie générique » de la comedia espagnole (p. 18-20) tandis que Monica Pavesio retrace en quelques pages synthétiques lhistoire de « ladaptation de la comédie italienne en France au xviie siècle », en remontant en réalité jusquau xvie siècle (p. 338-341). Mais, surtout, chacune des quatre introductions se caractérise par le travail de comparaison méticuleux effectué entre chaque pièce de dOuville et sa source : quatre tableaux comparatifs permettent ainsi de mesurer le travail dadaptation au niveau de la construction dramatique, acte par acte et scène par scène, tandis que lannotation des pièces – en particulier celles du domaine italien – donne la possibilité de suivre limitation plus ponctuelle du modèle au niveau dune réplique. Ce travail de comparaison permet dappréhender au plus près certains choix dramaturgiques de dOuville qui sest employé à « démultiplier [le] potentiel comique » (p. 35) des pièces de Montalbán, alors quil a, au contraire, « effacé le comique italien lié aux valets et aux personnages ridicules » (p. 352) afin de se concentrer sur la dimension sentimentale des deux autres pièces.

Sur ce dernier point, on pourrait formuler un léger regret : que cette approche différenciée des modèles espagnols et italiens sur la question du comique nait pas été davantage mise en perspective, dans la mesure où la concurrence de ces deux sources dramatiques constitue finalement lintérêt central de ce volume qui permet de les confronter directement. Il est vrai cependant que la présentation dune pièce particulière nest pas nécessairement le lieu idéal pour se livrer à une telle étude croisée et il faut déjà savoir gré aux éditrices doffrir nombre déléments de compréhension de cette opposition en rappelant les tenants et les aboutissants de la querelle des Suppositi (p. 338-339) qui témoigne du fait quà cette époque, « la production comique italienne nest plus défendue que par les érudits, alors que les mondains soutiennent la nouvelle mode espagnole » (p. 344).

Sylvain Garnier

972

Philippe Sellier,Port-Royal et la littérature III, De Cassien à Pascal.Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2019. Un vol. de 312 p.

Philippe Sellier ajoute un troisième tome à son Port-Royal et la littérature, qui en comptait déjà deux : le premier autour de la figure de Pascal, le second élargissant les perspectives à tout le siècle de saint Augustin (La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Sacy, Racine). « De Cassien à Pascal » constitue ainsi le dernier volet dun remarquable triptyque dans lequel un des dix-septiémistes les plus autorisés et les plus généreux considère le Grand Siècle depuis Port-Royal.

Louvrage est très personnel, et dune unité dinspiration qui nest pas toujours la marque de ce genre de varia. Ce terme, dailleurs, ne lui convient pas parfaitement. Sur les vingt études rassemblées ici, presque la moitié (neuf exactement) sont des inédits. Quatre autres proviennent de volumes de mélanges, à la diffusion toujours incertaine. Le lecteur trouvera ainsi bien plus que la réédition, sous une forme commode, darticles dispersés et reconnus, mais un livre original, doté de ses perspectives propres, digne dune attention renouvelée.

Le volume est articulé en quatre parties : 1/ une spiritualité monastique, 2/ Pascal théologien, 3/ Pascal maître spirituel, 4/ Dans le sillage de Port-Royal. Malgré cette architecture tout à fait solide, une certaine hétérogénéité subsiste entre les éléments, du fait de leurs diverses provenances. Certains relèvent plus de la vulgarisation (catalogue dexposition) ou de la confidence que de létude savante. Il ny a au demeurant pas lieu de le déplorer. Cette variété participe au charme de louvrage, lequel nous donne à entendre une véritable voix, dans toutes ses inflexions. Philippe Sellier poursuit ici lintuition qui, depuis sa grande thèse sur Pascal et saint Augustin, a guidé son œuvre : celle dune « osmose entre littérature et théologie qui caractérise Port-Royal » (p. 90). Remettre « Pascal dans Port-Royal », selon le titre du deuxième chapitre, est dailleurs un des fils directeurs de ces études, à la suite de Jean Mesnard (et bien avant lui, de Sainte-Beuve). Auteur de lédition de référence des Pensées et, depuis plus de cinquante ans, lun des principaux acteurs des études pascaliennes, Philippe Sellier a une vue surplombante et un recul qui lui permettent de situer et de hiérarchiser les évolutions critiques, leurs enjeux véritables. Il mesure le chemin parcouru depuis un Maurice Blondel, un Jacques Chevalier ou un Henri Bremond dont les crispations anti-jansénistes et les préoccupations confessionnelles nont pas toujours servi la lecture de Pascal, dans leur acharnement à lextraire du terreau qui le nourrissait.

Il ne faut pas se méprendre sur lapparente modestie du sous-titre de louvrage et ny voir quun simple tribut à la chronologie. La présence paradoxale de Cassien aux côtés de Pascal est bien la marque de cette transformation en profondeur de lhistoriographie, à laquelle Philippe Sellier entend œuvrer. Pour tirer Port-Royal des caricatures et des catégories à lemporte-pièce, pour rappeler limportance de la spiritualité monastique qui linspire, rien de tel en effet que de se tourner vers la figure de Cassien. Père des semi-pélagiens, le moine de Marseille devrait incarner, à ce titre, un repoussoir théologique pour ceux que lon affuble du sobriquet de jansénistes. Ses ouvrages sont pourtant largement présents dans les bibliothèques de Port-Royal, et son autorité spirituelle est régulièrement invoquée. Le dossier réuni ici dans une étude inédite (« Port-Royal et Cassien : le maître spirituel ») est à cet égard éloquent. Il ouvre des pistes inexplorées jusquà présent. Modèle des solitaires, le médecin Hamon parsème son Traité de la Prière continuelle de 973références à Cassien, quil nhésite pas dans certaines pages à comparer à saint Augustin. La pratique même de lentretien à Port-Royal (que lon pense notamment aux Mémoires de Fontaine) peut sinterpréter comme un héritage des Conférences, ou Collationes. Cassien est un auteur complexe, fluctuant, dont les positions théologiques ne se laissent pas réduire à des thèses explicites. Philippe Sellier montre tout le travail de sélection et de simplification quil a fallu aux théologiens modernes pour construire un Cassien univoque, figure dun semi-pélagianisme assimilable aux dérives molinistes. Le semi-pélagianisme – notion finalement trop peu travaillée pour elle-même aujourdhui – est élaboré au xviie siècle, comme une arme polémique. Jansénius et ses amis réduisent « une doctrine très fluctuante aux formules qui font de [Cassien] un Molina du ve siècle » (p. 65). Port-Royal se trouve ainsi dans une position délicate : « Il révérait le maître de saint Benoît et des cisterciens comme un grand spirituel, mais il était en même temps très au fait des flottements de sa théologie de la grâce » (p. 54). Il reste, comme le démontre Philippe Sellier, que limaginaire, et le lexique même des écrits port-royalistes sont redevables à Cassien. « Cassien est par excellence le héraut de la prière continuelle » (p. 73), dont lapogée est une prière de feu (ignea oratio). Comment ne pas faire le rapprochement avec la nuit de feu de Pascal et le célèbre Mémorial ?

On ne saurait, dans le cadre dune brève recension, signaler toutes les richesses de ce volume. Il suffira den désigner encore quelques-unes, à titre déchantillon, où se retrouve la même marque de fabrique : une attention précise à des écrits de spiritualité ou de théologie, dont la nature un peu technique a pu masquer lintérêt littéraire. Celui-ci est pourtant immense. Une belle preuve en est donnée par les Heures de Port-Royal. Historiquement, ce volume est un jalon important, puisquil inaugure, en 1650, toute la campagne de traduction en français des textes chrétiens menée par Port-Royal, qui culminera avec la Bible de Sacy. Aussi surprenant que cela puisse sembler, cette collection des prières de lOffice, en latin et en français, complétée par des hymnes versifiées, a été « un des best-sellers de lâge classique » (p. 77). Philippe Sellier en retrouve les échos chez Pascal, dans la fameuse Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, mais aussi chez La Fontaine, Corneille, Racine…

Un autre ouvrage religieux, particulièrement célèbre, fait lobjet dune étude inédite : lImitation de Jésus-Christ. On sait la popularité de ces pages, maintes fois traduites au cours du siècle, mises en vers par Corneille. On ne sétait jamais avisé quelles aient pu exercer leur influence sur Pascal lui-même. Philippe Sellier en apporte quelques preuves solides : des passages encore de la prière sur le bon usage des maladies ; une allusion énigmatique de la lettre de 1651, sur la mort de son père, qui trouve enfin sa solution, ou en tout cas une alternative à lhypothèse Descartes, défendue par E. Martineau. Mais lintérêt est moins dans le repérage de sources que dans la définition dune couleur commune. La souffrance à linstar du Christ, la discrétion sur les splendeurs de la création divine, le secret de lEucharistie, la faible place de la Transfiguration et même de la Résurrection : bien des tonalités que lon se hâterait aujourdhui de référer au jansénisme de Port-Royal, se révèlent un parfait écho du petit volume de lImitation. Seule différence flagrante, que Philippe Sellier souligne avec la netteté qui simpose : le contemptus mundi – cet élément de spiritualité monachique très présent dans lImitatio – nest pas repris par Pascal, homme « engagé » jusquà sa dernière entreprise des Carrosses à cinq sols, quelques semaines avant sa mort. « Cest sans doute cet engagement dans 974les entreprises collectives qui a permis [à Pascal] déviter lécueil dune vision individualiste de lexistence chrétienne – écueil qui menace lImitation – et de vivre dans lexpérience de lÉglise comme “Corps mystique” du Christ » (p. 265). Cette dernière remarque renvoie évidemment à la liasse « Morale chrétienne » des Pensées.

Dautres coups de projecteur sont jetés sur certains traités de saint Augustin, que Philippe Sellier avait rencontrés bien sûr dans sa vaste thèse, mais quil lui semble aujourdhui intéressant de considérer sous un jour plus monographique, en passant du panoramique au gros plan. Le Contre Fauste, œuvre anti-manichéenne de lépoque des Confessions, se révèle ainsi un des grands lieux augustiniens où puise Pascal. En dehors même de la formule capitale sur larticulation de la vérité et de la charité (« Non intratur in veritatem nisi per caritatem »), qui a inspiré au moins quatre textes de Pascal, lauteur des Pensées trouve dans ce traité polémique à la fois une arme contre lIslam, dans lequel il voit une reviviscence du manichéisme, et les éléments dune méthode exégétique fondée sur la lecture figurative des textes sacrés. On ne saurait en tout cas être surpris, dans le milieu de Port-Royal, par la référence à un autre traité augustinien – le De Correptione et gratia – auquel est consacrée ici une étude spécifique : « Pascal et la “clef” dAugustin. La Réprimande et la grâce » (p. 109-121). Lanalyse méticuleuse des emprunts et des traductions prouve un rapport direct de Pascal avec le texte même du traité augustinien, dans la langue originale. Si évidemment les Écrits sur la Grâce y recourent largement, il est plus inattendu en revanche de trouver sa marque dans les Pensées. La notion, centrale, de nature corrompue (le leitmotiv lancinant du « ne… plus » – p. 119) est, pour Philippe Sellier, la transcription et lorchestration des solutions théologiques du traité anti-pélagien. Mais, par cette référence augustinienne, cest le projet même de Pascal qui se trouve éclairé – « ce grand ouvrage quil avait entrepris pour la religion », selon les mots de Gilberte, et que, depuis V. Cousin, la critique se plaît à intituler apologie, avec tous les malentendus que le terme alimente. Quel sens y a-t-il à adresser un discours aux incroyants, quand on est convaincu que la seule efficacité est celle de la grâce ? Cette question essentielle sur laquelle bute la critique pascalienne est exactement le sujet du De Correptione – réponse dAugustin aux moines dAdrumète, qui formulaient une objection similaire sur lopportunité des réprimandes et des corrections quand on donne tout à la grâce. Si par apologie on entend une sorte de dispositif de conversion, le mot ne saurait aucunement convenir au projet de Pascal. Si lon tient cependant à conserver ce terme anachronique, on échappe à lambiguïté en préférant, avec Philippe Sellier, parler dune « apologie de la vision catholique du monde » (« Pascal prophète existentialiste », p. 172).

Signalons encore un trait caractéristique des travaux de Philippe Sellier, et qui sexprime abondamment dans le présent volume : limportance accordée à la liturgie, dans la ligne de la précieuse étude de 1966 (heureusement rééditée en 1998) sur Pascal et la liturgie. Dans les travaux nombreux sur la Bible des écrivains, Philippe Sellier fait remarquer quun jalon est assez généralement omis : « Comment certains textes bibliques, certains versets en viennent-ils à hanter la conscience créatrice dun Fénelon ou dun Racine ? » (p. 269) Pour bien des chrétiens du Grand Siècle, la liturgie constitue la modalité concrète du rapport à lÉcriture. Repérer ces jalons ne relève pas dun pur travail dérudition, mais ouvre des horizons pleinement littéraires. Le critique décèle chez Racine une véritable imprégnation liturgique. Ainsi à larrière-plan de Phèdre, la présence du 975Dies Irae (dans la traduction en vers de Sacy) permet de lire lœuvre comme une « tragédie des comparutions » (p. 89). Ce sont les prières de lOffice, les hymnes maintes fois entendues, qui donnent à la dernière pièce profane de Racine « cette exceptionnelle poésie du péché et du remords ». On comprend que la tragédie de Phèdre ait pu sceller la réconciliation de Racine et de Port-Royal.

La conclusion du volume se fait sur le mode de la confidence, dans une méditation aussi précieuse quinhabituelle, variation sur un titre de Mauriac : « Ma dette envers Pascal ». Philippe Sellier repère, dans sa propre expérience, les sept empreintes pascaliennes qui peuvent transformer une vie. Il faut avoir passé bien des années dans une intimité savante avec lœuvre de Pascal, pour parvenir à une synthèse dune telle justesse, et dune telle force. Mais ce compagnonnage, on le comprend aisément, excède toute justification intellectuelle. Philippe Sellier en témoigne magnifiquement (p. 295) : « Pascal a été pour moi infiniment plus quun objet détude. Lui qui insiste si justement sur linconstance et linconsistance humaines, il ma en quelque sorte armé, au sens où lon parle de béton armé. »

Laurent Thirouin

Ronald W. Tobin,LAventure racinienne. Un parcours franco-américain. Paris, LHarmattan, « Approches littéraires », 2020. Un vol. de 243 p.

Professeur émérite de littérature française du xviie siècle à lUniversité de Californie à Santa Barbara, Ronald W. Tobin a rassemblé dans cet ouvrage une sélection de quatorze articles et chapitres sur Racine, parus entre 1976 et 2016. Une aventure de quarante années, à la recherche des « secrets » de lart racinien.

Le volume souvre par une préface qui reprend le titre de lavant-propos du colloque Racine et/ou le classicisme (Santa Barbara, 14-16 octobre 1999), organisé à loccasion du tricentenaire de la mort du dramaturge, en 1999 : « Doit-on encore aimer Racine ? » R. W. Tobin y retrace le parcours de ses recherches sur Racine en les réinscrivant dans lhistoire de la critique racinienne, avant desquisser une réponse à la question posée par le titre : les crises didentité et le sentiment dincomplétude, la fragmentation des rapports, des énoncés et des corps, le conflit entre diverses cultures, la violence des relations humaines sont autant de thèmes qui rendent les alexandrins familiers aux spectateurs et lecteurs du xxie siècle.

Les textes réunis dessinent les sujets de prédilection de lauteur : Racine et lAntiquité, lapproche psychologique des personnages dans la lignée des travaux de Charles Mauron, la mythologie, la gastronomie et lespace racinien. Dans le premier texte, intitulé « Racine, Sénèque et lAcadémie de Lamoignon », R. W. Tobin cherche à comprendre le silence de Racine sur sa dette envers Sénèque. Il souligne le décalage, dans la seconde moitié du xviie siècle, entre les commentateurs, critiques dans leur ensemble à légard du dramaturge romain, et les praticiens du théâtre comme Pradon qui nhésitaient pas à revendiquer ce dernier comme source de leurs pièces. Selon lui, la sensibilité de Racine à la critique et les liens quil entretenait avec les membres du cercle Lamoignon – Boileau, au premier chef –, qui dédaignaient Sénèque, lauraient empêché de savouer redevable à ce dernier. Cette attitude est emblématique du décrochage entre le discours critique et les réalisations dramatiques, caractéristique de la critique littéraire au xviie siècle. Les deux textes suivants proposent une lecture psychocritique. Le premier montre, 976en sappuyant sur La Thébaïde, Andromaque et Britannicus, que le sentiment dincomplétude théorisé par le médecin autrichien Alfred Adler en 1920, constitue une clé de la psychologie des héros. Ainsi les personnages raciniens éprouvent-ils, à des degrés divers, un manque fondamental qui les pousse à « compenser », autrement dit à chercher ce qui pourrait réparer cette « tare morale ». Dans « Néron et Junie : fantasme et tragédie », lauteur explique pourquoi Racine ne pouvait sinspirer dune figure historique pour construire le personnage de Junie. Elle devait en effet incarner un idéal : lidéal de pureté et de retenue auquel Néron aspire pour se libérer de lhéritage maternel, avant de sen détourner. Dans larticle suivant, R. W. Tobin met au jour la continuité entre Les Trachiniennes et Phèdre. De Sophocle à Racine, la métaphore du poison donne à voir la contagion venimeuse de la passion. « Le plaisir chez Racine » montre le plaisir quéprouve lauteur à surprendre le lecteur, en abordant les œuvres sous des angles inattendus. À partir du constat de la fréquence des termes « plaisir » et « plaire » dans les pièces de Racine, en particulier dans Britannicus – le lexique constitue à plusieurs reprises le point de départ de la réflexion de lauteur –, R. W. Tobin met au jour la potentialité comique de cette tragédie, où chaque personnage simagine le héros dune pièce de théâtre à fin heureuse et où perce lironie de Néron lorsquil observe, dissimulé, ces comédies. Le sixième article est consacré aux usages que la poésie et le théâtre des xvie et xviie siècles font de la figure dHéraclès. R. W. Tobin observe « une réduction de la stature » du héros dans les pièces raciniennes où il est convoqué, en particulier dans Phèdre, à travers Hippolyte. Aspirant à devenir un « Thésée-Hercule », Hippolyte échoue en effet à la fois dans sa quête amoureuse et dans sa quête héroïque. Cette dégradation du mythe herculéen, que favorise la mode de lopéra et du ballet, prélude à la démythification au héros au xviiie siècle. Dans la continuité de ses recherches gastrocritiques sur Molière (Tarte à la crème : Comedy and Gastronomy in the Theater of Molière, 1990), lauteur sintéresse à la tragédie biblique Esther, pièce où les références à la bouche, à la voix et à la langue sont nombreuses, alors même que le chant est un élément essentiel du spectacle. R. W. Tobin montre que ces références ont à voir avec la question de la nature et de lexpression de la vérité au cœur de la pièce. La réflexion sur lespace est au centre de larticle qui suit, consacré à Phèdre. Rattachée à lhérédité et aux sentiments, la géographie contribue au tragique. « Le choix dAndromaque » cherche à remettre en cause ce que lauteur présente comme un consensus de la critique : la perfection morale de lhéroïne. Il dresse le portrait dune reine « stratège » qui recourt à la ruse et met en danger la vie de son fils par fidélité pour la mémoire dHector. Cest le thème du secret dans la dramaturgie racinienne qui est exploré dans larticle qui suit. Et de retrouver la question de lespace. « Toutes les tragédies de Racine ont lair de se passer dans un labyrinthe, un véritable réseau despaces » (p. 176). Analysant les entrées et les sorties dans « La scène et le hors-scène : les univers parallèles de lAndromaque de Racine », R. W. Tobin montre dabord comment le corps, faisant irruption par lentrée dun personnage, constitue un principe de réalité qui empêche le déploiement de limaginaire chez lautre. Le paradoxe dune héroïne qui se caractérise davantage par son absence que par sa présence – mis en évidence par Robert McBride (Aspects of Seventeenth-Century French Drama and Thought, 1979) – lamène à la conclusion selon laquelle Andromaque joue dans deux pièces à la fois : une tragi-comédie, qui se déroule en coulisses avec son lot de péripéties et de violences, et une tragédie qui offre, sur scène, le spectacle de limmobilité et de limpuissance. Le hors-scène est également essentiel dans 977Britannicus : « sy joue une véritable “politique des coulisses” ». Dans Bérénice, cest la seconde intrigue, celle qui implique Antiochus qui se déroule en coulisses. Ainsi lunité daction est-elle remise en cause par cette intrigue invisible. Ajoutant que le grand nombre dentrées et de sorties dans la pièce compromet lunité de lieu, lauteur fait de Bérénice la pierre de touche de la volonté chez Racine de prendre des libertés avec les règles. Le dernier texte, intitulé « “Triste objet” : le sparagmos dHippolyte et la fin de la tragédie profane de Racine », montre que le dramaturge, à travers le déchirement du corps dHippolyte, écho lointain de la mutilation dŒdipe, met au cœur de sa pièce le thème de la fragmentation, clé de lanthropologie racinienne, selon lauteur.

Ce volume représente le parcours du chercheur non comme un trajet linéaire, mais comme une aventure qui saccomplit au gré des circonstances, des intuitions, des désirs, et qui donne à voir le plaisir sans cesse renouvelé de la lecture et de lherméneutique.

Élodie Bénard

Josefa Terribilini,À chœur perdu. Les traces du chœur antique dans la tragédie française du xviie siècle. Lausanne, Archipel Essais, 2020. Un vol. de 147 p.

La maison dédition « Archipel Essais » publie des études des chercheurs en littérature française de lUniversité de Lausanne, mais aussi les meilleurs mémoires des étudiants de cette université. Cest de cette seconde catégorie que relève ce mémoire de master 2 de Josefa Terribilini dirigé par Lise Michel, qui honore son étudiante dune belle et synthétique postface (p. 143-147).

Le sujet est aussi intéressant que difficile, dans la mesure où il sintéresse à une absence jugée éloquente, une absence qui nen serait pas vraiment une puisquil sagit dobserver les « traces » profondes quelle a laissée. Lobjet de la démonstration est en fait double : il consiste à prouver que les chœurs ne disparaissent pas vraiment au xviie siècle, dune part parce que le chœur continue dêtre présent sous dautres formes, dautre part parce que les chœurs avaient commencé à se simplifier dans leurs fonctions au temps de Sénèque déjà, si bien que la disparition visible sur scène nest que la dernière étape dun long processus.

Cest la première raison surtout qui se voit développée et qui dicte son plan à létude : Josefa Terribilini identifie sept fonctions du chœur antique (fonction découte, fonction herméneutique, fonction contextuelle, fonction émotionnelle, fonction didascalique, fonction délibérative et fonction politique) et étudie comment ces sept fonctions sont prises en charge au xviie siècle dans des tragédies françaises désormais sans chœur. Pour ce faire, elle se fonde sur un corpus comprenant, pour le xviie siècle, Antigone et Iphigénie de Rotrou, La Thébaïde et Iphigénie de Racine et, pour lAntiquité, Iphigénie à Aulis dEuripide, source grecque des Iphigénie sacrifiées françaises, ainsi que lAntigone de Sophocle et les Phéniciennes dEuripide, sources des deux histoires françaises dAntigone rendant les derniers hommages à Polynice.

La première partie, avant de se pencher sur la reconfiguration des cinq premières fonctions du chœur, cherche à expliquer les raisons de sa disparition au début du xviie siècle. La principale raison retenue est lexigence de vraisemblance (comment 978un groupe de personnes pourrait-il rester au même endroit, généralement dans un palais, une journée entière de manière vraisemblable ?) qui se fait impérieuse dans les années 1630, mais dautres pistes sont envisagées, complémentaires : raison économique (monter des chœurs dans des théâtres professionnels coûte trop cher à la troupe), esthétique (le discours sentencieux et le lyrisme séduisent de moins en moins), dramaturgique (le chœur doit agir, conformément à la poétique aristotélicienne redécouverte).

La deuxième partie étudie comment « le chœur grec, par sa fonction intermédiaire (dans lespace théâtral et dans léconomie de la fable), sérigeait en arbitre du conflit tragique » (p. 57), et montre comment la structure des pièces de théâtre et, dans une moindre mesure, la construction des personnages, dans les tragédies de Rotrou et de Racine, « prennent en charge la fonction délibérative » (p. 95). Cette deuxième partie conduit donc à nuancer lidée généralement répandue selon laquelle le confident a remplacé, dans la tragédie française, le chœur antique : « plusieurs des fonctions du chœur sont prises en charge par divers dispositifs. Les confidents en constituent assurément un, mais il en existe dautres » (p. 11), et parmi les autres figure léconomie de laction elle-même.

La troisième partie se penche sur la fonction politique du chœur antique et sur les conséquences de la disparition du chœur comme personnage collectif. La disparition du chœur représentant une « communauté unanime et soudée » (p. 99) contribue encore au recentrement de laction sur des personnages strictement individuels montrés dans des lieux privés. Certes le passage à lintimité des lieux scéniques va saccentuant au fil du xviie siècle et « la dramaturgie de Rotrou nest pas encore une dramaturgie de lintimité » (p. 102), mais la disparition du chœur constitue une première étape importante. Sans le soutien du chœur tragique, les personnages mythologiques de Rotrou comme de Racine « affrontent seuls leur déchirement » (p. 109), tandis que le public est lui aussi coupé de la fiction. Le spectateur, « encouragé à ne se concentrer que sur lillusion qui se joue devant lui » (p. 119), nest plus inclus dans un rituel commun interrogeant la responsabilité politique : parce que lIphigénie racinienne veut mourir pour assurer la gloire de son père tout autant que de ne pas pouvoir épouser lhomme quelle aime, la dimension patriotique du mythe a disparu et le spectateur, en pleurant sur les malheurs de la fille dAgamemnon, na cure de réfléchir à la question du bien commun. « La suppression de lélément choral dans les tragédies françaises contribuerait donc à entraver lexamen critique du public » (p. 128).

En définitive, il apparaît que, des sept fonctions assumées par le chœur grec, deux (la fonction émotionnelle et la fonction politique) ne sont pas reprises par les dramaturges du xviie siècle. Sans les chœurs qui étaient touchés par laction, la médiation critique introduite entre le public et les personnages disparaît, et avec elle latténuation des émotions des spectateurs. La tristesse des personnages heurte de plein fouet les spectateurs du xviie siècle qui, en proie à leurs passions, nont plus la disponibilité desprit nécessaire pour conduire une réflexion politique à partir de lhistoire qui se joue devant eux. Sans les chœurs, lémotion des personnages et des spectateurs culmine et linstruction politique du public décroît. Le chœur, restauré dans la deuxième moitié du xvie siècle au moment où sont redécouvertes et imitées les tragédies antiques, le chœur qui figurait encore dans lAntigone de Garnier, disparaît donc sacrifié sur lautel de la nouvelle dramaturgie des années 1630 fondée sur le primat de laction et de la vraisemblance. Mais sa transformation, qui devait conduire à cette disparition, était amorcée depuis longtemps. 979À la Renaissance, lorsque le théâtre grec ancien est joué, il lest souvent sans les chœurs et les chœurs ressuscités dans les tragédies françaises le sont sur le modèle des tragédies sénéquiennes : comme chez Sénèque, ils « nincitent pas au débat et à la réflexion mais servent avant tout dintermèdes, chantés et dansés, durant les spectacles » (p. 17), les paroles des chants roulant sur des thèmes communs comme linconstance de la fortune. Le xvie siècle, en prenant pour modèle la tragédie latine de Sénèque plutôt que le théâtre grec ancien, avait donc déjà scellé le sort du chœur au sein de la tragédie française : sa disparition pure et simple dans la tragédie déclamée unie nétait plus quune question de temps.

Carine Barbafieri

Anne-Marie Louise d Orléans, duchesse de Montpensier, Œuvres complètes I et II. Mémoires . Édition critique de Jean Garapon. Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2020. Deux vol. de 1462 p.

Depuis plus de trois décennies quil a lié sa destinée à celle de la célèbre cousine de Louis XIV, Jean Garapon na cessé de lui rendre hommage : deux études majeures – La Grande Mademoiselle mémorialiste (Droz, 1989), La Culture dune princesse (Champion, 2003) –, une gerbe darticles et une brassée de colloques sur les Mémoires où elle tint son rang. Il lui offre aujourdhui, à défaut du couronnement dont elle rêva longtemps, le seul auquel elle eût sans doute consenti sans craindre de déchoir : lédition de ses irremplaçables Mémoires, renouvelés aux principes les plus rigoureux de lédition de texte et présentés dans une ample préface (70 pages). Les lecteurs se fondaient jusquà présent sur lédition de lhistorien Adolphe Chéruel (4 vol., 1854-1855), daprès le manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque nationale de France, dont Bernard Quilliet donna naguère une version abrégée dans la collection « Le Temps retrouvé » au Mercure de France (2005). Or, Chéruel fit subir au texte de multiples altérations et ne tint aucun compte de deux importantes copies, un manuscrit du fonds Egerton conservé à la British Library et, à la Bibliothèque nationale, le manuscrit Harlay, remis par la princesse elle-même au premier président du parlement de Paris. Grâce à ces deux inédits, dont la comparaison la convaincu de privilégier le manuscrit de la British Library, Jean Garapon restitue aux Mémoires leur important début, dont le manuscrit original sest trouvé amputé et qui navait jamais été édité de façon satisfaisante jusqualors. La lecture minutieuse de lautographe, même sil demeure des incertitudes imputables à létat du manuscrit – mots pris dans la reliure, difficultés de déchiffrement de lécriture de la grande Mademoiselle, que son propre père avait priée dutiliser un secrétaire même pour sa correspondance privée –, délivre un texte au plus près de lauthenticité, rafraîchi par une orthographe et une ponctuation modernisées, des paragraphes, absents de loriginal, harmonieusement distribués. Ces choix participent beaucoup à la lisibilité et à lagrément du texte. Laccompagnement des notes, à la fois précis et discret, apporte tous les éclaircissements souhaités par le lecteur du xxie siècle. L« aisance dun usage mondain de la parole » (p. 9) se trouve restitué dans sa fraîcheur : les phrases courtes, la présence constante du « je », les multiples insertions dialoguées – il nest presque pas de page qui nen comporte –, la variété des tons, la palette des genres mondains convoqués avec aisance, rendent une impression de théâtre intérieur extrêmement vivant, 980sincère et même naïf, là où la ponctuation de Chéruel avait quelque peu guindé limpression de naturel dune conversation menée « avec lautorité brusque dune parole princière de sorte que le lecteur a souvent le sentiment […] découter la parole vivante de Mademoiselle » (p. 68).

Il sen faut de beaucoup en effet que ces Mémoires aient partie liée avec une légèreté que lon aurait tort daccoler à la culture mondaine. Il ne sera plus possible non plus de suivre absolument Sainte-Beuve selon qui « En un mot, elle fit de la littérature comme elle avait fait de la guerre civile et tranché de lamazone, à laventure, à létourdie, haut la main » : Mlle de Montpensier, comme tant de figures féminines des lettres au Grand Siècle, Mme de Sévigné, Mme de Lafayette ou Mme de Motteville, est une mondaine éprise dessentiel. La préface de Jean Garapon étudie dans les strates dune écriture plusieurs fois interrompue depuis les lendemains de la Fronde, dans lexil, jusquaux années 1689-1690, la constance dun projet qui aura consisté à approfondir le regard sur soi, « la lente transformation dune conscience selon les âges de la vie, avec la même voix toujours reconnaissable en dépit des altérations de lexistence » (p. 21). La chronique historique – les Mémoires recouvrent les années 1627-1690 –, comme dans les pages si célèbres sur la participation de la cousine de Louis XIV à la Fronde, le cède à lexpression dune liberté politique personnelle, tandis que, plus tard, les désillusions se résorbent dans lautoportrait dune princesse indépendante. Ni la chronique de cour, ni les nombreux récits de voyages, quelle prend un grand plaisir à narrer, ne prennent le pas sur lexpression personnelle, qui attire tout à soi, dans la rêverie romanesque, la figuration de soi en héroïne et lélaboration littéraire dune mythologie personnelle. Mais cest dans une ouverture à lintime audacieuse, à laquelle le sentiment dune exceptionnalité aristocratique nest pas étranger, que se manifeste surtout loriginalité de lauteur. Les déceptions de lexistence, en particulier le roman damour malheureux avec Lauzun, achevé en tragédie, ont été un agent majeur de conversion de la rétrospection, plutôt représentée dans ses débuts en remémoration heureuse éloignée dun geste dintrospection, en quête d« une cohérence dordre affectif, liée à une interrogation sur soi à la fois exaltée et malheureuse » (p. 65), où se reconnaît lébauche de lautobiographie moderne.

Cette édition frappe donc de caducité celle de Chéruel, produit de létat de lhistoriographie du xixe siècle, et sa version abrégée du Mercure de France, pour le plus grand bénéfice des études littéraires et historiques à venir. Il faudra bientôt compter sur la poursuite de lédition des œuvres complètes pour prendre toute la mesure, dans une période remarquablement riche en plumes féminines, notamment précieuses, de « la richesse et la fécondité de lamateurisme littéraire » (p. 9) représenté par la constance de Mlle de Montpensier dans lécriture, depuis les variations romanesques et mondaines – un divertissement littéraire collectif, Lhistoire de Jeanne de Lambert dHerbigny, marquise de Fouquerolles (1653), que Mlle de Montpensier fit imprimer à Saint-Fargeau, Divers portraits, imprimés grâce à Segrais (1658), et deux petits romans, La Relation de lîle imaginaire et LHistoire de la princesse de Paphlagonie (1659), auxquels sajoute la correspondance échangée avec Mme de Motteville sur le rêve utopique dune solitude lettrée –, jusquà la méditation chrétienne dans la mouvance de Port-Royal, les Réflexions sur les huit béatitudes (1685) et la publication posthume des Réflexions morales et chrétiennes sur le premier livre de lImitation de Jésus-Christ (1694).

Pascale Thouvenin

981

Yohann DeguinLécriture familiale des Mémoires de la noblesse 1570-1750. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2020. Un vol. de 376 p.

Les Mémoires aristocratiques de lAncien Régime forment un ensemble apparemment aisé à circonscrire de lextérieur, et en réalité bien plus complexe à lépreuve de la lecture. Ils sont certes des miroitements de pratiques sociales bien oubliées par nous, mais des miroitements défectueux, puisque sans appareil de notes sérieux et érudits il serait bien impossible à un lecteur moderne de sy retrouver dans tous les enjeux des questions de rang, de succession, daventures matrimoniales, dhéritages, de procès, et le cas échéant de tactiques militaires, de querelles théologiques, ou même de questions médicales (les fièvres tierces ou quintes par exemple), la liste nétant nullement exhaustive. Cest là tout un implicite des récits qui appartient pour nous au domaine des lisibilités perdues, pour parler comme Pierre Barbéris. Or toutes ces logiques sociales constituent le corps et la substance même des Mémoires, ce que masquent bien souvent les morceaux choisis ou les anthologies. Tel est donc le défi que relève Yohann Deguin dans cet ouvrage, en nous invitant à (re)parcourir ce vaste champ, sur une période conséquente (près de deux siècles), dans une optique fermement maintenue, celle dune écriture familiale, dune instance narrative à lœuvre plus collective quon ne la souvent affirmée, et ce dans une perspective encore plus globale : « Les Mémoires constituent un observatoire privilégié, qui nous permettra de poser les fondements dune anthropologie littéraire des familles » (p. 13). Cette perspective nous invite à re-considérer le je mémorialiste come un je collectif, un je pluriel, un je-nous selon une formule fréquemment employée. Cest ce à quoi sattache plus particulièrement la première partie, consacrée à cette question de la famille (chapitre i). des réseaux de solidarité que sont les parents, les amis, les alliances matrimoniales (chapitre ii), les lecteurs (chapitre iii, fort bien venu), et la typologie des parentés imposées, choisies, niées, rêvées (chapitre iv).

Même si le résumé de louvrage fait ici, par la force des choses, fi des nuances dans les analyses et fige en une opposition binaire ce qui est plutôt composé comme une circulation, la seconde partie va plus sattacher aux reconfigurations de cette opération réticulaire, aussi mentale quexistentielle, en sintitulant : « Dencre, de terre et de sang, fabriquer la légende familiale ». Le mémorialiste est en même temps héritier (ou légataire) et donateur, et testateur (ou donataire), et comme tel les degrés de fidélité ou dinfidélité aux familles imposées ou choisies, reconnues ou rejetées, seront variables. Il se fait alors psychopompe (chapitre v, « le mémorialiste en Charon »), arpenteur de légendes (chapitre vii, consacré aux réactualisations des formes du merveilleux – catégorie essentielle à toute étude consacrée à la première modernité), ludion des récits généalogiques (chapitre vii), et obsessionnel patenté (voire visionnaire au sens qua le mot dans la langue classique) du lieu à sapproprier ou à se réapproprier (chapitre viii). Sur ce dernier point nous serions dailleurs, à titre tout personnel, presque tenté de voir effectivement le moment biographique de lécriture des Mémoires comme une entreprise de conversion des mots – plus ou moins heureuse ou malheureuse, comme tout acte performatif – en vrai lieu à faire advenir.

La bibliographie à la fin de louvrage ne peut quêtre conséquente (p. 325-352). Un index nominum permet une vue plus synthétique des plus de trente mémorialistes dont il est fait mention. Pour clore le volume, cinq tableaux généalogiques 982permettent de mieux suivre les fils tressés (ou pas) par certains Mémoires. Louvrage de Yohann Deguin est donc une belle entreprise pour rendre justice à la nature même des Mémoires, à leur matière, parfois oubliée en cours de route par la critique. Pour la critique qui souhaitait mener une lecture historique des Mémoires, les détails domestiques, apparaissaient comme des digressions regrettables, que lon nallait pas hésiter parfois à retrancher brutalement, selon une pratique qui a encore cours aujourdhui. Pour celle qui voulait voir dans les Mémoires un style briller, voire étinceler, les parfois bien longues considérations généalogiques et les diverses affaires familiales traitées ne nourrissaient guère cet appétit esthétique. Enfin pour celle qui a cherché à combler le fossé bien arbitrairement établi dans les années 1970 entre la dignité autobiographique (et littéraire) de certains ouvrages dun côté, la défectuosité de récits comme les Mémoires de lautre, la tentation a pu être forte daccentuer sa lecture sur un je plus singulier, traçant comme il le pouvait son chemin à travers obstacles et encombres, la famille nétant pas le moindre de ces encombres. Les analyses de Yohann Deguin viennent donc donner aux Mémoires un cadre plus satisfaisant de ce point de vue, et permettent détoffer un dossier déjà bien épineux, celui de la question du but, de la destination de cette pratique mémorialiste. Pour qui, et pour quoi écrit-on des Mémoires sous lAncien Régime ? On se gardera bien de trancher, on notera que, comme tout bon ouvrage, celui-ci ouvre des espaces de discussion. En effet, on remarque que tous les textes abordés sont loin dêtre égaux dans leur insertion à une geste familiale, et dans leur entreprise de réinventer le cas échéant dautres solidarités. Des très grandes fidélités à lhéritage reçu aux ruptures de ban manifestes, léventail est très large, et ne rend donc pas tous les textes équivalents. De la même façon les reconfigurations opérées peuvent être douces ou faire violence, et les imaginaires quelles mobilisent apparaissent souvent comme un lieu unique, bien unique. La perspective anthropologique adoptée est indubitablement fructueuse, pour analyser ce qui est sans doute moins un genre littéraire quune pratique liée aux conditions mêmes de lexistence, qui simultanément sy insère et les réaménage.

On peut alors se prendre à rêver, à lissue de la lecture de louvrage, à autant de monographies que de je-nous singuliers, selon léquation « autant de mémorialistes autant de coordonnées différentes dans lespace social, et de remodelages de celles-ci », monographies qui sauraient en dégager à chaque fois la fantasmatique singularité, la forme dexception. Et, en attendant, plus modestement, de relire les Mémoires dun œil bien plus averti.

Frédéric Briot

Florence Magnot-Ogilvy, Le Roman et les Échanges au xviiie siècle. Pertes et profits dans la fiction des Lumières. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2020. Un vol. de 306 p.

Dans la ligne de ses travaux précédents, Florence Magnot applique à la fiction de la première moitié du xviiie siècle les principes de léconomie politique, en particulier le fonctionnement des échanges de biens, pour montrer comment le libéralisme, qui émerge alors avec lutilitarisme, semble contesté dans des œuvres souvent ambiguës. Le projet est étayé par des références françaises et anglo-saxonnes solides et diversifiées, tout en prolongeant les voies ouvertes 983notamment par R. Démoris et par Y. Citton. Cette « critique oblique » nimplique pas la présence déclarée des doctrines économiques dans les textes choisis. Deux points sont à noter : linsertion assumée danalyses qui ne portent pas sur le roman ou sur la période des Lumières, et le rapprochement, sans contraintes chronologiques, dœuvres de fiction appartenant à des sous-genres différents. La première partie sintéresse aux voix qui disent le déséquilibre des échanges, celle du Factum critique de Boisguilbert comparée à la « voix blanche » du narrateur des Mémoires de M. le marquis de Monbrun de Courtilz de Sandras, un roman-mémoires souvent – mais pas toujours – pessimiste quant aux valeurs du monde dans lequel ce bâtard joueur évolue et où lintrigue exige des personnages interchangeables. La forme épistolaire des Lettres persanes fait entendre des voix qui dialoguent, que ce soit à propos des Troglodytes, du fils dÉole qui incarne Law ou de léconomie du sérail. Dans un deuxième temps laccent est mis sur la compensation des inégalités de naissance ou de fortune. Le Financier de Mouhy laisse des doutes quant à lefficacité des dons ; Mme de Gomez et surtout Challe mettent en scène ce que Florence Magnot analyse comme une « casuistique des échanges compensatoires » : Contamine a épousé Angélique, mais en écartant Mlle de Vougy, quant à lamour de Des Frans et Silvie il est voué à léchec dans un monde où le mercantilisme simpose. Avec les personnages de Marianne et de Tervire, Marivaux présente deux aspects du rééquilibrage des fortunes, mais linachèvement de son roman pourrait bien souligner ses doutes quant aux effets de la compensation. La dernière partie pose la question de la récupération et de la perte en général. Dabord dans les contes, « Lîle de la magnificence » de Mme de Murat et le magasin des naufrages des Quatre Facardins dHamilton, qui présentent une vision ironique de la splendeur royale et des échanges commerciaux, ou lépisode lunaire des Aventures de Pomponius de Prévost, clairement dystopique. Le héros de Cleveland suit un parcours qui interroge lharmonisation des intérêts (de Rouen à lAmérique des Abaquis, jusquà la mort de Cécile, elle-même objet de transaction), la réparation nétant pas possible pour tous les personnages à la fin du roman. Enfin le développement sur La Nouvelle Héloïse souligne la hantise de la perte : la gestion de Clarens ne corrige pas les effets de la dépendance des serviteurs, et lamour, qui impose plusieurs sacrifices à Saint-Preux, donne lieu à un bilan négatif. Il y a nécessairement une part darbitraire dans un choix qui ne tient pas toujours compte des déterminismes poétiques, mais il permet de confronter des œuvres très connues à dautres qui le sont moins. Cette étude fondée sur le dialogisme romanesque révèle de manière originale, jusque dans les métaphores, limportance croissante du calcul et, au-delà du commerce, le dysfonctionnement des échanges sociaux tandis que les valeurs de la charité ou du sacrifice sérodent.

Françoise Gevrey

Voltaire, Siècle de Louis XIV. Œuvres complètes , 11A-13D. Sous la direction de Diego Venturino. Oxford, Voltaire Foundation, 2015-2019. Sept vol., 2762 p.

Lédition des Œuvres de Voltaire dirigée par la Voltaire Foundation à Oxford a beau être pratiquement complète, elle nous offre encore quelques pièces incontournables de lhistoriographie voltairienne. Cest le cas avec cette monumentale 984édition du Siècle de Louis XIV et des sept volumes qui la composent – et il nen fallait pas moins pour collationner les variantes, annoter, et présenter les enjeux dune œuvre qui a accompagné Voltaire tout au long de sa vie. Résultat dun travail éditorial mené en collaboration avec le Centre de recherche du château de Versailles et dirigé par lhistorien Diego Venturino, lédition offre au public une version exhaustive et critique du texte et de ses variantes, ainsi quun appareil critique nourri, qui permet de bien comprendre les enjeux dune œuvre qui a, entre autres, révolutionné le rapport à lécriture de lhistoire.

Les deux premiers volumes (11A et 11B) sont consacrés à lintroduction. Dans le premier (11A), Diego Venturino présente, sur près de 300 pages, la genèse et le parcours de lœuvre dans la réflexion historiographique menée par Voltaire tout au long de sa carrière. De manière surprenante, le propos débute en 1703, alors que Voltaire na que neuf ans. Il sagit en fait dindiquer demblée deux éléments fondamentaux : lapproche historique de Voltaire est imprégnée par son séjour à Louis-le-Grand ; lexigence de rationalité, grâce notamment aux apports de Descartes, Locke ou Bayle, a déjà imprégné lécriture de lhistoire dun nouveau paradigme. « En ce sens, Arouet arriv[e] après la bataille » (p. 17) ; charge à lui cependant de faire de lhistoire une discipline critique, orientée dabord vers la recherche de la vérité. Ce premier volume est complété par une « Présentation du “Catalogue des écrivains” ». Rédigée par Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras, elle fait sans doute office de complément éditorial au tome 12, et rappelle que le Siècle de Louis XIV contribue aussi à ancrer une histoire littéraire qui se pense désormais à partir des classiques du « Grand Siècle », auxquels Voltaire feint de ne pas appartenir.

Le second tome de cette introduction (11B) fait quant à lui office de véritable édition critique, et présente les sources qui nourrissent la version oxonienne du Siècle. Y sont dabord présentés les manuscrits, les éditions et les traductions du Siècle de Louis XIV. De la première publication, en 1739, aux volumes posthumes de Kehl, ce sont plus de 80 éditions qui sont minutieusement décrites. Quant aux manuscrits, ils sont accompagnés de reproductions iconographiques qui nous plongent au cœur de latelier décriture de Voltaire. Ensuite, dans un geste que ne renieraient pas certains éditeurs antérieurs – Beuchot en tête – sont rassemblées les variantes et les paratextes (lettres, avertissements, préface, avis ou note) qui accompagnent les différentes éditions du Siècle, jusquaux « notes de Condorcet » parues dans lédition de Kehl. Enfin, parmi les annexes qui complètent ces volumes introductifs, signalons la « Liste des livres empruntés par Voltaire à la Bibliothèque royale (1736-1750) » (p. 325-351), dont lintérêt dépasse largement le cadre de la présente édition !

Le troisième tome (12), intitulé « Listes et Catalogues des écrivains », voit la responsabilité éditoriale étendue à Nicholas Cronk, Jean-Alexandre Perras et François Moureau. Ce volume à valeur quasi encyclopédique – un terme quil sagit de replacer dans le contexte du xviiie siècle, et plus particulièrement dans la carrière de Voltaire – présente douze listes et catalogues de personnalités qui ont, daprès leur auteur, marqué lhistoire du Siècle de Louis XIV. Outre le catalogue des écrivains – sur lequel nous aurons loccasion de revenir – les listes sont de trois ordres : dynastiques (la liste des enfants de Louis XIV, des princes de la maison de France, des souverains contemporains, des gouverneurs de Flandres) ; politique et militaire (liste des maréchaux de France, des grands amiraux et des généraux des galères de France, des ministres dÉtat, des chanceliers, des 985surintendants des finances et autres personnages importants du gouvernement) ; artistique (catalogue des écrivains et liste des artistes célèbres). Ce volume sattache à redonner à ces listes la valeur et la place (en tête du texte !) quelles ont perdues au cours du xixe siècle. Outre la question polémique – cest celui qui dresse les listes qui choisit ceux quil mentionne et comment il en parle – qui a sans doute contribué à faire de ces pages de véritables chapitres attendus, lus et commentés au xviiie siècle, relevons la double nouveauté du geste voltairien : non seulement lhistoire de Louis XIV ne se résume pas à la seule vie du Roi, mais surtout les arts y ont autant, si ce nest davantage, dimportance que les questions dynastiques et militaires. Témoin de la nécessaire contextualisation de documents peu étudiés, lannotation remplit plus de la moitié du volume. Celui-ci ne saurait cependant être complet sans lintroduction de Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras consacrée au Catalogue des écrivains, laquelle clôt, on la dit, le volume 11A.

Toutefois, après avoir relevé limportance des catalogues aux yeux de Voltaire (11A, p. 307) et le dialogue que ces listes instaurent avec le reste du texte, après avoir également déploré le peu dattention apporté à ces pages par la critique voltairiste, pourquoi avoir donné à ce volume une numérotation différente ? Dautant plus que léquipe éditoriale a fait le choix, conforme à celui opéré par Voltaire à partir de 1768, de placer les listes et catalogues « raisonnés » avant le texte. Davantage quune simple annexe au Siècle – ne serait-ce que par son ampleur, sa qualité littéraire et sa dimension philosophique –, le « Catalogue » prend toujours plus dimportance et voit certes son statut réévalué au fil du temps, mais Voltaire va-t-il jusquà lui donner un statut de texte indépendant ? Il se lit, ainsi édité, en miroir dun texte dont il souligne les aspects novateurs (propos centré sur la période et non sur le monarque, importance des arts au détriment des conquêtes militaires, …) davantage que comme une introduction.

Le tome 12 répond donc aux mêmes procédés éditoriaux que ceux utilisés pour les différents volumes qui constituent la trame du Siècle de Louis XIV, pourtant publiés au tome 13 et répartis sur quatre volumes : 13A (Ch. 1-12), 13B (ch. 13-24), 13C (Ch. 25-30) et 13D (31-39). Les critères choisis pour lapparat critique sont rappelés dans une courte introduction liminaire, commune aux cinq volumes. Cest la version de lédition encadrée, corrigée par Voltaire, achetée par Catherine II et conservée actuellement à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg, qui a été choisie comme texte de base pour lédition. Autrement dit, la dernière version revue par Voltaire. Ce choix apparaît comme une évidence. Lœuvre a évolué depuis les premières éditions de 1739 et il sagit bien, pour Diego Venturino, de rendre compte de son trajet tout au long du xviiie siècle. À ce titre, lapparat critique donne à voir les différentes variantes ou leçons du texte. Il est à la fois cohérent, clair et le plus exhaustif possible. Plusieurs outils intéressants viennent compléter cette volonté de replacer lœuvre, son cheminement sous la plume de Voltaire et sa trajectoire éditoriale tout au long du xviiie siècle, comme la « Chronologie des chapitres » (ou « Chronologie des sous-Titres » pour le t. 12), synthétisée ensuite sous forme de tableau, et qui permet de retracer lévolution du texte du vivant de Voltaire. La liste des ouvrages cités rappelle également la dimension historiographique de louvrage et limportante documentation consultée par lauteur. En définitive, ce quoffrent ces cinq volumes (12 et 13A-13D) au lecteur de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, cest une reconstitution de Voltaire plume à la main, entouré douvrages : une histoire de lhistorien au travail.

986

Lannotation, explicitée dans une introduction commune aux tomes 13A à 13D, est placée après le texte et prolonge explicitement ce geste. Diego Venturino affirme en effet avoir cherché à « suivre au plus près le labeur dun historien du dix-huitième siècle construisant son édifice, page après page, ligne après ligne » (13A, xvii). Pour ce faire, il distingue trois types de notes : une note liminaire qui sert à présenter largumentation, la datation et la bibliographie utile de chacun des chapitres ; celles, ensuite, qui servent à identifier, présenter et éventuellement transcrire les sources utilisées par Voltaire ; celles enfin où léditeur se permet de corriger certaines erreurs factuelles, tout en essayant de comprendre si elles sont le fait de Voltaire ou de lhistoriographie quil avait à sa disposition. Lannotation se montre – on le devine daprès le but quelle poursuit – plutôt généreuse puisquelle occupe la seconde moitié de chacun des volumes. On ne peut que saluer le travail impressionnant et parfaitement cohérent réalisé par léditeur pour tenter demmener son lecteur au plus près de la plume de Voltaire.

Une riche iconographie, fruit de la collaboration avec le château de Versailles, vient donner une touche de faste à cette édition. Le premier tome souvre en effet sur une magnifique reproduction en couleur dune toile dHenri Testelin, Louis XIV protecteur de lAcadémie. Puis, ce sont chacun des chapitres qui se voient ornés dune estampe choisie parmi les 25000 pièces que conservent les collections versaillaises. Ces reproductions iconographiques viennent rappeler, malgré un propos philosophique – souligné dès les premiers mots de lavant-propos par la citation « jécris pour agir » (D14117 ; 11A, p. 3) – et un regard neuf sur lhistoire quelle présente, que lœuvre de Voltaire sinscrit aussi dans une dynamique patrimoniale ambivalente. Si Voltaire affirme présenter lhistoire dun siècle plutôt que celle de son Roi, « Louis XIV y est omniprésent » (11A, p. 281) alors même que la figure du monarque « embarrasse » (11A, p. 299) déjà les contemporains. Non seulement léloge de la France de Louis XIV a pu faire de lombre à celle de Louis XV et nuire dans le même temps à la réputation de Voltaire auprès de la cour, mais surtout elle a pu le rendre suspect jusquaux yeux des philosophes, lesquels « détestent un roi devenu le symbole du despotisme et du fanatisme » (idem). Léquation est délicate : comment minimiser le rôle de Louis XIV en faisant léloge des arts quil a contribué à soutenir ?

Et puis, comme le rappellent Nicholas Cronk et Jean-Alexandre Perras, Voltaire lui-même « entretient un rapport complexe avec la littérature du dix-septième siècle [et] se voit non seulement comme lhéritier mais aussi comme le gardien du Grand Siècle et de sa grandeur littéraire » (11A, p. 344). Pourtant, le « Patriarche » ne sinscrit pas nommément dans son « Catalogue » et va même, dès les années 1760, jusquà donner une préférence à sa propre époque (« Le siècle de Louis XIV était beaucoup plus éloquent que le nôtre, mais bien moins éclairé ». D14363, 11A, p. 298). Il prend ainsi, en matière de littérature, une posture surplombante, et nhésite pas à outrepasser son « devoir de mémoire » (11A p. 336) pour se laisser aller aux « règlements de compte personnels » (11A, p. 334). Flagrante dans le « Catalogue », ne serait-ce que du point de vue stylistique avec ses notices « concises et ciselées », quasi « épigrammatique » (11A, p. 332), lirruption du contemporain népargne pas non plus le récit du Siècle de Louis XIV : « ne sagit-il pas de prendre, à rebours de la façon dont était conçue lhistoire », le siècle précédent comme point de départ dune « histoire laïque et naturaliste », pour « incarner la charge symbolique dhistoriographe des Lumières » (11A, p. 7) ? Diego Venturino nous 987montre ainsi le cheminement de Voltaire qui, sous couvert dune historiographie du Grand Siècle, dessine en réalité aussi les contours de son siècle.

Cette édition, exceptionnelle par son ampleur, par le soin accordé à létablissement du texte, par la richesse des documents quelle présente, brille également grâce à un paratexte critique qui sattache à présenter le Siècle de Louis XIV dans son contexte. Œuvre centrale dans la réflexion historiographique et philosophique de Voltaire, le Siècle de Louis XIV est une œuvre novatrice et ambitieuse – à tel point que le décalage entre lattente suscitée et le résultat imprimé lui a valu de nombreuses critiques. Cest un des grands mérites de Diego Venturino et de celles et ceux qui ont contribué à réaliser cette édition que de nous en faire comprendre les enjeux, les ambivalences et les difficultés. Entre renouvellement de lécriture historique, affirmation dune histoire littéraire, dépendance aux sources, engagement idéologique et souci de plaire « aux honnêtes hommes qui détestent sennuyer » (t. 11A, p. 11), lédition dévoile les différents écueils qui guettent Voltaire, historien-philosophe au travail.

Nicolas Morel

Charles de Villers, Correspondance 1797-1815. La médiation faite œuvre. Édition établie, annotée et commentée par Monique Bernard et Nicolas Brucker. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2020. Un vol. de 533 p. 

Cette édition de la correspondance de (plutôt à) Villers peut decevoir certaines attentes au premier regard : elle ne reproduit pas les lettres échangées avec les grands de lépoque (Goethe, Klopstock, Mme de Stael, Constant et bien dautres), et elle publie le plus souvent les lettres adressées à Villers et non pas celles de sa plume. Mais cette première impression est trompeuse.

La publication ne se propose pas de fournir une version améliorée des éditions précédentes présentant la correspondance avec les célébrités. Monique Bernard et Nicolas Brucker renvoient eux-mêmes à lédition dIsler (1879/1883, uniquement des lettres adressés à Villers) et à celle de Kloocke et ses étudiants (1993, échange épistolaire entre Mme de Staël, Villers et Constant). Les éditeurs ont délibérément décidé de ne pas publier les lettres aux amis ou aux parents, mais de privilégier la publication de lettres inédites et de focaliser sur Villers comme intermédiaire culturel (p. 30). Néanmoins, quelques lettres déjà publiées – comme celle de Cramer bien connue décrivant Villers comme « Zwiemensch » – sont reproduites. Les éditeurs déplorent eux-mêmes le poids de la correspondance passive, ceci est tout simplement dû à létat de conservation.

Dans la présente édition, il sagit de mettre la lumière sur les médiateurs certes parfois de second plan et moins apparents que Mme de Staël et Benjamin Constant mais pourtant dune grande importance. Ces rédacteurs, journalistes, éditeurs, publicistes, forment un vrai réseau franco-allemand. Ainsi, la publication des lettres contribue-t-elle à réhabiliter la « secondarité » (Rémi Brague), à écrire lhistoire des transferts culturels – comme le souligne le sous-titre « la médiation faite œuvre ».

La publication est le fruit dun travail immense : recherche de lettres dans les archives, transcriptions (Kurrentschrift de Smidt !), traductions, annotations, commentaire, recherche bibliographique. Les éditeurs font précéder les lettres 988dune partie introductive qui présente litinéraire intellectuel de Villers puis donne des répères biographiques, bibliographiques (les éditions de la correspondance de Villers publiées antérieurement, les publications de Villers et les principales études sur Villers) ainsi que les principes dédition (modernisation modérée de lorthographe, traduction en français des lettres en allemande).

Les lettres à Villers viennent souvent de la Staatsbibliothek Hamburg, celles de Villers par contre sont extrêmement dispersées (Metz, Paris, Brême, Göttingen, Wolfenbüttel, Hambourg). Dans léchange épistolaire transperce son talent pour lamitié et le « code switching » bi-culturel, ce dernier étant en même temps freiné par son dédain généralisé pour la culture française de son temps. Ses lettres témoignent de la maîtrise presque parfaite de lallemand. Heureusement, les éditeurs ont laissé les quelques rares fautes subsistantes (« meine warme (sic) Wünsche », p. 389, ou « zu mein (sic, T. K.) Opusculum », p. 345).

Louvrage réalise une composition homogène du texte en rassemblant les lettres autour dun correspondant. Les lettres de Baudus et de Collignan occupent la plus grande partie. Cest ici que labsence de lettres de Villers est flagrante. Le volume est divisé en trois parties : correspondance avec les journalistes ; avec les libraries ; action publique. Chaque partie est précédée dune introduction instructive.

Dans la première partie, le lecteur trouve la correspondance avec Baudus, rédacteur en chef du Spectateur du Nord, avec Millin, éditeur du Magasin encyclopédique, avec Cramer, publiciste vivant à Paris, et avec les éditeurs de lAllgemeine Literaturzeitung. Léchange ouvert avec Baudus, ondoyant diplomate ménageant les royalistes et républicains, et l« intransigeant » Villers (p. 38) révèle des différends sérieux quant à lorientation politique et lappréciation de Kant. La seule lettre de Villers (p. 119 sq.) mentionne « les beaux esprits parisiens » qui le traitent avec « tant de hauteur et de mépris » (p. 120). En revanche, Millin (« mon cher frère darmes », p. 137) est, avec Mercier, un vrai allié en France. Léchange avec Cramer se distingue surtout par la verve joyeuse de lAllemand (« Le Germano-Gaulois au Gallo-Germain », p. 155). Cramer semble jouer à Paris le rôle que Villers joue en Allemagne. Mais le ton enthousiaste de Cramer cache aussi des divergences profondes quant au jugement sur la Révolution et sur Napoléon. La correspondance avec les éditeurs de lAllgemeine Literaturzeitung (Bertuch, Schütz, Wieland, Ersch) reflète le sentiment de gratitude envers une revue qui recense ses œuvres et lui donne loccasion de mener son combat contre « la funeste culture de la France » (p. 160). Parfois lintercesseur de la culture allemande en fait trop, il est lui-même conscient du « dualisme de sa vie » (p. 161). Il écrit en français à Schütz, en allemand à Esch.

Léchange avec les libraires permet de reconstruire les projets de publications aboutis et avortés de Villers. Il entretient une relation amicale avec léditeur messin Collignon. Collignon édite les œuvres de Villers sur Kant et Luther, Villers linforme de lactualité du livre en Allemagne. Collignon accepte le désir de germanisation de Villers (« mon cher Weiler », p. 223). Le jeune Brockhaus publie des suppléments de LÉrotique comparée, puis les œuvres anti-napoléoniennes. En coopérant avec Perthes et son Vaterländisches Museum (treize lettres de Villers), Villers rejoint le combat allemand contre loccupation française – notamment des villes hanséatiques – à partir de 1810. Il écrit à Perthes en allemand. Portalis qui entretient une relation ambiguë envers Napoléon, sollicite lexpertise de Villers pour des questions de taxation de livres.

989

La dernière partie sur laction publique montre le rôle de Villers dans la défense des villes hanséatiques et des universités allemandes. La relation avec Brême savère plus heureuse que celle avec Lübeck, la ville quil a défendue avec tant daudace. Brême se sert des services de Villers et lui décerne la citoyenneté dhonneur. La correspondance avec Smidt, maire de Brême, (à une exception près toutes les lettres sont de Villers) révèle le lien cordial avec cette ville. Villers sollicite le soutien de Smidt quand il est démis de ses fonctions de professeur en 1814 par le nouveau gouvernement hanovrien. Léchange avec Tydeman, un allié néerlandais dans le combat pour les universités menacées de suppression, permet de reconstruire une action transfrontalière pour une certaine idée de la liberté.

La correspondance montre très concrètement la personnalité et les nombreux efforts de Villers en faveur de la médiation de la culture allemande. Son immersion dans le monde germanique est certainement plus profonde que celle de Mme de Staël et même de Constant. Le ton des lettres varie fortement selon le correspondant. Lécriture de Villers fait preuve de courtoisie, délégance et de flexibilité qui lui font parfois défaut dans ses essais théoriques. Sa personnalité aussi aimable et chevaleresque quintransigeante ne peut pas empêcher le désastre qui le frappe à la fin de sa vie.

Le commentaire de Monique Bernard et Nicolas Brucker est excellent. Il permet aux lecteurs de comprendre le contexte souvent compliqué. Il intègre les résultats de recherche, comme par exemple létude de Geneviève Espagne sur Millin. Les annotations en bas de pages montrent la connaissance immense des éditeurs et du contexte français et du contexte allemand. Ils ont ajouté en fin de volume un répertoire biographique donnant des informations plus amples sur les personnes mentionnées dans les lettres. Les trois index – des personnes, des lieux et des ouvrages (mentionnés dans la correspondance) – permettent au lecteur de se retrouver dans les lettres. Mentionnons également lexcellente traduction de lettres écrites en allemand. Parfois les lettres sont plus lisibles dans leur traduction, notamment celles de Cramer.

On ne peut dire que du bien de cette publication, qui fait entrevoir au lecteur les efforts soutenus et souvent vains de Villers et de ses alliés. Louvrage porte à la connaissance du public un réseau jusqualors inconnu. Il complète létude (1976, parue depuis en ligne) et la biographie (2016) de Villers par Monique Bernard, et les actes du colloque sur Villers, édités par Monique Bernard et Nicolas Brucker (2019). Il témoigne de lengagement infatigable et toujours à reprendre en faveur des médiations et compétences transculturelles, celles de Villers et celles des éditeurs.

Thomas Keller

Cécile Guinand,Roman et caricature au xixe siècle. Poétiques réalistes entre Illusions perdues et Éducation sentimentale. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2020. Un vol. de 455 p.

Cet ouvrage issu dune thèse de doctorat soutenue à luniversité de Neuchâtel en 2018 étudie ce que le roman réaliste, ici considéré à partir des œuvres majeures Illusions perdues et LÉducation sentimentale, doit à la caricature du xixe siècle, abordée à la fois comme procédé et comme médium, et de quelles manières il se lapproprie dans son économie narrative et son système de représentation. Ce 990rapprochement intermédial et intersémiotique est motivé par une convergence de moyens formels, mais aussi parce que les écrivains eux-mêmes ont pensé leur rapport à la caricature, qui a participé à leur formation, façonné leur vision du monde et nourri tout un imaginaire socioculturel. En sappliquant à « définir une rhétorique visuelle et textuelle de la caricature en rapport étroit avec ses supports médiatiques » (p. 383), Cécile Guinand réinscrit avec justesse la caricature au cœur des projets poétiques des deux romanciers et montre comment « la caricature, chez Balzac, a pour fonction de lever le voile sur la vérité dun personnage ou dune situation, sans toutefois en épuiser la complexité, alors quelle se montre chez Flaubert plus ambiguë, se rapportant à des points de vue subjectifs qui tendent à sannuler mutuellement. » (p. 19) Cela fait apparaître une réappropriation sur le mode de la complication chez Balzac et sur celui de la neutralisation chez Flaubert (p. 388).

Létude procède en deux parties solidement articulées. La première, centrée sur les rapports entre le texte et limage, explore les codes rhétoriques de la caricature qui permettent denvisager sa transposition textuelle, rappelle la pensée de ses premiers théoriciens modernes (Baudelaire, Champfleury, les Goncourt) et retrace ses principales influences (origines du portrait-charge, héritage anglais via Hogarth, importance littéraire de Callot, substrat physiognomonique via Töpffer prolongeant Lavater). Elle explore surtout le dialogue avec les caricaturistes sur lesquels se centre lanalyse et que met en valeur un feuillet central de reproductions en couleur : Daumier, Gavarni, Grandville, dans une moindre mesure Monnier et Traviès, cest-à-dire les grands noms de la presse satirique illustrée de la monarchie de Juillet, contemporains de lentrée en littérature de Balzac et à lorigine du répertoire de scènes et de types que convoquera Flaubert rétrospectivement.

La seconde partie de louvrage situe les appropriations textuelles de la caricature dans le laboratoire des formes et des genres de lépoque, où sont décisives la presse, la littérature panoramique, la scène théâtrale et les déclinaisons du dispositif de lalbum. Lensemble forme une constellation extensive et multifactorielle dans laquelle cette étude semploie à faire apparaître des correspondances signifiantes. En allant de lœuvre à son support puis à son contexte de production, elle associe la finesse du décodage historique et idéologique requis par le sujet à une attention portée aux microformes et à leur circulation, souvent dense et complexe, comme le rappellent notamment les types célèbres de la lorette ou de Robert Macaire, figures hautement sérialisées et multimédiales.

Si les travaux ne manquent pas sur la caricature française du xixe siècle et ses influences en littérature (voir encore la thèse dAmélie de Chaisemartin sur la création des types), le présent ouvrage offre un prolongement avisé des études existantes en croisant judicieusement une sémiotique visuelle et une poétique historique des textes. Létude sappuie sur les spécialistes des formes du rire (M. Melot, N. Preiss, D. Sangsue, B. Tillier, A. Vaillant), convoque les théoriciens et historiens de limage (Ph. Hamon, Ph. Kaenel, S. Le Men, E. Stead, B. Vouilloux), sinscrit dans lhistoire des rapports entre presse et littérature (R. Chollet, M.-E. Thérenty) et prend en compte des corpus moins considérés et pourtant cruciaux, tel le massif de la littérature panoramique et des Physiologies, auquel sont consacrés des développements détaillés. Depuis un positionnement assuré dans ces différents champs de recherche quelle fait dialoguer de manière fructueuse, létude veille à établir des critères opérants pour repérer, situer et interpréter la caricature textuelle, 991dans une démarche progressive allant tantôt de la théorie aux exemples, tantôt du contexte aux effets de texte.

On comprend que les deux romans placés au centre de ce parcours sont nécessairement à réinscrire dans le substrat dautres œuvres et quils fonctionnent par ensembles. La tâche est dautant plus considérable quelle implique un examen des archives, des correspondances, des avant-textes, des prospectus, auxquels sajoute le métadiscours des écrivains, chroniqueurs, journalistes et dessinateurs du siècle. Il sagissait surtout de faire des romans de Balzac et Flaubert des œuvres témoins tout en étant capable de passer du dictionnaire de Pierre Larousse, au périodique La Caricature et au journal des Goncourt, en déployant une compétence dinterprétation à la hauteur des complexités des projets auctoriaux des écrivains et des spécificités des postures des caricaturistes.

Une telle approche interactionnelle a le mérite de penser non pas tant lhomologie que lhybridation, à plusieurs niveaux. Celui, dabord, de larticulation des modes dexpression, depuis la nature icono-verbale de la caricature, qui associe une image à sa légende de manière consonante ou dissonante, jusquaux discontinuités de lalbum, qui renoue avec le sketch et la galerie de types. Celui, ensuite, des transferts des formes et des genres, qui composent une intergénéricité permanente rappelant combien le réalisme est loin de pouvoir se penser uniquement sur le plan binaire de la représentation mimétique du réel, étant avant tout le résultat dun laboratoire citationnel et intermédial régi par des dispositifs énonciatifs et éditoriaux. Celui, enfin, de la coexistence des registres, quil sagisse des procédés narratifs ou des formes du rire, ici réunis dans une définition de la caricature textuelle à « intention comique, satirique ou ludique » (p. 42). Ces divers paramètres nétaient pas de trop pour réussir à considérer ensemble les trois critères définitoires de la caricature repérés par Champfleury et Baudelaire : « sa valeur contextuelle, sa valeur analytique et sa valeur artistique » (p. 77).

Par la nature de son sujet, langle dapproche choisi et le parcours maîtrisé quelle développe, cette étude présente un double mérite épistémologique et disciplinaire. Dune part, elle contribue à penser plus directement les rapports entre la grande œuvre canonique et la multitude discursive et textuelle qui lentoure. Dans le sillage des recherches sur les productions populaires, sur les discours sociaux et sur les objets transmédiatiques, elle décloisonne les corpus et remédie aux effets dinvisibilisation induits par une certaine historiographie. Dautre part, elle semploie à relier les formes dexpression verbale et visuelle pour les envisager de manière dynamique et évolutive : lithographie, gravure sur bois, imprimé périodique, description littéraire, représentation scénique, illustration dalbum. En cela, elle contribue à étendre le champ des études visuelles au périmètre de la littérature en tant quélément sémiotique inscrit dans les imaginaires collectifs. Conjointement, elle enrichit la poétique littéraire dune économie romanesque ressaisie dans la variété de ses contextes médiatiques, iconiques et cognitifs.

Renouvelant et précisant le regard sur deux grandes œuvres littéraires, Cécile Guinand donne à voir une textualité profondément travaillée par les langages de limage. Elle ouvre aussi la voie à létude des rapports entre littérature et caricature dans dautres genres que le roman réaliste.

Valérie Stiénon

992

Gertrude Tennant, Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert. Édition dYvan Leclerc et Florence Naugrette. Traduction de Florence Naugrette et Danielle Wargny. Postface de Jean-Marc Hovasse. Paris, De Fallois, 2020. Un vol. de 388 p.

Gertrude Collier, épouse Tennant (1819-1918), était déjà connue des spécialistes de Flaubert ; on savait quelle avait entretenu des rapports amicaux – vraisemblablement mêlés de sentiments amoureux – avec lauteur de Madame Bovary. Cette bourgeoise victorienne, salonnière courue, amie et correspondante des plus grands artistes et écrivains de son temps, intéressera désormais aussi les hugoliens – certaines des remarques qui suivent ont dailleurs été nourries par une récente discussion du « Groupe Hugo » consacrée à cet ouvrage. En effet deux manuscrits récemment découverts dans une vieille malle de famille, Souvenirs du temps jadis pour mes petits-enfants comprenant des anecdotes sur Victor Hugo et Souvenirs sur Gustave Flaubert (auxquels est jointe une correspondance entre Gertrude, ou sa sœur Henriette, et Gustave, ou sa sœur Caroline, « et autres lettres les concernant »), sont ici édités ensemble, traduits, soigneusement annotés et commentés, accompagnés de nombreuses illustrations, dune chronologie, dune bibliographie et dune belle postface pleine desprit.

Cest donc un livre aussi intéressant quhétéroclite que nous procurent, aux éditions De Fallois, Yvan Leclerc et Florence Naugrette. Enrichis dun paratexte critique toujours utile et éclairant (qui, à loccasion, précise ou rectifie des remarques lacunaires ou contestables), les textes de Gertrude Tennant sont des objets étonnants, hybrides, qui empruntent à plusieurs genres : Florence Naugrette note que les Souvenirs sur Victor Hugo hésitent entre lautobiographie, les mémoires personnels, les souvenirs littéraires, et empruntent à ce quasi-genre quest le récit de visite à lécrivain (p. 41). Sans nous prononcer sur la question de savoir si cette hybridation générique, en loccurrence, sert lœuvre ou la dessert, sans exclure quelle puisse parfois déconcerter sans séduire, on appréciera en revanche lincontestable talent de Gertrude Tennant pour peindre une scène, croquer un portrait, saisir une ambiance. Les aperçus quelle nous donne sur les membres du clan Hugo à Guernesey (où elle a séjourné en 1862), sur le caractère et le tempérament dAdèle mère (épouse du poète) ou dAdèle fille (fille du poète), sont aussi saisissants que précieux. La figure haute en couleurs de Hennet de Kesler, proscrit républicain, intime de Hugo, qui navait guère attiré lattention des biographes jusqualors, domine en plusieurs endroits cette séquence guernesiaise. La description de Hauteville House, la demeure dexil de la famille Hugo, emprunte efficacement aux codes du roman gothique. On plonge aussi dans lintimité dun Flaubert jeune, séduisant, spirituel, anti-conformiste, à deux doigts de lhéroïsme : un incendie, qui lui donne loccasion de sauver la jeune Henriette, ajoute en passant une touche de roman daventure à lensemble.

Il est bien sûr question, dans ces pages, de littérature – mais moins, peut-être, que lon aurait pu sy attendre. La principale qualité de Flaubert, aux yeux de Gertrude Tennant, est « son inconditionnelle admiration pour Victor Hugo » (p. 248). De fait, les séances de lecture dHernani et surtout des Burgraves (pièce que Gustave admire mais que Gertrude trouve ennuyeuse) constituent un morceau de bravoure du mémoire sur Flaubert. Sur Hugo, Gertrude Tennant balance en fait entre sympathie et admiration dune part, agacement dautre part ; son jugement, 993qui emprunte souvent sans grande précaution à la critique « hugophobe », nest pas sans point commun avec celui des aristocrates réactionnaires dÀ la recherche du temps perdu – comme Jean-Marc Hovasse le souligne dans sa postface, où Proust lui sert de guide. Le conservatisme moral et esthétique de Gertrude Tennant sexpose surtout dans cette lettre bilingue si singulière où elle affirme à Gustave Flaubert, qui vient de lui envoyer Madame Bovary, quelle a trouvé le livre « hideux » et « détestable », incapable d« élever la masse des esprits » (p. 306-307). Cest assurément une des pages les plus étonnantes, les plus intéressantes, peut-être les plus drôles, de louvrage.

Moins que la longue traversée dun siècle littéraire, les textes de Gertrude Tennant nous proposent quelques anecdotes, quelques aperçus, et nous invitent à quelques plongées dans la vie publique et privée de deux géants de la littérature que lon connaîtra désormais un peu mieux ; le tout est émaillé de réflexions, de considérations, qui dessinent lintéressant autoportrait dune femme à la vie « extraordinaire », selon le titre français de sa biographie (David Waller, La Vie extraordinaire de Mrs Tennant, grande figure de lère victorienne [2009], trad. Françoise Jaouën, Paris, Buchet-Chastel, 2011).

Jordi Brahamcha-Marin

Elsa Courant, Poésie et cosmologie dans la seconde moitié du xixe siècle : Nouvelle mythologie de la nuit à lère du positivisme. Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2020. Un vol. de 808 p.

Dans son Histoire de la nuit (1977),Jorge Luis Borges décrit ainsi son sujet : « Cest précisément une histoire de la nuit, de la nuit que nous avons amplifiée à force de mythes, à force de craintes et despérances, à force de théologie. » Toute étude de la nuit est une rencontre avec une histoire culturelle et littéraire. Cest lobjet de ce volume, dense et illustré, qui se présente comme la version remaniée dune thèse de doctorat en littérature française. Le propos dElsa Courant sintéresse plus particulièrement au dialogue entre poésie et cosmologie, dressant le panorama de leurs échanges dans la seconde moitié du xixe siècle, après linvasion de limaginaire romantique par la nuit. Lautrice rappelle que cette période de recomposition du champ littéraire est aussi marquée par des découvertes et progrès scientifiques qui bouleversent nos représentations du ciel. Lhypothèse structurante de ce travail est que poésie et cosmologie, en crise de légitimité, assument leur validité dans une complémentarité esthétique et philosophique.

Une question essentielle est posée dans lAvant-propos : « Doù provient un tel sentiment dévidence, quant au lien entre la poésie et le sujet cosmologique, et quel sens spécifique peut avoir ce sentiment dans la deuxième moitié du xixe siècle ? » (p. 12). Ce lien est justifié par les différentes définitions du terme « cosmologie », qui favorisent toutes sa rencontre avec la poésie. Le mot désigne depuis son entrée dans le Dictionnaire de lAcadémie française en 1762 « une science des lois générales qui gouvernent le monde physique » (p. 13), mais aussi de manière diachronique « toute forme dexplication du système du monde en adéquation avec une culture donnée » (ibid.). Ces acceptions délimitent les quatre étapes structurant louvrage.

La première, présentée comme une « introduction contextuelle et méthodologique à la poésie du ciel 1840-1900 », sintéresse dabord à la cosmologie comme science 994englobante, incluant des discours relevant de la métaphysique, de la mythologie et de lesthétique, à un moment où émerge la notion de science moderne, distincte des Lettres. La contextualisation rigoureuse, qui est lun des points forts de cette enquête, insiste ici sur la conquête de lastronomie par le positivisme, dans les années 1830, qui exclut a priori la poésie du cosmos du champ des savoirs. Or, Elsa Courant prouve quun certain discours résiste à cette division, celui de la vulgarisation astronomique dun Humbolt ou dun Flammarion. En parallèle, la poésie confirme sa prédilection pour les thèmes et formes liés au cosmos (chapitre ii), dabord portée par la valorisation romantique de la nuit, le sentiment de la nature et le sublime. Elle est aussi liée à une nouvelle qualité heuristique associée à la poésie moderne : en prose ou en vers libres, le poète cherche dabord à dire le monde. Chez les 251 auteurs de poésie cosmologique recensés par Elsa Courant, le ciel a donc une présence thématique et épistémologique, philosophique ou religieuse, ce qui les éloigne de poèmes où la nuit, métaphorique, soutient le lyrisme personnel.

La deuxième partie porte sur les enjeux théologiques et métaphysiques de cette poésie du ciel, reflétant les questions qui agitent le siècle, entre matérialisme et foi, science et religion, tout comme les débats sur la mission sacrée de la langue des dieux et le nouvel orphisme. Cette partie passionnante, de loin la plus longue de louvrage, illustrée de développements monographiques sur Mallarmé, Lamartine et Hugo, dresse également la généalogie indispensable de cette poésie spirituelle (chapitre iii).

Elsa Courant poursuit son observation de modèles cosmologiques concurrents dans sa troisième partie, qui prend pour point de départ une autre évolution du contexte scientifique : louverture contemporaine du corpus mythologique aux œuvres traduites du sanscrit, aux découvertes et aux réécritures de corpus orientaux, puis linvention de la mythologie comparée. Après avoir analysé les liens entre la poésie cosmologique, la mythologie et son langage, puis la contestation des mythes antiques ainsi que les voies de renouvellement possibles, la démonstration révèle que la confrontation avec de nouvelles conceptions de lunivers permet de revaloriser le pouvoir cosmologique de la poésie, héritage de lAntiquité, sans entrer en rivalité directe avec le discours scientifique positiviste.

Enfin, la quatrième partie est perçue comme la plus « littéraire » du volume. Elle redécouvre de nombreux poètes méconnus, comme Valéry Vernier, replacés dans une généalogie historique. Cest aussi la première à se pencher uniquement sur la fabrique du texte. En effet, lobjectif est de montrer comment la cosmologie influence la composition de nouvelles formes poétiques, par la libération des modèles et la redéfinition du langage avec Henri Cazalis, René Ghil, Franck Vincent ou Stéphane Mallarmé (chapitre x), par lutilisation de la poésie narrative avec les « poèmes-récits astronomiques » (chapitre xi) et enfin par « une anti-poésie du ciel » (chapitre xii) satirique. Léger et distrayant, ce dernier chapitre propose toutefois une clôture sérieuse. Ces pages confirment que le prisme de la parodie permet de prendre toute la mesure dun fait littéraire, révélant son succès et insistant par contraste sur ses caractéristiques formelles et ses lieux communs : envol, découverte de mondes, philosophie orientale, métempsychose… La démonstration sachève ainsi de manière très convaincante en entérinant lexistence du corpus bibliographique de la poésie cosmologique au xixe siècle.

La place nous manque pour un compte rendu plus précis des riches développements de cet ouvrage et pour développer toutes les pistes de réflexion quil soulève. Il faut préciser que quelque 800 pages du livre ont conservé les mises au point 995méthodologiques et théoriques de la thèse dorigine (ce qui pourra décourager le plus grand nombre, nous le regrettons…). Les rapports entre le ciel nocturne, le cosmos et la poésie sont un objet scientifique dont les chercheurs en littérature française du xvie siècle se sont saisi de longue date, tout comme les spécialistes du romantisme allemand. Après louvrage de Hugues Laroche, Le Crépuscule des lieux : aubes et couchants dans la poésie française du xixe siècle (2005) et le volume collectif dirigé par Christian Chelebourg, Le Ciel du romantisme : Cosmographies, rêveries (2008), nous ne pouvons que nous réjouir de lexistence de cette synthèse informée et stimulante sur la poésie du cosmos, dans la littérature française de la deuxième moitié du siècle. Le xixe siècle est un jalon, à bien des égards, dans limaginaire culturel et littéraire de la nuit qui appelle une recherche plus conséquente, magistralement illustrée ici par Elsa Courant.

Bérengère Chaumont

Jean-Luc Steinmetz, Ces poètes quon appelle maudits. Genève, La Baconnière, « Langages », 2020. Un vol. de 228 p.

Laffinité de Jean-Luc Steinmetz pour les « poètes maudits » est lun des fils directeurs de sa magistrale œuvre critique. Depuis sa thèse sur Pétrus Borel en 1984, il na cessé de questionner, à travers des essais, des biographies ou des éditions de textes, les œuvres de Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont, Baudelaire, Nerval et Corbière. Son dernier volume en date rassemble onze études sur les « poètes maudits ». Des six auteurs que Verlaine a qualifiés comme tels, Jean-Luc Steinmetz en retient deux : Verlaine, qui ouvre la série, et Rimbaud, qui la referme. Il leur adjoint Laforgue, Aloysius Bertrand, les « petits romantiques », Nerval, Baudelaire et Lautréamont. Dans son « Avant-dire » (p. 7-11), qui présente la structuration de son livre, il définit les « poètes maudits » comme des « êtres de la marge dont lœuvre ne fut pas reconnue sans peine et dont la personne physique eut à participer aux souffrances quencourut leur esprit » (p. 8). Avec un art judicieux de la formule, il ajoute que ces poètes, « jamais captifs des aires dici-bas (et, pour cela, en défaut constant de “contrat social”), ont eu souci doffrir […] la souveraine preuve de ce qui fait que nous sommes êtres dâme et de langage » (p. 11).

La première partie, « La vie dans le livre », montre, à partir des exemples de Verlaine et de Laforgue, « comment, dans leurs livres mêmes, [les poètes maudits] ont tenté de réfléchir leur vie, de la doter dun sens (dun destin) et de forger […] un mythe à leur dimension » (p. 8). Les poèmes de Verlaine et ses autoportraits littéraires révèlent les moyens par lesquels « Pauvre Lelian » a cherché à « unifier son être en déroute » (p. 23). La poésie de Laforgue expose « une mise au monde » (p. 31). Jean-Luc Steinmetz décrit son évolution et voit dans le choix de la complainte une écriture du ressassement qui permet au poète dexprimer son propre « registre vocal » (p. 31) : dans ces « ritournelles rémoulées » que sont Les Complaintes, « les idées […] importent moins que la manière de réapparition, de hantise, afin de produire un chant […] simplement purgatif : vider, vidanger, “vidasser” ce quon a sur le cœur » (p. 31-32).

La deuxième partie, « Lisières du romantisme », aborde la marginalité des « poètes maudits » dans lhistoire littéraire à travers les exemples de Bertrand et des « petits romantiques ». Tenu pour le créateur du poème en prose, lauteur de 996Gaspard de la Nuit na pourtant jamais utilisé cette dénomination pour désigner le « nouveau genre de prose » auquel il aspirait. Jean-Luc Steinmetz examine ce que lœuvre de Bertrand doit à certains genres mineurs préexistants : la brève chronique historique, la bambochade, la ballade germanique ou anglo-saxonne, la fantaisie. Lhybridité constitutive de Gaspard de la Nuit explique sa singularité dans lhistoire de la poésie : « Unique, Bertrand lest, au point de ne faire plus quun avec son livre et avec une forme sans réelle postérité » (p. 57). Lappellation de « petits romantiques », qui vient dun livre dEugène Asse publié en 1896, dissimule mal la grande diversité des auteurs quelle prétend rassembler. Avec une érudition remarquable, Jean-Luc Steinmetz retrace lévolution historiographique de cette catégorie des « petits romantiques ». Il précise les différentes conceptions quAlphonse Rabbe, Aloysius Bertrand, Jules Lefèvre-Deumier et Arsène Houssaye ont eues du poème en prose, et il présente les différents groupes qui ont existé au sein des « petits romantiques » (Jeunes-France, Petit Cénacle, Camaraderie du Bousingo, bohème du Doyenné). Lœuvre de Baudelaire a été redevable à tous ces romantiques de lombre : « Conscient héritier dinquiétants solitaires dont il nignore ni les insuffisances ni le guignon, Baudelaire leur doit une attitude de vie (le clair affrontement au malheur) autant quune mutation des formes quil croit leur emprunter » (p. 81).

À la différence des romantiques allemands, les romantiques français nont guère prêté attention à lactivité onirique. Deux « poètes maudits », Nerval et Baudelaire, font toutefois exception : cest à ces « Deux rêveurs » que Jean-Luc Steinmetz consacre la troisième partie de son livre. Les rêves relatés par Nerval dans Aurélia obéissent à deux fonctions antithétiques : initialement, ils devaient aider le docteur Blanche à diagnostiquer la maladie mentale de Nerval ; mais aux yeux de lécrivain, ils se sont vite dotés dun sens initiatique. « Nerval conçoit la maladie comme épreuve nécessaire et sa guérison comme pardon », souligne Jean-Luc Steinmetz (p. 94), qui distingue chez lauteur dAurélia trois types dactivité onirique : les rêves, les visions et les Mémorables. Quant à Baudelaire, la présence du rêve dans son œuvre est plus forte dans Le Spleen de Paris et Les Paradis artificiels que dans Les Fleurs du Mal, où elle sexprime principalement à travers le poème « Rêve parisien ». Après avoir souligné linfluence de Thomas De Quincey sur la conception baudelairienne du rêve, Jean-Luc Steinmetz commente le projet inabouti de la section « Onéirocritie » dans Le Spleen de Paris : à partir des treize titres de poèmes que Baudelaire prévoyait dinsérer dans cette section, il suppute leur contenu, afin de mieux appréhender le rapport du poète à lonirisme. Ajoutons que cette analyse féconde pourrait être corroborée par lesquisse de lun de ces poèmes, « Symptômes de ruine », que Nadar a révélée dans son Charles Baudelaire intime en 1911 (rééd. Paris, Obsidiane, 1990, p. 94).

La quatrième partie, « En écoutant Les Chants de Maldoror », sintéresse aux relations que lœuvre de Lautréamont entretient avec le langage des sciences et avec la notion de sublime. Jean-Luc Steinmetz recense les nombreux emprunts que le poète fait aux sciences naturelles, aux sciences physiques, aux sciences médicales et aux mathématiques, afin de montrer que « cette hybridité fondamentale qui combine les sciences et les lettres » (p. 145) atteint un triple but : faire léloge de la pensée scientifique ; « apporter une vraisemblance dillusionniste au texte » (p. 150), notamment en renouvelant le bestiaire fabuleux du genre épique ; et créer un nouveau type dimages, dans lequel le lien entre comparé et comparant est « moins une homologie évidente entre les deux termes que la mise en valeur de 997lexpression exacte du comparant » (p. 152). Si la dimension épique des Chants implique le recours au sublime, il sagit chez Lautréamont dun sublime inversé : « la tyrannie supérieure est méprisable vue den bas par le regard rebelle de Maldoror » (p. 159), si bien que cette vision dégradée de Dieu produit un « sacré négatif » (p. 163). Mais une telle « inversion carnavalesque » (p. 170) présuppose une hiérarchie ; et Jean-Luc Steinmetz de conclure : « Lexhaussement irrité dune entité inférieure na lieu dêtre […] que si les régions sublimes sont attestées. […] Le sublime se relève donc de son terrassement provisoire » (p. 165).

Louvrage se clôt par une « Suite rimbaldienne » comprenant trois mouvements. Le premier part dune analyse de la composition des « Phares » de Baudelaire pour effectuer un parallèle avec le sonnet des « Voyelles » de Rimbaud : non seulement les deux poèmes suivent une même « logique du climax » (p. 186), mais en outre ils adoptent une même construction appositive favorisant la pensée analogique. Le deuxième mouvement de la « Suite » est consacré à la genèse dUne saison en enfer, datée sur le manuscrit « avril-août, 1873 » : labsence du mythe satanique dans les œuvres antérieures de Rimbaud et la lettre à Ernest Delahaye de mai 1873, dans laquelle Rimbaud explique quil travaille à « de petites histoires en prose » intitulées « Livre païen ou Livre nègre », conduisent Jean-Luc Steinmetz à penser quen avril 1873 « la fiction de la Saison nest pas encore trouvée et que [Rimbaud] se situe alors en dehors de la topologie chrétienne de lau-delà » (p. 194). Lexpérience de « lEnfer, autrement dit lexistence à Londres et la navrante issue de cette période à Bruxelles » (p. 196), a lieu en juin et en juillet 1873. Jean-Luc Steinmetz suppose donc une naissance de la Saison en deux temps : en avril, puis en août 1873. Cette « Suite rimbaldienne » se termine par une minutieuse étude de « LImpossible », sixième section de la Saison.

En étendant lappellation de « poètes maudits » à dautres auteurs que ceux qui avaient été désignés comme tels par Verlaine, les onze études réunies par Jean-Luc Steinmetz invitent de façon particulièrement stimulante à réinterroger ce mythe apparu à la fin du xixe siècle.

Yann Mortelette

Aude Jeannerod, La Critique dart de Joris-Karl Huysmans. Esthétique, poétique, idéologie. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2020. Un vol. de 676 p.

La publication de la thèse dAude Jeannerod fait accomplir un pas décisif à la connaissance de la critique dart de Huysmans, terrain qui na pas été visité méthodiquement depuis les ouvrages dHelen Trudgian (1934) et de Charles Maingon (1977), et les études rassemblées, en 1987, par André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp, dans Huysmans. Une esthétique de la décadence.

Louvrage a pour premier mérite dembrasser non seulement les trois recueils publiés par Huysmans (LArt moderne, Certains et Trois primitifs), auxquels la critique sest souvent limitée, mais la totalité des textes de critique dart quil a dispersés dans diverses revues, sans juger bon de les reprendre en volume. En témoignent la liste chronologique ouvrant la bibliographie aux p. 611 à 617, le précieux index des titres des œuvres dart citées, aux p. 661 à 672, et le travail didentification effectué sur les tableaux commentés par lécrivain. Maîtrise du 998sujet illustrée par lattention portée aux modifications introduites par lécrivain dans ses articles de presse lors de leur parution en volume, par lexploitation intelligente du fonds Lambert de la Bibliothèque de lArsenal et par la familiarité que lauteur entretient avec lœuvre littéraire de Huysmans.

La connaissance de lœuvre critique de Huysmans sétend ainsi à certains sous-genres picturaux jugés mineurs (la nature morte, la peinture militaire, la peinture dactualité) et aux textes rarement étudiés qui ont paru dans les entre-deux des recueils publiés. Cest le cas des Salons des années 1884 à 1887, dans lesquels sopère un glissement qui prépare de loin les articles sur « Le Monstre » et sur « Félicien Rops », écrits et publiés dans Certains en 1889, qui ont eux-mêmes frayé la voie au « naturalisme spiritualiste ». Ce souci dexhaustivité provoque dutiles reclassements entre les peintres et les œuvres : en choisissant de réserver ses commentaires sur Redon et Moreau à des fictions romanesques plutôt que de les livrer à la presse, Huysmans a dirigé sur leurs œuvres le projecteur et le regard de ses lecteurs, mais a laissé dans lombre dautres versants de son œuvre critique, qui retrouvent ici leur place légitime.

Un second mérite de louvrage tient à labandon de lapproche chronologique fondée sur lhabituelle tripartition naturaliste/décadente/catholique. La première partie – dont lintérêt dépasse souvent lœuvre du seul Huysmans – sapplique à différencier les divers modes daccès aux œuvres dart que lépoque offre à la critique. Salon officiel annuel de peinture, salons des Indépendants, expositions universelles, expositions de groupes ou individuelles, rétrospectives posthumes, monographies dartistes, visites de musées : autant de formules qui imposent au critique des contraintes décriture spécifiques et lui permettent dadopter des postures et des tonalités distinctes. À quoi sajoutent les différents supports de publication aux contraintes desquels celui-ci se plie avec une docilité variable. Publication quotidienne dans un journal, petite revue, revue davant-garde, recueil prétendant à la durabilité du livre, Huysmans les a tous pratiqués, en y ajoutant même, très tôt, linsertion de la critique dart au sein de recueils de poèmes en prose, de croquis de voyages et de fictions romanesques. Face au caractère protéiforme de ce corpus, le lecteur est enfin à même de comprendre les variations, les contradictions, voire les revirements des jugements formulés par Huysmans sur certains artistes et, plus généralement, ses rapports complexes avec la modernité.

Dans la seconde partie, Aude Jeannerod visite les soubassements idéologiques du critique dart. Elle montre que Huysmans nest pas seulement lesthète et le styliste en qui on le résume souvent, mais quil a une perception idéologique du monde de lart, des artistes et des œuvres. Il est animé par une tentation libertaire qui le rend rebelle aux pouvoirs institutionnalisés, dispensateurs de normes esthétiques et de règles morales importunes. Mais sil appelle les artistes à culbuter les hiérarchies qui gouvernent leur carrière et inhibent leur originalité, il oppose aussi aux goûts du grand public, quil tient en piètre estime et juge manipulé par la presse, une exigence doriginalité et de perfection allant jusquà un élitisme intolérant. Fidèle à lui-même, il mène le combat contre les conventions académiques et le poursuit, une fois converti, dans ses diatribes virulentes contre lart sulpicien. Le respect quil éprouve pour les artistes impécunieux et méconnus se retrouve dans celui quil voue aux peintres primitifs, qui créaient dans le dénuement et lanonymat consentis. Car Huysmans na cessé de dénoncer la soumission croissante des artistes aux lois du marché, avec ces trouvailles de polémiste qui ont fait de lui 999linventeur de la critique dart burlesque et qui assurent, pour partie, la survie de sa critique dart.

Intitulée Esthétique et poétique, la troisième partie étudie la reconfiguration que Huysmans fait subir à lUt pictura poésis dHorace. Écrivain et critique dart, il na cessé danalyser les rapports unissant les arts du langage et ceux de la couleur, mais donne la primauté à la littérature sur la peinture, ce qui lui sera reproché par certains peintres. Aude Jeannerod propose alors une solide étude de ses rapports avec la mimèsis naturaliste, dont il se fait le promoteur. Héritier de Zola en ce domaine, il refuse la nature choisie et idéalisée, au bénéfice de lobservation, ce qui explique ses réticences initiales face à limpressionnisme, quil tarde à distinguer dun réalisme générateur dun effet de reconnaissance. De même, elle montre comment se forme ce quil nomme le « réalisme avec dessous » et analyse le défi que constitue la représentation du sacré à lépoque où, de son propre aveu, la croyance religieuse déclasse, sans le faire disparaître, le culte de lart.

Au total, un maître livre qui convaincra les lecteurs que lœuvre littéraire de Huysmans demeure en partie inaccessible si on la disjoint de sa critique dart.

Jean-Marie Seillan.

Dictionnaire des naturalismes . Sous la direction de Colette Becker et Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires et références », 2017. Deux vol. de 1016 p.

Indispensables pour tout chercheur dans le domaine de la littérature naturaliste, ces deux tomes offrent en à peu près mille pages une vision panoramique de cette littérature à ambitions panoramiques de la fin du xixe siècle. Le projet a été dirigé par deux spécialistes éminents, Colette Becker et Pierre-Jean Dufief, qui ont coordonné de façon remarquablement cohérente les contributions de 67 chercheurs, dont 23 étrangers, de tous âges, jeunes chercheurs comme spécialistes confirmés. En ce sens, ainsi que dans la gamme internationale de ses sujets (du naturalisme en Finlande au naturalisme au Brésil), cette « étude des grandes questions posées par le naturalisme » (p. 14), qui nest pas donc un simple dictionnaire biographique des écrivains dits naturalistes, simpose comme dictionnaire des naturalismes au pluriel. Cette vision large du mouvement convient donc à lesprit du recueil dessais, Naturalisme.Vous avez dit naturalismeS ?, sous la direction de Céline Grenaud-Tostain et Olivier Lumbroso (Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2016).

Cette ampleur sinscrit non simplement dans la synchronie transnationale de Zola, Ibsen, Strindberg etc., inspirée surtout par les recherches dun des contributeurs, Yves Chevrel, mais aussi dans une diachronie qui permet droit de cité dans la république naturaliste à Denis Diderot (un bel article de 5 pages dAnne-Simone Dufief sur la « convergence entre le philosophe et le théoricien du naturalisme ») et à Michel Houellebecq. Dans un article sur la postérité du naturalisme en France, Sandrine Rabosseau identifie chez le maître de Médan et lauteur de Plateforme un constat « identique : le libéralisme sauvage entraîne violence et frustration » (p. 771).

Pour gérer cette pluralité, ce projet reflète de diverses manières les nouvelles formes de coopération numérique entre chercheurs dans le domaine naturaliste. Jean-Sébastien Macke a assuré non seulement la mise en forme de louvrage mais 1000aussi la coordination sur la plate-forme AGORA, qui a permis aux chercheurs de travailler en constant dialogue. Cet usage intelligent de plate-formes numériques caractérise le récent renouveau de recherches autour du séminaire Zola, dirigé par Olivier Lumbroso et Alain Pagès avec le concours de Macke. En tant quingénieur détudes à lInstitut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM/CNRS-ENS), celui-ci joue un rôle indispensable dans les actuels projets numériques de lÉquipe Zola, y compris CORREZ, lédition électronique des lettres internationales adressées à Zola (sur la plate-forme EMAN, Édition de Manuscrits et dArchives Numériques) et, sur la plate-forme TACT, la transcription et lannotation collaborative de ses ébauches (le projet ScéNa, ou Scénarios naturalistes).

La question de lébauche zolienne exemplifie le désir de démystifier de la part des auteurs de ce dictionnaire. Dans son article sur le « Dossier préparatoire », Colette Becker offre aux chercheurs futurs un avertissement sain : « la genèse des différents romans na jamais été aussi logique, aussi rigoureuse, que ses différentes étapes se superposent : la recherche de la documentation, par exemple, débute après les premières réflexions de lÉbauche, ce que Zola appelle “la carcasse en grand”, qui est bâtie avant toute enquête précise sur le sujet – ce qui contredit totalement les affirmations faites par lécrivain » (p. 329-330).

Cest avec un sourire nostalgique et admiratif que lon trouve le même esprit subversif chez mon compatriote, David Baguley. Son article sur le sujet épineux du naturalisme en Grande-Bretagne commence ainsi : « Il nest guère difficile dexpliquer le contraste frappant entre la situation du naturalisme en France au cours du dernier tiers du dix-neuvième siècle, avec ses manifestes, ses polémiques, ses groupes, ses écrits théoriques, et celle de la Grande-Bretagne, caractérisée par une pénurie de textes naturalistes, par une méfiance envers les audaces de la littérature naturaliste française » (p. 461-462).

Dans ce dédain envers une homogénéisation critique simpliste, ces tomes démontrent la mesure dans laquelle le naturalisme – mouvement international, mais ancré dans ses origines françaises – a refusé les règles établies, les codes traditionnels, les sujets à la mode, la morale bourgeoise pour se tourner vers le réel contemporain dans sa totalité, la modernité, linnovation à la fois dans les sujets traités (alors qu« on a lhabitude, à tort, de le réduire à quelques lieux et thèmes misérabilistes voire sordides, liés à une prédilection pour le bas, le laid, les personnages dépravés », p. 13) et dans les méthodes décriture (en estompant frontières entre genres et savoirs).

Nicholas White

Bertrand Bourgeois, Petits poèmes à voir. De la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842-1948). Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2020. Un vol. de 318 p.

Se déprendre du recours systématique à lUt pictura poesis dès lors que, dans un texte, quelle que soit sa nature, il est question ici dimage, là de peinture ou encore de mise en scène (doù un effet tableau), relève dexigences méthodologiques compte tenu de lhistoricité de la notion, compte tenu aussi des traits propres à la peinture et à la poésie. En revanche, quand sexpriment de manière moins ponctuelle 1001mais plus continue ou plus complexe des relations entre les deux arts, le modèle de lUt pictura poesis reste un cadre de réflexion utile si ce nest incontournable.

Le grand intérêt de louvrage de Bertrand Bourgeois est de prouver que le domaine de létude des relations entre le texte et limage contient des ressources inexplorées qui ravivent les points de repère historiques et théoriques que constituent les modèles traditionnels de lUt pictura poesis et de lekphrasis. Lauteur le démontre de manière très convaincante à partir du genre du poème en prose dont il renouvelle sans conteste lapproche, le champ de recherche étant délaissé depuis bientôt une trentaine dannées (le milieu des années 1990 a vu la parution de plusieurs études majeures sur le sujet). Ut pictura poema proseis ? est-on ainsi, avec lui, invité à se demander. Et pour cause : cherchant à se démarquer de la musicalité propre à la poésie, le « genre paradoxal du poème en prose » (p. 14) va dès ses commencements sous la plume dAloysius Bertrand puiser son originalité du côté du visuel, un aspect bien décelé par Renée Riese Hubert puis approfondi par David Scott. Dans le sillage des travaux décisifs dAnne-Marie Christin et de Bernard Vouilloux sur les rapports texte-image, la thèse de Bernard Bourgeois met au jour non pas la présence dun tableau dans la prose (par le biais de la description) mais la capacité de la poésie à faire tableau en empruntant, de manière textuelle, aux formes visuelles et plastiques dites « mineures » : croquis, gravure, pochade, bambochade ou encore enluminure. Le modèle de lUt pictura poesis considéré sous langle de la poésie cherchant à imiter la peinture sen trouve alors concurrencé. À ce propos, une brève mise au point dès lintroduction sur la fortune des vers dHorace, cest-à-dire sur lhistoricité de la notion dUt pictura poesis, qui sinscrit dans la tradition de la comparaison des arts, aurait été utile pour mieux apprécier encore la spécificité du moment cerné par lauteur. Du reste, le corpus à létude rend explicite loriginalité de cette nouvelle approche du visuel en poésie qui entend délaisser imitation ou transposition et ainsi démontrer le caractère irréductible du genre du poème en prose.

De Gaspard de la nuit (1842) aux Proêmes (1948), le corpus sancre dans la modernité esthétique du xixe siècle et court jusquau mitan du xxe siècle, Bernard Bourgeois cherchant à affranchir le genre du poème en prose des bornes traditionnelles du long xixe siècle en linscrivant dans un cadre historique et socio-politique plus en accord avec des questionnements sur le langage. Pour « établir les fondements […] [dune] histoire culturelle de la visualité verbale du poème en prose » (p. 20), que lauteur appelle de ses vœux, létude va dun moment où se conjuguent romantisme, essor de la presse, épisodes révolutionnaires de 1830 et 1848, jusquà la Seconde Guerre mondiale et ses lendemains, dont lhorreur rend instable, incertaine, pour les poètes (et pas seulement), lexpression du visuel et du verbal. Aux côtés des œuvres dAloysius Bertrand et de Francis Ponge, celles de Charles Baudelaire, Joris-Karl Huysmans, Arthur Rimbaud, Pierre Reverdy et Guillaume Apollinaire sen trouvent éclairées sous un nouvel angle dans les chapitres de chaque partie (la première porte sur le renversement de lUt pictura poesis ainsi opéré, la seconde sintitule « Lumière et couleurs de la prose du poème » et la troisième « Donner à voir : les configurations du regard dans la prose du poème »), à la manière de médaillons qui sentrecroiseraient. Le clair-obscur et les synesthésies, le motif (en)cadrant de la fenêtre ou celui du miroir, mais aussi la figure de lœil font bien apparaître loriginalité des poèmes en prose conçus par chaque écrivain pour susciter le visuel. Que lon se reporte par exemple aux lignes centrées sur « Les trois boutiques » et « Les olives » de Ponge : le « spectre 1002coloré plus sombre » (brun, vert, noir) que celui présent dans les « Fenêtres » dApollinaire (fondé sur les contrastes qui vont du rouge au vert) révèle une « textualisation poétique complète de la couleur », la « réalité verbale et matérielle » des mots (lencre noire) venant se substituer à la « substance plastique et matérielle » (p. 155) de la couleur (les pigments). Cette façon de procéder en tournant autour de chaque objet poétique, en le révélant à la faveur de subtiles microlectures, tout en linscrivant dans une approche diachronique, fait naître la curiosité. Aussi pour chaque chapitre est-on en attente de la manière dont va être abordée lœuvre de tel poète suivant langle choisi. En résulte un effet kaléidoscopique de bon aloi, auquel on rattachera néanmoins un léger regret : à côté des images issues des arts visuels (tableaux ou enluminures reproduits dans louvrage), plusieurs poèmes (et pas seulement un, comme cest le cas ici) auraient peut-être pu trouver leur place, pourquoi pas selon la mise en page, la mise « en espace », des éditions originales. Mais cela namoindrit nullement lensemble, qui est servi par une conclusion générale remarquable.

Cette approche renouvelée du genre du poème en prose, considéré comme un « objet visuel » (p. 21), affirme la spécificité de la littérature, loin des propos relativistes qui aiment à brouiller les frontières pourtant bien réelles – mais non moins poreuses, comme pour toute démarcation – entre la littérature et dautres formes verbales ou écrites. La finesse des analyses, la proximité de lauteur avec les objets travaillés, sa maîtrise de la poétique, en tant que méthode et regard personnel sur les œuvres littéraires, engagent un vrai plaisir de lecture. Nul doute que Petits poèmes à voir. De la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842-1948) marque un jalon dans les études littéraires et dans le domaine des relations entre texte et image.

Nadia Fartas

Mariel Oberthür, Ombre et Lumière au théâtre. De Séraphin au Chat Noir. Genève, Éditions Slatkine, 2020. Un vol. de 118 p.

Spécialiste du cabaret du Chat Noir, auquel elle avait dédié une monographie en 2007, Le Cabaret du Chat Noir à Montmartre (1891-1897), également publié aux éditions Slatkine, Mariel Oberthür consacre ce nouvel ouvrage à lune des attractions qui a valu au cabaret montmartrois sa célébrité : le théâtre dombres. Néanmoins, comme le titre du volume lindique, lautrice névoque pas seulement les pièces dombres du Chat Noir, qui constituent le terme dun parcours chronologique remontant aux origines du spectacle dombres en Occident.

Après un court chapitre introductif, qui présente le concept philosophique dOmbre-Image, Mariel Oberthür évoque dans un second temps « lart de la découpure », né au xviiie siècle sous linfluence dÉtienne de Silhouette, qui donne son nom à un type de portrait réalisé à laide dun dispositif de projection lumineuse. Avant de connaître un devenir théâtral, cette pratique de société, dont les variantes européennes sont envisagées (Jean Huber, Johann Gaspard Lavater), fut donc associée aux arts plastiques, et connut une première diffusion médiatique, sous la forme de dessins de presse.

Le troisième chapitre amorce la réflexion théâtrale en donnant des précisions techniques sur le type et le positionnement de léclairage utilisé au théâtre dans 1003le cadre de projections dombres, ainsi que sur son évolution dans le temps, de la bougie à la lumière oxhydrique.

Commence alors, avec le quatrième chapitre, le passage en revue de différents théâtres dombres ayant existé en Europe depuis le théâtre de la Foire à Paris, qui utilise le spectacle dombres pour faire concurrence aux scènes officielles et sen moquer, constituant un répertoire bien souvent parodique. Sont également envisagés le répertoire du célèbre théâtre de Séraphin, né à la veille de la Révolution Française, mais aussi dautres institutions moins connues, comme le théâtre dombres de lÉcole Polytechnique, qui traverse le xixe siècle, et celui de Paul Eudel, au Crotoy, fondé en 1832.

Après un court cinquième chapitre consacré aux théâtres dombres en papier, conçus comme des divertissements de société à vocation éducative, plus particulièrement destinés à la jeunesse, le sixième chapitre célèbre la figure dHenri Rivière, « spécialiste de la lumière » (p. 74), qui révolutionne le genre du théâtre dombres en présentant des ombres colorées sur la scène du cabaret du Chat Noir à partir de 1885. Il ne cesse alors de perfectionner son art jusquà la fermeture de létablissement, en 1897. Tout en énumérant les pièces dombres jouées au cabaret, quelle a par ailleurs reconstituées, pour une partie dentre elles, Mariel Oberthür montre comment les tâtonnements techniques dHenri Rivière ont été mis au service de la constitution dun répertoire inédit, caractérisé par une grande diversité de registres et la collaboration dartistes divers, plasticiens (Caran dAche), écrivains (Edmond Haraucourt), musiciens (Charles de Sivry, Georges Fragerolle). Enfin, lautrice envisage les émules du Chat Noir, à Paris (Théâtre dapplication, Auberge du Clou, Cabaret des Quatzarts), comme en province, et à létranger (théâtre dombres du Sapajou à Genève, café-cabaret des Quatre Gats à Barcelone…), avant denvisager la manière dont lart contemporain, des découpages cubistes à la photographie, sempare des techniques exploitées par le théâtre dombres, ce qui est une manière de rendre hommage aux origines plastiques dune telle pratique.

Cet ouvrage resserré, dont lintérêt majeur réside dans le parcours chronologique et géographique diversifié quil offre au lecteur, même si on peut parfois regretter quil passe en revue trop rapidement certaines notions, est agrémenté de très nombreuses illustrations, qui servent efficacement le propos. Il possède en outre le mérite darticuler un phénomène artistique à son appréciation matérielle, offrant un propos à la croisée des histoires du spectacle et des techniques.

Marine Wisniewski

Alain Quella-Villéger, Pierre Loti, une vie de roman. Paris, Calmann-Lévy, 2019. Un vol. de 437 p.

« Mon mal jenchante » : la devise de Pierre Loti (1850-1923) résume son parcours de vie, tel du moins que le retrace cette biographie, que lon doit à lun des meilleurs spécialistes de lécrivain. Mais Loti lenchanteur, inlassable voyageur et prolifique auteur de récits exotiques, nest pas un doux rêveur. Alain Quella-Villéger montre parfaitement que le désir dêtre un autre ou dêtre ailleurs naît dune attention inquiète au réel, à lhistoire et à soi-même. Les extraits donnés du journal intime, tenu pendant quarante-cinq ans, de la correspondance, ou de certains reportages écrits par Loti dans différents journaux – articles que le biographe tire 1004très heureusement de loubli –, révèlent une conscience aiguë du siècle et de ses crises : lAffaire Dreyfus, les conflits coloniaux, les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, la guerre dindépendance turque, la révolution kémaliste, etc. Loti ne sest pas contenté dêtre un témoin avisé des tourments de son temps. Il a voulu sy attaquer moins par les armes que par la plume ou par des actions diplomatiques que sa notoriété internationale, tôt acquise, et son épais carnet dadresses ont pu faciliter. Le livre refermé, cest ce portrait que lon retient dun homme de combats, mu, certes, par un imaginaire romanesque, mais porté aussi par des engagements sincères et passionnés, soucieux de paix et dhumanisme. Il vient contrebalancer limage convenue de lesthète frivole, mondain et fantasque, ou de lacadémicien conservateur, au style raffiné, mais insipide et fané.

Le « mal », Alain Quella-Villéger rappelle que Julien Viaud en avait déjà conscience dès les années de collège, synonyme pour lui d« étouffement glacé ». Il se manifeste aussi dans la déchéance du père accusé de malversation, la ruine de la famille et le décès, en 1865, de Gustave, le frère aîné idolâtré, médecin de marine. Fuir ! là-bas, fuir !… Julien, attiré par le grand large, fait lÉcole navale à Brest, intègre la Marine et découvre le monde au gré de ses missions et de ses pérégrinations. Mais lailleurs répond inégalement à son envie de bonheur. Les chapitres du livre sordonnent en fonction des rivages où le marin a posé le pied : le Sénégal et la brûlante Afrique qui lui inspirent ses premiers textes publiés et de nombreux dessins ; Tahiti, où Viaud reçoit son surnom de Loti (laurier-rose ou rose, en tahitien) ; la Turquie, quil admire et défend ardemment, et qui laccueille en héros ; le Tonkin, ensanglanté par lexpédition de 1883 ; la Chine, ravagée par les guerres ; le Japon de lère Meiji, en voie de modernisation ; lInde, qui ne vaut, à ses yeux, que « sans les Anglais » ; le Maghreb et le Maroc, où il se découvre « lâme à moitié arabe » ; le pays basque où il finit par élire domicile ; dautres régions encore. Si le livre est globalement chronologique (néanmoins, il ne souvre pas sur la naissance de Loti mais sur son séjour tahitien), lauteur ne sinterdit pas les paragraphes thématiques et les réflexions synthétiques, ce qui évite les répétitions et renforce limpression de surplomb.

Loti, vrillé par « la douleur de la foi impossible », hanté par la brièveté de lexistence et la fin des civilisations, exprime son urgence de vivre en arpentant le globe, en multipliant les aventures, notamment amoureuses, et en aspirant à jouir – désir paradoxal pour un militaire – dune absolue liberté, y compris sexuelle. Au même titre que sa polygamie, la bisexualité assumée de Loti aurait dailleurs mérité quelques éléments danalyse. Linconnu lattire au point de vouloir sy confondre : en adoptant les us, les coutumes et, parfois, la langue des contrées traversées, il veut saisir la spécificité de chaque peuple, supposant même chez certains dentre eux une forme de pureté originelle. Le métissage nest pas son idéal.

Selon son biographe, nul esprit de conquête ne lanime, mais une curiosité dethnologue, une volonté, non de simposer, mais de vivre dautres vies que la sienne dans lexpérience renouvelée du dépaysement. Il abomine luniformisation culturelle, effet de lexpansion coloniale et du tourisme mondialisé. Sa satire acerbe contre les « dames Cook », clientes du célèbre tour operator britannique, ou ses pages véhémentes contre les appétits marchands des Occidentaux et les exactions commises par les forces coloniales, notamment en Extrême-Orient, sont sans appel : « cest toujours nous les plus tueurs » ; « Sus aux guerres de conquête » ! Ses prises de position lui attirent la suspicion de sa hiérarchie et la sympathie de Jaurès qui lui ouvre les colonnes de LHumanité. Cependant, sa fervente défense 1005de la Turquie, portée par le souvenir ému dHatidjè, une habitante de Salonique qui prête ses traits à lAziyadé du célèbre roman, lempêche dêtre pleinement lucide sur le génocide arménien : sil ne nie pas les crimes, il exonère la Turquie de ses responsabilités. Le biographe ne fait pas non plus mystère des pages antisémites de lécrivain. Mais il révèle que Loti, ébranlé par les arguments de Zola, a fini par rejoindre le clan des dreyfusards. Il évoque également son courage, quand, en 1914, capitaine de vaisseau honoraire, membre éminent de lAcadémie française, il se porte volontaire pour être agent de liaison et circuler au plus près du front.

À côté de lhomme daction, Alain Quella-Villéger décrit le voyageur immobile qui, dans le retrait de sa maison familiale rochefortaise ou de sa villa dHendaye, au milieu dun amoncellement organisé de bibelots, fruit de nombreux pillages, tente de donner souffle à sa rêverie et ses sensations anciennes en se théâtralisant lui-même : fardé et déguisé, il sexhibe, sous lœil dun objectif photographique ou lors de fêtes costumées, dans des mises en scène qui lui permettent de démultiplier les identités. Alain Quella-Villéger raconte ainsi un extravagant « dîner sous Louis XI » que Loti, grimé en seigneur médiéval, organise à Rochefort, en 1888, avec force publicité. Il nous guide aussi dans le mausolée de la demeure charentaise : de la salle gothique à la mosquée en simili, de la pagode chinoise à la salle des momies, les lieux et les époques, le proche et le lointain, le passé et le présent semblent se conjoindre dans les décors et larchitecture entièrement pensés par le maître du logis. « Faire de sa vie une œuvre – comme faire de son lieu de vie une œuvre, dailleurs –, la théâtraliser au point den donner un spectacle au nom dune certaine idée de la beauté », est bien, selon lauteur, un des buts existentiels poursuivi par lécrivain.

Mais cest au sein de lœuvre romanesque que le réel parachève sa transfiguration, que le « mal » trouve son enchantement et que Viaud devient Loti (avant dêtre le pseudonyme de lécrivain, Loti était le personnage dAziyadé et du Mariage de Loti). Alain Quella-Villéger évoque la façon dont le geste littéraire remodèle le matériau autobiographique et dessine une mythologie personnelle. Les pages consacrées à Aziyadé et, surtout, à Ramuntcho sont, de ce point de vue, très suggestives. Cependant, on aurait souhaité voir, plus précisément encore, lécrivain au travail et lalchimie de son verbe. Sans doute, aurait-il été utile aussi de le situer dans le paysage littéraire de son époque pour mieux faire ressortir son originalité. Il naurait pas non plus paru inutile que soit systématiquement précisée lorigine des citations, nombreuses et toujours intéressantes, quun volet consacré aux critiques et aux témoignages soit présent dans la bibliographie, et quun index des œuvres et des noms vienne compléter létude. Lauteur invite néanmoins le lecteur à rechercher sur son blog personnel toutes ces références. Ces quelques critiques nentament pas le plaisir ressenti : toujours claire, dune écriture élégante et dynamique, cette biographie donne envie dembarquer avec le marin et, surtout, de lire lécrivain.

Stéphane Gougelmann

Pierre Masson, André Gide et Marcel Proust. À la recherche de lamitié. Lyon,Presses Universitaires de Lyon, 2020. Un vol. de 142 p.

Quelques mois après la mort de Proust, Gide consigne dans son Journal des Faux-Monnayeurs un rêve étrange. Il converse avec une personne dont le visage, 1006à demi caché par les oreilles dun fauteuil, est celui de Marcel Proust. Tirant une ficelle, il fait tomber dun rayon de bibliothèque et endommage deux volumes dune édition de Saint-Simon à laquelle Proust tenait beaucoup. Celui-ci ayant disparu de la pièce, Gide confesse en sanglotant à son majordome quil a menti en feignant davoir fait tomber les livres par mégarde. « Je métais relevé et le majordome, me soutenant dans ses bras, me donnait de petites tapes sur lépaule, à la russe. » « À la russe ». Un an auparavant, dans une conférence donnée au Vieux-Colombier, Gide a raconté que Dostoïevski, ayant eu besoin pour une raison obscure de se confesser à Tourgueniev, avait attendu en vain que celui-ci lembrasse en pleurant (scène transposée dans la confession de Stavroguine des Possédés). Aux yeux de Pierre Masson, Gide, qui avait déclaré en 1897 dans Les Nourritures terrestres quil ne croyait plus au péché, était peu porté à la contrition. Le refus opposé par la NRF en 1912 à Du côté de chez Swann nen restera pas moins « lun des regrets, des remords les plus cuisants de [s]a vie ». « Si le remords est un sentiment absent de lœuvre de Proust […] », écrit ailleurs Pierre Masson, ajoutant prudemment : « ce qui resterait à discuter ». On avancera plutôt lhypothèse que Proust a éludé dans la Recherche « ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées » (Sodome et Gomorrhe) parce que ce chapitre sétait diffusé dans lensemble du roman.

Les responsabilités des lecteurs de la NRF dans le rejet de Swann ont toujours semblé partagées. Gidien intègre, Pierre Masson nexonère pas celle de Gide, moins hostile à lœuvre, distraitement parcourue, quau mondain impénitent et « homosexuel peut-être un peu trop voyant ». Nen voulait-il pas plutôt à Proust de masquer, par des dénégations allant jusquà de trompeuses annonces de mariage, cette homosexualité que lui-même brûlait de rendre publique ? Si Gide avait écrit la Recherche, son héros naurait pas été lun des rares personnages principaux à être à ce point étranger aux univers de Sodome et de Gomorrhe. Chacun sait comment il répara son injustice en faisant de Proust un des écrivains majeurs de la maison Gallimard. On sait moins à quel point leurs relations furent productives et souvent chaleureuses. Le livre de Pierre Masson est, à cet égard, riche dinformations et de réflexions décisives.

Rive droite pour Proust, rive gauche pour Gide, ils ont vécu des enfances parallèles : un milieu bourgeois aisé, des mères tendres et cultivées, une scolarité perturbée par la maladie, des troubles nerveux aiguisant le sentiment de leur différence… « Mondain malheureux » en raison de son exigence et de sa timidité, Gide eut ensuite du mal à comprendre Proust, « mondain lucide » qui, non sans vanité il est vrai, explorait avec distance et curiosité la haute société quil fréquentait. Si la réalité était pour tous deux dabord subjective, le travail de Gide sera « un acte de résistance », celui de Proust « un travail de transformation, voire de transmutation ». Sopposant au monde, le premier vise une œuvre idéale ; le second « profite à plein du monde qui lentoure ». Et tandis que Les Faux-Monnayeurs sont lhistoire dun échec, À la recherche du temps perdu donne le sentiment que nous venons de lire le chef-dœuvre que le narrateur sapprête enfin à écrire.

Après la publication dans LaNRF de juin 1914dun extrait du Côté de Guermantes, Gide appelle pour la première fois Proust « mon cher ami » et se dit émerveillé par son portrait de Charlus. Proust lui fournit alors, en prévision des volumes qui suivront, des précisions sur lhomosexualité du baron qui mettent au jour un malentendu. « Proust aborde en clinicien une question que Gide ne peut envisager quen moraliste ». Leur divergence nempêche pas une admiration réciproque. Tandis que Gide fait sien lapeurement du héros de la Recherche pénétrant 1007dans le Grand-Hôtel de Balbec, Proust est rendu « malade » par le Lafcadio des Caves du Vatican. Quand, enfin, Les Nourritures terrestres sont rééditées en 1917, les compliments de Proust sur l« accent » qui fait « la secrète beauté » du livre préludent à une déclaration damitié qui va au-delà de la formule épistolaire. Quelques lettres ont été perdues de cette période où Gide nage dans le bonheur en compagnie de Marc Allégret tandis que Proust vit avec son secrétaire Henri Rochat une nouvelle passion malheureuse. En 1921-1922, tandis que lun prépare la diffusion de Corydon, lautre publie Sodome et Gomorrhe I et II. Ils ont eu, un soir de mai 1921, loccasion de sexpliquer sur leurs différences. Pour Proust, qui a transposé « à lombre des jeunes filles » ses souvenirs homosexuels, « la vie nest quun matériau au service de lœuvre dart », alors que Gide « cherche à tracer une image cohérente de lui-même, dans laquelle la composante homosexuelle puisse sinscrire comme une valeur en soi ». Près de trente ans plus tard, Gide, qui avouait se satisfaire du « plus furtif contact », se souviendra au micro de Jean Amrouche de cette soirée où Proust lui avait expliqué combien dadjuvants il lui fallait pour « parvenir au paroxysme ». Mais ces adjuvants, concluait Gide, avaient servi au « prodigieux foisonnement » de son œuvre.

Dans lHommage à Marcel Proust publié par La NRF en janvier 1923, Gide célèbre, non le roman qui lui a causé un si vif remords, mais le tout premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours. Pierre Masson y voit deux raisons. Souhaitant marquer les limites de Proust et exprimer en même temps son admiration, Gide a choisi ce détour pour séviter un exercice déquilibriste. Surtout, il a trouvé dans une pièce du recueil, Confession dune jeune fille, « un ordre de préoccupations que Proust, hélas, abandonnera complètement par la suite ». Lhéroïne de la nouvelle dévoile sur son lit de mort, après sêtre tiré une balle dans la tête, la raison de son suicide : sa mère a succombé à une attaque dapoplexie quand elle a découvert, par une fenêtre, les égarements sensuels de la jeune fille. Sauf à décider avec un haussement dépaules que cette nouvelle « nest quune imitation slave typique des années 1893 où la névrose se porte bien » (Anne Henry, citée en note), on soupçonne quelle se prolonge au contraire souterrainement dans la Recherche. De même le jeune Boris des Faux-Monnayeurs, coupable de « pratiques secrètes », se tient-il pour « responsable de la mort de son père ; il sest cru criminel, damné ». Ce rapprochement proposé par Pierre Masson est frappant. Gide regrette, en somme, que Proust nait pas davantage – ou plus explicitement – développé dans son roman le thème du remords.

Pierre-Louis Rey

Jean Genet, Romans et poèmes. Édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021. Un vol. de 1590 p.

Précédée dune brillante introduction qui retrace le parcours de lécrivain par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe et dune chronologie par Albert Dichy, assortie dune bibliographie solide, cette édition des romans et des poèmes de Genet est une somme remarquable. Ce volume contient les cinq romans de Genet – « si on peut les appeler ainsi », pour reprendre les termes de lécrivain –, Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose, Pompesfunèbres, Querelle de Brest, Journal du 1008Voleur, écrits de 1942 à 1948, ainsi que les poèmes composés entre 1942 et 1945. Présentés dans lordre chronologique de leur première parution, contrairement à celui adopté dans lédition des Œuvres complètes, ce sont les textes originaux qui sont proposés ici, tels que de rares lecteurs, Cocteau ou Sartre notamment, ont pu les découvrir sous forme de manuscrits ou de dactylogrammes ou dans des éditions clandestines, avant quils ne soient révisés, expurgés déléments sexuels et/ou politiques susceptibles de choquer le lectorat de lépoque, en vue de la publication des Œuvrescomplètes. Si jusquà présent on ne pouvait lire que les éditions révisées dans les Œuvrescomplètes ou dans la collection « Folio », seul le texte original était disponible pour Pompes funèbres et pour Querelle de Brest dans la collection « LImaginaire » des Éditions Gallimard ; quant à lédition originale clandestine de Journal du Voleur qui figure ici, elle était inaccessible. Cest dire limportance de cette publication. Figurent en « Appendices » LEnfant criminel (1949) et Fragments (1954) qui entretiennent des rapports, le premier, car il y est question de la colonie pénitentiaire de Mettray où fut détenu lécrivain, avec Miracle de la rose et Journal du Voleur, le second qui éclaire ses premières productions littéraires, notamment sur sa conception de lhomosexualité qui, loin de résulter dun choix, fixe, selon lui, un destin, signe une malédiction.

Constitué dune Notice, dun choix de variantes et de notes, lapparat critique est précieux. La genèse de chaque œuvre est éclairée par lexplicitation des sources, si diverses soient-elles, biographiques, littéraires, artistiques, philosophiques, historiques, bibliques ; lhistorique de ses divers dactylogrammes et manuscrits – particulièrement complexe en ce qui concerne Journal du Voleur et le recueil de poèmes –, lexamen des corrections dune version à une autre, ainsi que les étapes de sa réception sont minutieusement retracés. Ce travail dédition permet de connaître lœuvre telle quelle a jailli de limaginaire de Genet avant quil ne se soit lui-même censuré, ainsi que les méandres de ses remaniements successifs.

Dans son travail de révision pour les Œuvres complètes, Genet procède à de nombreuses coupes, parfois minimes, réduites à quelques mots ou à une phrase, souvent afin datténuer la crudité de scènes sexuelles, parfois importantes lorsquil sagit dun ou plusieurs paragraphes. Outre le fait quil est fort intéressant de prendre connaissance des passages supprimés, leur restitution peut dans certains cas rendre plus cohérent le récit, comme par exemple dans Notre-Dame-des-Fleurs, celui où il est question du lien de paternité qui unit Mignon à Notre-Dame, passage qui suggère la nature incestueuse de leur relation, quasiment passée sous silence dans le texte révisé.

Dans Miracle de la Rose, les modifications sont rares, les ajouts quasi inexistants. Si les coupes sont nombreuses mais beaucoup plus brèves que dans les deux romans suivants, cest quelles ont surtout pour but de rendre le style moins recherché, notamment par la réduction du nombre des hyperboles. Importantes toutefois, deux coupes y montrent que lauteur est préoccupé par larchitecture densemble de ses romans, puisquil supprime deux épisodes concernant Michaëlis Andritch, ceci afin déviter une redondance avec Journal du Voleur dans lequel apparaît le personnage, et quil désire également ne pas multiplier le nombre de personnages secondaires afin de recentrer le récit et de lui conférer plus dunité.

Essentiellement politiques, les coupes, très nombreuses dans Pompesfunèbres, représentent environ vingt pour cent du texte. Ellesconcernent de nombreux passages qui ont trait à Érik, lamant du bourreau de Berlin, elles atténuent, sans 1009pour autant la supprimer, limplication nazie ou collaborationniste de certains personnages, elles abrègent la scène sexuelle entre Hitler et Paulo.

En ce qui concerne Querelle de Brest, la différence majeure entre le premier état du roman et le récit publié dans les Œuvres complètes, provient de ce que Gilles Philippe appelle « labandon dune poétique de la marqueterie au profit dune esthétique du flux » (p. 1476). Alors que Genet avait dabord divisé le récit en chapitres, il y renonce, supprimant sauts de ligne, lignes de pointillés ou sauts de page, faisant souvent disparaître les sous-titres qui signalaient à lorigine les extraits du carnet intime du lieutenant Seblon. Il supprime douze pour cent du texte dorigine, coupant le plus souvent des passages concernant des personnages secondaires comme Madame Lysiane, Norbert, Robert, et tout particulièrement le lieutenant Seblon, ceci afin de recentrer laction autour de Georges Querelle. Mais, désireux de laisser dans lombre bien des aspects de Querelle, dans ce roman marqué par lexistentialisme où il pose en permanence, à travers la gémellité, le problème de lidentité, il supprime aussi des passages qui ont trait au héros. « Querelle de Brest est une sorte de roman à thèse, dont la thèse est une question plutôt quune réponse, cest-à-dire, dans une perspective existentielle, voire existentialiste, un problème auquel chacun doit inventer sa propre solution : suis-je vraiment moi-même si un autre est comme moi ? », écrit Gilles Philippe (p. 1485).

Si dans Pompes funèbres et Querelle de Brest, les coupes sont nombreuses, lédition clandestine parue chez Skira (fin 1948) et lédition officielle pour Gallimard (juillet 1949) de Journal du Voleur, publiées à quelques mois dintervalle à peine, diffèrent peu. Par contre les différences sont notables entre ces deux versions et les extraits publiés dans Les Temps modernes en juillet 1946. Les termes qui évoquaient de façon grossière le sexe masculin ont disparu, deux passages érotiques concernant Java et Lucien ont été supprimés. Pendant les trois années de composition de Journal, débuté en décembre 1945, terminé en 1948, le statut social de Genet a changé, comme le rappellent les maîtres dœuvre de louvrage. En peu de temps, le marginal clandestin, menacé par la déportation, est devenu un écrivain reconnu, parrainé par Cocteau et par Sartre, ce qui explique que son œuvre prenne un tour nouveau. Si ce texte constitue le troisième volet dune sorte de trilogie autobiographique, « ce livre est le dernier », comme le clame Genet lui-même. Il se penche sur la vie derrance quil a menée entre 1932 et 1940 comme dans Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la Rose, mais ici lauteur Genet porte un regard distancié sur le narrateur et le personnage Genet avec lesquels il se confondait dans les deux romans précédents. « Car autant quun acte déclat revendiquant sa singularité sociale, sexuelle et poétique, le livre est un adieu de Genet à lui-même », écrit Emmanuelle Lambert (p. 1540). Le livre ne figure dailleurs pas dans les Œuvres complètes comme il était prévu initialement. Il est donc logique quil soit placé ici en cinquième position puisquil clôt un cycle.

Le même traitement est à noter, à la même époque et pour les mêmes raisons, dans les corrections queffectue Genet pour lédition de 1948 à LArbalète dans les extraits de « La Galère » publiés dans la revue La Table ronde en juillet 1945 où il opère cinq coupes de trente et un vers qui contiennent des termes obscènes.

Suite à chacune des œuvres, sous le titre « En marge de… », sont consignés des documents inédits appartenant à lépoque décriture, carnet de notes, lettres, passages supprimés, etc., qui en éclairent la genèse, comme par exemple dans « En marge de Notre-Dame-des-Fleurs », ce beau texte intitulé « Le prestige de la prison », feuillet volant manuscrit du dactylogramme conservé à Austin, qui na 1010pas été intégré dans le roman, ou bien dans Miracle de la rose, quatre fragments abandonnés, dont lun, particulièrement émouvant, rend compte du fait que la littérature a représenté pour lécrivain un moyen de « se sauver ». En marge de Pompes funèbres, ce sont les extraits du plus ancien dactylogramme, notamment le passage qui précise la nature de la relation de Jean Decarnin avec son père, ou bien le portrait de Gérard, personnage épisodique avec qui Hitler sadonne à des rituels sexuels, et la biographie dÉrik qui sont présentés aux lecteurs pour la première fois. En marge de Querelle de Brest, sont rapportés quatre passages écartés du manuscrit ou du dactylogramme : « Querelle et les femmes, » « Deux anecdotes à propos du Lieutenant Seblon », « Nono et les frères Querelle », « Autour de Mme Lysiane ». Trois de ces passages montrent combien sont tortueux les liens tissés entre Madame Lysiane, son mari et les frères Querelle. En marge du recueil Poèmes, figurent notamment un quatrain abandonné daté sans doute de 1943 dont la copie dun feuillet manuscrit est conservée à lIMEC, la première version de La Galère, celle de louverture de La Parade, et des poèmes non repris dans La Parade. Le lecteur découvre ainsi les tout débuts de lécrivain en littérature. En marge de Journal duVoleur, sont publiés des extraits de la prépublication dans Les Temps modernes de juillet 1946, non repris dans lédition originale, dans lesquels apparaît une acception quelque peu différente des trois « vertus théologales » de lécrivain, le vol, la trahison et lhomosexualité. Signalons enfin, en marge de Fragments, le brouillon dune lettre inédite à Sartre, conservée à la Bibliothèque de Yale University, dans laquelle Genet revient sur sa vision de lhomosexualité.

On ne saurait que saluer la parution de ce volume qui restitue les versions originales de chacun des cinq romans et des poèmes, met à la disposition du lecteur un grand nombre dinédits, lintroduisant au cœur même de la création genetienne dont il éclaire ainsi de larges pans.

Marie-Claude Hubert

Jacques Poirier, Les Lettres françaises et la psychanalyse (1900-1945). Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2020. Un vol. de 238 p.

Il y a plus de vingt ans, Jacques Poirier avait consacré un premier ouvrage à cet immense sujet. Le premier chapitre relève de lhistoire des idées. Il donne un état de la première réception de la psychanalyse. Avant 1914, ce sont surtout les médecins qui se sont le plus intéressés à la pratique et aux écrits de Freud. Bergson, dès 1896 dans Matière et mémoire, Jean Paulhan, Romain Rolland citent ceux-ci à loccasion. Lesprit cartésien et la germanophobie font barrage. Après 1918, les critiques de la Nouvelle Revue française, notamment Jacques Rivière, Jules Romains et Albert Thibaudet se font les passeurs du corpus analytique. Des écrivains se mettent à le lire quand il devient accessible. Ils partagent de Freud le souci, lobsession des mots. Mais Proust, « lécrivain le plus freudien », na pas lu une ligne de Freud. Certains acquièrent une culture analytique. Dautres psychanalystes ont compté à leurs yeux comme thérapeutes ou comme auteurs, notamment René Allendy, Adrien Borel, figure moins connue aujourdhui, Marie Bonaparte et surtout Jung vers lequel se sont tournés Malraux, Marguerite Yourcenar et Roger Gilbert-Lecomte. Sauf de la part de Julien Green, de Raymond Queneau et de Jean-Paul Sartre, on note peu dintérêt pour Wilhelm Stekel. Otto Rank, Sandor Ferenczi, 1011Ernest Jones, quant à eux, sont lus par des happy few. Mieux vaut sadresser au bon Dieu quà ses saints. Pour quelques-uns, Blaise Cendrars et Paulhan, par exemple, ce fut une brève rencontre sans lendemain, pour dautres un compagnonnage au long cours. Des auteurs comme Valéry et Giraudoux résistent. Lintelligence doit primer sur limagination et les rêves. Tantôt cest lidée dinconscient tantôt cest le complexe dŒdipe ou encore le pansexualisme quils rejettent comme réducteurs. Le mot ambivalence(s) revient significativement à propos de François Mauriac, Green, Malraux, Queneau et Sartre. Un premier moment freudien culmine dans les années 1930. Lentreprise du médecin viennois est alors en phase avec lesprit du temps. Lenquête de Jacques Poirier sarrête en 1945. Doù les absences de Montherlant, Ionesco, Robbe-Grillet, Perec, Henry Bauchau, Marie Cardinal, François Weyergans, Éric-Emmanuel Schmitt. Il y a là matière à un autre livre.

Le psychiatre fou figurait dans le répertoire du Grand-Guignol. Le thérapeute freudien entre dans le personnel des fictions narratives et plus rarement théâtrales. Pour François Mauriac, cest un praticien obtus. Henri-René Lenormand, André Gide, Paul Morand, Julien Green, Irène Némirovsky tendent à faire de lui, quil soit un médecin ou un amateur, un apprenti sorcier voire un escroc. Les cures se terminent par un fiasco. Les choses sont différentes quand elles sont relatées depuis le divan par Pierre-Jean Jouve, Raymond Queneau ou Michel Leiris. Ce deuxième chapitre donne lieu à des analyses dœuvres fermes et nuancées. Ainsi, dAdrienne Mesurat de Green, de Chêne et chien de Queneau et des romans analytiques de Jouve.

Le troisième chapitre, attendu, aborde laccueil réservé à la psychanalyse par les surréalistes. Breton et Aragon ont un savoir médical. On connaît leurs lectures sur le sujet. Pour le premier, qui adopte une posture dautorité lors des controverses, elle est dabord un ferment révolutionnaire et « un horizon de pensée indépassable ». La folie, lhystérie et la paranoïa sont des actes poétiques. Son « admiration enthousiaste » pour Freud relève, constate Poirier, dun malentendu. Sa fidélité sans cesse alléguée masque des désaccords importants. Entre eux, écrit encore Poirier, « léquivoque ne sera jamais dissipée ». Breton a été un « prosélyte hétérodoxe », un « hérésiarque ». Patient éphémère dAllendy, Artaud, lui, reste à distance et, comme René Crevel, préfère lauto-analyse. Plusieurs lustres après sa mort, il est récupéré par Deleuze et Guattari. « Artaud le Mômo devient Artaud le Schizo ». Ces écrits des années 1970 ont mal vieilli. Le chapitre se poursuit par létude des relations de Salvador Dali et de Georges Bataille avec Jacques Lacan, sujet moins étudié. Par un tournant anthropologique, on a glissé progressivement de la clinique vers une théorie totalisante de la culture.

Doù le chapitre suivant intitulé « la cité, les dieux et linconscient », où il est question de politique. Romain Rolland et Benjamin Fondane critiquent vivement le tournant opéré par Freud lui-même dans LAvenir dune illusion et son démontage du sentiment religieux. René Crevel, de même, attaque violemment Totem et Tabou dun point de vue marxiste. Cela amène Jacques Poirier à revenir sur le freudo-marxisme des années 1930. La conciliation de Marx et de Freud, ou du marxisme et de la psychanalyse, était un défi épistémologique que divers penseurs ont tenté de relever. Leur double fidélité a placé les surréalistes dans une position intenable. « Sil est séduisant de recourir à la psychanalyse contre la famille et la religion, comment en suspendre lapplication à lendroit des doctrines amies ». Le freudo-marxisme, constate Poirier, ne pouvait plus être quune « chimère ». Cela nempêchera pas que lentreprise soit relancée dans les années 1960. Il est question 1012ensuite, toujours textes à lappui, du rendez-vous manqué entre Céline et Freud, du dialogue entre Romain Rolland, esprit religieux, et le rationaliste viennois, et enfin des échanges de celui-ci avec Bergson. « Partis de positions assez proches, les deux hommes aboutissent à des conclusions opposées ».

Le dernier chapitre étudie ce que Jacques Poirier appelle les « psychanalyses parallèles ». Roger Caillois, auteur à redécouvrir, Bachelard et Sartre connaissent bien les œuvres de Freud et de ses grands épigones. Ils font peu de cas de la cure. Le premier accepte les prémices de la psychanalyse mais en rejette les conséquences quand il sattaque aux mythes. Il se réclame significativement du psychopathologue Pierre Janet, le grand vaincu des débats de lentre deux guerres. La réflexion du second, philosophe rationaliste, passe de lépistémologie à la poétique. Sa reconfiguration théorique de linconscient, du complexe et de la sublimation est en nette rupture avec la doxa. Le troisième se situe, écrit Jacques Poirier, « contre Freud », « tout contre », quand, après avoir écrit une « fiction freudienne », LEnfance dun chef, il repense, pour la dépasser, la psychanalyse à partir de la phénoménologie dans LImaginaire puis LÊtre et le néant. La psychanalyse existentielle dont il pose les fondements théoriques et épistémologiques fait léconomie de linconscient. Cest après 1945 quil passera aux applications sur Baudelaire, Genet et Flaubert.

En conclusion de cet ouvrage remarquablement pensé et documenté, Jacques Poirier propose un vaste panorama de laprès Freud. La seconde guerre mondiale na pas cassé la dynamique de la peste, comme il lavait plaisamment appelée. Elle est devenue un horizon de pensée et ses idées forces entrées dans le domaine commun ont nourri toute une production littéraire et artistique. La psychocritique, la psychobiographie, la textanalyse ont longtemps prospéré à lUniversité. Un certain discours dautorité freudien passablement terroriste, pour qui toute réserve ou critique est interprétée comme un symptôme, comme le discours dautorité marxiste, aujourdhui passe mal. Cest que les neurosciences et les thérapies comportementales ont causé plus de dommage à la doxa que les critiques de ses adversaires et la sape de ses déconstructeurs.

Jeanyves Guérin