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Classiques Garnier

Comptes rendus

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COMPTES RENDUS

À compter de 2008, les comptes rendus douvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :

Miroirs de Charles IX. Images, imaginaires, symbolique. Sous la direction de Luisa Capodieci, Estelle Leutrat et Rebecca Zorach. Genève, Droz, « Travaux dhumanisme et de Renaissance », 2018. Un vol. de 288 p. (Paul-Victor Desarbres)

Anatomie d une anatomie. Nouvelles Recherches sur les blasons anatomiques du corps féminin. Éd. Julien Gœury et Thomas Hunkeler. Genève, Droz, « Cahiers dHumanisme et Renaissance », no 20, 2018. Un vol. de 744 p. (Jérémie Bichüe)

La Permission et la Sanction. Théories légales et pratiques du théâtre ( xiv e - xvii e  siècle). Sous la direction de Marie Bouhaïk-Gironès, Jelle Koopmans et Katell Lavéant. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2017. Un vol. de 356 p. (François Lecercle)

L État en scènes. Théâtres, opéras, salles de spectacles du xvi e au xix e  siècle. Aspects historiques, politiques et juridiques. Sous la direction de Robert Carvais et Cédric Glineur. Amiens, Ceprisca, « Colloques », 2018. Un vol. de 458 p. (François Lecercle)

Les Plaisirs de l Arsenal. Poésie, musique, danse et érudition au xvii e et au xviii e  siècle. Sous la direction dÉlise Dutray-Lecoin, Martine Lefèvre et Danielle Muzerelle. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 742 p. (Ioana Galleron)

L Année stendhalienne, no 17. Le xviiie siècle de Stendhal, ruptures et continuités. Textes réunis, édités et présentés par Cécile Meynard. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 360 p. (Maxime Triquenaux)

Lire Zola au xxi e  siècle. Sous la direction dAurélie Barjonet et de Jean-Sébastien Macke. Paris, Classiques Garnier, « Colloques de Cerisy », 2018. Un vol. de 470 p. (Anna Orset)

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Romain Gary, une voix dans le siècle. Sous la direction de Julien Roumette, Alain Schaffner et Anne Simon. Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2018. Un vol. de 239 p. (Jonathan Barkate)

Figures du dandysme. Sous la direction dAnne-Isabelle François, Edyta Kociubinska, Gilbert Pham-Thanh et Pierre Zobermann. Peter Lang, « Études de Littérature, Linguistique et Art », 2017. Un vol. de 206 p. (Henriette Levillain)

Ausencias y espejismos. Francofonia Literaria. Sous la direction de Laura López Morales. México, Fondo de Cultura Económica, 2017. Un vol. de 599 p. (Thomas Barège)

Étienne Pasquier,Ordonnances Generalles dAmour. Édition de Jean-Pierre Dupouy. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2018. Un vol. de 195 p.

Jean-Pierre Dupouy procure ici lédition critique dun opuscule fort original, peu connu, qui fut publié anonyme à trois reprises en 1565 et 1574 et dont, dès 1586, dans la première édition de ses Lettres en dix livres, Pasquier assuma néanmoins la paternité. J.-P. Dupouy qui a contribué à lédition des Recherches de la France (Paris, Champion, 1996), édité Les Jeuspoétiques (Paris, Champion, 2001) et publié de nombreuses études sur Pasquier, connaît bien cet auteur touche-à-tout, amateur de jeux littéraires de société, à la plume bigarrée et volontiers ludique. Une riche introduction présente le dossier de lœuvre, à commencer par les trois éditions parues du vivant de lauteur au nombre desquelles deux de 1574 à des adresses supposées quhélas on ne peut décrypter, suivies dabord par une posthume (Paris, Jean Sara, 1618) peut-être revue par lauteur soucieux en ses dernières années de préparer lédition à venir de ses œuvres, puis au xixe siècle par deux rééditions dans des collections dues à deux amateurs, Louis-Aimé Martin (Les Joyeusetez, Facecies et Folastres Imaginations de Caresme prenant, Gautier Garguille […], Paris, Techener, 1833, vol. XIV) et Édouard Fournier (Variétés historiques et littéraires, Paris, P. Jannet, 1855, vol. II). J.-P. Dupouy a choisi de donner le texte de lune des deux éditions de 1574 (En Anvers, Par Pierre Urbert, in-8o de 15 feuillets) : sans doute parce quelle présente quelques modernisations par rapport à la première édition qui porte elle aussi une adresse fantaisiste (à Vallezergues, sans date) dissimulant, daprès La Croix du Maine, le libraire et imprimeur manceau Jérôme Olivier ; et parce que lédition posthume, adaptée pour le nouveau public de 1614, est amputée des derniers articles et de la formule denregistrement (voir les variantes p. 133-135).

La lecture de ces Ordonnances Generalles dont lédition proprement dite occupe le tiers central de louvrage, requiert bien des explications préalables et des commentaires. J. P. Dupouy a rassemblé, dans son introduction (p. 7-75), dans les annexes (p. 137-179) et dans sa copieuse annotation en bas de page, tous les renseignements et les pièces nécessaires pour interpréter le texte et saisir les intentions de son auteur, à commencer par lhistoire des éditions de lorigine à nos jours, histoire qui est aussi celle de la réception et de la revendication de paternité : voir la lettre à Guillaume de Marillac éditée ici p. 137-142 où Pasquier narre à son ami les circonstances de rédaction. J. P. Dupouy démontre, preuves à lappui (p. 26-37 avec des rapprochements fort convaincants, et annexe III p. 153-174), comment Pasquier sest amusé à pasticher le modèle de lordonnance royale dite de réformation (surtout celle dOrléans de 1561) avec ses injonctions et prohibitions, 961pour sinscrire dans la tradition basochienne quillustrait déjà, par exemple, Le faict desmasques de 1528 attribué à Gilles dAurigny. Léditeur identifie ainsi, derrière le burlesque du langage, des allusions aux questions familières aux juristes du temps sur lobligation de résidence des ecclésiatiques, sur les épices, les jeux, le luxe, la monnaie, la danse, et discerne également entre les lignes laffirmation du rôle modérateur du Parlement et une réflexion sur larbitraire de la loi. Car Érasme et Rabelais informent en arrière-plan linspiration comme la lecture. Tout aussi transparentes, aux yeux du lecteur averti de lépoque, ces allusions ou équivoques que léditeur avoue navoir pu toutes décrypter, mais qui permettent de voir dans ces Ordonnances Generalles « une codification des relations amoureuses prenant le contrepied de tous les règlements moralistes habituels », une sorte de Thélème sans le projet philosophique, voire « les règles de fonctionnement dune maison de prostitution […] formulées dans le style de la Chancellerie de la monarchie française pastichée de manière à faire entendre des équivoques licencieuses » (p. 21-22). Ce divertissement destiné à ses confrères juristes « seuls à même de déceler les sous-entendus grivois cachés dans les formes du discours quils pratiquent ordinairement et dapprécier lhumour provenant du décalage entre le sérieux des apparences et le contenu licencieux quelles dissimulent » fait, comme le démontre J.-P. Dupouy, écho au Monophile (1554) ainsi quau Pourparler de la loy rédigé sans doute dans les années 1560, et trouve son prolongement dans les Recherches de la France. Les Ordonnances Generalles sinscrivent surtout dans deux longues traditions nationales, dune part léloge du désir sexuel lu dans le Roman de la rose de Jean de Meung, puis dans la Concorde des deux langages de Lemaire de Belges ; dautre part lesprit de la basoche illustré par Martial dAuvergne, les gloses de Benoît Le Court, ou Guillaume Coquillart, et quon retrouve plus tard dans les Bigarrures de Tabourot (voir lanalyse de cette filiation et ces analogies p. 51-56, 59-72). Une bibliographie des ouvrages et études utilisés pour sa réalisation, un « index des mots et expressions expliqués » dans labondante annotation et un index nominum concluent cette édition exemplaire qui, offrant les matériaux utiles à leur meilleure appréciation, ravive notre curiosité pour ces joyeusetés que les Louis-Aimé Martin, Pierre Jannet ou Édouard Fournier aimaient ressusciter.

Catherine Magnien-Simonin

Michel de L Hospital, Carmina III. Édition et traduction par David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz. Coordination éditoriale de Perrine Galand et Loris Petris. Avec Christian Guerra et Ruth Stawarz-Luginbühl. Genève, Droz, « Travaux dHumanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 381 p.

Ce volume est le troisième du projet lancé par Perrine Galand et Loris Petris en 2014 pour fournir aux Carmina de Michel de LHospital une nouvelle traduction et édition critique. Les Sermones seu Epistolae, nom sous lequel les Carmina ont été initialement connus, nétaient auparavant disponibles que dans lédition Dufey de 1824-1825 et la traduction française de Bandy de Nalèche de 1857, toutes deux établies à partir de lédition princeps de 1585, longtemps considérée comme la plus fiable, mais en réalité incomplète. Reprenant les principes éditoriaux mis en place par Perrine Galand et Loris Petris, David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz établissent leur traduction à partir du manuscrit autographe Dupuy 901, des 962plaquettes éditées du vivant de lauteur et, lorsque ces deux sources font défaut, de la troisième édition des Carmina, que Pierre Vlaming établit en 1732à partir des manuscrits. Outre les leçons des trois textes de référence, sont signalées sous le texte latin les variantes des deux premières éditions (1585 et 1592) ainsi que celles de lexemplaire annoté de lUniversité de Gand. Cest dire si le texte mis à notre disposition constitue la version la plus complète et la plus correcte des Carmina, au perfectionnement desquels Michel de LHospital a apporté tant de soin.

Les stiques de David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz donnent une idée précise de la fluidité des hexamètres latins ainsi que du style conversationnel propre au genre de lépître, que Michel de LHospital rattache au sermo (III, 8), dans la lignée des préceptes développés par Érasme dans lOpus de conscribendis epistolis. Chaque épître est suivie dun commentaire détaillé, comprenant tout dabord une « présentation » précisant la datation possible du texte, son plan, et le contexte entourant sa rédaction, deuxièmement une « analyse » mettant en valeur la tradition (rhétorique, poétique, thématique) dans laquelle sinscrit lépître, enfin un « commentaire » éclairant vers à vers les subtilités du texte de Michel de LHospital.

Grâce à cet immense travail de traduction et danalyse du texte, le troisième volume des Carmina enrichit grandement notre compréhension des écrits poétiques du juriste. Tout comme les pièces précédemment publiées, les dix-huit épîtres de ce volume mêlent à lévocation de circonstances particulières des réflexions éthiques et métapoétiques construisant un èthos de magistrat humble et intègre. Si le livre II contenait plusieurs pièces satiriques dénonçant la corruption morale du monde judiciaire, le livre III déploie plutôt les thèmes de lamitié et de la douceur domestique – on peut songer notamment à la fameuse épître 2, qui fait lapologie de lallaitement – et célèbre en outre, dans la tradition horatienne, les plaisirs paisibles de la campagne. Enfin, tandis que les deux premiers volumes des Carmina mettaient surtout en relief lascension politique de Michel de LHospital, le livre III nous donne pour la première fois un aperçu de sa chute, grâce à lépître 13 à Barthélemy Faye.

Le volume est complété par un index ainsi que par une introduction retraçant la chronologie des textes et donnant un bref aperçu des thèmes principaux du livre. Sil était inutile dexposer de nouveau les principes présidant à létablissement du texte, on regrettera toutefois que lordre des épîtres du livre III nait pas été soumis à la même analyse que celui des deux premiers volumes : quoiquelle ne soit pas le fait de Michel de LHospital mais des éditeurs de leditio princeps, cette dispositio produit des effets de sens quil aurait été intéressant dinterroger. Malgré cela, le volume III confirme à la fois la qualité du projet dédition dans lequel il sinscrit et lintérêt que présentent les écrits poétiques de Michel de LHospital, qui manie avec beaucoup daisance les principes épistolographiques érasmiens pour les mettre au service de « lévangélisme civil » si justement théorisé par Loris Petris dans La Plume et la Tribune.

Pauline Dorio

Scévole de Sainte-Marthe, Œuvres complètes. Tome VI. Gallorum doctrina illustrium […] Elogia. Édité par Jean Brunel. Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2018. Un vol. de 712 p.

Jean Brunel livre lavant-dernier tome de sa belle édition des Œuvres complètes de Scévole de Sainte-Marthe. Ce tome VI est entièrement consacré aux Elogia, 963œuvre la plus célèbre de lauteur, parue pour la première fois en 1598. Elle sinscrit dans une période où se développent les éloges des savants, quils soient en latin – Jean Brunel mentionne notamment les recueils de Paul Jove et de Papire Masson – ou en français – les Vies d« illustres » dAndré Thevet et dAntoine Du Verdier. Il nest donc pas étonnant que Sainte-Marthe, qui jouait un rôle essentiel dans la République des Lettres – par sa production en latin et en français, déjà abondante en 1598 (rassemblée dans les tomes I à V de la présente édition), ainsi que par les relations quil entretenait avec de nombreux savants, quattestent sa correspondance (qui sera présentée dans le tome VII) et les poèmes insérés dans les ouvrages de ses contemporains ou dans des tombeaux –, se soit adonné à lexercice. Cette connaissance intime du milieu quil célébrait, qui perce à plusieurs reprises dans les Elogia, évite précisément à ceux-ci « dêtre un simple catalogue dépitaphes » (J. Brunel).

Le choix de reproduire dans lordre chronologique les recueils successifs (le recueil primitif de 1598, le second livre du recueil paru en 1602, les publications de 1606, de 1616 et de 1630) donne à voir la construction progressive de lœuvre : lamplification dédition en édition (qui fait passer le nombre déloges de 63 à 137), la réorganisation des textes pour conserver le classement suivant lordre des décès, les additions, suppressions et modifications enfin. Il est intéressant de percevoir, dans létude des strates du texte, le souci de précision de Sainte-Marthe (certains « lieux », notamment la descendance, sont étoffés) et laffirmation des convictions de lauteur, qui amplifie, par exemple, le plaidoyer en faveur de Jacques Amyot, en soulignant sa fidélité au roi, ou la description de lextrême violence subie par Pierre Ramus, assassiné lors des massacres de la Saint-Barthélémy.

Un autre apport de cette édition est la nouvelle traduction du texte. Celle de Guillaume Colletet constituait la référence depuis sa parution en 1644. La traduction proposée par Jean Brunel, qui sefforce de rester au plus près du texte latin, restitue léloquence oratoire de Sainte-Marthe, dépouillée des amplifications et transformations opérées par Colletet.

Enfin, plusieurs index (géographique, historique, des noms de personnes, des imprimeurs et des libraires, des institutions) facilitent la consultation de louvrage et multiplient les points dentrée dans le texte.

Nous ne pouvons quexprimer notre gratitude à Jean Brunel pour avoir offert des Elogia, de leur élaboration et de leur écriture, une image fidèle et précise, et avoir ainsi donné une nouvelle publicité à ce tableau exceptionnel des acteurs de la vie culturelle, politique, diplomatique et militaire du xvie siècle.

Élodie Bénard

Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise. Édition critique par Wendy Ayres-Bennett. Paris, Classiques Garnier, « Descriptions et théories de la langue française », 2018. Un vol. de 940 p.

Quiconque sintéresse à Vaugelas connaît les travaux de Wendy Ayres-Benett, lesquels ont largement contribué à préciser la place qui doit lui revenir non seulement dans lhistoire du français mais aussi dans lhistoire des grammaires. Lédition critique des Remarques par cette spécialiste était donc attendue. Lauteure présente 964son ouvrage comme un « complément » à lédition de Zygmunt Marzys, parue en 2009, « notamment par son approche centrée sur lanalyse linguistique ». En réalité, Wendy Ayres-Benett nous apporte bien plus : elle nous convie en quelque sorte dans latelier de Vaugelas.

Louvrage souvre sur une importante introduction. On découvre dabord lhomme, oublié parfois derrière le monument que constitue son œuvre. Ces détails biographiques ne sont pas insignifiants. Au contraire, ils aident à mieux cerner lesprit dans lequel sélaborent les Remarques. La modestie et la fragilité du personnage, « timide, déférent et assez crédule », criblé de dettes et multipliant les infortunes, contribuent à asseoir lidée dun Vaugelas non dogmatique face à la langue, attentif à ceux qui la pratiquent, bien loin de la figure rigide de lacadémicien. De Vaugelas, la postérité retient trop souvent le modèle prescriptif, sa définition du bon usage, ses recommandations pour une « communication réussie ». Wendy Ayres-Benett met en évidence sa sensibilité à la variation et la « dimension plutôt sociolinguistique de son ouvrage ».

Létude de la genèse de lœuvre est particulièrement stimulante. Fondée sur la comparaison du texte de 1647 avec le manuscrit conservé à lArsenal, elle nous montre comment travaille Vaugelas, comment au fil des années que dure la rédaction de lœuvre, il enregistre lusage et ses changements, et comment il évolue lui-même face aux faits quil étudie. Le manuscrit de lArsenal, patient assemblage de commentaires sur la langue, dont la partie centrale aurait été rédigée dans les années 1630, est un véritable « document de travail », gardant la trace des doutes et des hésitations. Rien de dogmatique, ni de figé, mais une œuvre vivante, en perpétuelle mutation qui manifeste « le même esprit de perfectionnisme qui avait empêché [Vaugelas] de faire publier sa traduction de Quinte-Curce ». Du manuscrit à la version publiée, se dessine progressivement le projet de lauteur. Il ne sagit parfois que dajustements : Vaugelas améliore le style, approfondit ses idées, nuance et assouplit son jugement. Mais la comparaison des textes manifeste surtout des « différences radicales » : 255 remarques manuscrites ne figurent pas dans lédition de 1647 (le « rebut » sera la matière des Nouvelles Remarques publiées par L. A. Alemand en 1690, dautres resteront inédites) ; inversement un tiers des remarques publiées en 1647 ne figurent pas dans le manuscrit, qui ne comporte ni la préface, ni lindex. Wendy Ayres-Benett avance plusieurs hypothèses pour expliquer ces abandons et ces ajouts. Ils manifestent lévolution des idées linguistiques de lauteur : il révise sa position face à lusage, prenant conscience de mutations récentes ou derreurs dappréciation de sa part. Il élargit son champ dobservation : le développement des remarques sur la prononciation montre son intérêt croissant pour la langue parlée. Le souci de son lectorat a pu aussi le conduire à éliminer des remarques jugées redondantes ou indignes de son public. Le style personnel de lauteur change également : lécriture évolue dans le sens de leffacement et de latténuation. Lauteur adopte le ton neutre dun témoin, porteur dun discours collectif. Cet effort de « dépersonnalisation de lénoncé », le langage « peu technique », tout répond aux caractéristiques du milieu au sein duquel les remarques sélaborent et auquel elles sont adressées : les salons, les cercles mondains et courtois. Par commodité, mais aussi pour satisfaire le goût de ce public, Vaugelas rompt avec lordre alphabétique initialement adopté, et choisit lagréable mélange que nous connaissons aujourdhui. Doù la nécessité dajouter un index. Ce dernier est un peu plus quun outil de consultation. Wendy Ayres-Benett 965observe que par leur formulation certaines entrées confèrent à un point de détail un degré de généralité que la remarque elle-même ne prétend pas avoir.

Derrière la « négligence voulue » en matière de métalangage et dexposition des idées, sélabore une pensée cohérente sur la langue. Pensée que Wendy Ayres-Benett met en valeur dans lanalyse détaillée des remarques. Létude de la syntaxe, « préoccupation centrale de louvrage », repose ainsi sur un « ensemble de principes fondamentaux » : régularité des constructions grammaticales, « limpératif de la netteté », clarté de chaque proposition indépendamment du contexte, limportance dun « marquage morphologique et syntaxique maximal », la linéarité ou la proximité des termes apparentés. Lensemble traduit sa vision de léchange linguistique : un interlocuteur « non coopératif » et « malveillant », vision fondée sur le contexte délaboration des remarques, celui de la vie mondaine et des salons. Cest ce contexte qui explique le succès de librairie des Remarques (lannexe I donne une recension des éditions connues). Lhabitude de voir en Vaugelas une référence incontournable conduirait à admettre ce succès comme une évidence. Le lecteur saura gré à Wendy Ayres-Benett den interroger les motifs et davancer des hypothèses probantes. Elle le met en relation avec la mobilité sociale : les nouveaux riches, les ambitieux voient dans les Remarques un « guide linguistique », qui leur offre des « indices nets sur lacceptabilité de différents usages et de différentes innovations ».

À la richesse de lintroduction répond lérudition des notes qui accompagnent le texte des Remarques. Elles délivrent trois types dinformations. Les plus importantes permettent de comparer le texte de 1647 avec le manuscrit de lArsenal, largement cité et présenté avec ses ratures. Viennent ensuite des observations confrontant les remarques à lusage contemporain (au moyen de Frantext et des dictionnaires de la fin du xviie siècle) et aux sources de Vaugelas. Celles-ci ne sont pas toujours citées mais lenquête systématique et érudite menée sur le manuscrit de lArsenal livre la plupart des références. Les notes comportent enfin un renvoi aux études et ouvrages relatifs aux points de langue abordés par lauteur. Lensemble annonce une bibliographie conséquente, dont on peut dire quelle constitue une mise au point aussi exhaustive que possible sur Vaugelas. Parmi les appendices, on notera tout particulièrement lannexe III, qui dialogue efficacement avec lintroduction. Il sagit dune table qui recompose le discours selon les grands domaines de la grammaire (prononciation, orthographe, morphologie, syntaxe, lexique, style). Ce classement montre lampleur du champ couvert par Vaugelas dans ses remarques, et les domaines quil privilégie (le lexique et la syntaxe). Élaborée pour « sappliquer à tous les volumes de remarques et en faciliter la comparaison », cette table est aussi très utile à ceux qui souhaitent confronter lœuvre de Vaugelas aux grammaires qui en ont exploité la matière (pensons par exemple à Irson ou à Chiflet), quil sagisse de mesurer plus exactement leur dette à son égard ou dévaluer la qualité de leur témoignage.

Cette nouvelle édition des Remarques élargit donc notre connaissance sur Vaugelas, éloigne les derniers préjugés, et donne les moyens davancer vers une compréhension plus fine de sa démarche. Mais cest aussi un moment de lhistoire de la langue et de lhistoire de la grammaire que Wendy Ayres-Benett nous aide à mieux appréhender à travers ce livre, ressource précieuse et désormais incontournable pour lhistorien comme pour le curieux de la langue.

Cendrine Pagani-Naudet

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Stéphane Kerber, Anatomie de laction dans le théâtre de Marivaux. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2017. Un vol. de 650 p.

Stéphane Kerber se propose danalyser le théâtre marivaudien du point de vue de laction ; il fait appel à la notion d« anatomie » car il souhaite privilégier une approche dynamique où lœuvre du dramaturge est considérée comme un organisme à la fois cohérent et complexe. Ce faisant, il remet en question toute une tradition critique refusant à Marivaux le talent de constructeur dintrigues ; en effet, on a plutôt coutume de voir en lui un virtuose du dialogue et du sentiment. Or Stéphane Kerber a lintuition que laction, envisagée dans la pluralité de ses acceptions, est un « moteur esthétique » chez cet auteur.

Pour mener une étude dramaturgique approfondie et aller contre cette réputation de mollesse dans la structure de ses pièces, il choisit un corpus original et restreint appartenant aux débuts de la production théâtrale de Marivaux : Annibal (1719), la seule tragédie du dramaturge, jugée atypique et incongrue et pouvant donc être considérée comme un contre-modèle tragique ; Arlequin poli par lamour (1720), modèle italien merveilleux et comédie témoignant de la « préhistoire » du marivaudage ; et enfin LÎle des esclaves (1725), chef-dœuvre reconnu, modèle utopique alliant pensée et jeu. La méthode revendiquée est celle des « Marges », définie par Jacques Derrida : lambition est « déclairer le cœur de lœuvre par sa périphérie » en sintéressant ainsi à la période de « germination » du génie marivaudien. Le souci de la clarté aboutit à cette focalisation qui nest pas une occultation du reste de lœuvre ; lauteur sappuie sur ces « trois expériences singulières de dramaturgie » pour en parcourir, au final, un très grand nombre, et montrer que la notion daction innerve bien le théâtre de Marivaux dans son ensemble.

Stéphane Kerber organise son étude en trois parties sappuyant sur ces trois pièces. Arlequin poli par lamour lui donne loccasion dappréhender le fonctionnement de laction en envisageant linconstance, le mélange des genres et linstabilité du centre de gravité dramatique ; cest-à-dire quil identifie comme moteurs de laction, occultés par la doxa marivaudienne, les mouvements psychologiques dus à lamour, lhybridité générique et le traitement démocratique de laction et des personnages saccompagnant de la volonté chancelante du protagoniste. Quant à lunique tragédie de Marivaux, Annibal, elle permet déclairer laction dramaturgique de ses « comédies à éclats tragiques » que sont La Fausse Suivante (1725), Le Prince travesti (1726) et Le Triomphe de lamour (1731). Plus généralement, selon S. Kerber, le tragique enrichit la pensée dramatique de Marivaux et laisse une trace certaine dans nombre de ses comédies ; pour le montrer, il analyse les caractéristiques de laction tragique que lécrivain intègre dans son système dramatique de comédie. Enfin, la troisième et dernière partie de louvrage sintéresse plus particulièrement à LÎle des esclaves tout en réfléchissant aussi aux deux autres utopies insulaires que sont LÎle de la raison (1727) et La Nouvelle Colonie (1729 pour la première version perdue et 1750 pour la deuxième version qui nous est parvenue). Il sagit alors dinterroger le mode de construction de laction dans ces dialogues didées et de voir comment sarticulent le farcesque et le philosophique, le drame et la pensée. Les notions de « conversation » et de « variation », inhérentes à la « problématique du jeu », permettent également détudier la façon dont sélabore laction marivaudienne.

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Au terme de son étude, lauteur peut sopposer à la critique traditionnelle qui, se fiant à une fausse impression, nie la présence daction dans les pièces du dramaturge et qualifie son théâtre dessentiellement psychologique et verbal. Il a bien prouvé la diversité et limportance de laction chez ce dramaturge expérimentateur qui renouvelle ce concept en explorant toutes ses nuances. Ainsi, laction est souvent non pas absente mais indirecte et modulée. Stéphane Kerber propose donc ou de supprimer le concept éculé de « marivaudage » ou de le redéfinir, en le rattachant à laction, et en reconnaissant à Marivaux une inventivité dans ce domaine et la capacité de réinventer lesthétique dramatique, de constituer une « anatomie de laction » singulière.

Nathalie Igouazi-Tatem

Richard Flamein, Voltaire à Ferney. Adresse à la postérité moderne (1758-2015). Paris, Classiques Garnier, « Enlightenment Europe », 2019. Un vol. de 409 p.

Sans compter un périodique annuel, louvrage de R. Flamein nest guère que le sixième à porter ce titre. « Encore un Voltaire à Ferney, donc ? » (p. 20). Aussi faut-il prêter attention au sous-titre qui énonce lobjet spécifique de cet essai : « Adresse à la postérité moderne (1758-2015). » Regrettant que « lhistoriographie boude Voltaire », soumis à « la prédominance très nette des chercheurs en littérature » (p. 9 et p. 12), lauteur adopte une optique historiographique pour étudier les modalités par lesquelles Voltaire, à compter de son implantation à Ferney, sest attaché à passer à une postérité dun type nouveau, caractéristique de la modernité. Il entend ainsi « cerner la façon dont se pose à un vivant du xviiie siècle la question de sa propre postérité et les stratégies quil est amené à déployer pour inscrire sa vie dans la mémoire des générations à venir » (p. 15).

Aussi lessai sattache-t-il à étudier le moment ferneysien de Voltaire, depuis sa première visite de la seigneurie en 1758 jusquau souvenir qua laissé dans les mémoires cette transplantation gessienne. Le choix est justifié tant il est vrai que « Voltaire se transforme à Ferney » où il devient le « jalon dune sphère publique naissante » : « si la gloire se gagne à Paris, la postérité se construit lentement à Ferney ». Lanalyse développe à cet effet un solide réseau de distinctions conceptuelles, discriminant, conformément au « langage des hommes du xviiie siècle », la simple « renommée », fondée sur « la vogue et le goût changeant du public […] et qui fait parler de soi, en bien ou en mal », la « célébrité », conduisant à estimer le sujet par « la dignité et léclat de son mérite », et la « postérité », dont le sujet aspire à « léternité » en parvenant à incarner le « génie » de son époque (p. 20-28). Si la gloire a « des ressorts trop humains », la postérité « relève dun travail plus en profondeur », supposant de passer devant lopinion publique lépreuve dune « nouvelle forme de Jugement Dernier » (p. 17), condition de léternité mémorielle. Et selon les travaux de N. Heinich, « la notoriété est une extension de la personne dans les réseaux de linformation, tandis que la postérité renvoie davantage à une extension dans le temps grâce aux supports dinformation […] dun auteur objectivé par une œuvre » (p. 14). Il ne fait aucun doute que Voltaire a recherché ces diverses formes de rayonnement et plus particulièrement la dernière, tout en faisant mine de la décliner dans son Dialogue de Pégase et du vieillard.

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Ces distinctions établies, lauteur peut entrer en matière. Son propos consiste à rattacher les diverses formes dactivités de Voltaire à cette quête de la postérité. Lensemble de lactivité du « Seigneur Patriarche » est passé en revue : limmense ronde des visiteurs rapportant le moindre de ses travers, lœuvre imprimé dont le rythme de publication samplifie, le corpus épistolaire et la correspondance avec les souverains, les réalisations urbanistiques, lengagement en faveur de Calas et dautres causes, le développement de lindustrie horlogère qui assure une « postérité entrepreneuriale », la rédaction dune autobiographie, le décorum du château glorifiant le maître des lieux, que suivront lédification de la « chambre du cœur » par Villette, la panthéonisation, la métamorphose du château en lieu de mémoire et la transformation de Voltaire en image dÉpinal, si ce nest en carte postale et en objet publicitaire (le « Voltaire-Liebig » : p. 286-294 et 316). Ferney est ainsi un « nom-lieu », village à jamais uni à la mémoire de son démiurge. N. Flamein résume son propos en montrant que Voltaire, en explorant « toutes les déclinaisons de ses postérités possibles » (p. 94), sest fait linventeur dune postérité nouvelle, fondée non plus sur « un état de gloire lié à un talent exceptionnel » mais sur « lutilité publique et les bienfaits du nouveau héros », « postérité vertueuse » plutôt que glorieuse (p. 92 et 190). Cette invention résulterait du passage des sociétés aristocratiques aux sociétés bourgeoises en devenir ou plus exactement, en ce qui concerne les « Lumières », au « ‘‘bourgeoisisme’’, toujours prompt à saisir les commodités de lindividualisme » (p. 20).

Lauteur prend au sérieux le titre de son ouvrage, allant jusquà retranscrire in extenso lacte de vente, effectivement « inédit » (p. 281), du domaine de Ferney, cédé par Villette à Jacques-Louis de Budé le 18 avril 1785 (p. 317-340). On en corrigera cependant les erreurs (la « carte chronologique de la maison de bourdon » (p. 337 et 341) est évidemment celle des Bourbons, et lon nen tirera pas nécessairement les mêmes conclusions en ce qui concerne la permanence du mobilier. Fait plus décisif : le découpage chronologique affiché par le sous-titre nest jamais explicité. Si « 1758 » correspond à larrivée de Voltaire à Ferney, on ne sait trop pourquoi lannée « 2015 » constitue le terminus ad quem de létude : est-ce une allusion aux attentats ayant endeuillé la France ? On déplorera les nombreuses coquilles et surtout les erreurs qui entament, ci et là, la crédibilité du propos. Ce nest pas en « 1790 » mais en 1878 que Ferney adopte « définitivement » le nom de Ferney-Voltaire (p. 92) ; malgré son acquisition de Tournay, Voltaire na pu acquérir, malgré ses illusions, le « titre enviable de comte » (p. 78). L« illustration 4 » annoncée à la page 79 a été oubliée : elle naurait en aucun cas pu établir que le territoire de Ferney bordait « le lac Léman ». Voltaire na pas loué en 1775 le « domaine de Prangins » pour y mourir paisiblement mais celui de La Lignière, situé à Gland dans le canton de Vaud ; le « secrétaire Collini » ne sest jamais rendu à Ferney ni na pu, par conséquent, sy livrer à un « travail considérable de révision » (p. 179) ; le neveu de Voltaire se nomme dHornoy, et non « dHornois », lennemi de Voltaire Garasse et non « Garasses », le prénom du copiste de Voltaire, Longchamp, nest pas « Sébastian » mais Sébastien (erreur systématique), les notes en bas de page omettent daccentuer le nom de « Wagnière », et la dernière autobiographie de Voltaire ne sintitule pas les « Commentaires historiques » ni encore moins les « Commentaires historique [sic] » (p. 10, 21 42, 214 et 277). La Mort de Voltaire nest pas une Ode « anonyme » mais lœuvre de Decroix (p. 282). R. Flamein choisit à juste titre dévoquer longuement un médiocre tableau, Le Triomphe de Voltaire, 969véritable « enseigne à bière » que le Patriarche avait eu le mauvais goût dexposer dans son salon dapparat. Il se méprend cependant en prenant pour base de son commentaire iconographique non le tableau lui-même, mais la gravure qui en a été tirée et qui en diffère grandement, ne serait-ce que parce quelle est inversée : de nombreux motifs font défaut, Voltaire nest pas bicéphale, les auteurs fouettés par les Furies ne sont pas tous identifiables, le buste de Virgile est absent, etc. Les protégés de Voltaire ne se tiennent donc pas à sa « droite », et inversement, les littérateurs voués aux gémonies ne sont pas à « gauche » (p. 40). Faute de connaître la peinture qui en constitue le modèle, N. Flamein ne peut mentionner ce qui représente le véritable apport de la gravure : outre son argumentaire, on trouve le titre « Histoire généralle de toutes les Réligions du Monde » sur le livre tenu par le monstre rouge, allégorie de « lInfâme » apparemment terrassé par les Lumières mais toujours menaçant. Somme toute, cet essai marie une certaine hauteur de vue à une connaissance du moment voltairien de Ferney trop fautive pour servir son propos.

†Christophe Paillard

Linn Holmberg, The Maurists Unfinished Encyclopedia. Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2017. Un vol. de xvi-314 p.

Entre histoire du livre et histoire des sciences, létude prend pour objet une entreprise lexicographique qui ne fut pas poussée à son terme : un dictionnaire de type « encyclopédique » réalisé dans les années 1740 dans lenceinte de labbaye de Saint-Germain-des-Prés par plusieurs moines mauristes, au premier rang desquels Dom Antoine Joseph Pernety (1716-1796) et Dom François de Brézillac (1709-1780). De ce projet avorté il reste un ensemble hétéroclite de textes manuscrits, constitués de 1400 feuillets de format folio, contenant 7000 articles et 200 illustrations, mis en ordre au xixe siècle et reliés en six volumes, aujourdhui conservés à la BnF.

Jusqualors négligé par les historiens, ce manuscrit navait fait lobjet daucune étude. Il revient à Linn Holmberg den être le premier analyste et le véritable « inventeur ». Laridité du sujet, létendue du corpus, la quasi absence de documents périphériques nont pas découragé la jeune chercheuse. Bien au contraire, on sent, à la lire, quelle sest prise au jeu, en traitant cette recherche comme une enquête policière. Les énigmes ne manquent pas en effet : il y a dabord la disparition dun des trois portefeuilles qui contenaient les originaux ; ensuite le nombre et lidentité des contributeurs ; enfin la finalité du projet mené par un moine atypique, dont la vie toute romanesque attira lattention de nombreux chercheurs.

La méthode, dune rigueur impeccable, procède par analogie. Sur chaque point abordé, Linn Holmberg commence par rétablir les éléments contextuels indispensables, puis propose des équivalences susceptibles déclairer les conditions délaboration du projet des mauristes. Cela la mène à formuler beaucoup dhypothèses, certaines sappuyant sur des faits quasi inexistants. Tout est plausible cependant, et le lecteur est invité à suivre le fil dune pensée qui rend compte, avec prudence et honnêteté, de chacune de ses étapes.

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À lorigine conçu comme un dictionnaire de mathématiques, traduction en français du Vollständiges mathematisches Lexicon de Wolff, il évolua rapidement vers un Dictionnaire des arts et métiers, dont un certain nombre darticles emprunte au Dictionnaire de Trévoux et aux Mémoires de lAcadémie des sciences. Le libraire Charles Antoine Jombert devait en assurer la commercialisation. Dans une lettre adressée en 1746 au chancelier dAguesseau, pièce essentielle du dossier, il exprime son inquiétude quant à la viabilité commerciale dun projet qui entre en concurrence directe avec la future Encyclopédie, pour laquelle Le Breton vient dobtenir un privilège, et demande lautorisation de publier un prospectus annonçant un Dictionnaire universel, mathématique et physique des sciences et des arts.

Lentreprise mauriste se rapproche sur plus dun point de lEncyclopédie ; elle en partage la méthode et lambition, mais ne dispose pas des mêmes moyens, intellectuels ou commerciaux. Elle sen distingue cependant par labsence de tout article portant sur la religion, la métaphysique ou la politique, et par le soin quelle prend déviter les sujets polémiques. Lillustration est un autre point commun : les nombreux dessins réalisés prouvent limportance nouvelle accordée à limage, désormais considérée comme un complément nécessaire du texte.

Si Jombert renonça au projet dune encyclopédie, ce fut pour le réorienter dans la direction de dictionnaires au format plus modeste, mais indépendamment des mauristes. Il fit ainsi paraître en 1753 un Dictionnaire universel de mathématiques et de physique, en deux volumes, dont lauteur est Alexandre Savérien. Il fit ainsi le choix, commercialement avisé, de resserrer son objet dans des bornes plus étroites. Comme tant dautres libraires au même moment, il profita de la vogue des dictionnaires portatifs.

Brutalement stoppé en 1747, comme latteste le manuscrit, qui en reste à la lettre A, le travail lexicographique reprit lannée suivante, sous la conduite du seul Pernety. Linn Holmberg rend compte de la documentation dont se nourrissent les articles et mentionne les sources. On a ainsi un aperçu de la nature et de létendue de linformation des mauristes, de manière à pouvoir évaluer leur degré douverture à la culture scientifique contemporaine.

Les nombreuses figures retirées du manuscrit, et dont il ne reste plus que les descriptions, se retrouvent dans le Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure de Pernety (1757). Les articles consacrés aux beaux-arts furent de même réutilisés dans ce petit dictionnaire. Cest bien la preuve que le compilateur a cherché à se dédommager du travail fourni en le réinvestissant dans dautres publications.

Ce livre donne de lactivité des mauristes une vision nouvelle. Traditionnellement associés à lérudition historique profane et aux lettres anciennes, ils apparaissent ici curieux de lensemble des connaissances alors disponibles, des mathématiques à la physique, des techniques et métiers aux beaux-arts. Une grande partie du spectre du savoir de lhomme de lettres du xviiie siècle se retrouve donc dans le viseur des savants bénédictins. Sont ainsi réaffirmés le rôle, encore méconnu de nos jours, des congrégations religieuses dans lédification des savoirs et la contribution quelles apportèrent aux Lumières françaises, qui, contrairement à une idée tenace, ne furent pas unilatéralement anticléricales ni antichrétiennes.

Enfin ce livre jette sur la trajectoire intellectuelle de Pernety un éclairage décisif. Très étudié depuis vingt ans, mais uniquement dans la partie de sa vie postérieure à son départ de la congrégation, où il sillustra par des travaux dans lalchimie, lésotérisme et la franc-maçonnerie, il nest considéré pour la période conventuelle 971que comme un « moine ordinaire » (Meillassoux-Le Cerf, 1992). La présente étude révise ce jugement, et montre que lentreprise encyclopédique avortée ouvrit à Pernety laccès à dautres secteurs de la connaissance, normalement interdits aux moines et ignorés de lérudition monastique. Son goût pour les mathématiques et la chimie préluda ainsi à ses orientations illuministes ultérieures.

Cette étude se recommande par sa solidité, son sérieux et son sens du détail : elle est digne en tous points des savants mauristes dont elle retrace les travaux oubliés. Ce « travail de bénédictin », dans le meilleur sens du terme, complète notre connaissance de lapport des congrégations religieuses à la diffusion des savoirs dans lEurope des Lumières.

Nicolas Brucker

David Diop, Rhétorique nègre au xviiie siècle : des récits de voyage à la littérature abolitionniste. Paris, Classiques Garnier, « LEurope des Lumières », 2018. Un vol. de 403 p.

« Dé gue la, dé gue la, cela est vrai, cela est vrai » écrit Pruneau de Pommegorge dans sa Description de la Nigritie de 1789 (p. 109). David Diop cite plutôt (p. 131) le R. P. Labat, dans sa Nouvelle relation de lAfrique occidentale (1728, t. III, p. 99) : « Tout le monde sécria aussitôt Degala », et explique quen wolof dëgg veut dire « vérité ». Citant une vingtaine de vers dun poème gymnique wolof, Léopold Sédar Senghor écrit dans Liberté 3 (p. 383-384) : « Dëgë la ! » à la fin de chaque vers. Une telle persistance à travers les siècles justifie pleinement le travail de David Diop, quil présente comme suit dans sa conclusion : « Cet ouvrage porte un éclairage sur le sens et les différentes expressions dun art de la mise en rhétorique du discours de lAutre africain aussi bien dans les relations de voyage européennes en Afrique que dans la littérature qui sinspire de celles-ci » (p. 351). Pari gagné. Lauteur prend pour fil dAriane des protocoles décriture structurés par le « régime de véridiction » que Michel Foucault, dans son cours au Collège de France : Naissance de la biopolitique, définit comme « lensemble de règles qui permettent à propos dun discours donné de fixer les énoncés qui pourront être caractérisés comme vrais ou faux » (cité p. 13). Est établi ainsi un axe historicité/littérarité, autrement dit : rigueur historienne/artifice littéraire (cf. p. 103), qui permette en principe de situer chaque énoncé sur cet axe. En principe seulement, parce qua beau dire vrai qui vient de loin, il nest pas aisé de (dis)cerner la vérité. L« éloquence de la chaire » nintervient que trop souvent, laissant en suspens des questions sans réponse définitive : qui traduit en français à partir de la langue indigène ? quelles transformations ou déformations sont dues à lignorance ? à linterprète ? au public visé ? David Diop nesquive aucune de ces questions insolubles.

Après un avant-propos et une introduction, louvrage est divisé en trois parties majeures, dont chacune comporte une introduction et une conclusion : « Rhétorique de la parole rapportée dans la littérature viatique au xviiie siècle : alentours de la prosopopée » ; « Mots et bons mots africains dans quelques relations de voyage au xviiie siècle : autonymie, synonymie et interprétation » ; « Fictionnalisation des dires de lAutre africain : des récits de voyage à la littérature et liconographie abolitionnistes ». Une conclusion générale est suivie dune bibliographie et de plusieurs précieux index : noms propres, notions, noms de lieux et de langues, et enfin dune table des illustrations.

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Son corpus est bien réduit au cours des trois premiers quarts du siècle : la valeur dune seule et même anecdote est modifiée dune compilation à lautre. La matière ne sétoffe quavec larrivée des discours abolitionnistes. Lexploitation sous différents angles des mêmes témoignages principaux – Bosman, Dapper, Labat, Prévost… – est donc, dans les deux premières parties, inévitable, mais instructive, puisquelle permet dapprofondir linterrogation des enjeux historiques et littéraires, de la rhétorique classique, voire jésuitique, de lattrait éventuellement déformant de vouloir plaire au lecteur français. Les abolitionnistes ajoutent notamment lhypotypose, efficace pour toute propagande, à la prosopopée. Sous la pression, sans doute, du « politiquement correct », le substantif « Nègre » se trouve systématiquement écrit avec majuscule, certes, mais entre guillemets, alors quau xviiie siècle et jusquà bien récemment, le mot sécrivait sans majuscule ni frilosité.

La bibliographie, au fond très complète, ne fournit pourtant pas toujours les détails des rééditions modernes de certains textes ; plus rarement, cest linverse : lédition moderne est indiquée sans que loriginale soit mentionnée. Jugé « assez anodin » par Roger Mercier et le regretté Léon-François Hoffmann (p. 11, n. 3), le roman anonyme de 1740 (et non 1747) intitulé Histoire de Louis Anniaba, roi dEssenie en Afrique sur la côte de Guinée a connu une réédition en 2000 (P. U. dExeter) : cest le premier roman français qui présente un couple Blanche/Noir ; après les lettres que le chevalier de Boufflers avait adressées à la comtesse de Sabran, présentées par François Bessire en 1998 (Actes Sud, « Babel »), leur correspondance est reprise par Sue Carrell dans une édition (Tallandier, 2009-, 2 vol. parus, 2 en cours) bien plus complète que celle-là et même que celle de Magnieu et Prat de 1875, la seule citée ; il y a eu trois rééditions depuis 1971 du premier roman danticipation : LAn 2440, rêve sil en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier ; des éditions modernes du More-Lack, de Ziméo, du Voyage de Stedman, de Sélico de Florian, de LEsclavage des Noirs dOlympe de Gouges et dautres sont passées sous silence. A contrario, la date de lédition originale (1791) des Relations de plusieurs voyages de Saugnier, ou celle du Voyage à lîle de France de Bernardin de Saint-Pierre (1773) nest pas donnée, et ce ne sont pas les seules. Cest dommage : cela fait contraste avec la cohérence, la finesse et lexhaustivité de louvrage.

Car ce que Hoffmann a qualifié de « réalisme exotique » est pleinement exploité ici, et lemploi quen font les abolitionnistes développé avec rigueur et sans analyse tendancieuse. Quant à lécriture même, on peut sattendre à ce que lauteur des romans 1889, lattraction universelle (LHarmattan, 2012) et le fêté et primé Frère dâme (Seuil, 2018) soit expert en captatio benevolentiae même dans le registre très différent, à première vue sec, dune rigoureuse étude scientifique.

Roger Little

Pierre-Victor Malouet, Mémoire sur lesclavage des nègres, suivi dautres textes dont les notes du baron de Vastey. Présentation de Carminella Biondi avec la collaboration de Roger Little. Paris, LHarmattan, « Autrement Mêmes », 2018. Un vol. de 171 p.

En 1788, à mi-parcours dune carrière consacrée à la marine et aux colonies françaises, Pierre-Victor Malouet (1740-1814) publie un Mémoire sur lesclavage 973des nègres, dans lequel on discute les motifs proposés pour leur affranchissement, ceux qui sy opposent, & les moyens praticables pour améliorer leur sort. Destiné à éclairer lopinion publique sur un point controversé de politique coloniale, ce mémoire se penche sur lexploitation des colonies fondée depuis leur origine sur lesclavage et la traite négrière. Il examine la nécessité de ce système remis en cause depuis quelques décennies, mais plus encore à partir des années 1780, par des voix qui dénoncent la cruelle situation des esclaves et demandent labolition de lesclavage. Successivement sous-commissaire et ordonnateur de la Marine à Saint-Domingue, puis commissaire général et ordonnateur de la Marine en Guyane, Malouet séjourne à Saint-Domingue de 1767 à 1773, en Guyane de 1776 à 1778. Marié à une Créole qui lui apporte une plantation de sucre à Saint-Domingue, à laquelle il ajoute une plantation de café, Malouet, tout à la fois propriétaire desclaves et administrateur des colonies, avait les connaissances et lexpérience de ses deux charges. Il était donc naturel quil prît part au débat engendré par lessor de la pensée anti-esclavagiste, débat dont Carminella Biondi brosse les grandes lignes et présente les principales figures, notamment dans une bibliographie sélective consacrée aux ouvrages publiés en 1788 sur les colonies et lesclavage, bibliographie très utile qui souligne lampleur de la polémique et la notoriété de ses acteurs.

Composé de deux parties écrites à treize ans dintervalle, la première à la fin des années 1770, la seconde intitulée Nouvelles observations servant de développement aux vues présentées, de réponse aux derniers écrits récemment publiés sur lesclavage des nègres, le Mémoire sur lesclavage des nègres de Malouet dialogue avec les textes les plus récents publiés par les plus grands noms de la pensée abolitionniste, tel les Réflexions sur lesclavage des nègres de Condorcet dont la seconde édition paraît également en 1788. Arguant de sa double expérience, Malouet commente et réfute les arguments des abolitionnistes. Rejetant ce quil appelle « les deux extrêmes », il se prononce contre labus révoltant de la servitude illimitée et contre le danger éminent de laffranchissement. Sensible au malheureux sort des esclaves que le Code Noir, promulgué par Louis XIV en 1685, navait pas véritablement amélioré, favorable à une réforme qui adoucirait leur situation, Malouet, réagissant cependant en colon nanti plus soucieux des intérêts de sa classe que de la vie des esclaves, conclut à la nécessité de lesclavage, fondement incontournable dune colonisation fructueuse. Ce qui lamène à reprendre les traditionnelles justifications de lesclavage considéré comme un moindre mal, voire un acte de bienfaisance, si on le compare à la vie des Noirs en Afrique ou à la situation des journaliers en France.

Bien documentée, assortie de plusieurs annexes qui présentent des pièces peu connues particulièrement intéressantes, lédition de Carminella Biondi clarifie tous les aspects de ce Mémoire sur lesclavage des nègres aussi important pour la connaissance de Malouet que pour le contexte colonial de la fin du xviiie siècle. Outre un parcours biographique assez complet pour que les positions économiques et politiques de Malouet, et ce bien au-delà de la question coloniale, se détachent nettement sur le paysage de lépoque, lédition éclaire lamitié de Malouet pour labbé Raynal, leur entente politique sur la question coloniale, explique la publication de lEssai sur ladministration de Saint-Domingue paru en 1785 sous la signature de Raynal puis réédité en 1802 par Malouet dans sa Collection de mémoires sur les colonies. Elle fait également le point sur la réputation controversée de Malouet. Député pour le baillage de Riom, protagoniste monarchien de la Révolution souvent 974considéré comme « un sage » pour sa défense du roi et de la monarchie, attaqué en tant quesclavagiste par les abolitionnistes, célébré comme anti-esclavagiste dans lIngénue dAlexandre Dumas, Malouet a fait lobjet de jugements pour le moins discordants. Carminella Biondi présente enfin la lecture critique des Mémoires de Malouet par le baron Jean-Louis Vastey (1781-1820), historien et homme politique haïtien, témoin de la révolution haïtienne et ardent défenseur de lindépendance de lîle. Publiées en 1814, ses Notes à M. Le Baron de V. P. Malouet permettent dapprécier la réception dans les colonies des Mémoires de Malouet, et plus généralement de lensemble du discours esclavagiste.

Muriel Brot

Silvia Lorusso, La Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 356 p.

Sophie Cottin a été victime dun double préjugé, contre la femme, dont la coquetterie aurait provoqué la mort de deux soupirants, et contre la romancière, dont les cinq romans seraient exagérés et mélodramatiques. Limmense succès que ces romans ont connu durant la première moitié du xixe siècle a été suivi par un oubli et par ce que Silvia Lorusso nomme un « refoulement » systématique. Il a fallu attendre le dernier quart du xxe siècle et lintérêt nouveau suscité par la littérature féminine pour que Claire dAlbe reparaisse et que soient menées des études libérées da priori négatif. Le livre de Silvia Lorusso consacre un auteur de premier plan, il constitue une introduction à lédition des œuvres de la romancière aux Classiques Garnier. Il fallait en effet faire le point sur une biographie quon a trop confondue avec la fiction, au siècle de Sainte-Beuve. Lauteur des Causeries du lundi juge lexistence de Mme Cottin « bien plus intéressante que ses ouvrages ». Il a voulu résoudre « un petit problème de psychologie féminine ». Il na été que trop souvent suivi et recopié par les historiens de la littérature.

Le présent travail na été précédé que par létude anglaise de Leslie Clifford Sykes en 1949. Il a été permis par lentrée en 1969 dun fonds darchives familiales à la Bibliothèque nationale. Il fait le point avec précision et clarté sur les origines de Sophie Risteau qui naît en 1770 dans une famille de riches armateurs et commerçants bordelais de confession réformée. En 1789, elle épouse Paul Cottin. La richesse et la religion protestante de lépoux assurent une union socialement convenable, mais qui semble également un mariage damour. Le couple partage les espoirs réformistes de 89, mais séloigne vite en Angleterre en 92. De retour en France, Paul meurt dune angine de poitrine et ses associés sont arrêtés. Sophie qui na pu mener une grossesse à son terme perd donc son mari après avoir vu disparaître sa sœur, sa mère et son père. Elle retrouve un équilibre aux côtés dune cousine, mal mariée, séparée de son époux et mère de famille. Elle entretient des relations quelle semble considérer comme amicales avec des partenaires qui parlent damour. Un jeune cousin se suicide pour elle. Des hommes de lettres comme Jean Devaines ou Joseph-François Michaud savent éviter un dénouement aussi dramatique. Une liaison avec Pierre-Hyacinthe Azaïs, le futur auteur des Compensations dans les destinées humaines, ira plus loin, en particulier lors dun séjour pyrénéen, mais de 975retour à Paris, Sophie se tourne vers la création littéraire et elle entretient peut-être le lien affectif le plus fort avec sa cousine. Laissons de côté le débat sur le charme et labsence de beauté de la jeune femme, en nous souvenant quon a porté des jugements similaires sur le physique de Germaine de Staël.

Lessentiel est que Sophie Cottin devient romancière. Nourrie de Rousseau, de Chateaubriand, mais aussi de Laclos (Silvia Lorusso transcrit une lettre captivante sur la lecture des Liaisons dangereuses), elle compose Claire dAlbe qui paraît sans nom dauteur en mai 1799. Les souvenirs dAdèle de Sénange dAdélaïde de Souza et les expériences personnelles de la romancière se mêlent, dans ce récit, à la volonté dinnover, au plaisir de linvention romanesque. La liberté de ton et la scène du viol final sur la tombe du père ont fait scandale et attiré les lecteurs. Mais Sophie Cottin reste soumise au modèle rousseauiste de la femme qui refuse toute publicité extérieure, doù ses relations ambivalentes avec Germaine de Staël ou Félicité de Genlis. Silvia Lorusso fournit à ce propos un document passionnant, le brouillon dune lettre destinée à Germaine de Staël qui semble navoir jamais été achevée ni envoyée. Les publications se succèdent : en janvier 1801 Malvina et deux ans plus tard Amélie Mansfield toujours sans nom dauteur. La page de titre dAmélie Mansfield porte « par lauteur de Claire dAlbe et de Malvina ». Le ton reste passionné et, aux yeux dune partie de la critique, excessif. Malvina demeure attachée à un homme qui mérite peu une telle fidélité, Amélie finit par se suicider alors quelle est enceinte. Le succès est au rendez-vous. Un court récit La Prise de Jéricho, ou la pécheresse convertie amorce une inflexion de linspiration. Après le séjour à Bagnères-de-Bigorre et lidylle avec Azaïs, paraît en août 1805 un quatrième roman, Mathilde, ou Mémoires tirés de lhistoire des croisades, qui consacre cette évolution. Aux récits passionnels succède un roman de tonalité religieuse, précédé dun Tableau historique des trois premières croisades écrit par Joseph-François Michaud. Bonstetten peut écrire à la châtelaine de Coppet : « Tout Paris lit ce roman, partout on lachète. » Juliette Récamier la réclamé et Fiévée a pleuré dadmiration, mais Germaine de Staël ne se laisse pas séduire par ce « marivaudage capucien », pâle imitation dAtala, selon elle. Un an plus tard, Élisabeth, ou les Exilés de Sibérie sort des presses. Après un roman français, deux romans anglais et une histoire orientale, Sophie Cottin entraîne ses lecteurs et lectrices dans les glaces de Sibérie. Lamour filial remplace la passion amoureuse, le sacre dAlexandre de Russie à Moscou ne peut pas ne pas évoquer celui de Napoléon à Notre-Dame. Le succès est immense. Rééditions, adaptations théâtrales et traductions se succèdent. Elisabeth connaît 29 rééditions françaises, sa traduction anglaise 40 éditions dont deux jumelées avec Paul et Virginie, les deux titres semblent outre-Manche dégale importance. Un voyage en Italie réserve à Sophie de grandes émotions esthétiques, mais la visite de Rome, après une tentation catholique sous linfluence dAzaïs, la ramène à la foi protestante de ses pères. Peu de temps plus tard, en août 1807, un cancer lemporte.

Cet itinéraire biographique scrupuleux est suivi par un riche chapitre consacré aux inédits et apocryphes. Comme tout débutant dans la carrière des lettres, Sophie Cottin a noirci des cahiers, en particulier de poésies. Elle a laissé inachevé un premier roman épistolaire Emma et Eugénie qui sinscrit dans le sillage de Laclos. Elle a esquissé un récit consacré à Charlotte Corday. Elle traduit de langlais St Leon. A tale of the Sixteenth Century de William Godwin mais un autre traducteur a été plus rapide. Elle ébauche une seconde traduction, La Famille de Murray976dont Silvia Lorusso na pas retrouvé loriginal. Il faut sans doute lire La Famille de Mourtray, adapté de The Mourtray Family dÉlizabeth Cavendish, duchesse de Devonshire, paru en 1800. Là aussi, cest une traduction concurrente qui est publiée dès lan X-1802, elle est due à Étienne Aignan. En 1807, Sophie Cottin travaille à un nouveau roman Mélanie qui se déroule dans le décor pyrénéen, cher à la romancière et exalte une fois encore le lien filial. En 1833 enfin paraît dans un recueil collectif une nouvelle LIsola Bella, attribuée à Sophie Cottin : la future Camille Bodin y propose une variation sur le trio de Claire dAlbe dans le paysage pittoresque du lac Majeur. La nouvelle est bien apocryphe.

Un dernier chapitre sattache à la fortune de Sophie Cottin, des réquisitoires sévères de Joseph Joubert et de Félicité de Genlis à loubli quasi général, de la discrète fidélité des érudits pyrénéens aux rééditions dues à Jean Gaulmier et à Raymond Trousson. Lessai est complété par deux arbres généalogiques et surtout par une riche bibliographie (p. 297-341). Les chercheurs trouveront en particulier un descriptif des manuscrits entrés à la BnF, ainsi que des documents conservés aux Archives nationales. La liste des éditions successives des ouvrages de Sophie Cottin, des traductions dans une dizaine de langues différentes, des comptes rendus dans la presse du temps et des adaptations théâtrales. Cest un outil de toute première qualité quoffre Silvia Lorusso et un socle solide pour lédition à venir des Œuvres complètes dune romancière qui doit trouver sa place aux côtés de Germaine de Staël et de Félicité de Genlis, de Juliane de Krüdener et de Claire de Duras.

Michel Delon

Étienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes, sous la direction de Fabienne Bercegol. Tome I. Les Premiers Âges. Sur les générations actuelles. Énoncé rapide et simple…Édition de Dominique Giovacchini avec la collaboration dAnthony Loubignac. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2019. Un vol. de 391 p.

À une époque où le livre semble menacé, on se félicitera de cette saine réaction : lédition courageuse dœuvres complètes de nos grands écrivains. On se réjouira tout particulièrement de la lumière nouvelle quapportent ces éditions sur une génération décrivains situés dans la période complexe et riche du premier romantisme : Œuvres complètes de Mme de Staël, de Chateaubriand, et voici que samorce lédition des Œuvres complètes de lécrivain qui souffrait du plus injuste oubli : Senancour. Fabienne Bercegol, à la tête de cette entreprise possède toutes les qualités nécessaires pour la mener à bien : rigueur scientifique et énergie stimulante. Son introduction générale, dès louverture, dégage la spécificité de cet écrivain trop méconnu : « Senancour sinterdit de jouer la carte de la séduction. Mais cest pour proposer une fiction spéculative, à bien des égards expérimentale, pour autant quelle cherche à inventer une nouvelle poétique du récit. » Senancour lui-même avait espéré donner une édition de ses œuvres compètes et il lavait même préparée avec le soin minutieux et un peu obsessionnel des scrupuleux. Cette édition navait tenté aucun éditeur ; Fabienne Bercegol et son équipe la réalisent enfin. Et même probablement au delà et mieux que ce que Senancour avait 977espéré, puisquelle sera vraiment complète, y compris les brochures politiques, les articles très nombreux de journalisme, des notes de lecture (les Annotations encyclopédiques). Œuvres diverses dont Fabienne Bercegol a bien senti lunité en sachant y voir un « parcours intellectuel diversifié, traversé par une inquiétude qui ne tarit pas lénergie de la quête, qui le relance bien plutôt au gré de méditations dont la note souffrante nexclut pas le lyrisme discret et parfois même lhumour ».

Le premier volume qui vient de paraître contient, après lintroduction de F. Bercegol et une biographie utile et détaillée, les deux premiers textes de Senancour : Les premiers âges (1792), Sur les générationsactuelles (1793), et lÉnoncé rapide et simple (1800). Dominique Giovacchini aidé par Anthony Loubignac sest chargé de lédition scientifique. Il na pas eu à travailler sur les variantes, puisque ces textes nont été édités quune fois et quon nen possède ni manuscrits, ni exemplaires annotés. Mais des notes étaient utiles : elles sont précises, évoquant à la fois les sources, les remplois, les échos avec dautres œuvres. Dans les présentations qui précèdent ces trois textes, une fois rappelé lhistorique de la découverte de ces œuvres rarissimes, leur intérêt est bien souligné, leur variété aussi.

Les premiers âges et Sur les générations actuelles sont signés « Le rêveur des Alpes », et lattribution à Senancour est pratiquement certaine. Dans Les premiers âges « On découvre un homme dabord héritier des Lumières autant soucieux de transmettre cet héritage que de combattre les illusions quil a fait naître ». Souci constant de cette génération, que lon retrouve aussi bien chez le premier Chateaubriand, celui de lEssai sur les Révolutions. La question du progrès est un point crucial. Condorcet dans les prisons de la Terreur, héroïquement sobstine à y croire envers et contre tout. Mais la question de la Terreur nest pas seule à remettre en cause un relatif optimisme des Lumières ; le progrès, à supposer quil existe, est-il souhaitable sil aboutit à la destruction de la nature ? À quel moment peut-on situer le passage de lhomme de la nature à lhomme « civilisé » ? Le « progrès » est-il dû à un « accident » ? Cette réflexion fait appel aux pensées contradictoires de Voltaire et de Rousseau. Elle fait appel aussi à une tradition religieuse quelle critique violemment, et le jeune rêveur, quelque peu voltairien, répond aigrement à chaque phrase de la Genèse. Cependant la violence de la critique nempêche pas la rêverie finale de déboucher sur une fable philosophique, à la Montesquieu. Louvrage semble être inachevé.

Les Générations actuelles dont la rédaction est peut-être concomitante, est plus axé sur lidée que nos civilisations ont « détruit les équilibres naturels ». La dénonciation parfois grinçante des « absurdités humaines » prend chez le jeune Senancour une dimension qui annonce la réflexion écologique de nos jours et nos critiques modernes des effets de la mondialisation. Lhomme actuel est le résultat dune dégradation de la Nature environnante et aussi de sa propre nature. Mais rétrograder est devenu impossible. Dominique Giovacchini résume très pertinemment la réflexion de Senancour : « Nous ne sommes plus capables dêtre heureux comme nos ancêtres primitifs ». Et pourtant laspiration au bonheur demeure, indéracinable, « et tout le reste de lœuvre de Senancour ne suffira pas à faire refleurir une espérance certaine delle-même. »

Senancour qui ne semble aspirer quà la retraite et à la solitude, dans cette période où en France et en Suisse sélaborent de nouvelles constitutions, ne renonce pas cependant à se rêver législateur, nouveau Lycurgue. Rousseau est son modèle, bien quil diffère profondément de son maître par une crainte, bien 978moderne, du surpeuplement. Dans lÉnoncé rapide et simple, il « paraît saisir le projet dune constitution pour la Suisse comme loccasion dexaminer en situation si la réalité condamne à jamais son rêve de rétrogradation ». Cest pourquoi il était ingénieux de publier ce texte dans le même volume que les deux autres, même si, entre temps, ont paru Aldomen et les Rêveries.

Cette édition des œuvres complètes de Senancour démarre sous les meilleurs auspices. Souhaitons-lui darriver au port ; lénergie de Fabienne Bercegol, de son équipe et de son éditeur nous rassurent. La tâche est plus lourde quil ne pourrait paraître, car Senancour a beaucoup plus écrit quon ne le croit généralement : il ne faudra pas moins de 12 volumes : à côté de ceux auxquels on pense spontanément (De lAmour, Rêveries, Oberman, etc.), il y aura aussi un volume de Brochures politiques (t. 6) confié à Colin Smethurst qui a si bien édité les contributions de Chateaubriand au Conservateur (O.C., Champion), et le dernier volume, confié à Mariane Bury, réunira les textes de Critique littéraire et artistique. Cette belle édition permettra donc de découvrirtoute la dimension dun écrivain essentiel du premier romantisme, et qui, par bien des aspects, est susceptible dinterroger encore les lecteurs de nos jours.

Béatrice Didier

Daniel Maira, Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848). Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2018. Un vol. de 648 p.

Louvrage de Daniel Maira apporte une contribution essentielle à la connaissance des représentations de la Renaissance à lépoque romantique. Entre 1814 et 1848, dans la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, la Renaissance devient un objet détude pour les historiens et un répertoire de thèmes et de motifs pour la fiction littéraire. Après les bouleversements de la Révolution et de lEmpire, le besoin se fait pressant de comprendre son époque dans la perspective du devenir historique. La France postrévolutionnaire se sert de la Renaissance comme dun miroir où elle retrouve les traits qui font sa nouveauté ou bien dune « hétérochronie », cest-à-dire une alternative au temps présent. Lobjectif de Daniel Maira est de montrer que la lecture que la période romantique fait de la Renaissance est entièrement politique, les différents courants de pensée (conservateurs ultras, libéraux constitutionnels, républicains) fabriquant et surtout jugeant chacun à leur manière un xvie siècle enrôlé au service des causes quils défendent. Cette plasticité de la Renaissance romantique est facilitée par le fait que la notion de Renaissance est encore mal établie par lhistoriographie de la première moitié du xixe siècle, même si, ainsi que le montre lauteur, elle na pas attendu les cours de Michelet en 1840 pour exister dans les études savantes comme dans la littérature.

La première partie de louvrage (« La fabrique romantique des Temps modernes ») commence par une analyse des différentes périodisations de la Renaissance : celle-ci est vue tantôt comme le prolongement dun Moyen Âge considéré comme lâge dor de lordre monarchique et chrétien, tantôt comme la période de la rupture, regrettée par les uns et célébrée par les autres, avec cet ordre, tantôt enfin comme une transition entre deux mondes. Michelet lui-même passera dune conception 979évolutionniste à laffirmation dune rupture entre un Moyen Âge désormais voué à lobscurantisme et une Renaissance conçue comme lavènement de la modernité. Le courant conservateur (Joseph de Maistre, Louis de Bonald), qui idéalise le passé féodal et religieux, présente la Renaissance comme lâge du déclin, lhumanisme et la Réforme ayant engendré lesprit dont ont procédé les Lumières et lidéologie révolutionnaire. Mais les soutiens de la monarchie restaurée se plaisent aussi à retrouver dans les récits du xvie siècle la continuation des vertus de la chevalerie médiévale. Ainsi se manifeste, par lexaltation des duels, des passions amoureuses et de la naïveté des mœurs, une vision « troubadour » de la Renaissance. Les libéraux, quant à eux, projettent sur la Réforme leur opposition à labsolutisme et leur volonté dexercer leur libre examen dans le champ politique. Conçue comme la préfiguration de la Révolution de 1789, la Réforme suscite donc à lâge romantique une abondance de discours, que lauteur regroupe en trois catégories : ceux de la pensée libérale-doctrinaire, se réclamant dun mouvement qui a fait vaciller la monarchie et lÉglise, ceux du conservatisme antiprotestant, qui y voit la source des problèmes contemporains, et ceux des républicains, qui la présentent comme laurore des combats en faveur des libertés.

La deuxième partie expose linstrumentalisation politique du règne dHenri IV et des guerres de religion. Si au retour des Bourbons les différents partis construisent une figure dHenri IV conforme à leurs vœux, parfaite incarnation de la monarchie française pour les royalistes, protecteur des parlements pour les libéraux, cest surtout du côté royaliste que la légende du « bon Henri » va être cultivée. Celui qui a rendu à la France la stabilité, la paix et la prospérité est présenté comme la préfiguration de Louis XVIII, rétabli comme souverain légitime après les troubles révolutionnaires. Ainsi sélabore, à travers une abondante production encomiastique et de nombreuses pièces de théâtre convoquant les clichés du panache blanc, de la poule au pot et du bon père de famille, le mythe dune réconciliation nationale et dun ordre naturel enfin restauré. Le rétablissement en 1818 de la statue équestre dHenri IV auprès du Pont-Neuf à Paris, après sa destruction pendant la Révolution, est célébré dans des odes à la gloire du corps immortel de la monarchie. Par cet acte symbolique, le parricide révolutionnaire est désormais expié. La mémoire royaliste fabrique donc une figure dHenri IV destinée à servir la propagande du régime. Inversement, ce sont surtout les partis dopposition qui mobilisent le souvenir des guerres de religion pour alimenter le débat sur la tolérance civile et religieuse et sur la liberté dopinion. La mise en intrigue de ce moment du passé national suscite, à la fin de la Restauration, la naissance dun nouveau genre théâtral : la scène historique. Conçu par son initiateur, le libéral Ludovic Vitet, comme une présentation de faits historiques « sous la forme dramatique, mais sans la prétention den composer un drame », ce genre exploite particulièrement la matière du xvie siècle. Il cède rapidement la place au drame romantique, dont le premier exemplaire, rappelle Daniel Maira, est Henri III et sa cour dAlexandre Dumas (1829). Lauteur analyse finement le traitement des genres (féminin/masculin) et leurs enjeux idéologiques dans cette pièce qui fait partie dune littérature dopposition libérale à la politique de Charles X. Un roi efféminé et stérile, un duc de Guise surjouant la virilité et une reine très masculine (Catherine de Médicis) figurent respectivement les défaillances du pouvoir, les risques dune subversion politique et une confusion des genres montrée comme un danger pour lordre social. Les doctrinaires constitutionnalistes se trouvent des ancêtres chez les Politiques 980et les parlementaires du xvie siècle, tandis que les catholiques font léloge de la Ligue et que Balzac légitime la Saint-Barthélemy.

La troisième partie (« Des révoltes et des libertés ») explore trois représentations topiques de la Renaissance sous la monarchie de Juillet : elle est à la fois lâge de la dissolution des mœurs, de laffirmation du génie artistique et de la curiosité scientifique. Une Renaissance hédoniste et débridée fait rêver ceux qui sopposent au conformisme bourgeois. Pour Stendhal, elle incarne lénergie vitale et la beauté aristocratique de la passion. Hugo et Musset infléchissent cette Renaissance romantique, lun dans un sens chrétien en y ajoutant la dimension du rachat des fautes, lautre vers un pessimisme radical en montrant dans Lorenzaccio (1834) léchec inéluctable de la révolte politique. Lart de la Renaissance, par son paganisme, suscite de la même manière des interprétations contradictoires : condamnable pour les légitimistes catholiques, il est au contraire pourvu dune signification libératrice par Michelet. Quant à Chateaubriand, Daniel Maira montre que sur ce point et sur bien dautres, il a des positions plus nuancées et tout à fait personnelles. La figure de lartiste de la Renaissance en conflit avec sa société fait également lobjet dune abondante littérature de fiction, qui, par exemple chez Musset et George Sand, présente indirectement une vision désenchantée de la place de lintellectuel dans la France mercantile de Louis-Philippe. Enfin, lauteur expose comment la question de lélargissement des savoirs au xvie siècle nourrit des débats idéologiques autour de trois thèmes : linvention de limprimerie, la catégorie des humanistes et des découvreurs, la place des sciences occultes. Les lois sur la presse, dans une période qui voit laffirmation dune opinion publique exerçant sa capacité à critiquer le pouvoir, provoquent des controverses au sujet des bienfaits ou des dangers dune libre diffusion des idées. Si les libéraux sapproprient les idées des juristes humanistes, un contre-révolutionnaire comme Bonald na que mépris à leur égard. Quant à la fascination romantique pour les sciences occultes, elle traduit un désir dinfini et, chez les républicains, une aspiration à penser le monde en dehors des cadres intellectuels établis.

Louvrage atteint parfaitement son but : montrer comment la Renaissance est, dans la France des années 1814-1848, à lâge du Romantisme, une construction idéologique à plusieurs faces, un répertoire darguments où viennent puiser les différents courants politiques. Ce panorama très riche et très solidement organisé, accompagné dune substantielle bibliographie, est appelé à devenir une référence essentielle non seulement dans le domaine quil aborde, mais plus généralement dans celui des études sur les représentations quune époque se fait, afin de se penser elle-même, de celles qui lont précédée. Alternant les regards synthétiques et les analyses dexemples précis, équilibrant la place réservée aux grands noms de la littérature romantique et celle accordée à des auteurs aujourdhui considérés comme de second rang (tels Roederer, Vitet ou Esquiros), il est le fruit dune enquête vaste et approfondie. Pour permettre à son lecteur de bien se repérer dans une somme aussi considérable, lauteur lui propose dutiles moments de récapitulation et de transition. On pourra seulement lui reprocher deux légers détails : lemploi non indispensable des termes anglais revival et queer (« transgression des genres ») et une citation de Voltaire par Stendhal non restituée à son véritable auteur (p. 339), ce qui ne pèse pas lourd dans le bilan dun travail aussi abouti. Quelle soit lue dans son intégralité ou consultée sur tel ou tel point particulier, elle sera pour les chercheurs une mine dinformations et un précieux outil dinvestigation.

Jean-Pierre Dupouy

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George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier. Fictionsbrèves : nouvelles, contes et fragments(1834-1835) : Garnier(1834) ; Le Poème de Myrza(1835), édition critique par Jeanne Brunereau ; Mattea (1835), édition critique par Liliane Lascoux. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 238 p.

Le mérite principal de lample présentation de Garnierpar Jeanne Brunereau réside dans le fait quelle nous rappelle que ce conte bouffon, grand oublié de la production sandienne, littéralement in-signifiant, où toute référentialité positive est balayée par le recours systématique à lironie ou au sarcasme, renvoie en réalité à un contexte décriture intéressant en 1833, année de la rédaction. J. Brunereau pose sans attendre – et elle a raison – le problème de son authentification auctoriale, suggérant, sans doute avec trop de prudence, à la suite de G. Lubin, que lamant de fraîche date a pu en « souffler » le contenu à sa nouvelle partenaire en littérature : et si cétait Musset lui-même qui avait conçu et rédigé cette fiction délirante, bien dans son genre ?… En tout cas, sa présence est insistante. À ce sujet, il est regrettable que J. Brunereau nait pas élucidé le mystère, vers la fin de cette pochade, de lallusion au 27 juillet 1830, qui est le décalque dune saillie de la Revue fantastique, du 10 janvier 1831, à propos de la fatalité en histoire : « Si les 27, 28 et 29 juillet dernier, il avait fait une pluie battante et un verglas terrible, que serait-il arrivé ?… ». Létudiant Garnier, être faible, inconsistant, est un pur produit de cette fatalité qui le condamne à nêtre rien par lui-même dans la monarchie de Juillet. De même, on est un peu étonné quAldole rimeur, publié quelques mois auparavant, ne soit pas évoqué à cette occasion de manière plus précise (la mention de cette fiction apparaît seulement au détour dune note). Là encore, le rôle de Musset se devine, Aldo parodiant ostensiblement tous les topoï sur le poète prétendument raté : Garnier, lui, na même pas droit à cet « honneur » ; véritable ludion, il est voué à trébucher et à se « casser les dents » sur les moindres accidents de lHistoire. Notons, pour terminer, une relecture vraiment défaillante de cette fiction pourtant fort courte, où les coquilles abondent.

Pour Le Poème de Myrza, J. Brunereau fournit un dossier impressionnant sur les divers documents qui ont permis la confection de ce récit iconoclaste de la Genèse. De manière minutieuse – et cette rigueur simpose en effet – elle reprend les études magistrales, sur ce texte, dIsabelle Hoog Naginski, qui livre la compilation – impressionnante – des lectures de G. Sand, prise dune véritable boulimie de lectures savantes dans cette période cruciale qui sépare les deux versions de Lélia. J. Brunereau recense les innombrables apports qui alimentent son interprétation révolutionnaire des origines de lespèce humaine. Cet éclectisme est la garantie que la discussion sur la place et le rôle de la femme dans la société ne sera jamais close. Évidemment, ce terme est à prendre, non au sens quon lui donne de manière souvent polémique à lépoque, mais à celui que lui confère Diderot dans lEncyclopédie, de recherche obstinée de la vérité en dehors du préjugé, de la tradition, de lautorité. Mais le plus important dans son analyse est lattention quelle porte à la forme, essentielle ici. Elle hésite, à juste titre, à propos de la détermination générique, entre « poème en prose », caractérisation qui correspond assez bien, par sa souplesse, son extension, à léclectisme que nous venons dévoquer, et dramemétaphysique, qui a lavantage dêtre plus précis et plus en accord avec la théorie que la romancière va développer, en 1839, dans 982son Essai sur le drame fantastique, sur « lère du fantastique profond employé philosophiquement comme expression métaphysique, et …religieuse ». En effet, le réaménagement du récit de la Genèse par la « prophétesse » Myrza, selon trois âges progressifs – celui de la création, chaotique, de lunivers, celui de lapparition de lhomme sur la terre, puis de la femme – masque, en réalité, un « déséquilibre » volontaire, qui promeut cette dernière au rang de salvatrice (et pas seulement de compagne/complément indispensable de lhomme), dont il convient de célébrer par des images puissantes, lavènement prometteur.

La présentation de Mattea par Liliane Lascoux met en valeur ce que cette nouvelle a de singulier par rapport aux fictions antérieures. Fiction supplétive, comme un certain nombre de récits brefs, concoctée à la hâte pour Buloz pour des raisons alimentaires, Mattea va, en fait, rapidement déborder de limaginaire vénitien convenu pour devenir une « fantaisie », qualificatif employé à plusieurs reprises par L. Lascoux, et à juste titre. En effet, cette romance échevelée, dans la veine du Secrétaire intime (rapprochement judicieux), repose soit sur la parodie, soit sur ce que L. Lascoux nomme « lautobiographie transposée ». Parodie dautant plus intéressante quil sagit de celle du type décriture que Sand a elle-même adopté dans les premières Lettres dun voyageur : ici, point de cliché lagunaire, mais une Venise tempétueuse de bout en bout, au sens propre (lévocation de Guardi est particulièrement pertinente, surtout à propos des premières pages, savoureuses, qui font irrésistiblement penser au fameux tableau La Piazetta sous lorage) comme au sens figuré. Une étude onomastique approfondie des principaux personnages atteste que la romancière cherche, par un certain nombre de détournements astucieux, dallusions voilées, à élargir la palette des échos que suscite dans limagination le mythe inépuisable de la Sérénissime. En ce qui concerne la dimension autobiographique, L. Lascoux a raison de souligner que les souffrances quune mère intraitable fait endurer à Mattea sont sans doute le reflet de ce qua vécu la jeune Aurore. La partie néanmoins la plus étonnante de ce magnifique panorama culturel réside dans la révélation dun possible hypotexte : la nouvelle de Balzac intitulée Les Deux rencontres, qui deviendra le chapitre v de La Femme de trente ans.

Yves Chastagnaret

George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier. Fictions brèves : nouvelles contes et fragments (1836-1840) : Le Dieu inconnu(1836-1837), édition critique par Bernard Hamon ; Le Contrebandier (1837), édition critique par Yvon Le Scanff ; LOrco(1838), édition critique par Liliane Lascoux ; Pauline (1839-1840), édition critique par Suzel Esquier, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 244 p.

Bernard Hamon émet, sur Le Dieu inconnu, des remarques intéressantes concernant le processus concomitant de réécriture de la première Lélia (la vie, les aspirations de lhéroïne Léa renvoyant de manière plausible au « dilemme de Lélia et de Pulchérie »), le souvenir laissé par la relecture, fin décembre 1835, de la Rome souterraine de Charles Didier, lorigine même du titre quil convenait 983effectivement de préciser (Actes des Apôtres, XVII, 23). Mais, pour le reste, le lecteur reste un peu sur sa faim. Ainsi, il est étonnant quà propos de Césarée, un lien nait pas été établi avec Le Poème de Myrza, la prophétesse Myrza exerçant sa prédication (comme par hasard…) « sous un portique de Césarée » (Jeanne Brunereau souligne le lien entre les deux fictions) : dans les deux cas, cest bien une religion nouvelle, qui est en marche, en 1835 sous la forme allégorique, lannée suivante de manière beaucoup plus douloureuse à travers une évocation (peu fidèle…) des persécutions sous Dioclétien. À ce sujet, on sétonne que B. Hamon ait méconnu le rapport que lon est tenté détablir entre Le Dieu inconnu et la onzième Lettre dun voyageur, dans laquelle G. Sand relate à Meyerbeer la visite quelle fit à Genève, en septembre 1836, dun temple protestant et leffet quil produisit sur elle. Certes, dans Le Dieu inconnu, on relève « une critique en creux du catholicisme de son temps », mais, de manière plus positive, on perçoit de nombreux échos entre les propos de Pamphile vantant les prêtres et les adorateurs du Christ qui « ont fait vœu de pauvreté et dhumilité » et la méditation de la romancière évoquant ceux qui, les premiers, (les huguenots) ont osé prêcher « la pauvreté, laustérité et lhumilité de leur divin maître » ; les termes « martyr, martyre », toujours associés, dans Le Dieu inconnu, à lidée de la vraie foi, de la « foi nouvelle », ne sont pas sans rappeler la superbe évocation du « martyre calviniste, martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous lorgueil austère et la certitude auguste ».

Yvon Le Scanff livre, du Contrebandier, une analyse impressionnante par sa précision et son érudition. Cette étude fait suite à un premier article de sa part, remarquable, et reprend à juste titre les éclairages féconds fournis par Christian Abbadie dans un long article, déjà ancien. Il identifie demblée le genre adopté par G. Sand, « technique », pourrait-on dire : la « paraphrase littéraire dune paraphrase musicale », ce dernier terme désignant une pièce instrumentale, développée de manière très libre à partir dune mélodie célèbre (souvent extraite dun opéra), de manière à permettre à linterprète de montrer sa virtuosité. Ici, cette pratique donne naissance à un texte énigmatique à première vue, mais séduisant par son brio et son audace, salués de manière unanime à lépoque par la critique (Berlioz, Janin). Cette « pratique hyperartistique » doit beaucoup à lagilité conceptuelle de G. Sand mais encore plus, comme cela est bien démontré, à laura de Liszt, en cet automne 1836 où la romancière la suivi, comme aimantée, au bord du Léman : elle veut rendre à son tour hommage au compositeur qui lui a dédié son « rondeau fantastique » (Le contrebandier, opus 5, no 3) quil a lui-même imaginé à partir de la célèbre chanson de Manuel Garcia, « Yo que soy contrabandista », popularisée sur scène par lune de ses filles, la célébrissime Malibran, qui vient de mourir. Ce quelle produit de la sorte, cest, en dépit de son caractère fort succinct, ce que Y. Le Scanff a raison dappeler un « manifeste romantique », saturé de poncifs (le sujet sy prêtant), mais empreint dune ironie malicieuse, dune distance critique, qui font de cette saynète « lyrico-fantastique » (lexpression est de Sand) un plaidoyer aimable en faveur de lartiste, chantre de la révolte, plus amusant, insouciant, que désespéré.

Liliane Lascoux, dans son analyse de LOrco, interroge avec une grande attention critique ce qui pourrait napparaître, une fois de plus, que comme un récit « opportuniste », destiné à compléter, pour satisfaire « logre » Buloz, la livraison de La Dernière Aldini. En fait, le canevas vénitien acquiert rapidement 984une complexité étrange pour un « intermède », un « divertissement » (ce sont les termes de L. Lascoux) et même fascinante, puisque, voulant manifestement se déprendre de ses propres clichés sur la lumineuse Venise, la romancière en fait le lieu dune histoire ténébreuse, où une jeune patriote masquée, désireuse de libérer la cité des Doges du joug de loccupant autrichien, attire dans son orbe, pour son plus grand malheur, un jeune aristocrate autrichien, libéral, fasciné par son courage et son audace. Cela donne une œuvre inclassable, comme le montre bien L. Lascoux, qui hésite – à juste titre – avant de donner une caractéristique générique plausible à cette divagation : nouvelle, conte ?… Conte « fantastique » plutôt, « féérique » même, tant les éléments abondent en ce sens : dabord lOrco lui-même, divinité infernale, dont lorigine remonte à lAntiquité, mais ogre accommodé au goût romantique par G. Sand, qui en fait, à la fin de son récit, un « Trilby vénitien » : L. Lascoux explicite à ce propos le rapport étroit qui unit cette invention au lutin de Nodier, noubliant pas, au passage, de mentionner une source antérieure vraisemblable, Le Diable amoureux de Cazotte. Néanmoins, on peut lui adresser un reproche global : pourquoi a-t-elle négligé lélément central de cette fiction, lélément autrichien lui-même, qui oriente de manière décisive cette errance fantasmatique ? Il eût été utile de rappeler que G. Sand a fait la connaissance, en 1833, dun révolutionnaire italien célèbre, Alessandro Poerio, qui sest enrôlé très jeune dans larmée du général Pepe contre les Autrichiens. Par ailleurs, dans le chapitre iii de la Ve partie dHistoire de ma vie, dans un passage haut en couleur, elle rappelle une anecdote manifestement vécue, dont le contenu – la vexation infligée par un officier autrichien à un gondolier – lui inspire une longue diatribe à légard de loppresseur. Dans les premières Lettres dun voyageur elle exprime assez fréquemment sa solidarité envers le glorieux peuple vénitien martyrisé. Mais le plus curieux est loubli de toute mention de Simon, roman républicain flamboyant, publié deux ans plus tôt, dans lequel les allusions au triste sort de Venise pullulent, en relation avec le personnage central de Fiamma, qui, par son origine, est une redoutable apologiste des droits sacrés de sa patrie.

Suzel Esquier fournit pour létude de Pauline des éclaircissements très intéressants. Dans la partie de son commentaire intitulée « Un roman provincial », elle rappelle ce que la peinture de la petite ville de Saint-Front doit aux descriptions balzaciennes (du Père Goriot à La Vieille Fille), que G. Sand tente dimiter, avec un certain succès dans lart de lobservation et de la caricature. Elle accorde également une attention louable aux nombreuses références savantes dont la romancière parsème sa diégèse. Mais cest surtout linscription dans la narration des célèbres Mémoires de Mlle Clairon qui retient légitimement son attention, car, par cette invocation, G. Sand livre la clef de linterprétation des déboires de Pauline et des succès insolents mais mérités de Laurence, donc de leur mésentente fatale : Pauline, à la différence de Laurence, ne peut prétendre figurer dans la prestigieuse lignée dactrices qui va de Mlle de Verrières, laïeule, à Marie Dorval, non citée, mais évidemment omniprésente en filigrane, comme le souligne S. Esquier, car elle confond lattrait avec le mérite (article « Mars et Dorval » du 17 février 1833) ; son défaut général est son ignorance et sa présomption, qui la livrent aux griffes de lignoble Montgenays. À légard de ce dernier, on est tenté de trouver S. Esquier bien indulgente : lintrigue « un peu mince » (cest elle-même qui le reconnaît !) ne lest, en réalité, que parce que lanalyse psychologique est laborieuse. Le dandy Montgenays est un pâle Lovelace ; cest un personnage manqué ; il se traîne un 985peu… Une ultime remarque en ce qui concerne le choix des prénoms : si Pauline est une allusion évidente à lhéroïne de Polyeucte (comme le rappelle S. Esquier), on regrette quil nait pas été fait allusion à une autre Laurence, première dans la longue saga des artistes sandiennes : lhéroïne de La Fille dAlbano, symbole, déjà, de lart triomphant de la médiocrité.

Yves Chastagnaret

Marion Lemaire,Robert Macaire : La Construction dun mythe. Du personnage théâtral au type social. 1823-1848.Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2018. Un vol. de 596 p.

Cet ouvrage est le fruit dun long et sérieux travail de doctorat, mené avec patience et détermination dans lombre des archives du fonds Frédérick Lemaître. Marion Lemaire se propose de montrer et analyser le passage de Robert Macaire du personnage de théâtre au type social « clivant » (p. 7).

La première partie du volume (« La formation du couple Macaire/Lemaître ») met au jour les mécanismes dun progressif amalgame entre Robert Macaire et Frédérick Lemaître. Le fameux personnage émerge en 1823 avec LAuberge des Adrets. Si lhistoriographie a construit le mythe dune œuvre remettant en cause les fondements du mélodrame, les analyses des manuscrits de censure et des variantes menées par Marion Lemaire montrent quil en va autrement : lœuvre est remodelée pour répondre aux vues du gouvernement (p. 56). Lautrice démonte les reconstructions a posteriori retenues par une histoire littéraire dépendante de la réception dépoque, et des écrits de Lemaître et de ses biographes. Elle dévoile les mécanismes de lédification dun mythe : « lhistoriographie et la diffusion de Robert Macaire se sont […] construites sur un processus de surévaluation de lhistoire » (p. 86). Personnage et comédien évoluent parallèlement dans ce phénomène : « À linstar du comédien, Macaire représente un archétype médiatique. Leur destin est lié comme on construit un feuilleton à rebondissements. En intégrant la fiction, le comédien devient, dès lors, un mythe » (p. 87). A ainsi été élaboré de toutes pièces un Lemaître réformateur du théâtre et acteur romantique. Toutefois, il nen est pas moins vrai que le jeu de lacteur a infléchi la nature de la pièce est a contribué à son succès : le comédien a fait émerger en France un jeu plus « naturel » et réaliste (p. 93). Au-delà, ce sont les transgressions, à la ville comme à la scène, de Lemaître et ses confrères, qui vont orienter leurs interprétations (p. 117). En tenant compte du contexte de création de lœuvre, Marion Lemaire invite à une relecture de lhistoire théâtrale et culturelle, et nous montre combien « le jeu de lacteur est tout aussi important que le travail des dramaturges » (p. 122). Aussi les reprises de LAuberge dans les années 1830 savèrent-elles capitales, en allant jusquà « dénoncer toute forme dautorité et […] transgresser lesthétique théâtrale du mélodrame » (p. 124). Lemaître instaure un nouveau rapport entre traîtres et forces de lordre (p. 126). Il en résulte que « la portée contestataire de Macaire est bien plus importante en 1832 quen 1823, parce quen plus de mettre à mal les autorités, le personnage cynique et provocateur suscite le rire » (p. 147). Et progressivement, le comédien exerce une mainmise absolue sur son personnage : il tente, à plusieurs reprises, détablir « un accord légal par lequel il serait capable de soctroyer la seule et libre interprétation 986du personnage de Robert Macaire » (p. 162). Afin de monétiser son art, il tente de le convertir en droits dauteur. Une « symbiose » définitive sopère alors entre lacteur et son rôle, à la faveur de jeux dimprovisation nourris par lactualité, reflétant les préoccupations sociales de la monarchie de Juillet. Et alors que le personnage va sémanciper, Lemaître lui restera attaché, en vertu dun « processus didentification et dhéroïsation corollaire de limaginaire collectif » (p. 177).

La deuxième partie de louvrage (« Quand Macaire échappe à son créateur ») montre la diffusion du personnage comme type social et politique en proposant une définition du « macairisme ». Marion Lemaire montre la prégnance de Robert Macaire dans limaginaire du xixe siècle, notamment en analysant la presse de lépoque. Les caricaturistes utilisent le protagoniste pour formuler des critiques politiques contre le gouvernement de Juillet, le fameux héros devenant « lincarnation du monde de la finance et de la spéculation des années 1830-1848, mais aussi la personnification du pouvoir politique » (p. 189). Un riche dossier iconographique accompagne la démonstration. Lon comprend que dès le rétablissement de la censure, en 1835, Macaire soit banni des scènes parisiennes et des journaux (p. 219). Il ne disparaît cependant pas, mais perd sa force subversive (p. 219). Aussi le macairisme émerge-t-il « dune construction collective du personnage et de son discours » (p. 238). Naît un mythe, à travers un type social qui nest pas seulement classifié, mais aussi et surtout « héraut des revendications de son temps » (p. 240). Et le type social sémancipe de son créateur. En analysant également la littérature contemporaine, romans et proliférantes « physiologies », Marion Lemaitre montre comment Macaire devient « une figure de laffairisme, du puff et du pouvoir en place » (p. 257), marquée aussi par son ambiguïté : « laspect protéiforme du personnage […] lui vaut dêtre à la fois critiqué et célébré » (p. 281). Le héros, bouleversant laxiologie de la comédie de mœurs, remet en cause la société entière (p. 284). « Mais par lexploitation commerciale qui est faite de lui, le personnage devient le propre exemple de ce quil dénonce » (p. 284). Devenu une manne financière, Macaire fait lobjet dune exploitation scénique accrue, dans un champ théâtral où règne la concurrence. Et cela, en dépit de la surveillance sévère de la censure. Cela explique en partie le rejet, par Frédérick Lemaître, de sa propre créature, « étant donné [quil] ne peut pas créer de nouveaux rôles sans que les journalistes ne fassent un lien entre eux et Robert Macaire » (p. 309) – rejet paradoxal toutefois, puisquil « tente à la fois den garder le monopole et de sen détacher » (p. 309), en sen faisant finalement lun de ses plus ardents détracteurs.

Outre la clarté et la richesse dun propos qui ouvre à une relecture de lhistoire théâtrale en rendant accessible un fonds darchives jusque-là inexploité, lon notera les annexes substantielles dont louvrage est assorti (« Tableau chronologique et synthétique des pièces jouées par Frédérick Lemaître, des représentations de LAuberge des Adrets, de Robert Macaire et de leurs avatars »), l« Inventaire détaillé du fonds Frédérick Lemaître » quil propose, ainsi que sa copieuse bibliographie et ses deux index (des auteurs et des titres) permettant une consultation aisée. Marion Lemaire nous offre un ouvrage crucial pour aborder le théâtre du xixe siècle dans toutes ses dimensions, grâce à des analyses fines, précises, et fondées sur un corpus en grande partie inédit, qui embrasse lintégralité du champ culturel de lépoque – théâtre, presse, littérature, illustrations, biographies, écrits personnels et correspondances.

Amélie Calderone

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Jules Michelet, Histoire de la Révolution française. Édition publiée sous la direction de Paule Petitier. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Deux vol. de 1409 et 1536 p.

LHistoire de la Révolution française avait été publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1939 par lhistorien de la révolution Gérard Walter. Lessor des études sur Michelet rendait indispensable une nouvelle édition. On dispose en effet désormais de la Correspondance générale de Michelet établie par Louis le Guillou (Champion, 1994-2001, 12 vol.) ; du Journal de Michelet publié par Paul Viallaneix (Gallimard, 1959, 1962 et 1976) ; des cours au collège de France de 1838 à 1851 publiés également par Paul Viallaneix (Gallimard, 1995). Le manuscrit de lHistoire de la Révolution française ainsi que les sept recueils de notes préparatoires déposés à la bibliothèque historique de la Ville de Paris avaient fait lobjet en 1988 dun travail déquipe dirigé par Paul Viallaneix auquel lédition nouvelle de la Pléiade est dédiée. Paule Petitier, maître dœuvre de cette nouvelle édition, est bien connue pour lexcellence de ses travaux sur Michelet, notamment Michelet lhomme histoire (Grasset, 2006) et la nouvelle édition de lHistoire de France (édition des Équateurs, 2008-2009). Elle a réuni une équipe de chercheurs éminents en histoire et en littérature (Michel Biard, Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron, Aude Déruelle, Hervé Leuwers, Florence Lotterie, Dominique Pety, Claude Rétat, Jean-Marie Roulin, Corinne Saminadayar-Perrin, Judith Wulf) qui, sappuyant sur les travaux les plus récents sur Michelet et sur lhistoriographie de la révolution, nous offrent un modèle dédition savante, accessible aussi à un public large : une longue étude introductive sur les six tomes publiés de 1847 à 1853 puis des notices sur chaque tome éclairent la genèse de lœuvre en sappuyant sur le manuscrit, la correspondance et le journal, sa structure, les sources et la réception ; les notes indiquent les variantes significatives, éclaircissent les allusions, signalent les partis pris de Michelet, identifient les très nombreuses sources, tâche ardue, en labsence de références dans le texte. Pour un public plus large on trouve définis les termes sortis de lusage et présenté rapidement létat des connaissances historiques aujourdhui (sur les biens nationaux, les morts de Vendée, etc.). On trouve aussi une chronologie de la révolution dans chaque volume, et dans le volume 2 un index, et une bibliographie comportant notamment la longue liste (p. 1395-1411) des sources de Michelet.

Les deux volumes permettent de saisir la science immense de Michelet qui avait dépouillé à la fois des archives parisiennes et provinciales – celles de Nantes notamment. Après le coup dÉtat du 2 décembre, révoqué du collège de France le 12 avril puis perdant en juin le poste aux archives quil occupait depuis 1830, Michelet sinstalle à Nantes. Il est lun des premiers à faire lhistoire de la révolution dans lOuest, lun des tout premiers à recourir à des archives de province à une époque où les classements étaient embryonnaires. Mais il utilise aussi une documentation écrite considérable. La comparaison précise de Michelet avec ses prédécesseurs, entre autres Thiers et Mignet, Lamartine (sur le procès du roi) en fait ressortir à la fois la maîtrise et loriginalité. Michelet traque dans ses sources les formules frappantes, les faits symboliques, le détail dune attitude ou dune apparence, tout ce qui peut ressusciter les morts et faire vibrer le lecteur. Il napparaît pas moins singulier comparé à ses émules : les préfaces à la réédition de 1868-1869 le montrent conscient de sa distance avec Quinet dont il se sépare 988en refusant de stigmatiser 1793, et avec Louis Blanc à qui il reproche de glorifier Robespierre. Michelet refuse à la fois lhistoire libérale de lun et lhistoire socialiste de lautre, la condamnation de la Terreur et son apologie. Ces préfaces sont aussi une tentative de Michelet pour conquérir les lecteurs qui ont boudé ses derniers volumes, lédition apportant dutiles précisions sur lécoulement et la réception des différents tomes.

Sans doute nest-ce plus pour son apport érudit et la diversité de ses sources quon lit Michelet aujourdhui et lédition ne cache pas les lacunes et les partis-pris. Michelet est souvent volontairement imprécis pour donner aux événements une portée symbolique, et volontairement partial car il juge, au nom du tribunal de lhistoire, au nom de la postérité. Il y a concordance des temps entre la révolution et la politique des années 1844-1853. Notices et notes soulignent admirablement comment lœuvre lit le passé à la lumière du présent. Cest pour mieux montrer cette interdépendance de lexpérience politique et de linterprétation historique que les éditeurs ont choisi de publier la première édition de lHistoire de la Révolution (Chamerot, 1847-1853) et de renvoyer en note les ajouts de la dernière édition revue par Michelet, celle de Lacroix (1868-1869). Le choix est judicieux. De fait, sans que Michelet fasse même allusion au présent, le récit de la Révolution se nourrit des questions dactualité. Le récit des élections de 1789 renvoie en filigrane aux débats sur les capacités de la fin de la monarchie de Juillet. Lhostilité de Michelet aux révolutionnaires anglophiles est liée à langlophobie des années 1840 durant lesquelles lAngleterre était à la fois la rivale de limpérialisme français et lexemple horrible de la misère ouvrière dans les centres industriels de Manchester ou Birmingham pour les observateurs sociaux. Le tome trois, consacré à 1791, lannée de la bascule révolutionnaire, est écrit fin octobre 1848 dans le Waterloo moral des journées de Juin, et pose la question angoissante de la durée de la république chez un peuple sans éducation républicaine. Lédition multiplie les exemples de ces renvois le plus souvent implicites au présent de lécrivain. Cette expérience politique à larrière-plan du récit historique rend Michelet sensible au kairos dans lhistoire, à ces moments de fondation que méconnaissent les doctrines fatalistes. Elle le rend aussi plus sensible à laccélération des événements et au poids du passé. Lhistoire de la révolution montre à lhistorien comment lhéritage de la monarchie et du catholicisme (les grands coupables de notre histoire) mine leffort révolutionnaire. Limbrication du travail historique et du souci politique explique aussi certaines évolutions. Ainsi en 1850 Michelet est plus sévère pour les Vendéens que dans son cours de 1848, la dérive conservatrice de la seconde république ayant montré la dangerosité du retournement du peuple contre la Révolution. Cest aussi le renversement de la république qui explique lorientation socialiste de Michelet après 1852 dans les tomes consacrés à 1793-1794. Léchec de la Révolution éclaire léchec de la République, et réciproquement.

Riche en information historique, cette nouvelle édition éclaire aussi le génie de Michelet écrivain, en montrant comment lorganisation même du récit, souvent digressif, produit du sens. Lesthétique sert lintelligence historique, ce qui dans cette édition est dautant mieux mis en valeur que le travail est effectué par une équipe pluridisciplinaire dhistoriens et de littéraires. À la belle ordonnance en diptyque des cinq premiers tomes où se déploie la révolution triomphante succèdent des chapitres dont le morcellement traduit la décomposition de la révolution. Rien ne montre mieux combien lorganisation narrative a une portée symbolique que le récit des « journées » et notamment la construction dans le tome 4 de la séquence invasion des Tuileries 989le 10 août 1792 / massacres de septembre / bataille de Valmy. La notice consacrée à cette séquence (p. 1345-1351) montre très finement comment Michelet réhabilite le 10 août pour en faire un moment de lunanimité nationale, Mignet y avait vu linsurrection de la multitude contre la classe moyenne, Lamartine une conjuration décidée par Danton ; Michelet célèbre une manifestation du peuple entier, un acte fondateur, sans violence autre quindividuelle et marginale ; Lamartine avait fait du roi une figure de victime pathétique, Michelet peint un « pauvre homme, lourd et mou » au risque de choquer ses lecteurs… la royauté na plus de légitimité. Après avoir exalté cette journée de communion populaire, Michelet traite les massacres de septembre comme une scène infernale et là encore il se sépare de ses sources et de ses prédécesseurs : il refuse toute fonction utile aux massacres à la différence de Buchez et Roux, il ne survole pas lévénement comme Thiers, il ne reprend pas non plus la condamnation de la révolution comme lhistoriographie royaliste, mais comme le souligne la notice (p 1346), il élabore « une condamnation républicaine des massacres » : « je marche seul dans ces sombres régions de septembre », écrit-il. « Seul. Nul avant moi ny a encore mis le pied. Je marche comme Énée aux enfers lépée à la main, écartant les vaines ombres, me défendant contre les légions menteuses dont je suis environné. » La bataille de Valmy qui clôt ce livre VII du tome IV apparaît alors comme une rédemption, ou plutôt comme la sortie des enfers du nouvel Énée. À larrière-plan, évidemment, les journées de juin 1848, et la réflexion sur la violence inséparable des processus révolutionnaires. La comparaison dans la notice avec les récits antérieurs et postérieurs (jusquà Alphonse Aulard, Jaurès et Taine) fait ressortir la vision politique de Michelet et le génie dun narrateur qui faisant un bloc de ces trois événements impose une vision lumineuse et unanimiste de la révolution. Un tel récit montre aussi ce que lintelligence de lhistoire doit à la lecture de Virgile ou de Dante et à lart de la construction narrative.

Dans cette histoire, lacteur principal est collectif. Létude des sources de Michelet éclaire son parti pris de faire du peuple le seul héros de la révolution. Sil suit lHistoire parlementaire de Buchez et Roux, il ne sattarde pas sur les discours ; les orateurs comptent moins que lélan collectif. Doù le privilège quil accorde au récit de la séance du jeu de paume et à celui de la nuit du 4 août auxquels il a donné le poids des moments fondateurs de notre histoire. Les très nombreuses citations de la Bible, systématiquement repérées dans lédition, font de lhistoire de la révolution lhistoire sacrée dun peuple entité mystique, mais cest une entité incarnée : se réclamant de Rabelais, Molière et Voltaire, Michelet se veut Peuple, réhabilite le souci du concret.

À lire cette édition érudite et puissamment synthétique, quon peut dire définitive, on comprend mieux pourquoi Michelet est le grand écrivain de notre roman national, celui qui a plus que tout autre créé un imaginaire historique commun.

Françoise Mélonio

Eugène Sue, Correspondance générale, vol. IV (juin 1850-1854). Éditée par Jean-Pierre Galvan. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2018. Un vol. de 670 p.

Pour Eugène Sue ces quatre années sont nettement politiques. Romancier toujours très actif, élu représentant du peuple en avril 1850 (honneur dont il est 990et sera toujours fier), « montagnard » très assidu à lAssemblée bien quil habite la Sologne, sous ses yeux montent les périls contre la république (et on peut rappeler quil sembla pressentir dès décembre 1848 le problème que poserait, trois ans plus tard, le désir du président de rester au pouvoir [voir Correspondance générale, vol. III, lettre 48-16]). Arrive le coup détat de décembre 1851. Dès janvier il doit sexiler à Annecy, en Savoie.

J.-P. Galvan fait de lédition de cette correspondance quelque chose de vivant. Dordinaire on publie les lettres retrouvées avec le dernier volume. Il nous donne celles de 1849 et de janvier 1850 dans un supplément au début de ce tome IV, et cest heureux : nous les lisons en temps et en heure. Sinspirant des travaux les plus récents, il ajoute à des informations incomplètes parues précédemment, ainsi à propos du libraire Pétion (voir note 3, p. 520-521). On pourrait néanmoins sinterroger sur la nature de certains textes présentés : les « Lettres aux Abonnés des Mystères du Peuple », intégralement citées, sont-elles autre chose que dimmenses notes documentaires, chargées dérudition, tout à fait polémiques (mais Sue se fonde parfois sur Guizot et Sismondi qui ne sont guère « socialistes »), annonçant précisément certaines pages du roman et en doublant par avance les démonstrations ? Il est vrai que ces « Lettres » napparaissent pas dans les versions de librairie des Mystères […] jusquà nos jours, et que cette édition de la Correspondance nous a donné, nous donne à lire des textes du romancier restés confidentiels, par exemple Jean-Louis le journalier (1850-1851) et l« Introduction » aux Lettres sur la peine de mort de Hugo (1854).

En 1850-1851, Sue combat durement la réaction. Son arme, notamment, Les Mystères du peuple, histoire de leffrénée oppression multiséculaire exercée sur les humbles par la noblesse et le catholicisme. Lœuvre est un succès mais déjà menacée, doù de multiples échanges du romancier avec éditeurs et amis. Il se trouve à partir de 1852 dans le royaume de Sardaigne, ilot sans doute relativement libéral dans une Europe agressivement conservatrice, mais même en Savoie le parti religieux contre vigoureusement Les Mystères […] ; lettres et documents attestent que partout ailleurs se déchaîne la censure. Le romancier souligne néanmoins à maintes reprises (et pour ses adversaires cest la marque de son hypocrisie) sa vénération pour Jésus, à la « divine morale » (50-40), « lami des pauvres et des affligés » (50-59), « Dieu damour et de pardon » (51-53) dont les enseignements nont cessé dêtre souillés et il témoigne de son admiration pour Terre et ciel de J. Reynaud « lun de ses meilleurs amis », ouvrage tout empreint dun singulier spiritualisme (54-38, 54-49). Lanti-bonapartisme de Sue est ardent, constant, il accable à maintes reprises le « bandit », le « gredin » des Tuileries, et il sinquiète quune simple couverture de livre puisse laisser supposer quil fait la moindre concession (53-45). Il lutte pour dautres exilés, errants parfois, et comme toujours sans sectarisme : il apporte, notamment, avec quelle ténacité, toute son aide à Ferdinand Flocon, qui, ministre en 1848, resta un allié politique de Louis Blanc, et il safflige des féroces divisions entre républicains réfugiés à Londres. Peut-être a-t-il des instants de profond découragement face aux « succès », aux méthodes du régime (53-67), mais en attendant que la France, « soûle », ait « cuvé son vin » (52-69), il ne cesse de croire que lon doit œuvrer sans désemparer avec « espoir et courage ». « Car tout est là : entraîner et convaincre » comme il lécrit à Perdiguier (53-9). Rien ne vaut plus que la diffusion de leurs idées, aussi est-il amené, et cest extraordinaire (quand on songe à ses difficultés matérielles et, depuis vingt ans, à 991la dénonciation acharnée par les écrivains de la contrefaçon), à refuser de percevoir ses droits en Belgique : les exiger empêcherait la publication des ouvrages, et ce serait faire le jeu de la réaction (54-37).

Sue, en Sologne et en Savoie, avant et après le 2 décembre, est toujours un bourreau de travail. Certains livres, comme Les Mystères […], lui demandent de grandes recherches (il sollicite donc de laide, des avis). Mais il écrit aussi des œuvres à ses yeux plus « faciles », de nombreux romans de mœurs (toujours teintés daudace). DAnnecy, il doit donc combattre, comme il le peut, pour être publié, en France et ailleurs : les entraves administratives, les réticences effarouchées des éditeurs sont nombreuses, il correspond avec son agent Masset, agit de concert avec lui, et fait inlassablement des propositions à Hetzel, à Desnoyers, le directeur du Siècle. Son œuvre, ancienne et nouvelle, est son unique gagne-pain. Il a des soucis financiers et telle faillite soudaine linquiète (54-17). Sil a le sentiment dêtre quand même un marchand de mots, lui qui parle de sa « pacotille littéraire » (52-66), il nest pas négligent néanmoins. À maintes reprises, comme les années précédentes, il parle corrections dépreuves, et il écrit par exemple à propos du Diable médecin : « je serais désolé quil parût un seul feuilleton sans quil ait été revu par moi » (54-55, p. 561). Se confirment sa lucidité, sa modestie : ainsi écrit-il à Louis Blanc : « ma petite sphère de conteur, de vulgarisateur, cest mon lot, et tout modeste quil est, il me suffit » (51-52, p. 205). Son honnêteté est remarquable : chose rare parmi ses confrères, il reconnaît dans une lettre publique à Michel Lévy que tel de ses personnages de Martin lenfant trouvé est directement inspiré du Raoul Desloges de son « ami » A. Karr (51-11), et surtout, dès novembre 1850 (on republie ses anciens ouvrages) il avoue quil lui eût été facile de les corriger (et dy atténuer la présence de J. de Maistre, de Bonald, etc.), mais ceût été « apostasier ». Il assume, humblement et fièrement, son évolution politique et morale (50-66). En décembre 1852 il propose encore à Hetzel de rédiger pour chacune de ses œuvres anciennes une notice expliquant son état desprit au moment de la création : « ce seraient pour ainsi dire mes Mémoires littéraires » [et on sait ladmiration quil eut pour Histoire de ma vie] (52-68, p. 330). Il y joindrait même, proposition assez nouvelle, « la description des lieux » de leur rédaction, « parce que le milieu physique matériel où je vis influe beaucoup sur mon esprit » (ibid.). Ce projet, il le caressera encore en 1856.

Sans doute le merveilleux pays dAnnecy, quil arpente assidûment, lapaise-t-il (et, reconnaissant, il projette décrire des Lettres sur la Savoie pour y attirer les visiteurs). Mais malgré le bon accueil reçu, on devine sa solitude : il rencontre Arago, mais il aimerait tant revoir Schoelcher et dautres, converser avec eux… Peu de confidences personnelles dans ces pages (sauf sur sa santé, assez défaillante). On devine juste la présence de la belle et jeune Marie de Solms, pour qui il eut, cest probable, une affection toute paternelle, et dont la présence éclaira ces dernières années.

Faut-il redire lacharnement, les déceptions surmontées, les ruses fécondes, le constant souci de véracité dans létablissement du texte, la minutie éclairante, limmense travail dannotation exigés par lentreprise de J.-P. Galvan ? Eh ! bien réitérons. Voilà donc lavant-dernier volume de cette Correspondance, si riche en lettres, en documents annexes. Et si cétait lantépénultième ? si léditeur retrouvait au moins une partie des lettres de et à Mme de Solms ? Espérons.

Alex Lascar

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Marie Lapière, Le Langage des sources dans Les Trois Villes dÉmile Zola. La dialectique de la foi et de la raison. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2018. Un vol. de 548 p.

Ce volume est issu dune thèse soutenue en mars 2016. Lautrice définit son projet à la fin de lintroduction, en précisant tout dabord, pour ne pas leurrer les futurs lecteurs, quil ne sagit « ni [d]un travail dintertextualité pure […] ni [d]un travail exclusif de génétique ». Marie Lapière a refait le chemin de Zola, en lisant à son tour les ouvrages dans lesquels il sétait documenté pour préparer sa trilogie ; sur la masse impressionnante des livres consultés par le romancier, elle a choisi daborder seulement ceux qui avaient trait à la foi et à la raison, en insistant sur la « dynamique » qui les lie. « Cest un travail qui peut apparaître comme hybride et original. Il sappuie sur la génétique pour identifier les documents comme soubassement de lœuvre à travers leur mécanisme dappropriation via le processus de lecture et décriture puis leur transposition au sein des romans. »

Contrairement à sources, le mot « langage » nest pas défini dans ce livre (un petit regret : le commentaire aurait pu trouver sa place dans lintroduction, voire la conclusion), mais on comprend au fil de la lecture ce quil signifie : en effet, après avoir sélectionné les documents lus et annotés par Zola qui se réfèrent précisément à la foi et à la raison (les ouvrages de trois catholiques, Dozous, Boissarie et Henri Lasserre pour Lourdes, de Francesco Saverio Nitti, futur homme politique antifasciste, et de Gabriel Tarde pour Rome), et les avoir commentés, Marie Lapière montre la façon dont ces sources se mettent à parler, sous de multiples formes : ainsi, les personnages secondaires de Lourdes sont souvent issus de « cas » étudiés par Boissarie et Dozous ; le livre La Rome nouvelle, écrit par Pierre Froment, héros des Trois villes, sinspire du Socialisme catholique de Nitti, que le romancier napprouve pas, mais qui est nécessaire à sa démonstration, puisque ce nest que peu à peu que Pierre doit être désabusé et reconnaître que lamélioration des conditions de vie des êtres humains ne peut passer par lÉglise. Cette polyphonie ne provoque toutefois aucune dissonance car lécrivain, fort dinébranlables convictions, commence sa trilogie en sachant exactement ce quil veut prouver. La série des Trois villes, même si elle ne se réduit pas à un ensemble de romans à thèse, est sous-tendue par une argumentation claire : le catholicisme a fait faillite (de Quinet à Rimbaud, nombreux sont ceux qui lavaient liquidé, tout au long du xixe siècle), il faut lui substituer la science, à laquelle Zola croit, bien quen cette fin de siècle certains affirment quelle a fait « banqueroute ». Rappelons que Dozous et Boissarie étaient médecins, mais que Zola ne les classe pas pour autant du côté de ceux qui incarnent la science.

Lintroduction et les débuts de parties ou de chapitres retracent larrière-plan idéologique de la France à la fin du xixe siècle, comme lavait fait René Ternois dans Zola et son temps : ce grand travail avait aussi influencé lécriture des préfaces à Lourdes, Rome et Paris par Jacques Noiray pour la réédition des Trois villes dans la collection Folio. La dialectique de la foi et de la raison nest donc pas replacée dans une perspective historique longue ; un paragraphe aurait pu rappeler quil sagit dun problème philosophique posé et reposé à travers les siècles, de Thomas dAquin à Jean-Paul II (on célébrait les vingt ans de lencyclique Fides et Ratio au moment de la parution de louvrage de Marie Lapière) en passant par Descartes 993et Pascal. Problème constant, donc, et jamais résolu, ce qui permet précisément de le reposer à nouveaux frais. Loriginalité de Zola, par rapport à tous ceux qui viennent dêtre cités, réside dans le fait quil était romancier, dépourvu de formation philosophique, et athée depuis la fin de ladolescence.

Marie Lapière observe le travail préparatoire de Zola, remarquant que, lorsque celui-ci prend, pour constituer ses dossiers préparatoires, des notes sur des livres qui ne sont pas en accord avec ses convictions, il « se révolte peu ». En effet, son but est de chercher des éléments intéressants pour le roman quil projette, une « matière à travailler ». Elle reconstitue aussi la genèse des lectures, et analyse parfois la forme des notes, certaines dentre elles se réduisant à quelques mots, dautres se développant dans une syntaxe ; elle les décrit dans leur matérialité, soulignant les difficultés rencontrées lors du déchiffrement des notes prises au crayon sur louvrage de Nitti, alors que les notes prises sur celui de Tarde, écrites à la plume, sont lisibles. Enfin, elle relève des exemples dans lesquels « la lecture critique de Zola devient source de réflexion » car lécrivain y puise quelques grandes lignes de son futur roman. De fait, si elle lit et commente les sources, elle les met assez souvent en relation avec le contenu des romans. Laridité qui aurait pu résulter dun travail exclusivement centré sur les dossiers préparatoires des Trois villes est donc un écueil évité. Ainsi, Marie Lapière compare lextrait du journal de voyage à Lourdes où Zola visite la maison de Bernadette Soubirous à la réécriture du passage dans le roman, en mentionnant des variations stylistiques ayant pour but la dramatisation. Il manque cependant quelques études formelles montrant la façon dont Zola choisissait, découpait, récrivait et intégrait le document à son roman. Elle annonce pourtant (p. 289) que lanalyse de « la réappropriation romanesque de Nitti et Tarde en les faisant apparaître comme intertextes zoliens » sera le sujet du chapitre iii de la deuxième partie, mais ce travail napparaît quà la fin (p. 314-316), réduit à la confrontation des notes au roman, sans passage par le texte dorigine. En outre, labsence dexamen des sources de Paris est justifiée, mais le premier chapitre de la troisième partie, tout en continuant dexplorer les dossiers préparatoires, apparaît plus redondant, sur la mort du catholicisme, et moins original ; en revanche, le deuxième chapitre étudie la construction du personnage de Pierre dans le dossier, enquête qui navait encore jamais été menée de façon complète.

Les approximations de cette recherche concernent presque toutes des questions religieuses (par exemple, laffirmation selon laquelle ce sont les « idées » du cardinal Manning « que lon retrouve essentiellement dans Rerum novarum » est trop rapide, car beaucoup dautres penseurs catholiques, ecclésiastiques et théologiens ont contribué à cette encyclique). Plutôt que de faire le relevé mesquin des erreurs, lapsus et coquilles qui demeurent dans ce livre comme dans tout long volume, concluons en soulignant dune part la profonde honnêteté de ce travail, dautre part lenthousiasme de son auteur, perceptible dans lusage récurrent – mais non envahissant – des points dexclamation, qui donnent à son écriture une fraîcheur et une vivacité assez inhabituelles dans un travail universitaire. Ce livre intéressera tous ceux qui ne limitent pas lœuvre de Zola aux Rougon-Macquart.

Sophie Guermès

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Gabrielle Melison-Hirchwald, Alphonse Daudet interviewé. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 848 p.

Gabrielle Melison-Hirchwald publie la première édition critique des interviews données par Alphonse Daudet à la presse française de 1883 jusquà sa mort en 1897. Léditrice a recueilli 144 interviews, un chiffre très important qui fait de Daudet lun des écrivains les plus sollicités par les journalistes avec Émile Zola. Les textes sont regroupés chronologiquement et chaque ensemble est précédé dune notice qui éclaire le contexte historique et culturel, tandis que des notes de bas de pages apportent toutes les précisions utiles. Louvrage comporte une bibliographie et plusieurs index (auteurs, journalistes, acteurs, personnages, titres dœuvres).

Le volume ouvre sur une longue introduction qui propose une réflexion sur la poétique dun genre encore peu étudié. Gabrielle Melison-Hirchwald dégage ainsi les contours dune forme qui se structure autour de rituels induits par la visite au grand écrivain. Les interviews sont liées à des faits divers, à des événements de la vie littéraire, au lancement dun roman ou dune pièce de théâtre, se transformant en éléments efficaces de la promotion de lœuvre. Lécriture même en est problématique : elle doit dabord restituer la voix de linterviewé sinon complètement du moins partiellement. Ce souci de loralité et de la reconstitution verbatim distinguent cette forme, par ailleurs proche des articles nécrologiques et des souvenirs.

Léditrice sattache à retracer la carrière médiatique dun romancier célèbre ; sans prétendre à limpossible exhaustivité, elle sest livrée à une enquête très approfondie dans la presse, un travail rendu possible – ou du moins facilité – par les nouveaux outils numériques. Ces interviews impliquent bien sûr des choix qui sont scientifiquement justifiés et notamment celui des journaux retenus. Cette édition est soignée avec un rigoureux travail philologique de transcription et détablissement des textes ; les notes explicatives et linsertion de présentations intermédiaires éclairent les interviews et les relient entre elles sans altérer la discontinuité caractéristique du genre.

Ces documents inédits apportent beaucoup dinformations sur lhomme et sur la façon dont il se construit une « identité médiatique » ; ils le montrent devenant un écrivain professionnel, sadaptant aisément au tempo des médias, au point de prendre la main dans léchange avec le journaliste. Daudet se présente en homme de lettres (et effectivement cest le titre quil choisit pour ses mémoires) et il livre les arcanes de son travail : sources de ses romans, clés des personnages, même sil prend soin de rappeler que sa méthode est de construire en additionnant les traits de différents modèles, ou encore confidences sur lécriture, faite de ratures et de réécritures. Grâce aux interviews, on perçoit mieux sa position dans le champ littéraire, cristallisée autour du motif de lacadémie, de lAcadémie française – la vraie – face à lAcadémie Goncourt. Son rejet de tout embrigadement, sa répugnance à sengager se lisent aussi dans ses refus de se laisser entraîner par lintervieweur.

Daudet connaît tous les rouages du métier décrivain : les textes rassemblés font apparaître la question des liens avec les éditeurs, les problèmes de plagiat, de droits dauteurs (à létranger surtout) et ils nous en apprennent beaucoup sur léclectisme des goûts de lécrivain et sur la diversité de ses fréquentations. On est frappé aussi par limportance de la famille, mise en avant par le récent ouvrage de Stéphane Giocanti Cétaient les Daudet.

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Ces interviews sont donc précieuses en ce quelles font entendre la voix de Daudet, merveilleux causeur qui se met en scène pour le plus grand plaisir du lecteur et du journaliste. « Un bon client », écrit Gabrielle Melison-Hirchwald et, de fait, ces interviews revêtent souvent une dimension théâtrale, mais dun théâtre intime, faisant des lecteurs du journal des amis venus rendre visite à lauteur.

Léditrice souligne la faible importance accordée à la maladie alors que tous les journalistes étaient au courant des souffrances endurées par lauteur. « Voile de pudeur » sans doute, mais qui démontre que les interviews, contrairement aux éditions de correspondance, ne donnent pas accès – du moins pas directement – à lintime. Leur nature est bien différente et lespace de linterview correspond à la construction dune identité – celle du stoïque marchand de bonheur ici – plus quà des confidences personnelles. Les interviews dun écrivain qui en maîtrise les codes, comme cest le cas de Daudet, ne sont pas des espaces pour lautobiographie – même si on constate une redondance dans le récit dépisodes comme larrivée à Paris, les débuts et même quelques souvenirs de la petite enfance comme celui du chien fou ou de lincendie, qui accèdent presque au statut de souvenirs écrans.

Cette édition critique est à la fois originale, érudite et riche. Elle donne accès à des textes inconnus, aux marges de lœuvre. Faguet dans la Revue Bleue se plaignait que les familles des écrivains publient ce quil appelait les « copeaux de latelier », des carnets, des brouillons… On sait quel profit en ont tiré les études génétiques. Quen sera-t-il des interviews ? Elles offrent au chercheur un matériau nouveau, une mine dinformations pour éclairer la genèse des œuvres ou leur réception mais elles semblent répondre surtout à une curiosité toute moderne pour les individus. On cherche un auteur et on rencontre un homme, ou plutôt limage que celui-ci veut donner de lui-même ! Linterview participe ainsi à la construction dune identité à laquelle la critique se montre aujourdhui très attentive.

Anne Simone Dufief

Sylvie Roques, Jules Verne et linvention dun théâtre-monde. Paris, Classiques Garnier, « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2018. Un vol. de 405 p.

Les ouvrages (Chelebourg, Compère, Raymond, Weissenberg, etc.) et articles de qualité (publiés dans la Revue Jules Verne, entre autres), ainsi que les actes de colloques, ne manquent pas sur Jules Verne. La critique récente, notamment, a su semparer de la vaste œuvre de cet auteur longtemps injustement enfermé dans la catégorie « roman daventures », « pseudo-scientifique », « de jeunesse » quand ce nest pas celle de littérature populaire voire mineure. Le « Walter Scott de la science » a on le sait fait les frais dune politique éditoriale dune part, dune réception critique dautre part, lidentifiant à un inlassable promoteur de la vulgarisation scientifique pour jeunes lecteurs. Mais outre ces clichés désormais écartés, il manquait encore une étude de son théâtre. Cest chose faite avec louvrage de Sylvie Roques.

Lauteur y rappelle que le théâtre de Jules Verne a été, jusquau milieu du xxe siècle, lobjet dimmenses succès, de tournées spectaculaires qui ont prolongé la faveur rencontrée par les romans, mais ont aussi proposé des spectacles autonomes marquant les esprits. Du reste, Sylvie Roques estime que limaginaire 996vernien est théâtral et que les romans sont romans de dramaturge et de metteur en scène. Cest un peu réduire le théâtre à sa portée spectaculaire, mais lhypothèse demeure dun grand intérêt et elle rappelle à juste titre que nombre de grands succès de théâtre à la fin du xixe siècle, comme les premiers succès du cinéma, furent des adaptations de romans, notamment mélodramatiques. Jules Verne ninvente pas, il sinscrit pleinement dans le goût de son temps pour le grand spectacle, la performance circassienne et la virtuosité visuelle ; il renouvelle ou extrapole des effets, des intrigues et des dispositifs qui ont fait leurs preuves. Cela nenlève rien à son talent, mais sil nest pas totalement « inventeur » dun genre, on reconnaît volontiers que le désir de théâtralité qui lanime et innerve son écriture romanesque constitue le point fort de cette étude.

Le propos de louvrage ne consiste de fait pas seulement à mettre en lumière un corpus oublié. Il défend lhypothèse que le théâtre de Jules Verne, servi par des tournées de grande ampleur en France et à létranger, fondé sur des mises en scène extrêmement spectaculaires sollicitant machines, troupes dacteurs et de figurants très nombreux, décors complexes et animaux vivants (ou mécaniques), a engendré un « théâtre-monde », cest-à-dire rien moins quun nouveau genre littéraire, mû par le désir « dintroduire, pour la première fois, limmensité de lunivers sur la scène dun théâtre » (p. 10).

Lusage de la machine nest peut-être pas aussi singulier à ce théâtre que lauteur, tout à son enthousiasme, le suppose ; du théâtre à machines du xviie siècle au théâtre patriotique qui convoque, sous lEmpire et au-delà, de grandes reconstitutions de batailles inspirant ensuite panoramas et dioramas (on ne fera pas linjure à lauteur de mésestimer ces objets, évoqués notamment aux pages 99-100), ou encore au Théâtre Historique dAlexandre Dumas, au théâtre de lhorreur avec ses femmes guillotinées et ses cercueils à double fond, des folies-vaudevilles, aux opérettes et fééries, les moyens du spectaculaire ne sont pas découverts par le théâtre de Jules Verne, mais ils sont de toute évidence sollicités par lui avec une ampleur et une efficacité déterminantes. Le recours aux animaux et à des dispositifs circassiens est déjà présent dans le cadre du mélodrame, et Jules Verne, qui travaille aux adaptations de ses romans avec Adolphe dEnnery, sinscrit aussi dans cette veine qui a familiarisé les spectateurs avec les sensations fortes et la surenchère deffets.

Toutefois la notion de « théâtre-monde » sollicitée par lauteur trouve toute sa pertinence lorsque, dans la seconde partie, délaissant les préambules sur la réception de lœuvre de Jules Verne et la prééminence du spectaculaire de la scène romantique au début du xxe siècle, se trouvent commentées et étudiées les pièces qui ont fait son succès scénique. Le nomadisme du roman à la scène, « les péripéties dune idée » (p. 109), pour reprendre lexpression de lauteur, à lexemple du célèbre Tour du monde en 80 jours, qui fut une pièce, un roman puis une adaptation du roman offrent des pages proprement passionnantes.

Le volume adopte en effet une démarche chronologique : rappelant dans une première partie (« les premières tentatives ») les premiers pas littéraires dun Jules Verne qui ne connaît alors ni succès ni notoriété, mais dessine le « projet global » dun écrivain, qui, comme tant dautres, sest essayé au théâtre avant décrire des romans (il est même question du « choix contraint du roman », à lencontre du théâtre vu comme « une tentation permanente »), lauteur analyse dans une partie centrale (« les pièces de la célébrité »), les « effets dramatiques au cœur du récit » (p. 141) avant de conclure sur lanalyse des « raisons dun échec » (p. 343) 997quand les derniers projets scéniques de Verne ne trouvent plus le succès espéré (« lessoufflement dun modèle »). Se risquant à écrire une pièce « sans roman » préalable, et « sans collaboration », Verne se heurte à un accueil mitigé, face à un public lassé peut-être des grands spectacles qui ont posé leurs propres entraves en invitant constamment à un ressort dinventivité, à une surenchère deffets de surprise.

Solidement documenté, appuyé sur le dépouillement de la presse de lépoque ainsi que lanalyse des correspondances entre écrivains, « faiseurs », collaborateurs et éditeurs, sur celle des rapports de censure mais aussi lestimation concrète du coût de telles pièces, du modèle dexploitation et de diffusion quelles établissent, le volume offre un tableau complet et très plaisant à lire du théâtre vernien.

Si lon aurait aimé davantage de réflexions sur les processus de condensation, de déplacement, de simplification (les analyses de procédés et deffets comme « accroître lefficacité », « affaiblir le pathétique », « réduire le grotesque » sont un peu rapides, on peut le regretter, mais cest là signe que la lecture éveille lintérêt et la curiosité) à lœuvre en vue d« installer linfini de lunivers sur scène » (p. 221), le propos reste très stimulant et sa lecture utile aux amateurs de Jules Verne comme aux spécialistes de théâtre – et inversement. Le mouvement permanent chez Verne entre roman et théâtre, non sans arrangements avec nombre de stéréotypes (les bayadères, les sauvages, les danseuses espagnoles, etc.), est étudié avec une grande adresse par lauteur. De remarquables réflexions comme « du fantastique à limprobable » (p. 331) éclairent le compagnonnage passionnant du théâtre et du roman chez Jules Verne.

De cette « passion indéfectible et fondatrice pour le théâtre » (p. 353) ressentie selon Sylvie Roques par Jules Verne pour les mondes du spectacle, louvrage dégage dans les adaptations de romans et les pièces la triple originalité du théâtre vernien : univers complexe issu du roman, usage de techniques et de machines, modèle financier et pourrait-on dire logistique propre à lorganisation de représentations grandioses. On ne saurait trop en conseiller la lecture : autant létude du corpus vernien que la contextualisation parmi les enjeux et les questionnements de la littérature de la seconde moitié du xixe siècle, avec son goût pour la surprise, lémerveillement, la terreur, la découverte qui servent tantôt la science tantôt le stéréotype sont du plus grand intérêt.

Florence Fix

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac. Édition critique par Jeanyves Guérin. Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques Littératures », 2018. Un vol. de 448 p.

Pièce parfois prise de haut par les spécialistes de théâtre malgré un succès constant, à la scène et à lécran, depuis sa création, le Cyrano de Bergerac dEdmond Rostand méritait bien une consécration universitaire. Cest maintenant chose faite, grâce à la riche édition critique procurée par Jeanyves Guérin.

Une copieuse préface (95 pages), très informée et méthodique, met à la disposition du lecteur une multitude de renseignements utiles à la mise en perspective de la pièce de Rostand.

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Dabord sur le « personnage » du « vrai » Cyrano, qui ressemble peu au héros légendaire popularisé par la pièce. Né à Paris en 1619 (il nest donc pas gascon !), il est un des libertins du xviie siècle qui annoncent les penseurs des Lumières. Ce « libre penseur radical » (p. xii) est un polygraphe admirable, dont lœuvre ne cesse de gagner en notoriété (ajoutons que son roman Les Étatset empires de la lune a étéremarquablement adapté pour la scène, en prononciation historiquement informée, par Benjamin Lazar en 2008, et que sa tragédie en vers, La Mort dAgrippine, récemment éditée par Françoise Gomez, a été puissamment mise en scène au Théâtre Dejazet par Daniel Mesguich en 2019). De sa personne réelle et de sa vraie vie, seules quelques bribes se retrouvent dans le Cyrano de Bergerac de 1897, dont le grand succès a occulté son modèle authentique.

Puis sur lauteur, Edmond Rostand. Né à Marseille en 1868, il se tient à lécart des cénacles naturalistes ou symbolistes et se consacre à lécriture théâtrale à une époque où elle intéresse peu les écrivains denvergure. Ce sont dailleurs ses relations avec des acteurs de renom (Sarah Bernhardt et Coquelin aîné) qui seront décisives pour sa carrière. Après divers essais plus ou moins réussis, il triomphe grâce à Cyrano de Bergerac, créé à la Porte Saint Martin le 28 décembre 1897, avec Coquelin dans le rôle-titre. Le succès est immédiat, foudroyant et durable : 206 représentations jusquà lété 1899, 500 en tournée de par le monde. LAiglon ayant confirmé sa gloire en 1900, Rostand, qui écrit encore Chantecler en 1910, est couvert dhonneurs quand il meurt en 1918, à lâge de 50 ans.

Ensuite sur le triple contexte politique, théâtral et littéraire de Cyrano. Contexte politique dabord : laffaire Dreyfus secoue la République, et Rostand, sans sengager directement, soutient Zola et est partisan de la révision du procès. Contexte théâtral ensuite : le théâtre est alors prospère, et on peut y faire fortune (Rostand lui-même aurait gagné 600 000 francs entre 1887 et 1900). Mais la production est majoritairement médiocre, malgré le souci esthétique de pièces symbolistes exigeantes (Maeterlinck, Ibsen), malgré, sans grand succès, les adaptations de romans naturalistes (Zola, Goncourt, Daudet), et malgré le cas particulier dUbu Roi. La principale nouveauté est alors limportance croissante donnée au metteur en scène, dont André Antoine est la figure marquante. Cest dailleurs peut-être une grande attention portée à la représentation qui explique la réussite de Rostand, dont la pièce, dans son texte et ses thèmes, nest pas novatrice. Contexte littéraire enfin : si lauteur, à partir dun canevas, a négocié avec Coquelin nombre de tirades, sil a pu transposer une anecdote biographique, ses sources sont littéraires. Le schéma narratif de Cyrano (un amoureux reçoit laide de quelque adjuvant) est présent chez Beaumarchais et, bien sûr, chez Molière. Rostand doit aussi beaucoup à Gautier : au Capitaine Fracasse, dont ladaptation scénique écrite par Émile Bergerat est montée par Antoine à lOdéon ; aux Grotesques, où se trouve lidée de la tirade des nez ; et à sa présentation de certains textes du vrai Cyrano, qui fait de ce dernier un personnage romanesque. À quoi sajoutent une source majeure, la préface à ses œuvres procurée en 1858 par le bibliophile Paul Lacroix, dont certains passages sont démarqués dans la pièce de Rostand, et diverses lectures sur lhistoire des cabarets ou sur la préciosité.

Appuyé sur ces précieux éclairages, la préface analyse alors la pièce en elle-même. En premier lieu, elle indique en quoi Rostand a composé un « Cyrano hétéroclite », selon le qualificatif que lui attribue Ragueneau au v. 102. À la fois homme dépée et homme de plume, ce « bretteur poète », dont létoile a bien pâli à lActe V, 999est « cyclothymique et maniaco-dépressif » (p. liv), fondamentalement individualiste et ainsi voué aux déconvenues amoureuses. Jeanyves Guérin se demande ensuite quel est le genre théâtral de la pièce : « drame ou comédie héroïque ? » (p. lvi). Question difficile. En cinq actes et en vers, donc dans la tradition classique, elle est appelée par son auteur « comédie héroïque », et non « drame », contrairement à LAiglon. Mais elle est créée au Théâtre de la Porte Saint Martin, place forte du drame romantique depuis les années 1830 et sans discontinuer (puisque, il serait temps dailleurs que les manuels et histoires littéraires intègrent cette vérité, le drame romantique sest poursuivi, parallèlement à bien dautres veines, sans discontinuer tout au long du siècle, et que Les Burgraves nont pas chuté en 1843 – du reste, quand bien même auraient-ils chuté, cela naurait pas suffi à mettre fin au romantisme). Rostand, qui connaît la préface de Cromwell, qui pratique lalliance du sublime et du grotesque et qui donne un titre à chaque acte de Cyrano, peut donc apparaître comme lhéritier de Victor Hugo, bien que la dimension politique manque à son théâtre. Selon lheureuse formule de Gustave Lanson citée p. xci, il tire « la dernière fusée du feu dartifice romantique ».

En tout cas, et lun des grands mérites de Jeanyves Guérin est de le souligner, Rostand conçoit Cyrano avant tout comme « un texte fait pour la scène » (p. xvii), comme un spectacle, néanmoins dune facture traditionnelle à son époque, sans doute sous linfluence de Sarah Bernhardt et Coquelin. Lindiquent notamment les choix scénographiques, très décorativistes, voulus par ce professionnel du plateau quil est devenu et des didascalies (comme la didascalie liminaire) tournées vers la représentation plus que vers la fiction. Il en va de même pour les célèbres numéros dacteur qui permettent notamment à Coquelin de sublimer des vers parfois décevants à la seule lecture (Paul Léautaud, cité p. lxxxi, le rappelle : « Le théâtre en vers nest pas la poésie »). Cest le plaisir du spectateur (la pièce plaît notamment beaucoup au jeune public), plus que la recherche de formes nouvelles, qui est visé : la théâtralité de Cyrano (son action échevelée, ses clous visuels, sa virtuosité langagière, ses morceaux de bravoure) est un facteur capital pour son succès.

Sa réception critique, demblée dithyrambique (Francisque Sarcey, Jules Lemaître), « inscrit Cyrano dans une réaction antinaturaliste et antisymboliste, une réaction antimoderne » (p. lxxi) et fait de son héros un représentant de la « francité », qui, autour dun personnage à panache élevé au rang de type national, a le mérite de rassembler une opinion profondément divisée par laffaire Dreyfus. Cyrano fut ensuite longtemps ignoré (particulièrement par les grands metteurs en scène des années 1960-1990), voire stigmatisé par les théâtrologues. Fort dun succès jamais démenti, à la scène et à lécran, il tend aujourdhui à être réhabilité, et Jeanyves Guérin, dans sa préface, y contribue très efficacement.

Il donne aussi au lecteur tous les moyens de comprendre le texte, reproduit daprès lédition princeps. Une très abondante annotation fournit à celui-ci une multitude de renseignements sur les acteurs, les personnages du xviie siècle évoqués dans la pièce, sur certains termes ou expressions spécifiques, sur des calembours ou des rapprochements (même avec Beckett !) qui pourraient passer inaperçus, etc. Par sa précision et sa richesse, cette annotation est un modèle du genre.

Lédition se termine par de très précieuses annexes (dont un florilège critique qui recompose lessentiel du dossier de presse) suivies dun inventaire quasi exhaustif des représentations données depuis la création, dune filmographie, dune bibliographie et dun index.

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On ne peut que se réjouir de disposer maintenant dun remarquable instrument de travail sur ce monument de la littérature dramatique, qui était, déjà, en son temps, un lieu de mémoire de lhistoire du théâtre, et lest resté.

Florence Naugrette

Lettres reçues par Guillaume Apollinaire. Édition de Victor Martin-Schmets. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2018. 5 vol., 3778 p.

Depuis 2015, grâce à Victor Martin-Schmets, on dispose dune édition complète en cinq volumes des lettres actuellement connues dApollinaire (Correspondance générale, Honoré Champion). Le même Victor Martin-Schmets, trois ans plus tard, propose un nouvel ouvrage monumental réunissant cette fois, et à nouveau en cinq volumes chez le même éditeur, les lettres adressées à Apollinaire : environ 5000 lettres émanant de plus de 800 personnes différentes. Un certain nombre étaient déjà connues, parfois depuis longtemps (Olga et Albert de Kostrowitzky, Jules Romains, Cocteau, Picasso, Walden, Level, Havet ; voir la bibliographie, t. V, p. 475-481), et notamment celles publiées dans le cadre de correspondances croisées ; ainsi, par exemple, la correspondance avec de nombreux artistes (Campa, Read, 2009) français et étrangers (notamment italiens) ou, plus récemment, avec Paul Guillaume (Read, 2015). Néanmoins, la plus grande partie de ces lettres est inédite, et cest évidemment en cela que louvrage devient passionnant pour les apollinariens, mais aussi pour tous ceux qui sintéressent à la poésie et aux arts du début du xxe siècle.

Victor Martin-Schmets souligne que les chiffres quil donne sont appelés à gonfler encore au fil de découvertes plus ou moins fortuites, ou quand certaines collections privées accepteront de souvrir. On sait que viennent dêtre publiées chez Gallimard, quasi parallèlement à la parution des cinq volumes, les 45 lettres de la célèbre Lou, Louise de Coligny-Châtillon, à Apollinaire ; et lon espère toujours la publication prochaine des lettres de Madeleine Pagès dont lunique spécimen publié par Victor Martin-Schmets donne un avant-goût.

Même si toutes les lettres ne sont pas des nouveautés, elles sont réunies pour la première fois en un seul ensemble au lieu dêtre dispersées en un certain nombre de livres et de revues. Les index précis et précieux figurant à la fin de chacun des cinq volumes et lindex général à la toute fin de louvrage permettent de se reporter facilement aux textes des différents correspondants, mais aussi aux œuvres et aux revues évoquées. Le lecteur dispose donc dun ouvrage complet (dans létat actuel des connaissances) et dune utilisation très commode

On ne peut quêtre admiratif devant lénormité du travail accompli. Victor Martin-Schmets a dû déchiffrer tous ces documents manuscrits, les transcrire (parfois les traduire), les classer, les décrire, les situer – et, dans de nombreux cas, tenter didentifier leurs auteurs. Pour rendre compte de ce matériau énorme, il a adopté, à la différence de lordre chronologique choisi pour lédition des lettres dApollinaire, un classement alphabétique, par le nom des correspondants. Ce classement préserve néanmoins la chronologie interne des envois, selon (sauf exceptions) les datations fixées par la BnF (doù proviennent, pour lessentiel, 1001ces documents). Lordre alphabétique a le grand avantage de regrouper toutes les lettres du même auteur et de faciliter une vision synthétique du rapport de celui-ci avec Apollinaire. Les dates qui sont soigneusement indiquées (sauf exceptions) permettent au lecteur qui veut établir dans son esprit une correspondance croisée de se reporter à la lettre dApollinaire à lorigine de, ou en réponse à, la lettre reçue. Les deux séries de cinq volumes (lettres reçues et lettres écrites) sont ainsi constamment en écho.

Un simple parcours des index des noms permettrait de constater quApollinaire a surtout reçu du courrier – et ce nest pas une surprise – de la part de « gendelettres ». Poètes, romanciers, dramaturges, journalistes, directeurs de revues, éditeurs, etc., constituent plus de la moitié des correspondants. Si lon ajoute les peintres, sculpteurs, galeristes ou encore les musiciens, les metteurs en scène ou les comédiens qui ont écrit à Apollinaire, on dépasserait les trois quarts des 828 correspondants dénombrés. On relèvera sans peine que, dans ces listes, figurent les noms de la plupart des personnalités qui ont animé les milieux de la modernité littéraire et artistique des dix-huit années précédant la guerre. La sphère personnelle du poète – des hommes et femmes proches dApollinaire mais sans rapport particulier avec le monde des lettres et des arts – constituerait le dernier ensemble auquel il faudrait joindre, parmi ceux qui lui écrivent, quelques individus « à part », comme certains militaires, voire certains prêtres…

Ces correspondants sont de tous les âges, de toutes origines, sociales ou géographiques : beaucoup de parisiens, bien sûr, mais aussi nombre de provinciaux, quil sagisse damis de la période méditerranéenne ou dartistes qui sadressent avec respect et envie à un Apollinaire poète à Paris. Parmi les auteurs des lettres, on trouvera de nombreux étrangers : des amis connus lors du séjour en Allemagne, ou bien des Italiens, Anglais, Espagnols, Allemands, Suédois, Américains, etc., rencontrés à Paris ou restés dans leurs pays et désireux de diffuser chez eux lœuvre du poète ou, plus généralement, lart moderne français dont ils savent quApollinaire est le promoteur.

Ces relations épistolaires sont très variables dans la durée. Elles peuvent être ponctuelles (souvent une seule lettre), épisodiques (comme celles, pittoresques, de laventurier-mythomane Géry Pieret), ou pérennes. Parfois – rarement en fait – elles courent sur dix, quinze, voire, exceptionnellement, vingt ans comme pour les lettres ou cartes écrites par Olga et Albert de Kostrowitzky ou bien par Picasso, Canudo, Jean Royère, René Dalize, Louis de Gonzague Frick et Toussaint Luca.

Tous les aspects quantitatifs de ces correspondances doivent être interprétés avec prudence. On notera dune part que le nombre de lettres envoyées à Apollinaire nest pas forcément en rapport avec ce que lon connaît de létroitesse de la relation entre tel artiste et lui et que, dautre part, le nombre « brut » de lettres peut être trompeur. En effet, il y a lettre et lettre, ou, plus exactement, de vraies lettres, mais aussi beaucoup de simples cartes ou pneumatiques, ces deux derniers types denvois ne comportant souvent que quelques mots.

Il est impossible dentrer dans le détail des contenus de ces lettres tant ils sont variés. Au-delà des nombreuses missives purement utilitaires (comme la fixation de rendez-vous, honorés ou manqués) ou purement privées (indications de voyages, de problèmes de santé), on notera la fréquence des lettres de demandes 1002(en tous genres) adressées à un Apollinaire supposé être bien placé (en tant que journaliste, en tant que critique dart) dans le milieu littéraire parisien, et espéré comme homme généreux (pour le don gratuit de ses ouvrages et, parfois, pour des aides financières directes).

Les échanges épistolaires « professionnels » entre écrivains portent surtout sur des ouvrages publiés, sur la création ou le fonctionnement des revues, ou sur la préparation dune pièce, dune conférence ou bien encore sur une supercherie à monter (comme lopération Louise Lalanne vue par Eugène Montfort). Les lettres donnent aussi de précieuses informations sur les montants de la rémunération des auteurs ou des collaborateurs de revue (par exemple, dans les lettres des Briffaut). Et il est souvent question dargent dans ces correspondances dartistes…

Au-delà de ces préoccupations matérielles certaines lettres engagent des réflexions (plus stimulantes) en matière poétique ou picturale. On y découvre ainsi des mises en cause, voire des critiques sévères des options dApollinaire, même de la part de personnes proches : « Lamitié na rien à voir avec les controverses esthétiques » écrit Jean Royère en 1909. On peut constater cependant que les lettres développant une argumentation élaborée sur ces questions, engageant de la part de l« autre » un vrai débat avec Apollinaire sont plutôt rares. On se doute que certaines lettres, en particulier damis de longue date, peuvent évoquer bien des sujets à la fois, par exemple celles de Konitza qui traitent tout aussi bien de sujets personnels et sentimentaux (lamour dApollinaire pour Annie Playden à Londres), que de questions littéraires (à propos du Festin dÉsope), politiques (lAlbanie) ou linguistiques (les langues artificielles). Et chaque correspondant donne sa touche personnelle aux lettres quil envoie.

Cette touche peut être sensible dès len-tête, par exemple quand elle se fait familière ou cocasse : « Mon cher Apo » (Aurel), « Mon vieux Kostro », « Mon pard » (Canudo), « Mon cher Apollo » (Dyssord), « Mon aimable crétin » (Prath), « Vénérable Polonais » (Dupont) ou « Mon cher dAllemagne » (Vlaminck), quand ce nest pas « Mon cher patron » (Hélène dOettingen), « Mon général » (Mireille Havet), voire des jeux de mots plaisants comme « Mon cher costaud Whisky » (Paul Fort) ou « Mon cher Wisky Apothicaire » (Kremlin).

Les lettres reçues sont dune qualité stylistique très variable et traduisent le caractère ou létat desprit des correspondants. Certaines sont, à lévidence, complaisantes et bavardes, (R. Beauchot ou André Walkenner, par exemple) ; les « confrères » poètes peuvent naturellement avoir recours à la lettre-poème ou au(x) poème(s) dans la lettre (Billy, Divoire, par exemple). Dautres sont délibérément maniérées, comme celles de Louis de Gonzague Frick qui affectent une élégance poétique délicatement parodique. La tonalité de la correspondance reçue est parfois légère voire fantaisiste ou égrillarde quand des sujets triviaux (la nourriture, la boisson, le sexe) sont traités. Au détour dune lettre plutôt sérieuse, tel correspondant (Jean Clary) écrit presque négligemment : « Quand venez-vous fumer ? Jai de lexcellente drogue ». 

Plusieurs de ces lettres, en revanche, sont de « belles » lettres, touchantes par leur naïve franchise comme celles dobscurs poètes de province : ainsi, Casimir Granger, ouvrier électricien au Creusot, père de cinq enfants ou un nommé Deslé Lambert, un Suisse, qui, en désespoir de reconnaissance, cherche à vendre « au poids » ses carnets rédigés pendant toute son existence. Il y a aussi des lettres qui deviennent émouvantes par le destin funeste que la guerre réservera à leurs 1003auteurs. Ainsi, les lettres du fiancé de Jacqueline Kolb, Jules–Gérard Jordens, qui deviendra Hyacinthe Brionne dans La Femme assise, ou encore celles dAndré Dupont, longues et chaleureuses, aux très beaux effets littéraires et dont la dernière se termine par un prémonitoire : « En votre honneur, ô Guillaume, embouchons la flûte funéraire »…

Si ces lettres reçues donnent de précieuses indications sur la personnalité, timide ou affirmée, de leurs auteurs, elles brossent aussi un portrait indirect de leur destinataire. Cest alors un « Apollinaire par les autres », voire un « autre » Apollinaire – un Apollinaire parfois inattendu – qui est dessiné.

En effet, des surprises guettent le lecteur. Sattendait-il, par exemple, à limage dun Apollinaire épistolier négligent ? Cette critique est étonnante si lon se souvient des 2000 lettres de lui qui ont été conservées. Le fait est que de nombreux correspondants lui reprochent de ne pas répondre, ou de répondre tardivement, ou trop brièvement, le traitant, plus ou moins gentiment, de « gros paresseux » ou de « grand silencieux ». Cette désinvolture se retrouverait dailleurs dans sa fâcheuse tendance à ne pas honorer les rendez-vous quil a fixés : un manque de respect de lautre qui ferait aussi de lui un très mauvais voisin, comme le remarque, avec une ironie amère, le Docteur Mardrus dénonçant, au 202 boulevard Saint-Germain, linconduite du « voisin de la 7e terrasse ».

La désinvolture est aussi un reproche que lui font les directeurs de revues. Raoul Vèze le traite même d« auteur hyper-négligent » dans la remise de ses textes (1914) et la baronne Brault sindigne : « Quavez-vous donc à promettre et à jamais tenir… ». Apollinaire serait, dautre part, un critique insuffisamment ouvert, trop enfermé dans ses partis pris esthétiques, incapable dadapter son style (trop « littéraire ») au lectorat de certaines revues, incapable de se conformer aux consignes données, voire coupable de procédés malhonnêtes. Ainsi Gustave Payot rompt sa relation éditoriale avec lui quand il considère (à propos dun travail commencé en 1913 sur les gitans) quApollinaire a trop recours à la technique de l« emprunt », pour ne pas dire directement au plagiat.

Dans le domaine de lamitié Apollinaire serait, si on en croit les lettres reçues, excessif voire indélicat. Ses correspondants, hyper-sensibles, hyper-susceptibles, soffusquent à la moindre maladresse. Proclamations véhémentes daffection (« Je taime, mon cher Guillaume », Picasso, mai 1913) et déclarations non moins tonitruantes et « définitives » de rupture (« Je dois renoncer à jamais à toute amitié avec toi », Max Jacob) alternent ; fâcheries, brouilles douloureuses et réconciliations se succèdent. De véritables mini-drames se nouent, formant de jolies scènes de dépit amoureux.

Dans le domaine sentimental et sexuel, le portrait dApollinaire par les autres serait plus conforme à ce que lon pouvait attendre. Les lettres de femmes confirment limage dun amoureux empressé (Annie Playden), dun amant difficile (Marie Laurencin), à la sensualité exigeante mais dont lintensité voire la violence peuvent être appréciées et encouragées par la partenaire (Lou). Et la seule lettre de Madeleine Pagès (22 octobre 1915) montre comment la jeune femme est entièrement entrée dans le jeu érotique verbal de son correspondant. Cependant, à limage bien connue de lApollinaire passionné soppose celle, plus inattendue, renvoyée par les lettres damour, résignées et désabusées, de la jeune Marthe Roux : celle dun Apollinaire « bel indifférent » qui se ferme aux déclarations enflammées. Quoi quil en soit, un 1004ami denfance comme James Onimus lencourage, dans ses relations amoureuses, à « avoir le cerveau plus fort que les couilles ».

Limage dApollinaire soldat correspond là aussi globalement aux attentes. Son engagement volontaire force le respect et ladmiration chez de nombreux correspondants. Quand il demande à passer dans linfanterie, plusieurs amis le félicitent pour sa promotion dans la hiérarchie militaire mais redoutent les grands dangers auxquels il va être exposé (Alexandre Mercereau). Après sa blessure, et pendant sa convalescence, certains gradés cherchent à laider dans lobtention de décorations (croix de guerre, voire légion dhonneur). Mais cest aussi le soldat demeuré poète qui est célébré, et même consacré, pendant le conflit.

On note cependant, à propos de sa « renommée », que dès 1908, alors pourtant quApollinaire na pas encore publié douvrage majeur, sa notoriété commence à être soulignée dans les lettres quil reçoit. Tel correspondant (Lucien Rolmer) lui écrit cette année-là : « Vous, vous commencez à être célèbre » ; et un autre (Émile Bernard en 1909) : « Vous dominez la littérature actuelle ». Les correspondants, simples lecteurs « curieux » ou érudits, semblent alors particulièrement sensibles à la littérature licencieuse dont il soccupe (des exemplaires des Onze mille verges lui sont demandées dès la sortie pourtant discrète de louvrage…). Dès 1913-1914, il est clair, à travers les lettres, quApollinaire est devenu la référence privilégiée en matière de poésie moderne et de critique dart. Les œuvres de la période de guerre (poèmes, contes, théâtre) renforcent encore cette image. Beaucoup soulignent la qualité de sa production poétique pendant les hostilités : « La guerre a grandi les vrais poètes » lui écrit Joseph Grangié. Et lon sait que le jeune André Breton salue la beauté dun poème comme « LAdieu du cavalier » (juillet 1916) et considère les vers que fait paraître alors le poète comme « la plus jolie lueur de toute cette guerre ». Cette notoriété saffirme donc en France et sétend à létranger, notamment en Italie : « Votre nom est très connu, et votre poésie est très admirée » lui écrit De Chirico en 1916.Les lettres reçues font état, avant la guerre et même pendant celle-ci, de différents projets de traduction de ses œuvres non seulement en italien, mais aussi en anglais, allemand, espagnol ou catalan.

Cest alors avec des « Cher maître » que commencent de nombreuses lettres quil reçoit, préludes à des sollicitations diverses. Les auteurs danthologies poétiques souhaitent pouvoir publier des vers dApollinaire ; les directeurs de revue désirent recevoir des textes de lui ; toute nouvelle revue aspire à lavoir comme collaborateur (même si les relations peuvent devenir difficiles comme en témoignent les lettres de Pierre Albert-Birot ou de Pierre Reverdy) ; et les jeunes poètes rêvent dêtre lus, davoir lavis – ou laval, consécration suprême – du grand poète. Apollinaire a atteint la « gloire » dont il rêvait et que ses plus anciens amis lui prédisaient dès ses premiers essais littéraires (« tu deviendras un grand homme », Jean Sève, 1902 ; « le futur illustre écrivain Guillaume Apollinaire », Molina da Silva, juin 1902). Albert Mammaux lui écrit en décembre 1917 : « Vous vouliez la gloire, me disiez-vous, il y a une dizaine dannées (déjà). Vous ne devez pas vous plaindre, elle vient à vous ». Il est maintenant « le véritable apôtre des nouvelles tendances » (Marc Ferrer, 1917), le « poète vertigineux […] en tête de toute notre poésie », un « astre roi » pour ses amis proches comme Louis de Gonzague Frick mais aussi – et surtout – pour des poètes inconnus et qui le resteront à jamais. Ainsi Georges Gabory ne peut cacher son émotion quand il sexclame : « Moi linconnu, lobscur, lignoré, jai reçu une lettre douce du Poète Assassiné », du « patron littéraire de lart nouveau » (1917).

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Les lettres reçues par Apollinaire et mises à la disposition du lecteur par Victor Martin-Schmets constituent donc un apport remarquable pour la connaissance du poète, de sa vie personnelle comme de sa carrière littéraire. Celui qui les a réunies dans ces cinq volumes a pris le parti de les faire figurer toutes, même celles qui, à lévidence, ont un intérêt médiocre. En faisant ce constat, le lecteur doit se poser une question. Pourquoi Apollinaire a-t-il conservé toutes ces lettres, même les plus anodines ? On sait quil a déménagé souvent ; il a donc pris le soin de les ranger, de les préserver. Il a ainsi veillé à sauvegarder les marques de son passé, les témoins des « cadavres de [s]es jours ». Les lettres reçues deviennent ainsi une forme concrète de mémoire, et leur conservation, lune des modalités de sa lutte contre le temps.

Victor Martin-Schmets a choisi de mettre directement le lecteur au contact de ces documents, renonçant aux annotations érudites, aux commentaires et aux interprétations. Le chercheur à qui sadresse en priorité cet ouvrage colossal se trouve devant un matériau brut, disparate, mais dont il pourra exploiter à sa guise les ressources et létonnante richesse. Il sera amené à modifier ses jugements sur les relations dApollinaire avec certains de ses amis et, surtout, à tenir un plus grand compte des rapports que le poète pouvait entretenir avec des personnes bien oubliées aujourdhui – ou dont la critique apollinarienne navait jamais parlé. Le très grand mérite du travail de Victor Martin-Schmets est douvrir un immense terrain de recherche dont les fervents admirateurs du poète – mais aussi les lecteurs et admirateurs des autres écrivains et artistes cités dans louvrage – feront tout leur profit.

Ces cinq volumes apportent à la fois des confirmations sur cet « homme-époque » selon la belle expression de Savinio dans une lettre de 1916, des révélations (sur certains détails biographiques, sur quelques collaborations ignorées, sur des ouvrages en préparation) et donc quelques jolies surprises. Ils complètent, enrichissent le portrait de celui qui se voulait, se savait, construit par les autres. Cest à certains passages du poème « Cortège » que le lecteur qui referme ces volumes peut songer : chacune de ces lettres devient lune des pierres qui élèvent cette « tour » avec laquelle Apollinaire aimait à se comparer. Le poète pensait-il à ces correspondances quand il écrivait : « Tous ceux qui survenaient et nétaient pas moi-même / Amenaient un à un les morceaux de moi-même » ?

Daniel Delbreil

Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944. Édition établie, introduite et annotée par Marie-France Mousli. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2019. Un vol. de 464 p.

Il sagit là du troisième tome du journal dHélène Hoppenot (1894-1990), après le Journal 1918-1933 et le Journal 1936-1940, également publiés par Marie-France Mousli aux éditions Claire Paulhan en 2012 et 2015. Après avoir découvert lunivers feutré de la diplomatie française en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, en Europe, en Chine, et assisté aux efforts erratiques du Quai dOrsay pour éviter la guerre, lépouse de Henri Hoppenot, qui a été nommé ministre plénipotentiaire par Vichy en Uruguay, livre dans ce journal une étonnante chronique des années sombres. 1006Chronique politique, dabord : on y suit les scrupules dHenri Hoppenot, proche dAlexis Leger, face à la politique de Vichy, jusquà sa démission en octobre 1942, puis ses activités à Washington pour tenter de reconstruire la diplomatie française sous légide de Giraud et de de Gaulle. La diariste saisit les contradictions idéologiques et éthiques dans lesquelles se débattent les représentants de la France à létranger : exilés, dissidents, maréchalistes ou gaullistes, tous ont le sentiment dune responsabilité historique. La distance, les pressions locales, les jeux de pouvoir et les faiblesses de chacun compliquent singulièrement le devoir commun : servir les intérêts supérieurs de la nation – « linutilité de cette mission nest que trop certaine pour pouvoir conserver des illusions », écrit-elle en mars 1942, « mais jamais nos forces nauront été entamées par le doute ». On lira ainsi les portraits piquants dambassadeurs, de leurs épouses, de fanatiques imbus deux-mêmes, dhonnêtes fonctionnaires embourbés dans des lâchetés ordinaires. Mais ce journal, sans être le lieu dun épanchement intime, est aussi une chronique très personnelle, nourrie dobservations aiguës des amis et de lentourage – Jouvet et sa troupe, qui séjournent à Montevideo, Alexis Leger, incarnation souffrante de lexil, dévoré par sa méfiance à légard de De Gaulle, Darius Milhaud, et bien dautres. Hélène Hoppenot ressent vivement la difficulté de ce quil faut « supporter, sans pouvoir se soulager en jetant le contenu de son assiette à la tête de linterlocuteur, quand on est la femme du représentant de Vichy » (en mai 1942). Elle saisit le temps long des angoisses et des doutes dans cette « vie faite dattente ». Romanesque et mélancolique, ce journal personnel hanté par la conscience vive dune responsabilité impuissante est aussi un document subtil sur la place des femmes dans lunivers mondain des représentants français à létranger ; doublement exilées des lieux du pouvoir véritable, elles animent une société fantomatique, toute bruissante de discours, de rumeurs, dhypothèses. Si, de 1940 à 1942, « lespoir, frappé par les épreuves de ces derniers mois, se met à ramper, sapprêtant à ronger la prudence », les années suivantes, aux États-Unis, sont marquées par le cours haletant de lHistoire : batailles décisives, débarquement, alliances et renversement dalliances, dûment enregistrées à leur date dans le journal, qui change de rythme. La position dobservatrice ironique et légèrement distante de son autrice fait de ce journal un document précieux, porté par la grâce dun style ferme et délicat, et soigneusement éclairé par une annotation précise.

Hélène Baty-Delalande

Romain Gary, Romans et récits. Édition publiée sous la direction de Mireille Sacotte avec la collaboration Piryel Abdeljaouad, Marie-Anne Arnaud Toulouse, Denis Labouret et Kerwin Spire. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. 2 vol. de 1447 et 1688 p.

Maxime Decout, Album Gary. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Un vol. de 243 p.

Autant lentrée de Jean dOrmesson dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » a été contestée, la notoriété du romancier contemporain le plus médiatique nayant guère franchi les limites de lHexagone, autant celle de Romain 1007Gary ne devrait pas lêtre. Luniversité, après lavoir boudé, a fini par faire toute sa place à celui-ci. Mireille Sacotte a pu réunir une petite équipe de spécialistes lui ayant consacré des livres ou leur thèse. Il faut demblée souligner la qualité remarquable de toutes les « notices ». Les auteurs, une fois nest pas coutume, ont eu assez despace papier pour commenter les œuvres, fixer leur contexte historique, scruter leur genèse et leurs avatars et évoquer leur fortune critique. Un regret toutefois. Il est dommage que la « Pléiade » ne donne jamais un état des traductions. LIndex translationum de lUNESCO en consigne plus de deux cents pour Gary – cinquante pour dOrmesson. Daprès Worldcat, autre source aisément accessible, La Vie devant soi et La Promesse de laube en sont à une vingtaine de traductions.

Les œuvres complètes dun écrivain aujourdhui ne sont pas vraiment complètes. Que lon pense à celles de Camus dans la même collection. Comme pour le théâtre dAnouilh, léditeur a imposé une sélection : quatorze ouvrages dont trois signés Émile Ajar. La Promesse de laube, Chien blanc, Vie et mort dÉmile Ajar sont des récits. Les autres sont des romans. Lidentité générique des écrits fictionnels, pas toujours évidente, est une affaire dexpérience et dimaginaire. Lœuvre est abondante et éclatée, assurément inégale. Les livres de Gary ont connu des fortunes diverses. Certains ont été écrits trop vite. On peut néanmoins regretter les absences de Tulipe, histoire dun rescapé des camps perdu à Harlem, de LHomme à la colombe, satire de lONU par un diplomate qui y a été en poste, ou encore dAu-delà de cette limite votre ticket nest plus valable, roman du vieillissement et de limpuissance. Notre auteur a aussi été nouvelliste, dramaturge et essayiste. Il y avait matière à un troisième volume. Toute une partie de lœuvre risque désormais de rester dans lombre. Pour Sganarelle, le pamphlet désordonné contre les romanciers contemporains et le milieu littéraire, qui éclaire ses choix narratologiques, et La nuit sera calme, un essai autobiographique présenté comme un entretien où Claudel et Jean Amrouche seraient un seul homme, sont néanmoins évoqués à diverses reprises.

La carrière de Gary commence sous les meilleurs auspices. Quand il reçoit le premier Prix des Critiques pour Éducation européenne en 1945, une photo le montre entouré de Kessel, Camus, Malraux, Sartre et Aragon. Les critiques, par la suite, lont souvent malmené. Une seule de ses œuvres, La Promesse de laube, a été plébiscitée. Son gaullisme quasi mystique qui, notons-le, a exclu tout embrigadement au RPF ou à lUNR, a valu des ennemis au héros de la Résistance, qui ne sest senti heureux quau groupe « Lorraine » des Forces aériennes françaises libres et tient les compagnons de la libération pour sa « tribu ». La critique de son style masquait mal des présupposés xénophobes : un bon écrivain français ne saurait être né ailleurs. En se montrant nourri de culture russe, polonaise, balte, juive et anglo-américaine, de toute une culture populaire, cinéma, chanson, bande dessinée, comme de la culture lettrée, de Victor Hugo à Henri Michaux, bref en mettant en avant une « synthèse des cultures », ce dévoreur de livres aggravait son cas. Les Racines du ciel, en 1956, concentre les animosités. Maxime Decout et Denis Labouret rappellent la démolition fielleuse du roman lauré par Kléber Haedens. Larticle, rarement cité, dAndré Wurmser aux Lettres françaises était tout aussi ignoble. Des autorités critiques, dAndré Billy à Angelo Rinaldi, ne sortent pas grandies des citations exhumées de leurs comptes rendus de La Danse de Gengis Cohn et de La Vie devant soi.

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Le meilleur de lœuvre, de La Promesse de laube à Adieu Gary Cooper, inscrit des apprentissages individuels ou collectifs dans le pandémonium ou « le tohu-bohu de lHistoire » (Maxime Decout). La seconde guerre mondiale et ses séquelles reviennent dans la plupart des fictions. La lutte armée contre le nazisme est ainsi évoquée dans le premier roman publié et dans le dernier anthume, à savoir Éducation européenne et Les Cerfs-volants, qui font diptyque. Batka, dans Chien blanc, fait penser aux auxiliaires du système concentrationnaire nazi. Dans Les Racines du ciel, dont laction se déroule en Afrique centrale, Morel le défenseur des éléphants fut un résistant gaulliste, les parents du journaliste Fields ont été gazés à Auschwitz et Minna fut violée par des soldats de lArmée rouge. Gary sympathise avec les victimes des affrontements guerriers, quelles quelles soient, avec les faibles et les proies, souvent des femmes, avec ceux aussi qui sinterdisent la haine. La falsification, la dégradation et la trahison des idéaux lobsèdent. De valeureux résistants du lendemain ont pu tondre des femmes à lautomne 1944. Aucune cause, fût-elle indiscutable, nest irréprochable quand vient lheure des bilans. Les plus purs idéaux sont susceptibles dêtre pervertis. Les mystiques tournent en politiques. Les illusions lyriques volent en éclats. Les héros de lhistoire sont rares. Ils sappellent, pour Gary, Martin Luther King, Jean XXIII et, évidemment, Charles de Gaulle et ses camarades de la France libre morts au combat.

Loin dêtre tourné vers le passé, Gary sait affronter lhistoire du temps présent. Son siècle est toujours en filigrane même dans les romans quil situe dans un passé plus ancien, Lady L. ou Les Enchanteurs. Lidée que le monde court à la catastrophe lobsède, que ce soit par le fait des idéologies meurtrières, de larme nucléaire ou de la pollution. Ses fonctions de diplomate font quil est remarquablement bien informé et à même de mieux saisir les situations géopolitiques que les gourous de Saint-Germain-des Prés. Cest pourquoi il est un grand écrivain du politique, ce que ne sont pas confrères engagés. Ses rapports au quai dOrsay qua pu consulter et analyser Kerwin Spire dans sa thèse (Romain Gary écrivain politique, Sorbonne nouvelle, 2014) montrent avec éclat sa clairvoyance. Dès 1946-1948, le secrétaire de la légation française à Sofia sait à quoi sen tenir sur la brutale soviétisation de la Mitteleuropa quil a pu observer in vivo. Il rappelle la lâcheté des démocraties occidentales dans Adieu, Gary Cooper. Il fait preuve de la même perspicacité devant lessor et les dérives prévisibles des mouvements tiers-mondistes. Écrit alors que la guerre embrase Algérie, Les Racines du ciel, loin dêtre la défense dun système colonial condamné par lHistoire, envisage la transformation des libérateurs en exploiteurs. Cest dabord un roman antitotalitaire. Lévénement, de la Guinée au Zimbabwe, a réalisé ce que le romancier avait craint quand il imaginait le personnage de Waïkiri.

Gary a été en poste à New York puis à Los Angeles. Comme Malraux, il na jamais été antiaméricain. La guerre du Vietnam et la radicalisation du mouvement des droits civiques ont fait voler le rêve en éclats. Il peint ensuite une société américaine saisie par le doute dans deux romans. Adieu Gary Cooper et Chien blanc offrent un tableau cru des tensions et des antagonismes sans sacrifier aux clichés doxiques ressassés par Marcel Aymé ou Arthur Adamov. Dans le second roman, la question du racisme est abordée par le biais dun chien dressé à agresser les noirs et quil faudrait rééduquer. Au Waïkari des Racines du ciel succède Keys, activiste qui est une figure du mal. Les haines et les phobies conduisent au pire. Les idéalistes peuvent être cyniques. Émile Ajar leur oppose les gens simples, 1009généreux comme la truculente Madame Rosa de La Vie devant soi et ses amis de Belleville, Madame Lola et le docteur Katz. « Nouveau Gavroche », Momo, selon les moments, est Moïse ou Mohammed. « Les conflits liés aux identités religieuses sont surmontables ».Ce roman est bien une autre « leçon dhumanisme » (Kerwin Spire).

Dans la préface à lédition originale des Racines du ciel, Gary se déclare « contre tous les déchaînements totalitaires, nationalistes, racistes, mystiques et idéomaniaques ». La polyphonie des voix et la focalisation multiple font que ce roman allégorique, loin de développer une thèse, reste une œuvre ouverte, un faisceau dincertitudes, une fabrique de doutes. Aucun des personnages ny a « absolument raison ». Cette idée, pour lauteur, vaut en politique comme dans la littérature. Son obsession de la haine, son allergie à toutes les idéologies et à tous les fanatismes, son absence de manichéisme, son soutien à la construction européenne aussi, rendent Gary proche de Camus, plusieurs fois cité dans les deux volumes, qui aima Éducation européenne et aida Les Racines du ciel, mais quil malmena dans Pour Sganarelle. Lhumanisme dont ils furent des hérauts et des héros fut longtemps disqualifié et à un romancier ou à un dramaturge le label valait plus de brocards que déloges. Ce temps est révolu.

Dandy et baroudeur, pitre angoissé et provocateur magnifique, Gary est, pour Myriam Anissimov, « le caméléon ». Allergique à lesprit dorthodoxie, il nest jamais tout entier où on veut le situer. Il est, écrivent Mireille Sacotte et Denis Labouret, « insaisissable, paradoxal et contradictoire », « optimiste de nature et désespéré par constat ». Cest un brouilleur de pistes. Toute affirmation énoncée sous sa plume est susceptible dêtre ironisée voire démentie. Son refus carnavalesque des enfermements et des aliénations identitaires dérange ceux qui les cultivent. Cest une des raisons qui le conduisent à confier une partie de ses écrits, les uns bâclés, les autres raffinés, à des hétéronymes. Émile Ajar est le plus connu. Ce fut, pour les journalistes, une affaire voire un coup, et pour son instigateur plus quun jeu, une aventure existentielle. Le conteur ou raconteur dhistoires est un fabulateur picaresque et un affabulateur. La mystification nest-elle pas dans la logique de la fiction ?

« Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. ». La phrase clausulaire de Vie et mort dÉmile Ajar condense lentreprise de Gary. La palette de sa « radicalité comique » (Maxime Decout) est large, de lironie à la farce en passant par le grotesque. Elle va de pair avec un sens du tragique. Beckett nest pas le seul à avoir risqué cette formule. Lautodérision est la marque de fabrique de lécrivain. Peu dauteurs se sont aussi peu ménagés et ont été autant allergiques à lesprit de sérieux. « Lhumour est une arme quon retourne contre soi ». Mais lhumaniste écrit aussi : « Lhumour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de lhomme sur ce qui lui arrive. » Le rire, lit-on dans Les Enchanteurs, accompagne « lessor de la démocratie ».

Les grands romanciers des années 1930-1940 ont soit renoncé au roman (Sartre, Malraux) soit changé de manière (Giono, Guilloux). Aux sommations politiques de Sartre ont succédé les anathèmes esthétiques de Robbe-Grillet. En affirmant haut et fort que le personnage et lhistoire sont loin dêtre des « notions périmées », en revendiquant le plaisir du romanesque, lauteur de La Promesse de laube se place délibérément à contre-courant des théories dominantes et sexpose au risque dêtre vu comme un réactionnaire grincheux. « Romancier trop conventionnel aux yeux des modernistes, Gary est considéré au contraire comme un irrégulier par 1010la critique conservatrice ». Sa poétique varie dun roman à un autre. Léthique, pour lui, prime sur lesthétique et la question de la fiction passe avant celle de la narration. Les années ont passé. La mort du sujet et celle du récit, les deux grands paradigmes qui lhorripilaient sont en miettes. Les ukases des années 1960 appartiennent à lhistoire du roman et des poétiques. Celui qui saffichait antimoderne ne serait-il pas postmoderne ?

Un des mérites de cette édition est quelle fait toute leur place aux états successifs des œuvres. Le brillant polyglotte quest Gary a écrit ses romans en plusieurs langues et a été son propre traducteur, un traducteur qui, comme Beckett, se fait « réécrivain ». DÉducation européenne, on a ainsi une version anglaise de 1944, la version française de 1945, une nouvelle version anglaise et américaine de 1960 et une version française « définitive » de 1961. Le lecteur français, constate Mireille Sacotte, est en présence de deux livres bien différents qui portent le même titre. Le second a intégré de nouvelles séquences narratives et diversifié le personnel du roman, sa tonalité est plus optimiste, son recadrage historique et géopolitique accroît la place des Américains dans la victoire. Il en est de même pour The Ski Bum devenu Adieu Gary Cooper. Un double souci préside aux récritures de Gary : lamélioration de la forme mais surtout le souci du cadrage herméneutique. Denis Labouret le montre pour Les Racines du ciel. La version « définitive » de 1980 a bénéficié dallègements stylistiques mais comporte encore des longueurs et des redites. La préface qui remplace la note de 1956 Les Racines du ciel transforme le roman allégorique de la décolonisation en une fable « écologique ». Cest la protection de la nature et les droits de lhomme qui mobilisent Morel et ses compagnons. « Le signifié (de la fiction) anticipe sur le signifiant (de la réalité) ».

Les biographies fleuves de Dominique Bona et Myriam Anissimov sétaient efforcées de démêler le vrai et le faux dans la vie romanesque dun auteur qui joue sans cesse avec laltérité, la duplicité et lhistrionisme. En même temps que ces quatorze romans et récits, a paru un Album Gary. Dans le passé, la tâche décrire cet ouvrage richement illustré revenait souvent à un écrivain. Cest, signe des temps, à un universitaire quelle a échu. Maxime Decout a rempli son contrat avec brio. Il a su aller à lessentiel. Les bonheurs de sa plume valorisent son savoir. La notion de vie-œuvre (à distinguer de la vieuvre…) quil met en avant semble avoir été conçue pour cet insatisfait chronique qui na cessé de ses peindre dans les personnages les plus divers.

La « Pléiade », pour un écrivain, est une consécration. Audiberti, Joseph Kessel et Louis Guilloux attendent toujours la leur. Lentrée dans la prestigieuse collection nest pas une fin. Une relance des recherches est à en attendre. Car, comme lécrivent Mireille Sacotte et Denis Labouret, « on peut relire sans se lasser les textes de Gary ; on y trouve toujours du nouveau ».

Jeanyves Guérin

Alain Faudemay, Le Grotesque, lhumour, lidentité. Vingt études transversales sur les littératures européennes (xixe-xxe siècles). Genève, Slatkine, 2012. Un vol. de 912 p.

Le livre dAlain Faudemay, professeur émérite de luniversité de Fribourg (Suisse), réunit vingt études, dont il a retravaillé certaines, dautres, en particulier 1011les plus longues, étant inédites. Bien que ces études abordent des sujets très divers, elles présentent des affinités, qui justifient leur réunion en un volume, comme le souligne un avant-propos bien argumenté et comme le suggèrent deux index, lun pour les noms propres et lautre pour les noms communs, à la fin du livre.

La première des trois parties qui composent louvrage, intitulée « De la clarté au fantastique et au grotesque », sattache à des notions qui sont liées, lors même quelles lui préexistent, à lémergence du romantisme et aux basculements ou aux renversements que cette nouvelle esthétique met en œuvre. La notion denthousiasme (étude 2) en vient à remettre en question le primat de la clarté, objet de létude 1. Elle illustre laffrontement des points de vue scientifique et religieux. Cet affrontement caractérise aussi lémergence du fantastique (étude 3), à la fin des Lumières et au début du romantisme, tout comme, à la même époque, lévolution du grotesque (étude 5), plus dune fois associé au fantastique, dont il demeure distinct. Létude fine et originale sur Baudelaire, à partir du poème « Le Flacon » (étude 4), a été significativement insérée entre celle sur le fantastique et celle sur le grotesque.

La deuxième partie, « De la légèreté à lhumour », après avoir évoqué dans deux études (6 et 7 : « Le chant de loiseau blessé… » et « Quelques anges… ») lenvol et son échec comme figures de lambivalence face à la sexualité, en vient à cerner une telle ambivalence chez trois poètes, Verlaine, Apollinaire et Max Jacob (études 8, 9 et 11) chez qui lhumour affleure (Verlaine), ou se déploie plus complètement (Apollinaire et Max Jacob). La notion dhumour, si souvent employée à tort et à travers, est abordée plus systématiquement dans deux études plus générales, celle sur lhumour et lanarchisme (no 12) et celle sur « Enfance, humour et poésie » (no 15). Létude assez longue sur « Vitesse et lenteur dans la littérature et dans les arts » (no 10) explore elle aussi le lien complexe et conflictuel entre sexualité et spiritualité (idéalisante ou religieuse), tandis que deux études, complémentaires lune de lautre, lune sur lordre alphabétique (no 13) et lautre sur le rôle des nombres dans la littérature (no 14, à partir de lœuvre de Stendhal), deux thèmes qui nouent parfois étroitement le sujet et la structure de lœuvre, montrent comment ces deux préoccupations remettent en question le sérieux sans pour autant le congédier, ce qui favorise, là encore, lhumour.

La troisième partie, intitulée « Langues, littératures, identités », aborde dabord implicitement, dans deux études qui confrontent, lune, la culture française à limage quen donnent ses consœurs européennes, lautre les cultures européennes à limage quelles donnent de leurs interlocutrices extra-européennes (si toutefois le dialogue est maintenu), une notion galvaudée à lextrême, celle didentité (études 16 sur « les mots français dans les littératures européennes… » et 17 sur « limage des langues africaines… ») ; tandis que celle sur « Orient et Occident » (no 18) aboutit, sinon à la levée des malentendus, tout au moins à leur dévoilement. La notion didentité est abordée plus systématiquement dans la dernière étude, « Les littératures caribéennes et la notion didentité » (no 20), le domaine caribéen se révélant particulièrement propice au déploiement de cette notion. Notion plus dune fois contestée par ceux-là mêmes qui lemploient, comme cest aussi le cas pour ceux qui recourent à la notion dhumanisme (étude 19).

On voit que louvrage non seulement permet daborder un certain nombre décrivains, mais aussi sefforce déclairer des notions importantes, complexes et confuses, trop souvent utilisées sans examen préalable, en les soumettant à une double enquête, textuelle et lexicale, à la frontière des études littéraires, de 1012lhistoire des idées (qui est, en loccurrence, celle des mots et des réseaux de mots) et de lesthétique.

Alain Faudemay, titulaire dune habilitation en littérature comparée obtenue à luniversité de Paris IV, a été le dernier doctorant du professeur Jean Starobinski. Sa thèse donna lieu à deux volumes, portant sur les xviie et xviiie siècles, lun sur la notion de distinction, lautre sur le clair et lobscur (Champion, 1992, et Slatkine, 2001). Louvrage de 2012 sappuie sur létude préalable des xviie et xviiie siècles pour mieux explorer les xixe et xxe siècles. Cette publication se distingue par son impressionnante érudition, loriginalité de la pensée et la richesse de la matière présentée. Cest une lecture qui peut retenir, certes, les spécialistes, mais également les lettrés qui, sans être spécialistes, seraient curieux de nouvelles interprétations portant sur plusieurs littératures, diverses, mais pareillement universelles.

Rosina Neginsky